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Date : 20070219

Dossier : A‑115‑06

Référence : 2007 CAF 74

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE EVANS     

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

 

1524994 ONTARIO LIMITED

intimée

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 29 janvier 2007

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 février 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                 LE JUGE DÉCARY

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                              LE JUGE EVANS

                                                                                                                            LE JUGE MALONE

 


 

Date : 20070219

Dossier : A‑115‑06

Référence : 2007 CAF 74

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE EVANS     

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

 

1524994 ONTARIO LIMITED

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DÉCARY

[1]               À la fin des années 1990, l'assurance-maladie ontarienne couvrait les services audiologiques sous des conditions très rigoureuses. L'intimée à la présente espèce est un centre d'audiologie qui a contourné les prescriptions du Régime d'assurance-maladie de l'Ontario (le RAMO) au moyen d'un accord avec des médecins. Tout indique que les parties à cet accord ont tiré de grands avantages de leur arrangement. Aujourd'hui, requise par le ministre du Revenu national de percevoir et de verser la TPS afférente à cet accord, l'intimée soutient que celui‑ci n'a jamais été conçu pour être ce qu'elle avait dit qu'il était. Elle soutient que le contrat qu'elle a présenté au gouvernement provincial comme valide et en vertu duquel elle a touché des paiements du RAMO est inexécutable dans la présente procédure l'opposant au ministre. La Cour canadienne de l'impôt lui a donné raison (2006 CCI 87). Notre Cour ne le fera pas.

 

[2]               Les avocats des deux parties conviennent que notre Cour devrait accueillir l'appel si elle conclut que l'accord en question a force obligatoire. En outre, l'intimée n'a pas fait valoir qu'il existe entre les contractants un autre accord qui modifie ou redéfinisse leur relation contractuelle.

 

Les faits

[3]               La société intimée exploite un centre d'audiologie en Ontario. L'actionnaire dominant de l'intimée est M. Brian Field, audiologiste agréé en Ontario. Le centre emploie M. Field en qualité d'audiologiste et fournit ses services par l'intermédiaire de celui‑ci à des personnes dont la plupart lui sont référées par des omnipraticiens.

 

[4]               À toutes les époques pertinentes, le Régime d'assurance-maladie de l'Ontario couvrait les frais des examens de l'audition et des autres services audiologiques à condition qu'ils soient prescrits par un médecin et exécutés sous sa surveillance. Par conséquent, le RAMO ne couvrait pas en principe les services fournis par l'intimée, qui ne pouvait les lui facturer.

 

[5]               Le 11 novembre 1989, l'intimée et M. Field ont conclu un accord avec deux médecins exploitant un cabinet de médecine générale au même étage. Cet accord stipulait ce qui suit :

1)      L'intimée louerait aux Drs Campbell et Rooney, contre la somme de 5 000 $ par mois, les locaux et l'ensemble du matériel du centre d'audiologie pour la durée du contrat. Les parties ont plus tard modifié cette clause en fixant le loyer à 6 000 $ et en imputant une tranche de 1 000 $ de ce loyer sur les locaux et le reste sur le matériel.

 

2)      Brian Field serait employé par Campbell et Rooney, de manière non exclusive, pour fournir des services d'audiologie aux personnes qu'ils lui adresseraient. Le salaire de Field serait de 1 000 $ par mois. (Le salaire mensuel de Field a plus tard été porté à 5 000 $.)

 

3)      L'intimée assurerait l'exploitation et la gestion du centre d'audiologie, y compris la tenue de l'ensemble des dossiers administratifs et cliniques, l'établissement du calendrier des rendez-vous, la rédaction des rapports et la gestion des affaires courantes. L'intimée établirait toutes les factures du centre d'audiologie relatives aux services couverts par le RAMO et les soumettrait à l'approbation de Campbell et Rooney, qui les soumettraient à leur tour au RAMO.

 

[6]               Les médecins gardaient 10 % des frais facturés au RAMO en contrepartie de leurs services de consultation et d'administration. Ils déduisaient ensuite des 90 % restants le salaire de M. Field, l'ensemble des retenues patronales et salariales, ainsi que le loyer du matériel et des locaux. Ils versaient le reste, le cas échéant, à l'intimée à titre d'honoraires de consultation et de gestion. Dans le cas où les frais facturés au RAMO pour un mois donné ne suffisaient pas à payer le loyer normalement dû à l'intimée après déduction par les médecins de leur part de 10 % et du salaire de Field, ce loyer était réduit de la somme manquante.

