Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20181213


Dossier : A-83-18

Référence : 2018 CAF 228

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

appelante

et

LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE, en leur propre nom et en celui de tous les membres de la nation crie de Saddle Lake, et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

Audience tenue à Calgary (Alberta) le 11 décembre 2018.

Jugement rendu à Calgary (Alberta), le 13 décembre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE NEAR

 


Date : 20181213


Dossier : A-83-18

Référence : 2018 CAF 228

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

 

ENTRE :

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

appelante

et

LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE, en leur propre nom et en celui de tous les membres de la nation crie de Saddle Lake, et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]  La Commission canadienne des droits de la personne interjette appel du jugement de la Cour fédérale rendu le 5 février 2018 par le juge Phelan (2018 CF 127). Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel en partie, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale, je lèverais la suspension de la demande de contrôle judiciaire, j’invaliderais certains motifs étayant cette dernière et je rejetterais l’action.

A.  Contexte

[2]  Le comité électoral de la nation crie de Saddle Lake a exclu le nom de Mme Wirth du bulletin de vote lors de l’élection au conseil de bande en 2010.

[3]  Mme Wirth a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne. Selon elle, le comité électoral l’avait exclue parce que son époux était blanc.

[4]  Le comité électoral a nié toute violation des droits de la personne, affirmant que sa décision n’avait rien à voir avec la race de l’époux de Mme Wirth.

[5]  Mme Wirth s’est présentée aux deux élections suivantes du conseil de bande, soit en 2013 et en 2016. Elle n’a pas été élue. Elle a maintenant quitté la réserve et habite à Vancouver. Elle n’a pas retiré sa plainte relative aux droits de la personne au sujet des élections de 2010.

[6]  Selon la Commission, l’instruction de la plainte par le Tribunal canadien des droits de la personne était justifiée en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), c. H-6.

[7]  Saddle Lake a demandé à la Cour fédérale d’annuler la décision de la Commission. Mme Wirth, en tant que plaignante devant la Commission, était, à juste titre, la défenderesse dans la demande de Saddle Lake. La Cour fédérale a ensuite ajouté la Commission comme intervenante.

[8]  C’est alors que l’affaire a déraillé. À la suggestion de la Cour fédérale, Saddle Lake a présenté une requête pour que la demande de contrôle judiciaire « soit instruite comme s’il s’agissait d’une action » en vertu du paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), c F-7. La Cour fédérale a accueilli la requête. Toutefois, la Cour a fait plus qu’instruire la demande de contrôle judiciaire comme une action. Elle a suspendu la demande de contrôle judiciaire et ordonné le dépôt d’une déclaration visant la décision de la Commission. Saddle Lake a obtempéré; une nouvelle action en a résulté.

[9]  Les choses ont empiré. Les parties à l’action étaient différentes de celles à la demande de contrôle judiciaire. Le procureur général du Canada était un défendeur dans la demande de contrôle judiciaire, puis il a été retiré à sa demande, et ensuite rajouté, pour ensuite être nommé défendeur dans la nouvelle action. La Commission, désignée dans la demande, ne l’a pas été initialement dans l’action. Par la suite, la Commission a déposé une requête pour intervenir dans l’action. La Cour fédérale a rejeté la requête. Toutefois, un peu plus tard, à la suggestion de la Cour fédérale, la Commission a demandé d’intervenir de nouveau parce qu’aucune autre partie n’était présente pour s’opposer à une requête en jugement sommaire présentée par Saddle Lake. Cette fois-ci, la Cour fédérale a accordé à la Commission la qualité d’intervenante dans l’action et le droit d’appel.

[10]  Lorsqu’elle a statué sur la requête en jugement sommaire de Saddle Lake, la Cour fédérale a déclaré que la Commission avait, « en fin de compte, joué le rôle d’intimée dans cette requête ». Toutefois, la Cour fédérale n’a jamais rendu d’ordonnance officielle faisant de la Commission une partie défenderesse dans l’action. Il en résulte une situation inhabituelle en l’espèce — une intervenante est la seule appelante devant notre Cour.

