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Date : 20181218


Dossier : A-346-17

Référence : 2018 CAF 230

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

MICHELINE BÉTOURNAY

défenderesse

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 5 septembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20181218


Dossier : A-346-17

Référence : 2018 CAF 230

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

MICHELINE BÉTOURNAY

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Le procureur général du Canada (le demandeur) demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission), rendue le 20 octobre 2017 (2017 CRTESPF 37) (la décision), aux termes de laquelle elle a accueilli le premier grief de madame Micheline Bétournay (la défenderesse) contestant sa suspension sans traitement par l’Agence du revenu du Canada (l’Agence ou l’employeur), et rejeté son second grief concernant son licenciement (sauf pour sa portée rétroactive).

[2]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il y a lieu d’accueillir la demande en révision judiciaire. En l’espèce, la Commission s’est dite d’avis que la suspension constituait une mesure disciplinaire, et qu’elle avait donc compétence pour l’examiner. En revanche, ses motifs sont peu explicites quant à la question de savoir si l’Agence avait un « motif valable » justifiant la suspension. Qui plus est, et de façon plus significative, la Commission en est arrivée à des conclusions contradictoires en déterminant que la suspension sans traitement n’était pas justifiée tout en reconnaissant que le licenciement, pourtant fondé sur les mêmes faits, était une mesure appropriée. Bien que conscient du degré élevé de déférence dû à la Commission en de telles matières, j’estime que ces erreurs eu égard au premier grief rendent sa décision déraisonnable. Quant au deuxième grief, l’interprétation déraisonnable qu’elle fait du paragraphe 12(3) de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11 (LGFP) ainsi que de certains précédents arbitraux a aussi pour effet d’exclure des issues possibles acceptables sa décision eu égard à la rétroactivité du licenciement.

I.  Contexte factuel et procédural

[3]  En janvier 2015, la défenderesse entreprend des démarches pour l’acquisition d’une maison. Une promesse d’achat est signée avec la compagnie immobilière responsable de la vente de la maison, et une inspection est par la suite effectuée. Cette dernière fait état de plusieurs problèmes importants.

[4]  Avant de rencontrer le représentant de la compagnie propriétaire de l’immeuble pour négocier le prix de vente, la défenderesse décide d’accéder aux bases de données confidentielles de l’Agence, pour laquelle elle travaille depuis 2001 à titre de conseillère technique en recherche scientifique. L’information obtenue par la défenderesse soulève chez elle plusieurs préoccupations à l’égard de la compagnie propriétaire de l’immeuble; elle découvre notamment une structure corporative très complexe derrière la compagnie en question, structure qui inclut des sociétés à numéros et des fiducies. Elle découvre également qu’un des associés de la compagnie est impliqué dans plusieurs causes devant l’Autorité des marchés financiers du Québec (AMF).

[5]  Le 30 janvier 2015, une rencontre est organisée à la maison entre la défenderesse, son conjoint, un représentant du vendeur, M. Hugo Girard-Beauchamp, ainsi qu’un courtier immobilier. Au cours de cette rencontre, la défenderesse présente à M. Girard-Beauchamp le rapport d’inspection de la maison, et tente de négocier un prix réduit pour la vente. Selon les dires de la défenderesse, M. Girard-Beauchamp se serait dit prêt à effectuer les réparations avant la vente, mais aurait néanmoins refusé de s’y engager par écrit.

[6]  La défenderesse demande alors à M. Girard-Beauchamp de s’entretenir avec elle, en privé, dans la salle de bain de la maison, ce qu’il accepte. Elle l’informe alors du fait qu’elle est employée de l’Agence, lui présente sa carte d’identité, et lui dévoile les renseignements qu’elle a obtenus au sujet de la structure corporative de sa compagnie et des démêlés d’un de ses associés devant l’AMF. M. Girard-Beauchamp quitte alors précipitamment la rencontre.

[7]  Une plainte est éventuellement portée à l’Agence par M. Girard-Beauchamp concernant le comportement de la défenderesse. Le 14 avril 2015, la Division des affaires internes et du contrôle de la fraude (la Division) de l’Agence est informée de cette plainte, et une pré-enquête est amorcée dans le but de déterminer si une enquête officielle s’impose.

[8]  Après avoir confirmé les accès non autorisés de la défenderesse au réseau électronique de l’Agence, la Division informe vers la fin mai 2015 le directeur du Bureau des services fiscaux pour l’ouest du Québec, M. Henri Bettez, de la situation. C’est alors que l’enquête officielle débute. Fait à noter, l’accès aux banques de données est retiré à l’ensemble des conseillers techniques de l’Agence à peu près au même moment, en raison d’une décision administrative d’application générale.

[9]  Dans le cadre de l’enquête officielle, des entrevues sont tenues au début juillet 2015 avec M. Girard-Beauchamp, le courtier de l’agence immobilière, et la défenderesse. Cette dernière commence par nier avoir utilisé les ressources de l’Agence à des fins personnelles, mais confrontée à la piste de vérification établie par l’enquêteur, elle finit par reconnaître avoir consulté les banques de données de l’Agence pour vérifier la structure corporative de la compagnie propriétaire de l’immeuble et la participation de ses actionnaires à différentes entreprises. Interrogée quant à savoir si elle a déjà lu le Code de déontologie et de conduite de l’Agence (maintenant intitulé Code d’intégrité et de conduite professionnelle), celle-ci répond : « Ça n’a pas d’allure tout ce qui a là-dedans ». La défenderesse donne également son interprétation de ses interactions avec M. Girard-Beauchamp. Tout au long de ce processus d’enquête, la défenderesse continue de travailler à son poste au sein de l’Agence.

[10]  Le 8 juillet 2015, à la suite de son entrevue avec la défenderesse, l’enquêteur rencontre M. Patrick Desrochers, le superviseur immédiat de cette dernière, ainsi que M. Bettez, pour leur faire part de ses conclusions. Celles-ci sont à l’effet que la défenderesse a bel et bien utilisé les banques de données de l’Agence pour son bénéfice personnel, et qu’elle s’est servie de son statut d’employée pour obtenir un prix de vente plus favorable pour la maison.

