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Date : 20061222

Dossier : A-168-05

Référence : 2006 CAF 421

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LE JUGE NOËL

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

(défenderesse)

et

SANOFI-SYNTHELABO CANADA INC.

et SANOFI-SYNTHELABO

intimées

(demanderesses)

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimé

(défendeur)

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), les 12 et 13 décembre 2006.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2006.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                   LE JUGE NOËL

AUXQUELS ONT SOUSCRIT :                                                    LE JUGE EN CHEF RICHARD

LE JUGE EVANS


 

 

Date : 20061222

Dossier : A-168-05

Référence : 2006 CAF 421

 

CORAM:       LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LE JUGE NOËL

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

(défenderesse)

et

SANOFI-SYNTHELABO CANADA INC.

et SANOFI-SYNTHELABO

intimées

(demanderesses)

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimé

(défendeur)

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NOËL

[1]               La Cour est saisie de l’appel de la décision rendue par le juge Shore, de la Cour fédérale (2005 CF 390), qui a interdit au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex Inc. (Apotex ou l’appelante) sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (RMBAC), à l’égard de ses comprimés de 75 mg de bisulfate de clopidogrel avant l'expiration des lettres patentes canadiennes 1,336,777 (le brevet 777).

 

[2]               L’appelante soutient que le brevet en cause est invalide pour cause d’antériorité, d’évidence et de double brevet et qu’en conséquence il n’y avait pas lieu de rendre une ordonnance d’interdiction.

 

LES FAITS

[3]               Par avis de demande en date du 28 avril 2003, Sanofi-Synthelabo Canada Inc. et Sanofi-Synthelabo (appelées collectivement les intimées ou Sanofi) se sont adressées à la Cour fédérale pour obtenir l’ordonnance prévue au paragraphe 6(1) du RMBAC, interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Apotex à l’égard de ses comprimés de 75 mg de bisulfate de clopidogrel avant l'expiration du brevet 777, en 2012.

 

[4]               Le brevet 777 se rapporte au clopidogrel, à son procédé de fabrication et aux compositions pharmaceutiques dont il est un ingrédient. Le clopidogrel est la moitié d’un composé chimique plus complexe : l’alpha-5 (4, 5, 6, 7-tétrahydro (3,2-c) thiénopyridyl) (2‑chlorophényl)-acétate de méthyle, lequel est un racémate, soit une substance renfermant des quantités égales de deux isomères optiques, respectivement appelés isomère dextrogyre (aussi connu sous le nom d’énantiomère d et représenté par le signe (+)) et isomère lévogyre (aussi connu sous le nom d’énantiomère l et représenté par le signe (-)). Clopidogrel est le nom que l’on donne communément à l’isomère dextrogyre du composé.

 

[5]               L'isomère dextrogyre du racémate possède des propriétés avantageuses par rapport au racémate et à l'isomère lévogyre. Plus précisément, il présente les mêmes propriétés inhibitrices de l'agrégation plaquettaire tout en étant moins toxique et mieux toléré (motifs, par. 22 et 81) :

[traduction] De façon inattendue seulement l'énantiomère dextrogyre d présente une activité inhibitrice de l'agrégation plaquettaire, l'énantiomère lévogyre l étant inactif à cet égard. De plus, l'énantiomère lévogyre inactif l est, des deux énantiomères, celui qui est le moins bien toléré (Brevet 777, D.A., vol. 1, p. 71).

 

[6]               Le brevet 777 porte également sur l’invention du bisulfate de l'isomère dextrogyre. À l'état de base libre (c.-à-d. à l'état non salifié), l'isomère dextrogyre présente l'aspect d'une huile. Il est difficile de purifier des produits huileux, et il est préférable, lors de la préparation de compositions pharmaceutiques, de disposer de produits pouvant être purifiés par cristallisation (p. ex., les sels). Les inventeurs ont constaté que bon nombre des sels de l'isomère dextrogyre précipitent sous forme amorphe et/ou sont hygroscopiques, une propriété qui rend difficile leur traitement à l'échelle industrielle. Il s'est donc avéré que la purification d'un bon nombre de sels habituellement utilisés en pharmacie était difficile. Selon le brevet 777, le bisulfate revendiqué cristallise facilement, n’est pas hygroscopique et est suffisamment hydrosoluble pour être utilisé de façon particulièrement avantageuse comme principe médicinal actif (motifs, par. 23).

