Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20070306

Dossier : A-29-06

Référence : 2007 CAF 90

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU Canada

appelant

et

TODD y. SHERIFF ET SEGAL AND PARTNERS INC.

intimés

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 28 février 2007

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 mars 2007

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                         LE JUGE MALONE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                   LE JUGE EN CHEF RICHARD

                                                                                                                      LA JUGE SHARLOW

 

 

 



 

Date : 20070306

Dossier : A-29-06

Référence : 2007 CAF 90

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU Canada

appelant

et

 

TODD y. SHERIFF ET SEGAL AND PARTNERS INC.

intimés

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE MALONE

I. Introduction

[1]               Il s’agit d’un appel d’une ordonnance d’un juge de la Cour fédérale (la juge des demandes) en date du 20 décembre 2005 et répertoriée 2005 CF 1726. La juge des demandes a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant à l’égard de la décision d’un délégué du surintendant des faillites (le délégué) de suspendre la procédure disciplinaire engagée contre les intimés en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, ch. B-3 (la Loi).

[2]               Le délégué a suspendu la procédure à cause de l’omission persistante de l’analyste principale / affaires disciplinaires (l’analyste principale) du Bureau du surintendant des faillites (BSF) de divulguer en temps opportun les documents relatifs à l’audience disciplinaire. La juge des demandes n’était pas disposée à conclure que cette décision était déraisonnable, étant donné qu’elle avait jugé que le délégué avait appliqué le critère juridique approprié et avait apprécié correctement les facteurs applicables à la demande de suspension.

 

II. Le contecte factuel

[3]               Le surintendant des faillites (le surintendant) est nommé par le gouverneur en conseil et est chargé de contrôler l’administration des actifs et des affaires régis par la Loi. La Loi confère au surintendant des pouvoirs en matière de délivrance de licences aux syndics de faillite et l’autorise à faire enquête sur les plaintes déposées par des membres du public à l’égard de syndics. Lorsque le surintendant constate que la conduite d’un syndic n’est pas satisfaisante, il a le pouvoir de prendre des sanctions disciplinaires à son endroit (voir les articles 14.01 et 14.02 de la Loi).

 

[4]               Todd Sheriff est un syndic de faillite autorisé travaillant pour Segal and Partners Inc., laquelle est titulaire d’une licence de syndic pour personne morale (les syndics).

 

[5]               Une plainte a été déposée contre les syndics et une enquête a été menée en vertu de la Loi et a débouché sur le rapport daté du 29 juin 2001 (le rapport initial) préparé par l’analyste principale. Le Groupe national de vérification du BSF a ensuite effectué une vérification qui a débouché sur la préparation d’un rapport daté du 25 octobre 2001 (le rapport supplémentaire), qui a révélé d’autres manquements dans les pratiques des syndics.

La première procédure disciplinaire

[6]               Une procédure disciplinaire a été engagée à la suite du rapport initial (la première procédure). Le BSF a conclu, le 2 septembre 2002, que les syndics étaient responsables de plusieurs manquements dans leur administration de certains actifs dont ils avaient la responsabilité; les manquements découlaient de la conduite de Mme Armshaw, une de leurs anciennes employées dont il est allégué qu’elle avait des problèmes de jeu. Mme Armshaw a été congédiée par les syndics en octobre 2000 parce qu’elle aurait détourné des fonds.

 

[7]               Cette décision relative à la responsabilité des syndics a été confirmée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire présentée à la Cour fédérale (2005 CF 305) et par la Cour d’appel fédérale ([2007] 1 C.F. 3, 2006 CAF 139). Dans sa décision, rendue le 18 avril 2006, la Cour d’appel a tranché certaines questions litigieuses que posait depuis longtemps l’obligation du BSF en matière de communication. Elle a établi que les prescriptions de la Loi applicables aux procédures disciplinaires imposent au BSF une obligation de communication pleine et entière aux syndics, une obligation analogue à celle que définissent les principes de l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, dans un contexte de droit pénal.