[11]  Au terme d’une discussion entre MM. Bettez et Desrochers le jour même, il est décidé que la défenderesse sera autorisée à finaliser le dossier sur lequel elle travaille et, à cette fin, à assister à son rendez-vous prévu pour le lendemain avec un contribuable.

[12]  Le 9 juillet 2015, MM. Desrochers et Bettez rencontrent M. Marc Bellavance, directeur des relations de travail, lequel est d’avis que la teneur du rapport préliminaire justifie une suspension administrative. Le 10 juillet 2015, M. Bettez informe la défenderesse qu’en raison des inconduites alléguées, elle sera suspendue sans rémunération jusqu’à la conclusion de l’enquête, et ce afin notamment d’assurer la protection des « intérêts » et de « l’intégrité » de l’Agence.

[13]  Le 27 juillet 2015, la défenderesse dépose un grief en vertu de l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (LRTSPF), par lequel elle conteste sa suspension sans solde. Elle y allègue que sa suspension est une mesure disciplinaire abusive et exagérée.

[14]  Le 17 septembre 2015, le rapport final d’enquête est achevé par la Division. Suit, en date du 30 septembre, l’évaluation préliminaire du risque de sécurité.

[15]  Le 25 septembre 2015, la défenderesse est convoquée par M. Bettez à une audience disciplinaire.

[16]  Le 5 octobre 2015, la défenderesse est avisée, par lettre, qu’un examen justifié de sa cote de sécurité a été initié par l’Agence. L’évaluation finale du risque de sécurité est complétée autour du 22 octobre 2015.

[17]  Le 27 octobre 2015, M. Bettez remet à la défenderesse une lettre de licenciement. La lettre fait mention de l’inconduite reprochée à la défenderesse, de facteurs atténuants, ainsi que de facteurs aggravants. Elle précise, de plus, que le licenciement « prend effet rétroactivement le 10 juillet 2015 », ce qui correspond à la date du début de la suspension sans rémunération de la défenderesse.

[18]  Le 4 novembre 2015, la défenderesse est avisée que sa cote de fiabilité a été révoquée. Les conclusions de l’enquête sont invoquées au soutien de cette décision; l’accent est mis sur la protection des renseignements de l’Agence et la sauvegarde de sa réputation.

[19]  Le 18 novembre 2015, la défenderesse dépose un second grief, lequel conteste la décision de l’Agence de la « congédier rétroactivement en date du 10 juillet 2015 », ainsi que la révocation de sa cote de fiabilité.

[20]  Les deux griefs soumis par la défenderesse sont envoyés à l’arbitrage devant la Commission en vertu de l’alinéa 209(1)b) de la LRTSPF. L’affaire est entendue à Montréal du 20 au 23 juin 2017, et la décision sur les griefs est ultimement rendue le 20 octobre 2017.

II.  La décision contestée

[21]  La Commission a d’abord procédé à une revue exhaustive de la preuve avancée de part et d’autre, avant de se pencher brièvement sur la demande de l’Agence visant à obtenir une ordonnance de confidentialité à l’égard de certains documents. Après avoir rejeté cette demande au motif qu’elle ne lui paraissait pas nécessaire dans les circonstances, la Commission a considéré les deux griefs devant elle.

[22]  En ce qui a trait au premier grief, la Commission en vient à la conclusion que, contrairement aux prétentions de l’Agence, la suspension de la défenderesse ne constituait pas une mesure administrative, mais bien une mesure disciplinaire déguisée. Durant son évaluation de la preuve au dossier, la Commission considère que l’Agence n’a pas démontré en quoi la présence au travail de la défenderesse constituait pour elle un risque immédiat et sérieux, ni en quoi sa réputation était menacée compte tenu du petit nombre de personnes au fait de la situation. Elle retient de plus que la rétroactivité du licenciement à la date de la suspension confirme la nature disciplinaire de la suspension, dans la mesure où elle s’ajoute à la mesure imposée comme sanction de l’inconduite. La Commission conclut donc que la suspension a été imposée « sous de faux prétextes », et qu’elle n’était pas justifiée à titre de mesure administrative. Elle se déclare donc compétente, en vertu de l’article 209 de la LRTSPF, pour entendre le premier grief.

[23]  Se prononçant ensuite sur le grief relatif au licenciement, la Commission en vient à la conclusion que l’inconduite reprochée est avérée et justifie une mesure disciplinaire. Elle rejette également la prétention de la défenderesse voulant que la mesure imposée fût excessive, partageant sur ce point l’avis de l’Agence voulant que l’inconduite, soit les accès non autorisés et l’abus de pouvoir, soit d’une telle gravité que le licenciement est justifié.

[24]  La Commission se penche par la suite sur la décision de l’Agence de rendre le licenciement de la défenderesse rétroactif à la date du début de la suspension sans solde. Se disant d’avis que la justification d’un licenciement rétroactif dans le secteur public fédéral n’a jamais été établie, la Commission commence par écarter deux décisions qui avaient jugé une telle pratique valable : Shaver c. Administrateur général (Ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2011 CRTFP 43; Brazeau c. Administrateur général (Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2008 CRTFP 62 (Brazeau). Elle souligne par ailleurs que d’autres arbitres de grief s’étaient déjà posé la même question et en étaient arrivés à une conclusion contraire, notamment dans McManus c. Conseil du Trésor (Revenu Canada, Douanes et Accise), [1980] CRTFPC no 14 (McManus). La Commission dit souscrire entièrement au raisonnement suivi dans cette décision, suivant lequel le licenciement et la suspension doivent être analysés de façon distincte, de telle sorte que soit évitée l’injustice de priver un employé de son salaire lorsqu’il n’y a aucune justification de le retirer de son milieu pendant l’enquête.