 

[7]               Le 10 mars 2003, Apotex a signifié un avis d’allégation à Sanofi afin d’obtenir un avis de conformité pour la version générique des comprimés de 75 mg de bisulfate de clopidogrel de cette dernière, commercialisés sous le nom de PLAVIX. Apotex a affirmé dans son avis d’allégation que les revendications 1, 3, 10 et 11 du brevet 777 étaient invalides pour antériorité, parce qu’elles figuraient déjà dans les lettres patentes canadiennes 1,194,875 (le brevet 875), délivrées le 8 octobre 1985. Elle a allégué, subsidiairement, que ces revendications sont également invalides pour cause d’évidence et de double brevet.

 

[8]               L’interprétation de ces revendications n’est pas en litige.

 

[9]               Le brevet 875 et ses équivalents américain et français décrivent et revendiquent une vaste catégorie de composés utiles en raison de leur activité inhibitrice de l'agrégation plaquettaire ainsi qu’un procédé de fabrication de ces composés. Bien que le brevet 875 révèle plus de 250 000 possibilités de composés, il n’en identifie expressément que 21 (qu’il appelle les dérivés 1 à 21). Tous ces dérivés sont des racémates. L’exemple 1 figurant à la page 3 du brevet 875 concerne le dérivé 1, qui est le racémate à partir duquel les isomères séparés faisant l’objet du brevet 777 ont été obtenus (brevet 875, page 3, D.A., vol. VII, p. 2372).

 

[10]           Le juge de première instance a relevé que les composés décrits dans le brevet 875 pouvaient exister sous la forme de racémates ou d’isomères, et il a cité, dans ses motifs, les passages dudit brevet qui font directement état de l’existence d’isomères ou qui renvoient sur ce point à d’autres revendications du brevet (motifs, par. 29). Toutefois, le brevet ne dit rien sur la façon de décomposer les racémates en leurs isomères et n’indique d’aucune manière qu’il existe des différences pharmaceutiques ou toxicologiques entre les isomères des racémates divulgués pour ce qui est de leur activité ou leur tolérabilité (motifs, par. 30).

 

LA DÉCISION PORTÉE EN APPEL

[11]           En première instance, le juge Shore a déclaré le brevet 777 valide et a rejeté les arguments d’antériorité, d’évidence et de double brevet invoqués par Apotex. Il a conclu, plus particulièrement, qu’il n’y avait pas d’antériorité à l’égard de la revendication 1 du brevet, car une personne versée dans l’art qui se conformerait aux instructions contenues dans les antériorités ne pourrait obtenir que le racémate et non l'isomère dextrogyre (motifs, par. 88).

 

[12]           Il a estimé aussi que cette revendication n’était pas évidente puisqu’un chimiste ne serait pas en mesure de déterminer quel isomère présente les propriétés avantageuses sans produire d'abord l'isomère optique et le soumettre à des essais (motifs, par. 89).

 

[13]           Il a aussi jugés non fondés les arguments d’antériorité et d’évidence visant la revendication 3 parce que le brevet 875 n'indique pas comment isoler un isomère dextrogyre du racémate et que la sélection du bisulfate procède d’une ingéniosité inventive suffisante pour que l’on conclue qu’elle ne pouvait s’opérer par l’application d’une technique antérieure (motifs, par. 90 et 91).

[14]           Par suite de ces conclusions, le juge de première instance a donc statué que les revendications 10 et 11 relatives aux compositions pharmaceutiques de l'isomère dextrogyre du racémate ne se heurtaient pas à une antériorité et n’étaient pas évidentes (motifs, par. 92).