[11]  Qui plus est, Mme Wirth, dont la plainte en matière de droits de la personne a été renvoyée au Tribunal par la Commission et qui, à juste titre, était défenderesse dans la demande attaquant cette décision, n’a pas été désignée dans la nouvelle action. Par conséquent, Mme Wirth, possiblement la partie la plus touchée, n’a plus le droit de participer, et n’a pas voix au chapitre.

[12]  Dans le cadre de ces instances inhabituelles aux parties mal définies, les requêtes ayant abouti en fin de compte au présent appel ont été entendues. Saddle Lake a présenté une requête en jugement sommaire. Elle a invité la Cour fédérale à annuler la décision de la Commission et à empêcher le Tribunal d’instruire la plainte parce que les élections du conseil de bande ne sont pas des « services » au sens où l’entend l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. En réponse, la Commission a demandé que soit rendue une ordonnance permettant au Tribunal d’instruire toutes les questions concernant la plainte de Mme Wirth, ou, subsidiairement, une décision en sa faveur sur la question concernant l’article 5. La requête n’a pas été présentée au moyen d’un avis de requête distinct. La Cour fédérale semble plutôt avoir accepté comme requête la mention, dans l’avis de requête déposé à l’appui de la deuxième tentative de la Commission d’intervenir, d’une éventuelle requête en suspension. Cette inobservation des formes a entraîné une confusion certaine au sein de notre Cour.

[13]  En fin de compte, la Cour fédérale souscrit à la thèse de Saddle Lake. Elle accepte ses observations sur le sens des « services » visés à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et accueille sa requête en jugement sommaire. Elle statue que la « Commission » [sic] « est interdite de poursuivre son enquête » et rejette la requête de la Commission.

[14]  La Commission interjette maintenant appel. Elle soutient que le Tribunal devrait être autorisé à poursuivre l’instruction ou que la question relative à l’article 5 devrait être tranchée en sa faveur.

[15]  À partir de ces faits simples, une multitude de questions se posent. Les parties ne soulèvent pas toutes ces questions dans leurs mémoires des faits et du droit. Pendant la plaidoirie, nous en avons soumis aux parties et nous avons reçu leurs observations.

B.  La qualité pour agir de Mme Wirth

[16]  Le Tribunal est saisi de la plainte de Mme Wirth. Elle a un intérêt dans toute instance susceptible d’influer sur sa plainte. Pourtant, à tort, Mme Wirth n’a pas été désignée comme partie à l’action ou aux requêtes en jugement sommaire devant la Cour fédérale. Elle n’a pas non plus été désignée comme partie devant notre Cour.

[17]  Après avoir reçu signification de la demande de contrôle judiciaire, Mme Wirth n’a pas déposé d’avis de comparution conformément à l’article 305 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. C’est peut-être la raison pour laquelle Mme Wirth n’a pas été désignée dans le cadre de l’action, des requêtes ou du présent appel.

[18]  Si c’est bel et bien le cas, la conséquence qu’emporte le non-dépôt de l’avis de comparution a été mal comprise. Elle est prévue à l’article 145 : la partie qui n’a pas déposé d’avis de comparution n’a pas droit à la signification d’autres documents dans le cadre de l’instance avant le jugement final. Seul le droit à la signification est touché. Le défaut de Mme Wirth de déposer un avis de comparution ne signifie pas qu’elle n’a plus d’intérêt dans la demande ou toute instance connexe attaquant la décision de la Commission ou qu’on peut la traiter ainsi. En réalité, l’article 395 prévoit qu’elle a le droit d’obtenir une copie des motifs et du jugement de la Cour à la fin, de sorte qu’elle puisse interjeter appel au besoin.

[19]  Ainsi, si on présume que Saddle Lake avait raison d’intenter une nouvelle action, Mme Wirth était une partie nécessaire. C’était une atteinte évidente à l’équité procédurale que de ne pas l’avoir désignée comme partie.