 

La seconde procédure disciplinaire

[8]               La première procédure n’est pas en litige dans le présent appel, mais il est allégué que des problèmes de communication au cours de cette procédure sont encore pertinents pour la seconde procédure découlant du rapport supplémentaire (la seconde procédure) qui est à l’origine du présent appel. Il était allégué dans le rapport supplémentaire que les syndics avaient commis d’autres manquements administratifs qui, bien que mineurs pris de façon isolée, étaient collectivement considérés comme reflétant un manque de contrôle interne et de compétence. Le délégué a été nommé le 7 novembre 2002 et il a été chargé présider la seconde procédure.

 

[9]               Entre novembre 2002 et novembre 2003, les avocats des parties ont eu des échanges pour tenter d’élaborer un calendrier et un exposé conjoint des faits pour la seconde procédure. Pendant cette période, l’analyste principale n’a pas informé les syndics qu’elle était en mesure de leur communiquer d’autres documents. L’audience relative à la seconde procédure a été fixée au mois de mai 2004.

 

[10]           Entre-temps, en octobre 2003, l’analyste principale a été contre-interrogée sur un affidavit qu’elle avait souscrit en réponse à la demande de contrôle judiciaire déposée par les syndics concernant la première procédure. Au cours de ce contre-interrogatoire, les syndics ont découvert, pour la première fois, que l’analyste principale n’avait pas communiqué des renseignements pertinents additionnels liés au rapport supplémentaire. Les syndics ont alors demandé la production de certains documents liés au rapport supplémentaire dans des lettres datées du 13 février et du 3 mars 2004.

 

La première demande de communication

[11]           La lettre datée du 13 février 2004 constituait la première demande faite par les intimés pour obtenir la production de documents supplémentaires. À cette époque, l’audience relative à la seconde procédure devait commencer au cours de la semaine du 3 mai 2004. Les intimés ont demandé ce qui suit :

a)   les documents internes préparés par le BSF concernant l’administration de fonds appartenant à des tiers;

b)   les notes préparées par Mme Speers concernant Mme Armshaw;

c)   les notes préparées par Mme Speers concernant la vérification spéciale effectuée par M. Choy mentionnée dans le rapport supplémentaire;

d)   les notes qui ont été préparées par M. Choy concernant la vérification spéciale mentionnée dans le rapport supplémentaire et qui n’ont pas encore été communiquées.

 

[12]           Dans une lettre datée du 3 mars 2004, l’avocat des intimés a réitéré sa demande. En réponse, l’avocat du BSF a produit, le 16 mars 2004, un certain nombre de documents, notamment les notes préparées par Mme Speers qui faisaient référence à Mme Armshaw et une note préparée par Mme Speers concernant la vérification effectuée par M. Choy, ainsi que les notes de travail de M. Choy. Dans une lettre datée du 2 avril 2004, l’avocat de l’appelant a demandé à l’avocat des intimés de préciser sa demande relative aux documents internes établis par le BSF concernant l’administration de fonds appartenant à des tiers.

 

La seconde demande de communication

[13]           Les syndics ont alors présenté une deuxième demande de documents supplémentaires au BSF dans une lettre datée du 14 avril 2004. Les syndics ont demandé plus précisément toutes les notes qu’avait prises Mme Speers dans le cadre de l’enquête, sans tenir compte des aspects liés à la confidentialité. Il était mentionné que les documents confidentiels pourraient être remis au délégué qui déciderait ensuite s’ils devaient être produits ou non. Les syndics ont également demandé toutes les notes, courriels, lettres, notes de service et documents semblables concernant les communications entre Mme Speers et M. Choy. Enfin, ils ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas fournir d’autres précisions au sujet du document relatif à l’administration des fonds appartenant à des tiers.

 

[14]           En réponse à cette lettre, le BSF a produit une autre série de documents, qui comprenaient les notes prises par l’analyste principale dans le cadre de son enquête, ainsi qu’une liste et une description des documents confidentiels, dont la communication éventuelle devrait être autorisée par le délégué.