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[15]           Telles qu’elles ont été définies par l’appelante, les questions en litige se limitent aux trois questions suivantes :

a.        Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en n’adoptant pas la perspective du technicien fictif versé dans l’art, pour l’interprétation du brevet 777 et des brevets antérieurs et pour l’examen des questions d’antériorité, d’évidence et de double brevet?

b.       Le juge de première instance a-t-il commis une erreur lorsque, dans son examen des questions d’antériorité, d’évidence et de double brevet, il a privé la personne fictive versée dans l’art de la capacité d’effectuer des travaux de laboratoire et lorsqu’il a conclu que l’application de techniques connues pour vérifier les propriétés inhérentes de composés connus était inventive?

c.        Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en n’appliquant pas l’arrêt SmithKline Beecham Pharma Inc. c. Apotex Inc. de notre Cour à la question de l’antériorité?

 

ANALYSE

Observation préliminaire

[16]           En toile de fond aux arguments qu’elle soumet en appel, l’appelante affirme que le juge Shore a considéré à tort que le brevet en cause était un brevet de sélection valide. Bien que le juge n’ait pas expressément employé l’expression « brevet de sélection », son analyse procède de la prémisse que le brevet 777 est un brevet de ce type. Un brevet de sélection valide, brièvement, est un brevet revendiquant un avantage que présente un composé qui appartient à une catégorie de composés faisant l’objet d’un brevet antérieur mais qui n’a pas été divulgué par ce brevet.

 

[17]           Dans l’arrêt récent Pfizer Canada Inc. c. (Ministre de la Santé), 2006 CAF 214 (Pfizer c. Canada), notre Cour a appliqué les règles relatives aux brevets de sélection. Le juge Malone, rendant le jugement de la Cour, a exposé le fondement des décisions rendues en cette matière :

[3]  Il existe deux catégories générales de brevets de produit chimique : les « brevets d’origine », qui portent sur une invention source comportant la découverte d’une nouvelle réaction ou d’un nouveau composé, et les « brevets de sélection », qui supposent un choix entre des composés connexes procédant du composé original qui ont été décrits en termes généraux et revendiqués dans le brevet d’origine (voir In the Matter of I.G. Farbenindustrie A.G.’s Patents, (1930) 47 R.P.C. 283, p. 321, juge Maugham).

 

[4]  Il y a peu de jurisprudence canadienne sur la question des brevets de sélection, mais la décision I.G. Farbenindustrie a bien défini les principaux éléments de ce type de brevets, et lord Diplock l’a citée en l’approuvant dans une affaire de la Chambre des lords où il a statué que [traduction] « l’étape inventive dans un brevet de sélection consiste en la découverte qu'un ou plusieurs éléments d'une catégorie de produits antérieurement connue offre certains avantages spéciaux à une fin particulière, lesquels n'auraient pu être prévus avant que cette découverte ne soit faite » (voir Beecham Group Ltd. c. Bristol Laboratories International S.A., [1978] R.P.C. 521, p. 579). Tous les éléments de la catégorie connue qui sont revendiqués doivent posséder les avantages spéciaux, lesquels doivent différer des avantages qu’une personne versée dans l’art se serait attendue à trouver dans un grand nombre d’éléments de la catégorie antérieurement divulguée (c.‑à‑d. une qualité d’une nature particulière) (voir I.G. Farbenindustrie, p. 323).

[5]   Les brevets de sélection encouragent les chercheurs à continuer d’exercer leur génie inventif de façon à découvrir de nouveaux avantages à des composés appartenant à la catégorie connue. Ils peuvent être demandés pour une sélection opérée dans une catégorie comportant des milliers d’éléments ou n’en comportant que deux (voir, par exemple, I.G. Farbenindustrie, p. 323 et E.I. Dupont de Nemours & Co (Witsiepse’s) Application, [1982] F.S.R. 303 (C.L), p. 310).

 

 

[18]           Dans E.I. Dupont de Nemours & Co., lord Wilberforce a donné les indications suivantes concernant la question de savoir si une publication antérieure s’oppose à la brevetabilité d’une innovation connexe (p. 310-311) :

[traduction]

… la divulgation d’une invention n’équivaut pas à la publication antérieure d’une invention postérieure si la première invention ne fait qu’indiquer une direction pouvant mener à la seconde. Dans un passage maintes fois cité et très utile de l’arrêt General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co., [1972] R.P.C. 456, p. 486, de la Cour d’appel, le juge Sachs a écrit :

 

Aussi clair qu’il soit, un poteau indicateur placé sur la voie menant à l’invention du breveté ne suffit pas. Il faut prouver clairement que l’inventeur préalable a pris possession de la destination précise en y laissant sa marque avant le breveté.