[20]  Il s’ensuit également que Mme Wirth aurait dû être désignée comme partie défenderesse en l’espèce. Toutefois, comme on le verra, l’action contestant le renvoi de sa plainte au Tribunal est radiée dans son intégralité; ce résultat est tout à fait favorable à Mme Wirth. En outre, et nous y reviendrons, la demande contestant le renvoi de sa plainte au Tribunal est radiée en grande partie. Toutefois, elle n’a pas déposé d’avis de comparution dans la demande et, par conséquent, a renoncé à tout droit de participation à l’instruction. Par conséquent, l’absence de Mme Wirth dans le présent appel n’a aucune conséquence (Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, 1994 CanLII 114 (à propos des instances administratives, mais l’affaire est analogue aux circonstances de l’espèce).

C.  La qualité pour agir de la Commission

[21]  Devant nous, la Commission est l’appelante; devant la Cour fédérale, elle était intervenante. Normalement, seules les parties peuvent interjeter appel. Or, un intervenant peut avoir un intérêt suffisant dans certaines circonstances pour avoir le droit d’interjeter appel (Ligue des droits de la personne de B'nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312.)

[22]  Personne ne laisse entendre que la Commission n’a pas un intérêt suffisant pour interjeter appel. En effet, la Cour fédérale a conclu que, dans la requête présentée par Saddle Lake, la Commission était assimilable à une intimée. Même si la Commission n’était qu’une intervenante, elle a présenté une requête à la Cour fédérale, qui l’a rejetée. De plus, la Cour fédérale a donné à la Commission le droit d’interjeter appel lorsqu’elle lui a accordé la qualité d’intervenante. Dans l’ensemble, la Commission a qualité pour interjeter appel du rejet de sa requête et elle est une appelante légitime en l’espèce.

D.  L’ordonnance visée au paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales

[23]  Le paragraphe 18.4(2) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que la demande de contrôle judiciaire doit être « instruite comme s’il s’agissait d’une action ». Elle n’est pas suspendue. Elle n’est pas remplacée par une nouvelle action. L’avis de demande ne doit pas être remplacé par une déclaration. Après tout, les recours que permet le contrôle judiciaire ne peuvent être exercés que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (Loi sur les Cours fédérales, paragraphe 18(3)).

[24]  Le paragraphe 18.4(2) a un effet purement procédural et n’agit pas sur le fond du litige. L’acte introductif d’instance demeure l’avis de demande. Le droit applicable concerne toujours le contrôle judiciaire. Une fois rendue l’ordonnance prévue au paragraphe 18.4(2), les règles relatives aux actions peuvent s’appliquer à l’instruction de la demande.

[25]  L’ordonnance rendue en vertu du paragraphe 18.4(2) devrait préciser en quoi la demande sera instruite comme une action. Elle pourrait permettre des interrogatoires préalables, prévoir des requêtes en jugement sommaire et préciser la date de l’audience. Elle pourrait autoriser la modification des motifs de contrôle dans l’avis de demande. Comme la procédure relative aux actions s’applique, des modifications étayant une réclamation pour dommages-intérêts en droit public pourraient être autorisées (Paradis Honey c Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446).

[26]  En l’espèce, la Cour fédérale n’aurait jamais dû suspendre la demande de contrôle judiciaire. Elle n’aurait jamais dû autoriser une nouvelle action. Saddle Lake n’aurait jamais dû intenter une nouvelle action.

E.  Décision de la Commission

[27]  La Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que le Tribunal devait instruire la plainte. Aux termes de cet alinéa, la Commission devait être convaincue à la fois :

  • que « compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci est justifié » (sous-alinéa 44(3)a)(i));

  • « qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte [aux recours internes ou procédures d’appel ou de règlement des griefs qui sont normalement ouvertes au plaignant ou de l’instruire selon des procédures prévues par une autre loi fédérale] ni de la rejeter [parce qu’elle n’est pas de la compétence de la Commission, elle est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi ou elle est tardive] » (sous-alinéa 44(3)a)(ii)).

F.  La demande de contrôle judiciaire

[28]  La demande de contrôle judiciaire et l’action de Saddle Lake sollicitant l’annulation de la décision de la Commission soulèvent deux catégories de motifs :

  • (1) Questions juridiques que le Tribunal doit trancher sur le fond. Saddle Lake invoque deux questions dans cette catégorie : le Tribunal et la Commission n’ont pas compétence pour les raisons suivantes : a) l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (voir les paragraphes 7 et 36 à 40 de l’avis de demande modifié); b) les approbations de candidats par le comité électoral ne constituent pas des « services » au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (voir les paragraphes 4 à 6 et 22 à 29 de l’avis de demande modifié).