 

[15]           Le 26 avril 2004, les syndics ont présenté une requête visant à obtenir la suspension de la seconde procédure au motif que le BSF avait omis de façon persistante de communiquer les documents pertinents concernant les seconde et première procédures. Ils ont soutenu que cette omission les empêchait d’opposer une défense pleine et entière aux allégations avancées contre eux. En réponse, le BSF a affirmé que tous les documents pertinents avaient déjà été communiqués et que, même si ce n’était pas le cas, la réparation appropriée serait une ordonnance de divulgation supplémentaire et un ajournement, et non pas la suspension de la procédure. Le délégué a rejeté, dans une ordonnance datée du 10 juin 2004, la requête présentée par les syndics en vue d’obtenir la suspension de la procédure, mais il a accepté d’ajourner la seconde procédure.

 

La communication d’autres renseignements

[16]           En novembre 2004, l’analyste principale a envoyé aux syndics des copies des courriels qu’elle avait jusque-là jugé non pertinents, dans le but principalement de ne pas risquer de compromettre la seconde procédure par d’autres allégations concernant lemanque de communication.

 

[17]           Après avoir reçu ces documents, les syndics ont une fois de plus demandé la suspension de la seconde procédure. Le délégué a suspendu la seconde procédure par une ordonnance datée du 6 janvier 2005 dont voici un extrait :

[traduction] C’est la seconde fois que les syndics sollicitent la suspension de la procédure. La première demande a été présentée le 3 juin 2004 lorsque les parties requérantes ont demandé la suspension « en raison de la persistance avec laquelle l’analyste principale / affaires disciplinaires […] a omis de divulguer les documents se rapportant à la présente procédure disciplinaire et à une autre procédure disciplinaire connexe ». L’« autre procédure disciplinaire connexe » est une plainte déposée par la même analyste principale / affaires disciplinaires contre les mêmes parties, qui a été entendue et tranchée par le surintendant. Dans cette affaire, le surintendant a notamment conclu qu’il y avait eu violation « de l’obligation de divulguer aux syndics tous les documents pertinents dont disposait l’analyste principale ». Mais il a également conclu que, malgré cette violation, il ne pouvait pas conclure, selon la prépondérance de la preuve, que sa décision aurait été différente si les documents non divulgués avaient été communiqués aux syndics avant qu’il n’entende l’affaire. Cette décision fait l’objet, à l’heure actuelle, d’une demande de contrôle judiciaire qui est mentionnée à l’alinéa 2a) de la requête principale.

 

J’ai rejeté, le 10 juin 2004, la première demande de suspension de la procédure présentée par les syndics, après avoir mentionné que l’analyste principale / affaires disciplinaires avait déclaré, dans un affidavit daté du 26 mai 2004, qu’elle avait donné suite à toutes les demandes de communication, même si certains documents transmis aux syndics « ne concernaient pas les questions en litige ». En me fondant sur cette information, j’ai jugé que « je ne dispos[ais] à cette étape-ci d’aucune preuve indiquant que d’autres documents n’avaient pas été communiqués » (non souligné dans l’original). À la suite de quoi, j’ai appliqué l’arrêt de la Cour suprême du Canada Dixon c. La Reine (1998), 122 C.C.C. (3d) 1, et j’ai rejeté la requête en mentionnant que le redressement approprié qui peut être demandé en première instance en cas d’omission de communiquer des documents pertinents est « une ordonnance de divulgation ou un ajournement ».

 

J’ai également mentionné que l’affaire dont j’étais saisi concernait les mêmes parties que l’affaire qu’avait entendue le surintendant, mais que la requête devait être tranchée « en fonction des preuves présentées » et que les éléments concernant l’autre affaire n’intéressaient pas la présente question en litige.