[25]  La Commission se dit également d’avis que le libellé du paragraphe 12(3) de la LGFP soutient cette conclusion quant au caractère injuste d’une suspension sans solde pendant l’enquête. Cette disposition prévoit que les mesures disciplinaires, le licenciement ou la rétrogradation « doivent être motivés ». Selon la lecture que fait la Commission de cette disposition, une mesure disciplinaire ne saurait être motivée tant que l’employeur n’a pas expliqué à l’employé la justification invoquée à l’appui de cette mesure. L’employeur, raisonne-t-elle, ne peut donc imposer une mesure disciplinaire de façon rétroactive. La Commission conclut, sur cette base, que le licenciement n’était motivé qu’à compter du 27 octobre, soit la date à laquelle la défenderesse a été avisée de la fin de son emploi.

[26]  En dernier lieu, la Commission dit ne pas voir l’utilité de se prononcer sur la révocation de la cote de fiabilité de la défenderesse, jugeant la question théorique en raison de sa conclusion sur la cessation d’emploi.

[27]  Pour l’ensemble de ces motifs, la Commission ordonne donc à l’Agence de rembourser à la défenderesse son salaire et les avantages sociaux afférents pour la période du 10 juillet 2015 au 27 octobre 2015, soit pour la durée de la suspension.

III.  Questions en litige

[28]  Les parties s’entendent essentiellement sur les questions en litige, bien qu’elles soient en désaccord sur l’ordre dans lequel elles devraient être traitées. Compte tenu du fait que la suspension a précédé le licenciement, j’estime que les questions devraient être abordées dans l’ordre suivant :

  1. La décision de la Commission d’accueillir le grief portant sur la suspension sans rémunération est-elle déraisonnable?
  2. La décision de la Commission d’interdire comme date d’effet du licenciement la date à laquelle a débuté la suspension sans rémunération est-elle déraisonnable?
  3. Dans l’affirmative, cette Cour devrait-elle dicter l’issue de la cause?

IV.  Analyse

[29]  Les parties soutiennent, avec raison, qu’une décision de la Commission en matière de relations de travail est révisable selon la norme de la décision raisonnable (voir notamment Bahniuk c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 127 au para. 14, [2016] A.C.F. no 467; MacFarlane c. Day & Ross Inc., 2014 CAF 199 au para. 3, [2014] A.C.F. no 951). L’interprétation de la LGFP et de la LRTSPF, et plus particulièrement les décisions relatives au redressement, se situent au cœur de l’expertise de la Commission (Canada (Procureur général) c. Féthière, 2017 CAF 66 au para. 15, [2017] A.C.F. no 330). Comme le soulignait récemment cette Cour dans l’arrêt Bergey c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 30, [2017] A.C.F. no 142, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 37657 (15 février 2018), au paragraphe 74 (Bergey) :

[…] Cette norme emporte la déférence et exige que la cour de révision s’attache à savoir si la décision administrative est transparente, justifiable et intelligible et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il est de plus reconnu dans la jurisprudence que les décisions comme celle qui est attaquée par Mme Bergey, qui sont fortement tributaires des faits et relèvent de l’essence de l’expertise d’une commission des relations du travail commandent une grande déférence.

[Références omises.]

[30]  Rappelons aussi que les motifs invoqués au soutien d’une décision soumise à la norme de la raisonnabilité « doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708 au para. 14 (Newfoundland Nurses)). La cour de révision doit donc faire preuve de « respect [à l’égard] du processus décisionnel [du décideur administratif] au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 au para. 48 (Dunsmuir)), tout en évitant de « substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen » (Newfoundland Nurses au para. 15).

[31]  J’aborderai maintenant les questions en litige dans le présent dossier.

A.  La décision de la Commission d’accueillir le grief portant sur la suspension sans rémunération est-elle déraisonnable?

[32]  Le demandeur soutient que la décision d’accueillir le grief portant sur la suspension sans rémunération est déraisonnable, et ce pour deux raisons. Dans un premier temps, le demandeur fait valoir que, bien que la Commission avait raison de se pencher sur la nature disciplinaire de la suspension aux fins de déterminer si elle avait compétence, elle devait par la suite s’attarder à la question de savoir si l’Agence avait un « motif valable » pour prendre cette mesure disciplinaire, ce qu’elle n’a pas fait. Cette omission, au dire du demandeur, ne peut que rendre déraisonnable la décision de la Commission à ce chapitre. Au surplus, prétend le demandeur, la décision de la Commission est manifestement contradictoire : les mêmes inconduites de la défenderesse ne peuvent, d’une part, justifier son congédiement, et d’autre part, ne pas être suffisantes pour justifier sa suspension sans rémunération.

[33]  Après avoir soigneusement considéré les motifs de la Commission, je suis d’avis que les prétentions du demandeur doivent être retenues.

[34]  La Commission avait raison de se pencher sur le caractère administratif ou disciplinaire de la suspension, puisqu’il en va de sa compétence même de trancher le grief. En effet, seules les suspensions constituant une mesure disciplinaire peuvent faire l’objet d’un grief et être renvoyées à l’arbitrage au terme de l’alinéa 209(1)b) de la LRTSPF. Dans cette optique, il était tout à fait loisible à la Commission d’examiner non seulement l’impact de la suspension sur l’employée, mais également l’intention véritable de l’employeur (voir Bergey au para. 37). Après avoir noté que la privation de salaire pouvait être le signe d’une mesure disciplinaire à cause de son effet punitif, la Commission a considéré la Politique sur la discipline de l’Agence, en vertu de laquelle l’employeur peut ordonner le retrait temporaire de l’employé pendant que dure une enquête si sa présence au travail constitue un « risque raisonnable immédiat et sérieux » pour l’Agence.

[35]  C’est dans ce contexte que la Commission a considéré les craintes soulevées par l’Agence, à savoir l’atteinte à sa réputation et la crainte de récidive. À ce chapitre, la Commission a rejeté les justifications avancées par l’Agence. D’une part, la réputation de l’Agence ne pouvait être menacée dans la mesure où l’inconduite de la demanderesse n’était connue que de quelques personnes à l’extérieur du milieu de travail. D’autre part, le risque de récidive n’avait aucun lien avec l’exécution de ses fonctions, et demeurait entier lorsque la demanderesse n’agissait plus dans le cadre de ses fonctions tant et aussi longtemps qu’elle conserverait son statut d’employée de l’Agence. Ces conclusions ne sont pas remises en question par le demandeur.