 

Les métaphores séduisantes peuvent certes être dangereuses pour qui recherche la précision, mais cet extrait n’en illustre pas moins que ce qu’on prétend être une divulgation antérieure doit indiquer clairement que l’utilisation des éléments pertinents (soit ceux qui seront finalement sélectionnés) donne un produit présentant les avantages prédits pour la catégorie de composés. La Cour d’appel de la Nouvelle‑Zélande a bien exprimé ce principe. Au sujet de la pénicilline semi‑synthétique, le juge Cooke a dit :

 

Lorsqu’un tel composé n’a pas encore été fabriqué, il est souvent difficile de prédire ses propriétés avec un tant soit peu de confiance et, alors, il ne serait ni exact ni juste d’affirmer que l’invention revendiquée a été « publiée », même si un chimiste compétent pourrait se rendre compte de la possibilité d’obtenir le composé par des moyens courants. Il faut que le composé ait été réalisé et que ses propriétés aient été découvertes pour qu’il y ait invention pouvant donner lieu à publication, (Je souligne)

 

Cette conclusion va dans le sens de l’énoncé suivant du juge Maugham en lui ajoutant une précision utile :

 

Naturellement, il faut se souvenir que les composés sélectionnés n’ont pas été faits auparavant, car alors le brevet ne satisferait pas à l’exigence de nouveauté (I.G. Farbenindustrie A.G.’s Patents, 1.c. p. 321.)

 

[19]           Les brevets 875 et 777 se prêtent à l’analyse se rapportant aux brevets de sélection. Le brevet 875 porte sur une catégorie générale de composés utiles à l’inhibition de l'agrégation plaquettaire ainsi que sur un procédé de préparation de ces composés, tandis que le brevet 777 identifie l’isomère dextrogyre d’un racémate particulier, lequel racémate a été divulgué dans le brevet 875 mais n’a jamais été décomposé, et dont la décomposition produit un isomère présentant des propriétés spéciales.

 

[20]           Il faut donc examiner les deux brevets pour déterminer si le brevet 875 amène à cet isomère (clopidogrel) et à ses propriétés spéciales avec assez de clarté pour qu’il soit couvert par le brevet. C’est ce qu’a fait le juge de première instance, et c’est dans ce contexte qu’il faut examiner les allégations d’invalidité de l’appelante.

 

Invalidité pour antériorité

[21]           L’appelante soutient que le juge de première instance a commis une erreur en n’appliquant pas le critère relatif à l’antériorité formulé dans SmithKline Beecham Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2002 CAF 216 (SmithKline), un arrêt que le juge Shore aurait dû appliquer en raison de l’analogie des faits en cause dans les deux cas. En outre, le juge Shore aurait commis une erreur, suivant l’appelante, en ne reconnaissant pas qu’une personne versée dans l’art pouvait exercer une habileté d’ordre technique pour parvenir à l’invention par essais et erreurs. Enfin, l’appelante prétend que le juge Shore a confondu l’inventeur et la personne versée dans l’art.

 

Le critère

[22]           Le critère applicable en matière d’antériorité a été formulé par le juge Hugessen dans Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F.), p. 297, et a par la suite été repris par la Cour suprême dans Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024 (Free World), au paragraphe 26 :

Il faut en effet pouvoir s’en remettre à une seule publication antérieure et y trouver tous les renseignements nécessaires, en pratique, à la production de l’invention revendiquée sans l’exercice de quelque génie inventif.  Les instructions contenues dans la publication antérieure doivent être d’une clarté telle qu’une personne au fait de l’art qui en prend connaissance et s’y conforme arrivera infailliblement à l’invention revendiquée. [Je souligne.]