 

Cela se passait en juin 2004. Cependant, malgré l’assurance donnée par l’analyste principale, selon laquelle tous les documents pertinents avaient été communiqués, d’autres documents ont été envoyés aux syndics en novembre 2004, peu avant la date fixée pour le début de l’audience sur le fond de l’affaire. Les syndics affirment que ces nouveaux documents « contiennent des preuves supplémentaires importantes concernant la participation de l’analyste principale à la vérification ». C’est peut-être le cas – je n’ai pas examiné la question en détail – mais, comme le soutiennent les syndics cela renforce leur crainte que la communication ne soit toujours pas complète. Ils affirment que cet élément a gravement compromis l’intégrité de la procédure et justifie, par conséquent, sa suspension.

 

[…]

 

Comme la Cour suprême l’a dit dans R. c. Taillefer; R. c. Dugay, [2003] A.C.S. no 75, la Cour ne doit accorder la suspension de l’instance que dans les cas les plus manifestes. Est-ce le cas ici? Au mieux, c’est un cas limite, mais lorsque j’examine les droits des syndics et le droit de l’État de sanctionner une prétendue inconduite, j’estime que la balance penche en faveur des syndics. Les violations qui leurs sont reprochées ne sont pas particulièrement graves. Ils ont obtenu un jugement du surintendant qui mentionne qu’ils n’ont pas obtenu la communication intégrale des documents pertinents dans une affaire connexe. Dans la présente affaire, on leur a assuré que tous les documents avaient été communiqués, alors qu’ils ont reçu d’autres documents par la suite. L’intégrité du processus est compromise, tout comme leur droit et leur capacité de présenter une défense pleine et entière. J’estime qu’il y a lieu de faire droit à leur demande.

[…]

 

J’aimerais faire un autre commentaire. Les remarques qui précèdent ne remettent aucunement en cause l’intégrité de l’analyste principale / affaires disciplinaires, celle de son avocat ou de ses conseillers. Je suis convaincue qu’elle a exercé ses fonctions au mieux de ses connaissances et de ses capacités. Mais les règles en matière de communication sont strictes et doivent être respectées à la lettre [non souligné dans l’original].

 

 

[18]           Le procureur général du Canada a ensuite présenté à la juge des demandes une demande de contrôle judiciaire de la décision du délégué.

 

III. La décision de première instance

[19]           La juge des demandes a examiné la décision qu’a prise le délégué de suspendre la procédure selon la norme de la décision raisonnable et ses conclusions de droit selon la norme de la décision correcte. Elle a statué que le délégué avait correctement précisé l’étendue de l’obligation de l’analyste principale en matière de communication et elle était convaincue que la conclusion du délégué selon laquelle l’analyste principale avait omis de communiquer les documents en temps opportun était raisonnable dans les circonstances. Elle était également convaincue que le délégué avait appliqué les critères juridiques corrects pour ce qui est de la suspension des procédures.

 

[20]           Cependant, la question centrale que soulevait la demande de contrôle judiciaire était celle de savoir si le délégué avait commis une erreur en ordonnant la suspension de la procédure disciplinaire. La juge des demandes n’était pas convaincue que le délégué avait commis une erreur susceptible de contrôle. Elle a dit aux paragraphes 89 et 90 :

Le délégué a reconnu en toute franchise qu’il est venu près de ne pas accorder la suspension des procédures; j’estime d’ailleurs que d’autres personnes auraient raisonnablement pu arriver à une conclusion différente quant au bien-fondé d’une suspension en l’espèce. Mais cela ne suffit pas à justifier l’annulation de la décision examinée.

 

Pour les motifs susmentionnés, je suis en outre convaincue que le délégué a appliqué le critère juridique pertinent, qu’il a correctement déterminé les facteurs pertinents et qu’il a attribué à chaque facteur l’importance qui lui semblait correcte pour pondérer les intérêts sociétaux opposés en l’espèce. D’autres auraient sans doute pu accorder une importance différente à ces facteurs, mais il m’est impossible de conclure que la décision du délégué était déraisonnable.

 

[21]           Par conséquent, la juge des demandes a rejeté la demande de contrôle judiciaire.