  • (2) Question relative au rôle d’aiguillage de la Commission prévu à l’article 44. Saddle Lake soulève une question : Mme Wirth aurait pu demander le contrôle judiciaire de la décision du comité électoral de ne pas lui permettre de se présenter aux élections plutôt que de déposer une plainte à la Commission (voir les paragraphes 30 à 35 de l’avis de demande modifié); la Commission aurait dû appliquer le paragraphe 44(2) de la Loi.

G.  Les limites du contrôle judiciaire dans ces circonstances : les arrêts de la Cour suprême dans les affaires Halifax et Okwuobi

[29]  Nous sommes saisis de la décision de la Commission canadienne des droits de la personne renvoyant une affaire au Tribunal canadien des droits de la personne. La portée du contrôle judiciaire de cette décision est très limitée (Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364).

[30]  Dans l’arrêt Halifax, la Cour suprême conclut que le contrôle judiciaire d’une telle décision ne concerne que la question de savoir si le renvoi au Tribunal effectué conformément à la disposition législative applicable, en l’occurrence le paragraphe 44(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, repose sur un fondement raisonnable. La Cour suprême fait observer qu’on ne saurait, par le truchement du contrôle judiciaire, soustraire à la compétence du Tribunal les questions juridiques qu’il doit trancher en première instance pour les porter devant les tribunaux.

[31]  Les passages pertinents de l’arrêt Halifax sont reproduits ci-après (par. 19, 21, 45 et 51) :

[...] Lorsqu’elle décide de confier l’examen d’une plainte à une commission d’enquête, la Commission ne conclut pas que la plainte tombe sous le coup de la Loi. Suivant le régime législatif, la Commission est plutôt appelée à exercer des fonctions d’examen préalable et d’administration. Elle peut notamment renvoyer la plainte à une commission d’enquête pour que cette dernière tranche une question de compétence.

[. . .]

Elle n’est pas légalement tenue de conclure que [...] la plainte a un minimum de fondement avant de nommer une commission d’enquête; il lui suffit d’être « convaincue », compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que l’examen de celle-ci est justifié.

[. . .]

À mon avis, le tribunal de révision doit se demander si la loi ou la preuve offrait un fondement raisonnable à la décision de la Commission de renvoyer la plainte à une commission d’enquête.

[. . .]

[…] Il découle clairement du critère que le tribunal de révision doit hésiter à intervenir avant que la commission d’enquête n’ait examiné au fond les points qui sous-tendent la demande de contrôle judiciaire. [L]e tribunal de révision doit tenir compte de l’avantage qu’il y aurait à disposer de l’opinion réfléchie de la commission d’enquête et demeurer consciente [sic] du risque que l’affaire se prolonge indûment et que les questions à débattre se multiplient inutilement comme en l’espèce à cause d’une intervention judiciaire prématurée. Le tribunal de révision ne devrait surmonter sa réticence à intervenir que lorsque la loi ou la preuve n’offre aucun fondement raisonnable à la décision de la Commission selon laquelle, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il est justifié de nommer une commission d’enquête.

[32]  Par conséquent, en l’espèce, il n’était pas loisible à Saddle Lake de demander le contrôle judiciaire des questions juridiques que le Tribunal devait trancher au fond, soit la question concernant l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et celle de savoir si les approbations de candidats par le comité électoral constituent des « services » au sens où l’entend l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Comme l’affirme la Cour suprême dans l’arrêt Halifax, il s’agit de questions juridiques qui doivent être tranchées en premier par le Tribunal, et non par une cour siégeant en révision à la présente étape.