 

[23]                 La publication antérieure doit donc fournir suffisamment d’instructions claires qui, si elles sont suivies, donneront le résultat revendiqué. S’il faut faire preuve d’ingéniosité pour mettre en pratique les enseignements déjà publiés, il n’y a pas antériorité. Au paragraphe 25 de l’arrêt Free World, la Cour suprême du Canada a fait état de la difficulté de prouver l’antériorité :

La défense fondée sur l’antériorité découlant d’une publication est difficile à établir, car les tribunaux reconnaissent qu’il n’est que trop facile, après la divulgation d’une invention, de la reconnaître, par fragments, dans un enseignement antérieur.  Il faut peu d’ingéniosité pour constituer un dossier d’antériorité lorsqu’on dispose du recul nécessaire.

 

[24]                 Dans SmithKline, le juge Linden a expliqué ainsi le critère applicable en matière d’antériorité, au paragraphe 19 :

La jurisprudence mentionnée par SmithKline [Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. (1997), 77 C.P.R. (3d) 547, Farbwerke Hoechst c. Halocarbon (Ontario) Ltd., [1979] 2 R.C.S. 929, p. 942, et General Tire & Rubber Co. v. Firestone Tyre & Rubber Co., [1972] R.P.C. 457 (C.A.)] Dans chacune des décisions citées par SmithKline, les instructions données dans l'antériorité alléguée exposaient une catégorie générale de composés ou de réactions à partir de laquelle on pouvait arriver à l'invention postérieure. Dans ces affaires, les inventions postérieures n'étaient pas antériorisées du fait que les composés particuliers de l'invention revendiquée n'étaient pas identifiés dans l'antériorité alléguée et que, par conséquent, l'identification des composés particuliers utilisés dans l'invention revendiquée était nouvelle et inventive. Dans ces affaires, l'antériorité n'était pas suffisante pour « permettre à une personne ayant des compétences et des connaissances moyennes dans le domaine de comprendre [. . .] [traduction] « la nature de l'invention et de la rendre utilisable en pratique, sans l'aide du génie inventif, mais uniquement grâce à une habileté d'ordre technique  » (Free World Trust, précité, au paragraphe 26). Dans ces affaires, comme l'antériorité alléguée ne décrivait pas clairement et simplement l'invention postérieure alléguée, il fallait une étape inventive supplémentaire.

 

Le juge Linden a ajouté que lorsqu’il fallait une « étape inventive » ou un « génie inventif », il ne pouvait y avoir antériorité.

 

[25]           En l’espèce, le juge de première instance, estimant que, même si le brevet 875 faisait généralement état de la présence d’isomères optiques dans la large catégorie de composés visés, il ne divulguait expressément ni les isomères optiques du composé en question ni leurs propriétés, et il a conclu qu’il n’y avait pas eu antériorité à l’égard des revendications attaquées du brevet 777. Le juge a également signalé qu’en suivant les instructions du brevet antérieur, on obtiendrait un racémate, mais jamais un isomère optique (motifs, par. 60).

 

[26]           Pour conclure que l’antériorité n’avait pas été établie, le juge Shore s’est appuyé sur la décision Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc. (1997), 77 C.P.R. (3d) 547 (Pfizer c. Apotex) de la Section de première instance de la Cour fédérale, dans laquelle la Cour a conclu qu’un brevet antérieur ne constitue pas une antériorité à l’égard d’un composé donné, parce qu’on pouvait suivre les instructions et ne jamais obtenir le composé. Bien qu’Apotex ait soutenu devant lui que l’arrêt SmithKline avait implicitement infirmé cette décision, le juge Shore a estimé que SmithKline avait simplement établi une distinction en fonction des faits et qu’il n’interdisait pas, ainsi que le prétendait Apotex, de conclure qu’un brevet antérieur qui n’identifie pas un composé particulier appartenant à une vaste catégorie générale de composés n’est pas une antériorité (motifs, par. 59 in fine).

 

[27]           Le bien-fondé de cette position ne fait aucun doute, vu le récent arrêt de notre Cour, Pfizer c. Canada, précité, dans lequel la validité d’un brevet de sélection a été maintenue en dépit du fait que la substance revendiquée appartenait à la catégorie générale de composés revendiquée dans un brevet antérieur.

 

[28]           À mon humble avis, il était loisible au juge de première instance de conclure, compte tenu de la preuve qui lui avait été présentée, que le brevet 875 ne menait pas explicitement à l’invention revendiquée. Le procédé divulgué ne permettait d’aboutir qu’à un racémate et, bien que l’exemple 1 donné dans le brevet mentionne la séparation des isomères [traduction] « si cela est désiré », il ne renvoie à aucune technique de séparation (motifs, par. 29). En outre, la preuve établit qu’il est impossible de prédire quelle méthode de séparation d’isomères donnera des résultats.