[36]  La Commission se devait pourtant de pousser son analyse un peu plus loin. En effet, il ne suffisait pas de conclure que la suspension constituait une mesure disciplinaire déguisée; encore fallait-il décider si, conformément au paragraphe 12(3) de la LGFP, la suspension était imposée pour des motifs valables (voir Bergey aux para. 35-36; Basra c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 24 au para. 29, [2010] A.C.F. no 76 (Basra)). Pour satisfaire à cette norme, la Commission devait examiner si les écarts de conduite de la défenderesse étaient suffisamment graves pour justifier la suspension à titre de mesure disciplinaire (voir McKinley c. BC Tel, 2001 CSC 38, [2001] 2 R.C.S. 161 aux para. 29, 48 et 57; Basra au para. 29). Or, la Commission n’a pas procédé à cette seconde partie de l’analyse.

[37]  La vingtaine de paragraphes (85 à 103) consacrée par la Commission au grief relatif à la suspension sans rémunération portent essentiellement sur la qualification de cette mesure, et non sur sa justification. Nulle part la Commission ne discute-t-elle de la gravité des écarts de conduite de l’employée et de la question de savoir si la suspension sans rémunération constitue une sanction appropriée et proportionnée à la gravité des actes reprochés, comme elle le fait dans le cadre de sa discussion portant sur le grief relatif au licenciement. Il est manifeste que la seule préoccupation de la Commission tient au caractère arbitrable du grief, comme en témoigne éloquemment le premier paragraphe de ses motifs sous cette rubrique, la discussion qui s’en suit et le paragraphe de conclusion. Ce dernier se lit ainsi :

[103] Je conclus donc que la suspension sans rémunération n’était fondée sur aucune préoccupation d’ordre administratif, mais était plutôt une mesure disciplinaire déguisée. L’employeur l’a imposée sous de faux prétextes; elle n’était pas justifiée sur une base administrative.

[38]  L’ordonnance prononcée par la Commission est par ailleurs conforme à cette lecture. Le seul paragraphe qu’elle consacre au grief portant sur la suspension se lit comme suit :

[147] Je déclare que la suspension sans rémunération de la fonctionnaire est une mesure disciplinaire déguisée.

[39]  La défenderesse ne nie pas que la Commission devait non seulement établir le caractère disciplinaire de la suspension, mais également en examiner le bien-fondé. Elle soutient cependant que la Commission a traité simultanément des deux aspects de la question (compétence et bien-fondé), et qu’elle n’avait pas tort de limiter son analyse aux seules raisons invoquées par l’Agence dans sa lettre du 10 juillet 2015 pour justifier la suspension administrative (risque de récidive, atteinte à la réputation de l’Agence) (Mémoire de la défenderesse, aux para. 33-47). À mon avis, ces arguments ne tiennent pas la route.

[40]  Il est vrai que la Commission réfère à plusieurs reprises au caractère non justifié de la suspension sans rémunération (voir notamment les paras. 96, 102-103 et 137 de la décision). Mais, comme mentionné plus haut, la justification que recherche la Commission dans le cadre de son examen de la suspension a pour seul objet d’établir la nature disciplinaire ou administrative de cette dernière. Considéré sous cet angle, la Commission était tout à fait justifiée de ne considérer que les arguments présentés par le demandeur pour faire valoir qu’il s’agissait d’une mesure administrative (risque de récidive, atteinte à la réputation de l’Agence).

[41]  Cependant, à partir du moment où la Commission décide que la suspension est une mesure disciplinaire, il lui fallait aller plus loin et déterminer si celle-ci était proportionnelle à la gravité des comportements reprochés. À ce stade de son analyse, la Commission ne pouvait plus limiter son examen aux explications fournies par l’Agence pour démontrer que la suspension était une mesure purement administrative, ni s’en remettre à la section de la Politique sur la discipline portant sur la suspension administrative. Elle devait plutôt se demander si l’Agence avait prouvé les comportements reprochés à la défenderesse (accès non autorisés et abus de pouvoir) et, dans l’affirmative, si la mesure disciplinaire était excessive (voir Basra aux para. 24-26 et 29; Tobin c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 254 au para. 45, [2009] A.C.F. no 968; Canada (Procureur général) c. Grant, 2017 CAF 10 au para. 5, [2017] A.C.F. no 41 (Grant)). En d’autres termes, la Commission devait alors s’attarder aux motifs ayant amené l’Agence à prendre cette mesure disciplinaire, de façon à vérifier que les gestes reprochés à l’employée étaient suffisamment graves pour justifier l’imposition d’une suspension sans traitement. Même en faisant une lecture généreuse de ses motifs, il est clair que la Commission n’a pas fait cet exercice.

[42]  Il est vrai, comme le soutient la défenderesse, que chaque décision de l’employeur doit être justifiée de façon distincte, en fonction des motifs propres qui la sous-tendent. Il en ira ainsi lorsque les mesures prises par l’employeur s’appuient sur des faits différents et visent à sanctionner des manquements qui ne s’inscrivent pas dans le prolongement l’un de l’autre. Tel n’est pas le cas ici. Dans la présente instance, les inconduites sur lesquelles s’est appuyée l’Agence pour suspendre la défenderesse le 10 juillet 2015 étaient les mêmes que celles ayant ultimement entraîné son congédiement le 27 octobre 2015. Il ressort en effet du dossier et des faits tels que constatés par la Commission que les conclusions de l’enquête sur lesquelles l’Agence s’est appuyée pour suspendre sans traitement la défenderesse ne diffèrent pas des conclusions du rapport final en date du 17 septembre 2015.