 

IV. La norme de contrôle

[22]           Dans Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391 [Tobiass], la Cour suprême a statué que la suspension des procédures est une réparation discrétionnaire. Par conséquent, une cour d’appel ne peut pas intervenir à la légère dans la décision d’un juge de première instance d’accorder ou de ne pas accorder la suspension découlant d’une demande de contrôle judiciaire. Citant Elsom c. Elsom, [1989] 1 R.C.S. 1366, la Cour suprême a déclaré qu’une cour d’appel ne sera justifiée d’intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge de première instance que si celui-ci s’est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice.

 

[23]           Plus récemment, dans Elders Grain Co. c. Ralph Misener (Le), 2005 CAF 139, [2005] 3 C.F. 367, le juge en chef Richard, s’exprimant au nom d’une formation unanime de la Cour, a analysé le rôle de la Cour dans l’examen de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par un juge et a dit ce qui suit, au paragraphe 13 :

Une cour d’appel n’a pas la liberté de simplement substituer l’exercice de son propre pouvoir discrétionnaire à celui déjà exercé par le juge de première instance. Toutefois, si la décision était fondée sur une erreur de droit ou si la cour d’appel conclut que le pouvoir discrétionnaire a été exercé de façon erronée, parce qu’on n’a pas accordé suffisamment d’importance, ou qu’on n’en a pas accordé du tout, à des considérations pertinentes ou, que le juge de première instance a pris en compte des facteurs non pertinents ou qu’il a omis de prendre en compte des facteurs pertinents, la cour d’appel peut alors exercer son propre pouvoir discrétionnaire.

 

[24]           À mon avis, la juge des demandes a correctement identifié la norme de contrôle applicable dans la présente espèce. Cependant, pour les motifs qui suivent, je ne peux pas souscrire à sa conclusion selon laquelle le délégué a appliqué le critère juridique approprié.

 

V. Analyse

 

[25]           Il convient de faire dès le départ deux observations. La première est que, si les plaintes à l’origine de ces longues procédures ont été déposées en juin 2001, l’obligation du BSF concernant la communication de documents n’a été précisée que par la décision de la Cour du 14 avril 2006 (précitée, au paragraphe 7). La seconde observation est que le délégué n’a pas conclu que l’analyste principale avait fait preuve de mauvaise foi. Il a déclaré qu’il ne mettait pas en doute son intégrité et qu’elle avait exercé ses fonctions au mieux de ses connaissances et de ses capacités (voir au paragraphe 17).

 

[26]           Devant notre formation, les avocats ont admis que les règles de droit applicables à la suspension des procédures sont bien établies. Il n’est pas contesté que le délégué pouvait envisager d’accorder la suspension de l’instance pour une des raisons suivantes : (1) l’équité de la seconde procédure a été compromise (voir R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244) ou (2) la poursuite de la seconde procédure compromettrait l’intégrité du système de justice au point de constituer un abus de procédure (voir R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411 [O’Connor]; Tobiass, précité, au paragraphe 22). En l’espèce, le délégué a invoqué ces deux motifs puisqu’il a conclu que [traduction] « l’intégrité du processus est compromise, tout comme leur droit et leur capacité de présenter une défense pleine et entière » (voir au paragraphe 17).

 

(1) L’équité de la seconde procédure – Le premier volet

 

[27]           La Cour suprême of Canada a indiqué qu’une suspension des procédures peut être accordée dans les affaires pénales lorsque la conduite du poursuivant en matière de communication de la preuve compromet le caractère équitable du procès ou les autres droits procéduraux énumérés dans la Charte. Comme l’a déclaré le juge Cory dans l’arrêt de principe Dixon :

Le droit à la divulgation n’est qu’une composante du droit à une défense pleine et entière. Bien qu’il puisse y avoir violation du droit à la divulgation, il se peut qu’il n’y ait aucune atteinte au droit à une défense pleine et entière par suite de cette violation. En fait, différents principes et normes s’appliquent pour déterminer si la divulgation devrait avoir lieu avant la déclaration de culpabilité et pour déterminer l’effet de l’omission de divulguer après la déclaration de culpabilité. Par exemple, lorsque la documentation non communiquée peut être examinée au procès, le juge qui préside l’audience l’évaluera en fonction du critère préliminaire de l’arrêt Stinchcombe pour déterminer si, en dissimulant cette documentation, le ministère public a manqué à son obligation de divulguer. Dans l’affirmative, une ordonnance de production ou peut-être l’ajournement sera la réparation appropriée.