 

Essais et erreurs

[29]           Apotex a tenté de combler les lacunes en soulignant le fait, non contesté, que les méthodes de séparation des énantiomères sont bien connues des personnes versées dans l’art qui, selon elle, pourraient aboutir à l’isomère en recourant à des méthodes équivalant à de simples vérifications.

 

[30]           Selon le juge de première instance, toutefois, la preuve relative aux méthodes de séparation, y compris le témoignage de l’inventeur, démontrait que l’identification du clopidogrel et de ses avantages avait nécessité plusieurs mois de recherche approfondie (motifs, par. 68 à 70). Le juge Shore a conclu en outre que les propriétés particulières de l’isomère revendiqué n’auraient pas pu être établies avec certitude avant que celui‑ci soit produit et soumis à des essais (motifs, par. 81 et 82). Ces conclusions sont incompatibles avec les affirmations d’Apotex selon lesquelles seules des vérifications étaient nécessaires (c.‑à‑d.. la confirmation de qualités prédites et prévisibles de composés connus) et elles excluent même toute existence d’antériorité (voir Pfizer c. Canada, précité, par. 21 à 24).

 

[31]           Le juge Shore a aussi conclu que le brevet 875 ne divulguait pas les avantages liés à l’utilisation du seul isomère dextrogyre (contrairement à l’isomère levogyre, il est plus actif et moins toxique). Il a estimé que ces deux propriétés bénéfiques étaient inattendues et qu’elles ne pouvaient être prédites à partir des enseignements du brevet 875.

 

[32]           Devant nous, Apotex a prétendu que la preuve ne permettait pas de conclure que les avantages de l’isomère dextrogyre étaient inattendus. Son avocat, s’appuyant sur le témoignage de M. McClelland, selon lequel on savait, à cause des antériorités, que ces avantages étaient « souvent » produits, a soutenu qu’ils ne pouvaient donc avoir été inattendus.

 

[33]           Toutefois, l’avocat des intimées s’est reporté à la preuve par affidavit et à la transcription du contre‑interrogatoire de M. McClelland et a démontré que bien que le témoin ait bien indiqué qu’on obtenait « souvent » une activité accrue, on ne savait pas si cet accroissement provenait de l’isomère lévogyre (énantiomère l) ou de l’isomère dextrogyre (énantiomère d) (voir l’affidavit de M. McClelland, D.A., vol. II, p. 369, par. 42 et le contre‑interrogatoire de M. McClelland, D.A., vol. III, p. 928-930). En outre, aucun élément de preuve n’établissait qu’une personne versée dans l’art saurait que l’isomère plus actif présenterait aussi une toxicité moindre (contre‑interrogatoire de M. McClelland, précité, question 322).

 

Personne versée dans l’art

[34]           Apotex a aussi soutenu que le juge Shore avait confondu l’inventeur du composé (M. Badorc) avec la personne ordinaire versée dans l’art et qu’il a aggravé son erreur en concluant que puisque M. Badorc n’était pas parvenu facilement à l’invention il ne pouvait y avoir eu antériorité (mémoire de l’appelante, par. 31-34).

 

[35]           En toute déférence, je ne crois pas que ce soit le cas. Le juge Shore a établi les paramètres de la personne ordinaire versée dans l’art en se fondant sur les descriptions proposées par les parties et évoquées aux paragraphes 18 et 19 de ses motifs, et il a conclu au paragraphe 69 que M. Badorc « avait les qualités requises » d'une personne versée dans l'art. À mon avis, ce raisonnement démontre que le juge Shore n’a pas établi de correspondance entre M. Badorc et la personne fictive versée dans l’art, mais a plutôt estimé que bien qu’il fût l’inventeur, il présentait aussi les caractéristiques d’une personne versée dans l’art.