[43]  Les lettres remises à la défenderesse pour l’informer, dans un premier temps, de sa suspension sans traitement et, ultérieurement, de son licenciement, sont particulièrement éloquentes à cet égard. Dans la première, dont la Commission reproduit de longs extraits au paragraphe 23 de ses motifs, on trouve le passage suivant :

[…] La Division des affaires internes et du contrôle de la fraude (DAICF) de l’[Agence] a initié une enquête suite à des allégations selon lesquelles vous auriez fait des accès non autorisés aux renseignements sur des contribuables et vous auriez fait preuve d’abus de pouvoir.

Suite à la réception d’information nouvelle nous avons revu notre décision de vous maintenir en emploi durant l’enquête. À la lumière de cette information, j’ai décidé de vous suspendre sans rémunération de vos fonctions à l’[Agence]  afin de protéger les intérêts et l’intégrité de l’[Agence] . Cette suspension administrative sans rémunération prend effet immédiatement et sera en vigueur jusqu’à la conclusion de l’enquête.

[44]  Dans la seconde, reproduite au paragraphe 26, on résume comme suit l’inconduite ayant donné lieu au congédiement :

Par l’entremise de votre statut d’employé de l’Agence, vous avez abusé de votre autorité pour tenter d’influencer la négociation d’une transaction immobilière dans laquelle vous étiez personnellement impliquée. En effet, vous vous êtes servie de votre carte d’identité de l’Agence et avez professé des paroles qui nous apparaissent comme menaçantes. De plus, dans le but d’approfondir vos recherches concernant les propriétaires de l’immeuble convoité, vous avez fait plusieurs accès non autorisés aux systèmes de l’Agence.

[45]  À la lecture de la preuve et de ces deux extraits, il est clair que la suspension et le licenciement s’inscrivaient dans un continuum et s’appuyaient sur les mêmes agissements de la défenderesse. L’argument de la défenderesse voulant que la Commission ait eu raison de limiter son analyse au risque de récidive et à l’atteinte à la réputation de l’Agence, puisque c’étaient là les seuls motifs « existants et invoqués » au moment de l’imposition de la suspension sans rémunération, ne peut donc être retenu. Comme l’indiquent les deux lettres, les inconduites reprochées, soit les accès non autorisés et l’abus de pouvoir, étaient non seulement « existantes » au moment de l’imposition de la sanction, mais elles avaient également été « invoquées ». Les autorités plaidées par la défenderesse, voulant qu’un employeur ne peut justifier une mesure disciplinaire en invoquant des « évènements » autres que ceux communiqués à l’employé, ne lui sont d’aucun secours. J’estime donc que la Commission a erré en ne tenant pas compte, dans son évaluation du caractère justifiable de la suspension, de la gravité des inconduites reprochées à la défenderesse.

[46]  Il ne saurait par ailleurs être question de suppléer aux motifs de la Commission en examinant le dossier pour y déceler les arguments qui permettraient de comprendre le fondement de la décision. Comme mentionné précédemment, la Cour suprême a invité les tribunaux siégeant en révision judiciaire à faire preuve de souplesse et à considérer non seulement les motifs qui ont été donnés, mais également ceux qui auraient pu être donnés à l’appui d’une décision (Newfoundland Nurses aux para. 12-16). Encore faut-il, cependant, que la conclusion à laquelle en est arrivé le décideur administratif fasse partie des issues possibles acceptables.

[47]  Dans le cas présent, c’est la conclusion même de la Commission qui apparaît déraisonnable. Comment pouvait-elle, en effet, considérer bien-fondé le licenciement de la défenderesse tout en se disant d’avis que la suspension sans rémunération n’était pas justifiée, et ce sur la base des mêmes constats factuels? Comme le veut l’adage, qui peut le plus, peut le moins. Si l’inconduite de la défenderesse était d’une gravité telle qu’elle justifiait l’Agence de mettre un terme à son lien d’emploi, comment cette même inconduite pouvait-elle ne pas être suffisante pour ordonner la suspension sans rémunération?

[48]  Compte tenu du caractère exhaustif des motifs de la Commission et du soin manifeste avec lequel ils ont été rédigés, la seule explication possible tient sans doute au choix de traiter simultanément de la nature et du bien-fondé de la suspension sans rémunération et de ne pas considérer que cette dernière reposait sur les mêmes constats que le licenciement. Cette approche n’est pas conforme à l’esprit de la LGFP ni au texte de son paragraphe 12(3), et a entraîné un résultat qui n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir au para. 47). Pour ce motif, j’estime que la Commission a erré en faisant droit au grief portant sur la suspension sans rémunération et en concluant que cette mesure disciplinaire n’était pas justifiée.

B.  La décision de la Commission d’interdire comme date d’effet du licenciement la date à laquelle a débuté la suspension sans rémunération est-elle déraisonnable?

[49]  Comme mentionné plus haut, la Commission s’est appuyée sur sa lecture d’une certaine jurisprudence antérieure et sur le libellé du paragraphe 12(3) de la LGFP pour en arriver à la conclusion que la défenderesse ne pouvait être licenciée rétroactivement à la date de sa suspension. À mon avis, ces explications ne sont pas convaincantes.

[50]  Tout d’abord, il est indéniable que la jurisprudence arbitrale dominante est à l’effet qu’un employeur peut utiliser la date du début de la suspension comme date d’effet du licenciement. Bien que ce principe n’ait souvent été confirmé que de façon implicite (voir notamment Gravelle c. Administrateur général (Ministère de la Justice), 2014 CRTFP 61 aux para. 101-102, conf. par 2015 CF 1175; Wepruk c. Conseil du Trésor (Ministère de la Santé), 2016 CRTEFP 55 au para. 76; Albano c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2015 CRTEFP 79 au para. 143; Stokaluk c. Administrateur général (Agence des services frontaliers du Canada), 2015 CRTEFP 24 au para. 174), il a également fait l’objet d’une reconnaissance explicite à quelques reprises (voir Basra c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 28 aux para. 152-153 (Basra 2); Legere et Derksen c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 65 au para. 251).