 

 

[28]           Il convient toutefois d’appliquer cette déclaration de nature générale en tenant compte d’une considération fondamentale, comme l’a fait remarquer le juge Lebel dans R. c. Taillefer; R. c. Duguay, 2003 CSC 70, [2003] 3 R.C.S. 307, au paragraphe 117 :

Notre Cour a affirmé à maintes reprises le caractère draconien de l’arrêt des procédures, qui ne doit être ordonné que dans des circonstances exceptionnelles. L’arrêt des procédures n’est approprié que « dans les cas les plus manifestes », soit « lorsqu’il serait impossible de remédier au préjudice causé au droit de l’accusé à une défense pleine et entière ou lorsque la continuation de la poursuite causerait à l’intégrité du système judiciaire un préjudice irréparable » […] Il s’agit d’un redressement « de dernier ressort », « auquel on doit avoir recours uniquement après avoir épuisé tous les autres moyens acceptables pour protéger le droit de l’accusé à une défense pleine et entière ».

 

 

(2) L’abus de procédure – Le second volet

[29]           Il existe également un deuxième motif qui permet d’accorder la suspension des procédures et qui constitue « la catégorie résiduelle ». C’est ce qui a été établi par la Cour suprême dans O’Connor et qui a été confirmé par la même cour dans Tobiass. Cela se produit dans des circonstances imprévues dans lesquelles la poursuite est menée de telle manière que son caractère inéquitable va à l’encontre de la notion de justice reconnue par la société et compromet l’intégrité du processus judiciaire.

 

[30]           Là encore, il convient de mentionner l’existence d’une considération essentielle qu’a soulevée la Cour suprême dans Tobiass, au paragraphe 91 :

Le simple fait que l’État se soit mal conduit à l’égard de l’individu par le passé ne suffit pas à justifier la suspension des procédures. Pour que la suspension des procédures soit appropriée dans un cas visé par la catégorie résiduelle, il doit ressortir que la conduire répréhensible de l’État risque de continuer à l’avenir ou que la poursuite des procédures choquera le sens de la justice de la société […] Mais de tels cas devraient être relativement très rares.

 

 

 

Le fardeau qui incombe aux syndics

[31]           Selon les deux volets de cette analyse, il incombait aux syndics d’établir, selon la prépondérance de la preuve, que :

a)         le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue;

 

b)         aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice (voir Tobiass au paragraphe 90, O’Connor au paragraphe 75).

 

 

 

a) Le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue.

 

[32]           Le dossier n’est pas très précis sur ce point, mais les dates d’audience prévues pour la dernière semaine d’octobre 2004 et la dernière semaine de novembre 2004 n’étaient pas définitives et devaient être fixées en tenant compte des engagements des avocats et du délégué. C’est pourquoi il est difficile d’imaginer comment la communication faite le 22 novembre 2004 aurait pu causer un préjudice suffisamment grave pour entraîner un manquement à l’équité procédurale justifiant la suspension des procédures.

[33]           Lorsqu’il a décidé que l’analyste principale n’avait pas respecté les deux volets du critère applicable en matière de suspension des procédures, le délégué a été convaincu par les syndics de tenir compte de la conduite de l’analyste principale au cours de la première procédure. C’est une concession qu’il n’était pas disposé à faire dans sa première décision du 10 juin 2004 dans laquelle il a refusé d’accorder une suspension. Après cette concession, le délégué a alors pu constater un comportement qui, comme l’affirmaient les syndics, conduisait inexorablement à la conclusion qu’il demeurait un doute sur le caractère intégral de la communication. Le délégué a alors fait observer en se fondant sur ces éléments de preuve :

[traduction] Il semble qu’effectivement la communication n’a jamais été complète, même si je ne dois pas oublier l’affirmation de l’analyste principale selon laquelle les derniers documents communiqués n’étaient pas pertinents, ni nécessaires. Cependant, ces faits ne laissent pas de m’inquiéter (dossier d’appel à la page 340).