 

[36]           Selon le juge Shore, M. Badorc, même s’il présentait ces caractéristiques, a été incapable de séparer « infailliblement » l’isomère. Non seulement, cela démontre‑t‑il que les antériorités manquaient de clarté et de précisions pour ce qui était de la séparation des isomères en cause, mais encore qu’en dépit de ses capacités intuitives, M. Badorc n’a pas été en mesure de répéter l’expérience sans difficulté et sans erreur.

 

[37]           À mon avis, Apotex n’a pas réussi à démontrer que les antériorités guidaient infailliblement une personne versée dans l’art vers l’invention revendiquée. Par conséquent, on ne saurait accepter son argument selon lequel le juge Shore a erronément conclu que le brevet 777 n’était pas invalide pour cause d’antériorité.

 

Évidence

[38]           Le critère applicable en matière d’évidence a été énoncé dans l’arrêt Beloit, à la p. 294 :

Pour établir si une invention est évidente, il ne s'agit pas de se demander ce que des inventeurs compétents ont ou auraient fait pour solutionner le problème. Un inventeur est par définition inventif. La pierre de touche classique de l'évidence de l'invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d'esprit inventif ou d'imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d'intuition; un triomphe de l'hémisphère gauche sur le droit. Il s'agit de se demander si, compte tenu de l'état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l'invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout-le-monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C'est un critère auquel il est très difficile de satisfaire.

 

[39]           Apotex prétend que le juge Shore n’a pas bien appliqué ce critère. Dans son mémoire, elle soutient que la façon dont il faut procéder pour déterminer si une revendication portant sur un seul énantiomère d’un racémate déjà connu est évidente a été décrite dans une décision récente de la Cour fédérale refusant la délivrance d’une ordonnance d’interdiction, Janssen-Ortho Inc. c. Novopharm Ltd., 2004 CF 1631, juge Mosley (mémoire de l’appelante, par. 46). Dans cette affaire, la Cour a jugé que les revendications visant la lévofloxacine, ses sels et leur formulation étaient évidentes, même si le processus exigeait de la personne versée dans l’art qu’elle sépare les énantiomères, qu’elle compare leur utilité et qu’elle prépare des formulations appropriées. Dans son mémoire, Apotex soutient que le processus de séparation en cause en l’espèce est identique. La décision du juge Mosley a été confirmée en appel, mais pour des raisons qui ne concernaient pas les questions de fond (2005 CAF 2; autorisation d’appel à la C.S.C. refusée, [2005] 1 R.C.S. 776).

 

[40]           Depuis cette décision, toutefois, et depuis le dépôt de son mémoire par Apotex, le juge Hughes, de la Cour fédérale, a statué dans une affaire de contrefaçon portant sur le même brevet et intéressant les mêmes parties et, s’appuyant sur un dossier plus abondant, il a refusé d’aborder l’affaire de la même façon que le juge Mosley et il a même tiré la conclusion contraire sur la question dont nous sommes saisis (voir Janssen-Ortho Inc. c. Novopharm Ltd., 2006 CF 1234, par. 115-116). Apotex, sans retirer son argument selon lequel le juge Mosley avait adopté la démarche appropriée, n’a pas abordé ce point lors de l’audition de l’appel. Puisque notre Cour est actuellement saisie de l’appel de la décision du juge Hughes, je me contenterai de dire que je ne décèle aucune erreur dans la façon dont le juge Shore a appliqué le droit aux faits qui lui étaient soumis.

 

[41]           Outre ce premier argument, Apotex reprend (dans la mesure applicable) l’argumentation qu’elle avait présentée sur la question de l’antériorité en insistant sur le fait que, les méthodes de séparation étant bien connues, l’invention revendiquée et ses avantages étaient évidents pour une personne versée dans l’art (mémoire, par. 54-57).

 

[42]           Comme il en a été fait mention, toutefois, le juge Shore a conclu que, même si les techniques de séparation étaient bien connues, il n’était pas possible de savoir laquelle permettrait effectivement de réaliser la séparation et qu’une personne versée dans l’art ne saurait pas, avant de décomposer le racémate en ses isomères et de soumettre ceux‑ci à des essais, quelles seraient les propriétés de l’isomère dextrogyre (motifs, par. 81). Il a aussi conclu qu'une personne versée dans l'art ne pourrait savoir quelles sont les propriétés avantageuses du bisulfate avant d'évaluer les différents sels en combinaison avec l'isomère dextrogyre (motifs, par. 82). De plus, il ressort du témoignage de M. Badorc que chacune des méthodes de séparation comportait ses propres difficultés techniques. Il ne s’agissait donc pas de suivre mécaniquement des étapes inscrites sur une liste de contrôle.