 

[7]               L'accord énonçait les critères fondamentaux établis par le RAMO touchant le paiement des honoraires de services audiologiques et stipulait la volonté des parties que leur accord soit conforme à ces dispositions et soit interprété de manière à donner effet à cette intention. Les critères en question du RAMO sont les suivants :

1)      L'audiologiste qui fournit les services doit être un employé du médecin.

 

2)      Les services de l'audiologiste doivent être fournis dans des locaux et au moyen de matériel appartenant au médecin ou loués par lui.

 

3)      Le médecin doit participer à l'établissement des critères relatifs à la qualité et à la nature des services audiologiques; il doit en outre veiller personnellement à ce que le matériel soit entretenu de manière satisfaisante, constante et régulière, et à ce que la tenue des dossiers de la clientèle soit conforme aux normes professionnelles applicables.

 

4)      Le médecin doit participer à l'interprétation des résultats des examens.

 

[8]               Les Drs Campbell et Rooney avaient des numéros de facturation du Régime d'assurance‑maladie de l'Ontario. Le jugement de première instance donne à penser que, si l'intimée fournissait l'information nécessaire, c'est le bureau du Dr Rooney, et non le centre d'audiologie, qui facturait directement au RAMO les services fournis par M. Field et sa société. Et de toute évidence, le Dr Rooney n'avait aucune inquiétude concernant le travail du centre d'audiologie, la surveillance assurée par les médecins ou la légitimité des réclamations faites au RAMO sous son numéro de facturation.

 

[9]               La seule question en litige devant la Cour de l'impôt était le point de savoir s'il y avait, de la part de l'intimée, « fourniture » aux deux médecins de services de location de locaux et de matériel, ainsi que de services de gestion. La Loi sur la taxe d'accise dispose que ces services sont soumis à la TPS.

 

[10]           Le juge de la Cour de l'impôt a conclu en substance, sur le fondement de la preuve orale produite devant lui par l'intimée, que l'accord en question ne rendait pas compte des véritables rapports juridiques des contractants. Il a également constaté que cet accord n'avait pas force obligatoire, que les médecins ne fournissaient jamais de services à la clientèle dans les locaux de l'intimée, que celle‑ci ne leur avait jamais loué de matériel ou de locaux et que M. Field n'avait jamais été leur employé. Il a enfin conclu qu'il n'y avait pas eu fourniture taxable de la part de l'intimée.

 

Analyse

[11]           Pour souscrire à la décision de la Cour de l'impôt, il faut ne pas tenir compte d'un accord auquel toutes les parties contractantes ont donné effet et dont elles ont toutes tiré des avantages considérables, accord qu'elles ont conclu avec l'intention évidente de présenter sous un faux jour leurs véritables rapports juridiques, de manière à obtenir du RAMO des paiements qu'elles n'auraient pas reçus si l'on avait su la vérité sur ces rapports. Je suis arrivé à la conclusion que le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur de droit en fondant sa décision sur des éléments de preuve établissant l'intention des contractants de redéfinir après coup un accord qui était clair et complet et les liait suffisamment pour qu'ils aient obtenu des sommes considérables du RAMO en y donnant effet.

 

[12]           Le juge a cité les arrêts Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, et Singleton c. Canada, [2001] 2 R.C.S. 1046, à l'appui de la thèse qu'il appartient au tribunal d'établir la véritable nature des rapports juridiques des parties. C'est en effet maintenant une règle de droit bien connue que « les tribunaux doivent tenir compte de la réalité économique qui sous-tend l'opération et ne pas se sentir liés par la forme juridique apparente de celle‑ci » (Shell Canada, au paragraphe 39). Cependant, la juge en chef McLachlin écrit aussi au même paragraphe que la Cour suprême « n'a jamais statué que la réalité économique d'une situation pouvait justifier une nouvelle qualification des rapports juridiques véritables établis par le contribuable ». « Au contraire, poursuit‑elle, nous avons décidé qu'en l'absence […] d'une conclusion selon laquelle l'opération en cause est un trompe-l'œil, les rapports juridiques établis par le contribuable doivent être respectés en matière fiscale. Une nouvelle qualification n'est possible que lorsque la désignation de l'opération par le contribuable ne reflète pas convenablement ses effets juridiques véritables […] »