 

 

[34]           Il me semble que le délégué a été trop influencé par la conduite de l’analyste principale dans la première procédure. À mon avis, le seul fait de se poser des questions au sujet de la conduite de l’analyste principale (une personne qui a agi de bonne foi, comme cela a été reconnu) ne peut constituer le type d’atteinte à l’équité procédurale envisagé par la Cour suprême du Canada dans les arrêts susmentionnées. Ainsi que la Cour l’a souligné dans Tobiass, un mauvais comportement antérieur d’une des parties ne saurait influencer la conciliation des divers intérêts en présence.

 

[35]           En outre, si le délégué a reconnu que la suspension des procédures ne devait être accordée que dans les cas les plus manifestes, son examen des intérêts des syndics et du BSF l’ont amené à reconnaître qu’il s’agissait d’un cas limite. Compte tenu de la directive donnée par la Cour suprême du Canada selon laquelle cette réparation ne peut être accordée que dans les cas les plus manifestes, selon mon analyse, le délégué a commis une erreur de droit en appliquant, de façon incorrecte, la norme juridique en matière de suspension des procédures dans une affaire aussi peu claire. De son côté, la juge des demandes a aggravé cette erreur de droit en confirmant la validité de l’ordonnance du délégué en se fondant sur ce qu’elle a reconnu être un « cas limite », ce qui est contraire aux enseignements de la Cour suprême du Canada (voir motifs au paragraphe 89).

 

b) Aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice

[36]           J’examine maintenant les autres réparations qu’aurait pu accorder le délégué. Le délégué aurait pu exiger de l’analyste principale ou d’un autre fonctionnaire du BSF le dépôt d’un affidavit établissant qu’une recherche avait été effectuée dans les dossiers du surintendant dans le but de découvrir des documents (autres que ceux visés par la demande de confidentialité) qui auraient dû être communiqués conformément aux normes de Stinchcombe et que la communication effectuée jusque-là était conforme à cette norme. Étant donné l’absence d’allégation de mauvaise foi et vu que l’intégrité de l’analyste principale a été reconnue, un tel affidavit combiné à une ordonnance de divulgation aurait dû dissiper les doutes qui subsistaient au sujet du caractère définitif de la dernière communication.

 

La pertinence des dernières communcations

[37]           La pertinence des documents communiqués en novembre 2004 a fait l’objet d’un débat à l’audience sur le présent appel. Étant donné que j’ai décidé qu’il ne s’agissait pas d’une affaire exceptionnelle qui justifiait la suspension des procédures, il n’est pas nécessaire que j’examine cette question.

 

 

VI. Conclusion

[38]           Je ferais droit à l’appel et j’annulerais l’ordonnance de la juge des demandes en date du 20 décembre 2005. J’infirmerais l’ordonnance du délégué en date du 6 juillet 2005 accordant la suspension des procédures et je renverrais l’affaire au délégué en indiquant que la seconde procédure doit se poursuivre. L’appelant devrait avoir droit aux dépens en appel et devant la Cour fédérale.

 

 

 

 

« B. Malone »

Juge

« Je souscris à ces motifs

    John Richard, juge »

 

« Je souscris à ces motifs

    Karen Sharlow, juge »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-29-06

 

INTITULÉ :                                                                           PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                c.

                                                                                                TODD Y. SHERIFF et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   LE 28 FÉVRIER 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE MALONE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LE JUGE RICHARD

                                                                                                LA JUGE SHARLOW

 

DATE DES MOTIFS :                                                          LE 6 MARS 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Liz Tinker

 

POUR L’APPELANT

 

Craig R. Colraine

POUR LES INTIMÉS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’APPELANT

Birenbaum, Steinberg, Landau, Savin & Colraine

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES INTIMÉS

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.