[33]  À l’égard de ces questions, la demande de Saddle Lake et la requête en jugement sommaire sentent l’obstruction à plein nez : elles ont pour but d’empêcher le Tribunal d’examiner la plainte de Mme Wirth en excipant de l’incompétence de ce dernier. C’est la tactique employée par les demandeurs dans l’affaire Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756. Ils ont demandé un contrôle judiciaire pour empêcher la Commission ontarienne des droits de la personne d’enquêter sur une plainte parce que cette dernière ne concernait pas un « logement indépendant », au sens où l’entend sa loi habilitante. Ils ont eu gain de cause, à l’époque.

[34]  Cependant, l’arrêt Bell n’est plus valable en droit; il a été supplanté par l’arrêt Halifax. Ce dernier, comme d’autres décisions, rappelle que les incursions préliminaires devant une cour de révision pour faire trancher des questions d’interprétation législative, comme celles que Saddle Lake avance ici, ne sont pas permises par les règles modernes en matière de contrôle judiciaire (voir aussi Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332). À défaut de circonstances véritablement exceptionnelles, et il n’y en a aucune en l’espèce, Saddle Lake ne peut pas, de façon préliminaire, s’adresser à une cour de révision et contourner ainsi la compétence exclusive du Tribunal de décider en premier lieu si la plainte concerne des « services » au sens où l’entend la Loi canadienne sur les droits de la personne ou si elle concerne l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (C.B. Powell, par. 30 à 33). Il revient plutôt au Tribunal de trancher ces questions en premier.

[35]  L’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Okwuobi c. Commission scolaire Lester-B.-Pearson; Casimir c. Québec (Procureur général); Zorrilla c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S 257, aborde également cette situation. Dans cet arrêt, la Cour suprême statue que, si un décideur administratif est compétent à l’égard de questions constitutionnelles, une partie ne peut pas les soustraire à sa compétence en les soulevant devant une cour de révision. La Cour suprême interdit également aux parties d’adresser à une cour de révision des questions constitutionnelles, à moins qu’il y ait urgence. L’arrêt Okwuobi est très semblable à l’arrêt Halifax. Personne, en l’instance, ne soulève la question de l’urgence, et aucun élément de preuve n’étaye l’existence d’une urgence. Comme il a compétence pour trancher des questions de droit, le Tribunal a compétence pour trancher des questions qui font intervenir l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin; Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Laseur, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Paul c. Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55, [2003] 2 R.C.S 585, par. 36; pour une application précise à cet égard, voir Ermineskin Cree Nation v. Canada, 2005 ABQB 76, [2006] 5 W.W.R. 528, aux paragraphes 83 à 86). En l’espèce, le Tribunal devrait être autorisé à trancher la question en première instance.

[36]  Comme il est mentionné plus haut, Saddle Lake conteste également la décision de la Commission de renvoyer la plainte, en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (par. 30 à 35 de l’avis de demande modifié). Saddle Lake prétend que Mme Wirth aurait pu demander à la Cour fédérale le contrôle judiciaire de la décision du comité électoral qui l’avait exclue des élections. Il s’agissait d’un autre recours dont elle pouvait se prévaloir conformément au paragraphe 44(2). Par conséquent, selon Saddle Lake, la Commission n’avait aucun motif raisonnable de renvoyer la plainte de Mme Wirth au Tribunal. Selon Saddle Lake, la Commission aurait plutôt dû écarter sa plainte.

[37]  Le contrôle judiciaire de ce genre de décision discrétionnaire de renvoi est autorisé (Halifax, par. 23 à 27). Saddle Lake peut faire valoir et plaider ce motif à la présente étape. Les avocats de la Commission ont concédé volontiers ce résultat au cours de la plaidoirie.

H.  Répercussions sur le plan des réparationss

[38]  La Cour fédérale a rendu un jugement sommaire en faveur de Saddle Lake sur le fondement de son propre point de vue sur les questions juridiques de fond que le Tribunal devait trancher, en contradiction avec les arrêts Halifax, Okwuobi et C.B. Powell. Elle a fait erreur.

[39]  Comme je le mentionne plus haut, l’action n’aurait jamais dû être intentée. De plus, l’action fait double emploi avec la demande. L’action devrait être annulée.

[40]  La suspension de la demande devrait être levée afin que Saddle Lake puisse faire valoir le seul motif de contrôle qu’il lui est loisible d’avancer (par. 30 à 35 de l’avis de demande modifié). Les autres motifs sont prématurés et devraient être radiés.