[51]  Il est vrai qu’un décideur administratif n’est pas tenu de se conformer ou d’adhérer à un consensus arbitral et n’est pas lié par les décisions qui peuvent émaner de ses collègues. Bien qu’une certaine uniformité soit souhaitable, il est loisible de déroger à un courant arbitral à la condition de s’en expliquer de façon convaincante. Comme l’a noté la Cour suprême dans l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, les précédents en matière d’arbitrage constituent une « référence utile » pour évaluer la raisonnabilité d’une décision administrative (au para. 6 (juge Abella )). L’exigence de la prévisibilité veut qu’ils soient généralement suivis, à moins d’une explication permettant de comprendre pourquoi un arbitre a choisi de s’en écarter. Comme le mentionnaient alors les juges Rothstein et Moldaver, pour la minorité (dissidente sur un autre aspect) :

79. […] bien que les arbitres soient libres de faire abstraction du consensus arbitral applicable et d’adopter une opinion différente, il leur incombe d’expliquer le fondement de leur décision. Comme l’a souligné la Cour, « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir, par. 47). Puisque les juges ne sont pas des télépathes, il est difficile de voir comment une « cour de révision [pourrait] comprendre le fondement de la décision du [conseil] » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 16) sans que ce dernier explique, implicitement ou explicitement, pourquoi il a fait abstraction du consensus arbitral. Le contrôle judiciaire du caractère raisonnable comprend la capacité pour les tribunaux de se questionner sur l’opportunité de se conformer ou non au consensus lorsque, dans les cas comme celui qui nous occupe, il n’existe aucun fondement apparent pour déduire qu’il serait logique de ne pas le suivre.

Voir aussi : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79 au para. 70; Bahniuk c Canada (Agence du revenu), 2016 CAF 127, aux paras 15-16 ; Ronald M. Snyder, Collective Agreement Arbitration in Canada, 6e éd., Toronto (Ont.), LexisNexis, 2017, aux pp. 59-61 ; Donald J.M. Brown et David M. Beatty, Canadian Labour Arbitration, feuilles mobiles, Aurora (Ont.), Canada Law Book, 2018, au para. 1:3200.

[52]  En toute justice pour la Commission, cette dernière a tenté de justifier sa décision de ne pas suivre le consensus arbitral en la matière. En effet, elle a fait valoir qu’aucune justification n’avait été fournie dans la décision Brazeau et les affaires qui l’ont suivie, au soutien de l’idée voulant qu’une suspension sans rémunération soit présumée de nature théorique si le licenciement pour les mêmes gestes est justifié, faisant en sorte que la rétroactivité du licenciement à la date de la suspension sans rémunération sera présumée valide.

[53]  Cette explication me paraît déficiente pour au moins deux raisons. D’une part, elle ne tient pas compte de l’explication beaucoup plus étoffée fournie par la Commission dans une autre affaire quant au pouvoir d’un employeur d’imposer une date de licenciement rétroactive. Dans l’affaire Basra 2, la vice-présidente de la Commission se prononce ainsi sur la question :

152. Étant donné que j’ai conclu que le licenciement était approprié en l’espèce, je dois aborder la question soulevée par le fonctionnaire quant au pouvoir de l’administrateur général d’imposer une date de licenciement rétroactive. Le fonctionnaire a affirmé que le fait de fixer une date de licenciement qui précède la date de l’audience disciplinaire équivalait à appliquer de façon rétroactive la LGFP. L’alinéa 12(1)c) de la LGFP autorise l’administrateur général à prescrire et à imposer des mesures disciplinaires, y compris le licenciement. Les articles 7 et 11.1 de la LGFP confèrent au Conseil du Trésor un vaste pouvoir illimité quant à l’établissement des grandes orientations applicables à l’administration publique fédérale, notamment pour assurer l’organisation de la fonction publique et pour déterminer et contrôler la gestion du personnel dans l’administration publique fédérale. Aux termes de l’alinéa 11.1(1)j) de la LGFP, ce pouvoir comprend la détermination des conditions de travail non prévues de façon expresse par cette disposition, aux fins de la bonne gestion des ressources humaines de la fonction publique. Ce pouvoir figure parmi les fonctions de gestion des ressources humaines qui sont déléguées aux administrateurs généraux pour leur ministère ou organisme. Ce pouvoir global n’est pas entravé de quelque façon que ce soit, à moins qu’une loi ou une convention collective n’impose de limites à cet égard […]

153. Lorsqu’est prise la décision d’imposer le licenciement en guise de mesure disciplinaire, il faut déterminer la date à laquelle la relation d’emploi prend fin. Le fonctionnaire est d’avis que la date appropriée du licenciement, si j’en venais à conclure que le licenciement était justifié, est la date à laquelle l’audience disciplinaire a eu lieu, soit le 14 avril 2009, quelque 10 mois après l’entrée en vigueur de la suspension. Je ne partage pas cet avis. Dans la mesure où les faits sur lesquels le licenciement est fondé existaient à la date choisie du licenciement, l’administrateur général a le pouvoir de fixer la date d’entrée en vigueur du licenciement (voir Board of Education for the City of York v. C.U.P.E., Local 994, [1994] O.L.A.A. no 1313 (QL)).

[54]  La Commission ne réfère pas à cette décision, et n’offre aucune explication pour s’écarter du raisonnement qui la sous-tend. Il est pourtant bien établi qu’en common law, la règle générale veut qu’un employeur ait le droit de congédier un employé sans motifs moyennant un préavis raisonnable (Machtinger c. HOJ Industries Ltd., [1992] 1 R.C.S. 986 au para. 19; Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770 au para. 63). Cette règle ne peut être écartée que par une loi ou un contrat, incluant une convention collective (Donald J.M. Brown et David M. Beatty, Canadian Labour Arbitration, feuilles mobiles, Aurora (Ont.), Canada Law Book, 2018, au para. 7 :1100 (Brown et Beatty)).