 

[13]           Le problème pour l'intimée est qu'il a bel et bien été donné effet juridique à l'accord, tel qu'il a été qualifié aux fins de facturation au RAMO. La « réalité économique [de la] situation » est qu'il a été donné effet à l'accord et que les parties contractantes en ont tiré avantage. L'avocat de l'intimée n'a pu citer aucun texte à l'appui de son argument qu'il peut y avoir entre les contractants deux ensembles contradictoires de « rapports juridiques véritables ». Les contractants ne peuvent soutenir la validité d'un accord aux fins du RAMO et en faire valoir l'invalidité aux fins de la TPS. La « forme » juridique ayant produit les effets recherchés, la réalité économique de la situation est que les parties ont réussi à s'arranger pour remplir les critères du RAMO et pour tirer de grands avantages de la structure ainsi créée.

 

[14]           Il ne s'agit pas ici du cas où le contribuable déclarerait au ministre : « Cet accord dit quelque chose qu'il ne veut pas dire en réalité. » Les contractants, en l'occurrence, affirment plutôt au ministre : « Cet accord veut bien dire ce qu'il dit à une fin donnée, et en même temps il dit ce qu'il ne veut pas dire en réalité à une autre fin. » Qu'on me permette de répondre à ce contribuable en reprenant les observations formulées par mon collègue le juge Linden dans Friedberg c. Canada (1991), 92 DTC 6031, à la page 6032 (C.A.F.) :

En droit fiscal, la forme a de l'importance. Une simple intention subjective, en l'espèce comme dans d'autres instances en matière fiscale, ne suffit pas en soi à modifier la caractérisation d'une opération aux fins de l'impôt. Lorsqu'un contribuable prend certaines dispositions formelles à l'égard de ses affaires, il peut s'ensuivre d'importants avantages fiscaux, quand bien même ces dispositions seraient prises principalement dans le but d'éviter des impôts (voir La Reine c. Irving Oil 91 D.T.C. 5106, le juge Mahoney, J.C.A.). Toutefois, si un contribuable omet de prendre les mesures formelles appropriées, peut-être que des impôts devront être payés. S'il n'en était pas ainsi, Revenu Canada et les tribunaux se livreraient à des exercices interminables pour établir les intentions véritables derrière certaines opérations. Les contribuables et la Couronne chercheraient à restructurer des opérations après coup afin de profiter de la législation fiscale ou d'amener les contribuables à payer des impôts qu'ils pourraient autrement ne pas avoir à payer. Bien que la preuve de l'intention puisse parfois aider les tribunaux à clarifier des marchés, elle est rarement déterminante. En résumé, la preuve d'une intention subjective ne peut servir à « rectifier » des documents qui s'orientent clairement vers une direction précise.

[15]           La position de l'intimée est dès l'abord choquante. Son avocat a admis que l'accord avait été conçu uniquement pour contourner les lois provinciales visant à établir qui doit recevoir les paiements de l'assurance-maladie. Or elle demande maintenant à notre Cour d'avaliser ce procédé en l'autorisant à désavouer un contrat exécuté conformément à ses propres stipulations, qui était destiné à permettre aux contractants – et leur a effectivement permis – de contourner la législation applicable. Accueillir ce moyen de défense de l'intimée reviendrait à laisser l'auteur de fausses déclarations profiter deux fois de son méfait.

 

[16]           Il ne semble guère douteux que la loi ne permet pas à une personne physique ou morale de défendre une prétention fiscale en faisant valoir qu'elle a délibérément présenté les faits de manière inexacte à une autre (le RAMO en l'occurrence), procédé dont elle a tiré un avantage (les honoraires payés par le RAMO). Je suis d'accord avec le juge de la Cour de l'impôt pour dire que l'arrangement conclu par les médecins et l'intimée [TRADUCTION] « n'a rien de louable ». Leur accord a étayé leur présentation inexacte des faits au régime provincial d'assurance-maladie. Il ne faut pas – cela va sans dire, il me semble – qu'on ait lieu de penser que les tribunaux appuient ce genre de procédés.