[41]  La Cour est en mesure d’accorder toutes ces réparations, que la Cour fédérale aurait dû accorder (Loi sur les Cours fédérales, sous-alinéa 52b)(i)). De plus, elle ordonne des mesures conformes à ce que la Commission avait demandé à la Cour fédérale. Comme il est mentionné au paragraphe 12 plus haut, la Commission n’a pas déposé d’avis de requête devant la Cour fédérale en rejet de l’action, mais a mentionné ce recours dans un avis de requête en intervention. Quoi qu’il en soit, après avoir accordé à la Commission la qualité d’intervenante, la Cour fédérale a estimé que la Commission avait présenté une requête générale touchant les instances en cours, a sollicité les arguments à cet égard et a tranché celle-ci en même temps que celle de Saddle Lake.

[42]  De plus, la Commission demande dans son avis d’appel [traduction] « toute autre mesure de réparation que les procureurs peuvent demander et que l’honorable Cour peut ordonner ». Enfin, pourvu que la Cour respecte les droits que l’équité procédurale garantit aux parties, elle peut régler des instances qui sont contraires au droit, intentées à tort ou chaotiques (Fabrikant c. Canada, 2018 CAF 224, par. 26 et la jurisprudence citée dans cet arrêt (pouvoirs absolus de diriger les procédures); article 3 des Règles des Cours fédérales).

I.  Décision proposée

[43]  Par conséquent, j’accueillerais l’appel en partie, j’annulerais le jugement du 5 février 2018 rendu par la Cour fédérale dans le dossier T-364-14, j’accueillerais en partie la requête de la Commission, je rejetterais la requête en jugement sommaire de Saddle Lake, je rejetterais l’action dans le dossier T-364-14, je lèverais la suspension de la demande dans le dossier T-504-13 et je supprimerais les motifs énoncés aux paragraphes 4 à 7, 22 à 29 et 36 à 40 de l’avis de demande modifié. La Commission ne demande pas ses dépens.

[44]  La radiation des motifs énoncés dans l’avis de demande modifié n’empêche pas Saddle Lake de demander le contrôle judiciaire de la décision du Tribunal sur ces motifs au moment opportun, conformément aux arrêts Halifax, Okwuobi et C.B. Powell.

[45]  Compte tenu de la longue période qui s’est écoulée — l’élection ayant eu lieu il y a huit ans et les circonstances ayant sans aucun doute changé dans l’intervalle —, les parties pourraient envisager de consentir à une ordonnance en instruction accélérée de ce qui est maintenant une demande de contrôle judiciaire soulevant une seule question dans le dossier T-504-13. Si le contrôle judiciaire est rejeté et que l’instruction de la plainte par le Tribunal reprend, ce dernier souhaitera peut-être décider si elle est toujours justifiée et, dans l’affirmative, par quels moyens

elle pourrait être simplifiée et accélérée. Par exemple, pour accélérer les choses, il pourrait envisager d’accorder la priorité aux questions qui permettraient de trancher l’affaire.

« David W. Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

David G Near, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-83-18

APPEL D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE JUGE PHELAN DE LA COUR FÉDÉRALE EN DATE DU 5 FÉVRIER 2018, NO T-364-14.

INTITULÉ DE LA CAUSE :

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE c. LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE, EN LEUR PROPRE NOM ET EN CELUI DE TOUS LES MEMBRES DE LA NATION CRIE DE SADDLE LAKE, ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 DÉCEMBRE 2018

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE NEAR

DATE DES MOTIFS :

LE 13 décembre 2018

COMPARUTIONS :

Brian Smith

POUR L’APPELANTE

Brooke Barrett

Kenneth E. Staroszik, c.r.

POUR L’INTIMÉE, NATION CRIE DE SADDLE LAKE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Division des services du contentieux

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

POUR L’APPELANTE

Rae and Company

CALGARY (ALBERTA)

Wilson Laycraft

CALGARY (ALBERTA)

POUR L’INTIMÉE NATION CRIE DE SADDLE LAKE

 

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