 

[43]           La preuve étayait largement ces conclusions de fait concernant les difficultés que présente la production des composés revendiqués et l’impossibilité de prédire les avantages revendiqués avant que les composés soient produits et testés, et elle n’a pas été réfutée par Apotex (autrement que par sa tentative de les faire passer par le filtre de sa propre définition – fausse, selon moi – de la personne versée dans l’art).

 

[44]           Le juge Shore a finalement conclu, au paragraphe 84 de ses motifs, qu’« une personne versée dans l'art ne serait pas, compte tenu des antériorités, arrivée directement et sans difficulté à l'isomère dextrogyre du racémate, à son bisulfate et à leurs compositions pharmaceutiques ». On n’a pas démontré que cette conclusion était entachée d’une erreur susceptible de révision

 

Double brevet

[45]           Enfin, Apotex fait valoir que les revendications du brevet 777 sont invalides pour cause de double brevet. L’invalidité pour double brevet joue lorsqu’une invention revendiquée fait déjà l’objet d’un brevet. La règle veut que personne ne puisse obtenir deux brevets pour la même invention et prolonger ainsi le monopole légal visant les revendications du premier brevet (Whirlpool c. Camco, [2000] 2 R.C.S. 1067; 2000, 9 C.P.R. (4th) 129, par. 63 (C.S.C.)).

 

[46]           Pour répondre brièvement à cet argument, précisons qu’on invoque à son égard les mêmes antériorités que pour les arguments relatifs à l’antériorité et à l’évidence. Puisque l’examen de ces arguments a débouché sur la conclusion que les brevets 875 et 777 portaient sur des composés distincts, il ne peut y avoir « double brevet ».


 

[47]           Je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

 

« Marc Noël »

J.C.A.

« Je souscris à ces motif

       J. Richard, juge en chef »

 

« Je souscris à ces motif

       John M. Evans J.C.A. »

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.

 

 


                                               COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                 A-168-05

 

INTITULÉ :                                apotex inc. et SANOFI-SYNTHELABO CANADA INC.

et SANOFI-SYNTHELABO ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

                                                                                                                                   

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   LES 12 ET 13 DÉcembRE 2006

                                                    

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE NOËL

 

AUXQUELS ONT SOUSCRIT :                                          LE JUGE EN CHEF rICHARD

                                                                                                LE JUGE evans

 

DATE DES MOTIFS :                                                         LE 22 DÉCEMBRE 2006

 

COMPARUTIONS :                 

 

HARRY RADOMSKI                                                             POUR L’APPELANTe

ANDREW BRODKIN                                                            (DÉFENDERESSE)

RICHARD NAIBERG

 

Anthony G. creber                                                        POUR LES INTIMÉES

cristin wagner                                                               (DEMANDERESSES)

 

F.B. Woyiwada                                                                  POUR L’INTIMÉ

Ottawa (OnTARIO)                                                          (DÉFENDEUR)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :                       

 

Goodmans llp                                                                 POUR L’APPELANTE

Toronto (ontARIO)                                                        (DÉFENDERESSE)

 

gowling lafleur henderson llp                           POUR LES INTIMÉES

ottawa (ontARIO)                                                          (DEMANDERESSES)

 

John H. Sims, c.r.                                                              POUR L’INTIMÉ

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU Canada                  (DÉFENDEUR)

Toronto (ONtARIO)


 

Date : 20061222

Dossier : A-168-05

 

Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2006

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LE JUGE NOËL

                        LE JUGE EVANS

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

(défenderesse)

et

SANOFI-SYNTHELABO CANADA INC.

et SANOFI-SYNTHELABO

intimées

(demanderesses)

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimé

(défendeur)

 

 

JUGEMENT

            L’appel est rejeté avec dépens.

 

« J. Richard »

Juge en chef

traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.

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