[55]  C’est précisément ce que le Parlement a fait en adoptant le paragraphe 12(3) de la LGFP, sur lequel je reviendrai plus loin. Rien ne semble cependant limiter les pouvoirs de l’administrateur général (que ce soit dans l’administration publique centrale sous le paragraphe 12(1) ou dans un organisme distinct sous le paragraphe 12(2)) de fixer la date à laquelle prendra effet une mesure disciplinaire, tant et aussi longtemps que cette dernière est motivée. Or, la Commission n’a pas vraiment expliqué pourquoi elle en arrivait à une conclusion différente.

[56]  La seule raison fournie par la Commission pour conclure que le licenciement ne pouvait être rétroactif repose sur une décision isolée, rendue il y a près de quarante ans relativement à une version antérieure (mais substantiellement au même effet) de la LGFP, soit l’affaire McManus. Dans cette affaire, l’employeur avait suspendu sans rémunération M. McManus pendant l’enquête sur ses agissements, puis l’avait congédié deux mois plus tard. L’arbitre saisi des griefs sur la suspension et le congédiement avait ultimement conclu que M. McManus méritait une mesure disciplinaire, mais qu’une suspension suffisait dans les circonstances. Une des questions qu’il devait par ailleurs trancher était de savoir si M. McManus avait droit à son salaire pendant la suspension imposée pour la durée de l’enquête. À mon avis, l’extrait de McManus reproduit au paragraphe 133 de la décision en révision ne permet pas de conclure qu’un employeur ne peut jamais licencier un employé de façon rétroactive, comme semble le suggérer la Commission en l’espèce. Plutôt, cet extrait de l’affaire McManus me paraît tout à fait compatible avec la logique de la décision Basra 2, dans la mesure où l’employeur ne peut faire rétroagir un licenciement à une date antérieure à celle où il possède des raisons valables pour imposer cette mesure disciplinaire. En d’autres termes, chaque mesure disciplinaire doit pouvoir se justifier au moment où elle est imposée.

[57]  En fait, l’erreur commise par la Commission dans la présente affaire consiste à ne pas avoir considéré que la suspension sans rémunération et le congédiement constituaient deux mesures disciplinaires distinctes mais s’appuyant sur la même justification. Contrairement à la situation qui semblait prévaloir dans l’affaire McManus, où l’employé avait été suspendu et privé de son salaire alors même que l’enquête suivait son cours et que des faits manquaient, toutes les circonstances qui ont amené l’employeur à congédier la défenderesse dans le cas présent étaient connues au moment de la suspension sans traitement (voir para. 16 et 25 de la décision). Il convient de noter, au surplus, que le congédiement dans l’affaire McManus n’avait pas été jugé valable, alors qu’il a été confirmé par la Commission en l’espèce.

[58]  Le deuxième argument sur lequel s’appuie la Commission pour conclure que le licenciement n’était justifié qu’à compter du 27 octobre 2015 s’appuie sur le texte du paragraphe 12(3) de la LGFP, lequel exige qu’une mesure disciplinaire, un licenciement ou une rétrogradation soit motivé. Bien que les motifs de la Commission ne soient pas sans ambiguïté à ce chapitre, il semble qu’elle ait interprété cette exigence comme une obligation pour l’employeur d’expliquer à l’employée la justification invoquée à l’appui de la mesure disciplinaire. Voici comment la Commission s’exprime à ce sujet :

[135] Ainsi, l’employeur doit être en mesure d’expliquer la justification qu’il invoque, c’est-à-dire avoir un motif, au moment où la mesure disciplinaire affecte l’employé. Comment ce motif pourrait-il s’appliquer rétroactivement? Ce motif ne peut exister, en droit, qu’à partir du moment où il est expliqué à l’employé. Il paraît contraire à la notion de justice de reconnaître un effet juridique à un motif avant même qu’il soit formulable. À partir du moment où l’employeur est en position d’expliquer à l’employé le motif qu’il invoque, il peut licencier. Il lui incombe à ce moment d’expliquer sa justification à l’employé. À moins d’être en mesure d’expliquer à l’employé la justification qu’il invoque à l’appui d’une mesure disciplinaire au moment où elle affecte l’employée, cette mesure ne saurait être motivée aux termes du paragraphe 12(3) de la Loi sur la gestion des finances publiques. En toute logique, l’employeur ne peut donc imposer une mesure disciplinaire avec effet rétroactif.

[59]  S’il est indéniable que les motifs qui sous-tendent un congédiement doivent exister au moment où il prend effet, il est en revanche beaucoup plus discutable de soutenir, sur la base du paragraphe 12(3) de la LGFP, qu’une mesure disciplinaire doive également être expliquée à l’employé avant de pouvoir être imposée. En d’autres termes, l’on ne saurait ajouter à l’obligation de motiver une exigence de divulgation. C’est pourtant ce que semble faire la Commission en écrivant, au paragraphe 134 de ses motifs, que « […] tant que l’employeur n’a pas expliqué à l’employé la justification invoquée à l’appui de la mesure disciplinaire, celle-ci ne saurait être motivée au sens de la loi ».

[60]  Avec égards, et bien que conscient de la grande déférence qui doit être accordée à la Commission en ces matières, cette interprétation du paragraphe 12(3) de la LGFP me paraît déraisonnable. Elle ne trouve appui ni dans la jurisprudence, ni dans les principes d’interprétation législative, ni dans l’historique législatif de cette disposition.

[61]  Tel que mentionné précédemment, le but premier du paragraphe 12(3) de la LGFP était d’écarter le principe de common law voulant que l’employeur puisse licencier un employé comme bon lui semble, à la seule condition de lui donner un préavis, et d’introduire l’exigence d’une justification pour toute mesure disciplinaire dans le cadre de l’appareil gouvernemental. La défenderesse ne disconvient pas de cet objectif, qui ressort d’ailleurs clairement des débats législatifs ayant entouré l’adoption du paragraphe 11(4) de la LGFP en 1992, soit l’ancêtre de la disposition en litige (Chambre des communes, Comité législatif H sur le projet de loi C-26, Procès-verbal, 34e lég., 3e sess., n° 1 (26 février 1992) aux pp. 1:42 à 1:43; Ibid., 34e lég., 3e sess., no 15 (8 avril 1992) aux pp. 15:16 à 15:17).