 

[17]           Il est intéressant de noter que l'intimée a donné effet à l'accord en question non seulement dans ses rapports avec le RAMO, mais aussi dans ses rapports avec le ministre. Les comptables de l'intimée ont tenu livres et registres en se fondant sur les clauses de l'accord, et les deux médecins ont établi des T4 à l'égard du salaire de M. Field.

 

[18]           La Cour de l'impôt a aussi commis une erreur en concluant, au paragraphe 10, que [TRADUCTION] « les médecins agissaient en fait comme mandataires de l'appelante dans ses rapports avec le RAMO ». Le mandataire ne peut disposer d'une aptitude juridique supérieure à celle de son mandant. Le mandant ne peut charger un mandataire que de passer un contrat qu'il est lui-même apte à passer; voir Haggstrom c. Dey (1965), 54 D.L.R. (2d) 29 (C.A.C.‑B.). Comme l'intimée n'était pas autorisée par la loi à toucher des paiements du RAMO, ses « mandataires » ne l'étaient pas non plus. Il n'y avait en tout état de cause aucun élément de preuve propre à établir l'existence d'une convention de mandat entre les contractants.

 

[19]           Bien que cet argument n'ait pas été invoqué devant lui, le juge a conclu au paragraphe 23 qu'il n’y avait pas eu tromperie, au motif que tous les contractants avaient déclaré les faits aux agents du RAMO avant de passer l'accord. C'est peut-être vrai pour ce qui concerne le RAMO, mais on voit mal comment ce pourrait l'être pour ce qui concerne le ministre. Cependant, je n'ai pas à trancher la question de savoir si l'accord pourrait être une imposture selon la définition donnée par lord Diplock à la page 528 de Snook c. London & West Riding Investments, Ltd., [1967] 1 All E.R. 518, ou un cas de « frime inverse », pour reprendre les termes employés par le juge Robertson au paragraphe 26 de Paxton c. Canada, [1996] A.C.F. no 1634, (1996), 97 D.T.C. 5012 (C.A.F.). Ce moyen n'a pas été invoqué en première instance, et la réponse à la question étayerait tout au plus la conclusion à laquelle je suis arrivé par une autre voie.

 

[20]           Je conclus donc que la personne qui crée une fiction contractuelle délibérément conçue pour présenter des rapports juridiques sous un faux jour et qui en tire profit ne peut ultérieurement invoquer la réalité économique de la situation pour se soustraire aux désavantages fiscaux résultant de cette fiction. Lorsqu'un conte à dormir debout devient réalité à l'égard d'un tiers (le RAMO) à une fin donnée, il reste réalité à l'égard des autres tiers (le ministre en l'occurrence) à d'autres fins. La Cour suprême du Canada nous invite à tenir compte de la réalité économique dans l'examen d'une opération du point de vue d'une cotisation fiscale. Lorsque le contribuable a créé une fiction et s'y est conformé dans les faits, sa fiction est devenue la réalité économique, pour le meilleur et pour le pire, plus la TPS.

 

Décision

[21]           J'accueillerais l'appel, avec dépens devant notre Cour et devant la juridiction inférieure, j'annulerais la décision de la Cour canadienne de l'impôt et je confirmerais la cotisation établie en vertu de la Loi sur la taxe d'accise.

 

 

« Robert Décary »

Juge

 

 

 

 

« Je souscris aux présents motifs

       John M. Evans, juge »

 

 

 

« Je souscris aux présents motifs

       B. Malone, juge »

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑115‑06

 

[APPEL DE L'ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE C.H. McARTHUR, DE LA COUR CANADIENNE DE L'IMPÔT, EN DATE DU 15 FÉVRIER 2006,

DOSSIER NO 2002‑4946(GST)G]

 

INTITULÉ :                                                   SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                        c.

                                                                        1524994 ONTARIO LIMITED

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 29 JANVIER 2007

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE DÉCARY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE EVANS

                                                                        LE JUGE MALONE

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 19 FÉVRIER 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

George Boyd Aitken

POUR L'APPELANTE

 

David Thompson

POUR L'INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR L'APPELANTE

 

 

 

 

Thompson, Corbett, Webster LLP

London (Ontario)

POUR L'INTIMÉE

 

 

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