[62]  Je suis d’avis que si le législateur avait eu l’intention de modifier le droit existant de façon à exiger non seulement que le licenciement soit justifié mais également que cette justification soit communiquée à l’employé, il se serait exprimé en ce sens beaucoup plus clairement qu’il ne l’a fait au paragraphe 12(3) de la LGFP. Il est vrai que dans sa version française, cette disposition réfère dans le titre aux « motifs nécessaires », alors qu’elle renvoie au terme « motivés », possiblement plus large, dans le corps du texte. Toute ambiguïté pouvant découler de l’emploi de ces termes est cependant résolue par l’utilisation unique de l’expression « for cause » dans la version anglaise. Cette expression consacrée réfère indéniablement à la norme technique du « motif valable » et reflète l’intention expresse d’écarter la possibilité de congédier un employé sans justification (Canada (Procureur général) c. Heyser, 2017 CAF 113 aux para. 71, 76 et 79, [2018] 1 R.C.F. 245; Grant,au para 5; Féthière aux para. 19, 30 et 32; Bergey au para. 12; Brown et Beatty au para. 7:3000).

[63]  C’est un principe d’interprétation des lois bilingues bien établi qu’il faut privilégier le sens commun des deux versions d’un texte lorsque l’un d’entre eux est clair alors que l’autre souffre d’une ambiguïté (R. c. Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217 au para. 26 ; Schreiber c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 R.C.S. 269 au para. 56). C’est dire qu’en présence d’une version plus large et d’une version plus étroite, il faut privilégier la version la plus étroite.

[64]  Enfin, le demandeur souligne avec justesse que le législateur utilise plutôt le mot « reasons » en anglais lorsqu’il entend exiger que les motifs du licenciement soient expliqués et communiqués. Il en va ainsi au paragraphe 241(1) du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2, lequel prévoit qu’un employé congédié a le droit de connaître les « motifs du congédiement / reasons for the dismissal » par écrit. Dans la même veine, le paragraphe 30(2) de la Loi sur les normes d’emploi, L.R.N.-B. 1982, ch. E-7.2 du Nouveau-Brunswick précise qu’un employeur doit licencier un employé par écrit « en lui indiquant les motifs / setting out the reasons » au moment du licenciement. Il faut donc présumer que le législateur était bien au fait de la signification de l’expression « for cause » et donner effet au choix qu’il a fait dans la rédaction du paragraphe 12(3) de la LGFP.

[65]  Bref, je suis d’avis que la Commission ne pouvait s’appuyer sur le paragraphe 12(3) de la LGFP pour conclure que le licenciement de la défenderesse n’était motivé qu’à compter du 27 octobre 2015 (voir para. 136 de la décision). Les motifs pour lesquels l’employeur a décidé de licencier la défenderesse existaient et étaient identifiables dès le 10 juillet 2015, dans la mesure où l’enquête était complétée. En effet, selon les déterminations non contestées de la Commission, les entrevues étaient terminées à cette date (au para. 25 de la décision), et la défenderesse avait admis, dès le 8 juillet 2015, avoir accédé au réseau de l’Agence à des fins personnelles (au para. 16 de la décision).

[66]  Nous ne sommes pas ici en présence d’une situation où l’enquête n’était pas terminée, ou encore d’un cas où l’employeur s’est appuyé sur des motifs autres que ceux dont il avait connaissance au moment où le licenciement a été imposé.

[67]  Il se peut, comme le soutient la défenderesse, que si l’Agence ne l’a pas avisée de son congédiement avant le 27 octobre 2015, c’est parce que cette dernière n’avait pas encore décidé de la sanction finale à être imposée, et ce même si elle avait recueilli dès le 10 juillet 2015 tous les faits sur lesquels elle allait éventuellement fonder sa décision. On ne saurait cependant en déduire que le licenciement ne pouvait être motivé qu’à compter du 27 octobre 2015. Ce qui importe, c’est que les faits supportent la décision prise au moment où elle prend effet. Accepter la thèse de la défenderesse aurait l’effet pervers d’inciter l’employeur à prendre une décision le plus rapidement possible et dès que les faits sont connus, plutôt que de bien soupeser toutes les considérations pertinentes avant d’arrêter son choix de la sanction la plus appropriée.

V.  Conclusion

[68]  Compte tenu de ce qui précède, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire.

[69]  Le principe veut qu’une cour siégeant en révision judiciaire ne substitue généralement pas sa décision à celle d’un décideur administratif mais renvoie plutôt l’affaire à celui-ci pour qu’il en dispose en tenant compte des motifs de la cour (Giguère c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 1, [2004] 1 R.C.S. 3 au para. 66; Gehl v. Canada (Attorney General), 2017 ONCA 319 au para. 54, [2017] O.J. No. 1943; Association des juristes de justice c. Canada (Procureur général), 2017 CSC 55, [2017] 2 R.C.S. 456 au para. 47). J’estime cependant qu’il faut déroger à cette règle dans le cas présent. À partir du moment où la Commission conclut que le licenciement de la défenderesse était justifié, il ne lui était pas loisible de conclure que la suspension sans traitement, laquelle s’appuyait sur les mêmes faits, n’était pas fondée. Par voie de conséquence, il ne servirait à rien de retourner le présent dossier à la Commission, dans la mesure où la seule conclusion raisonnable consiste à déclarer que la suspension sans rémunération était justifiée. Cette conclusion s’impose avec d’autant plus de force que le licenciement de la demanderesse pouvait rétroagir à la date où elle avait été suspendue.

[70]  En conséquence, j’accueillerais la demande en contrôle, et j’infirmerais la décision de la Commission en ce qui a trait au grief contestant la suspension sans solde. Rendant la décision qui aurait dû être rendue par la Commission, je rejetterais le grief contestant la suspension sans solde. J’annulerais donc l’ordonnance de remboursement de salaire et des avantages sociaux pendant la période de suspension, soit du 10 juillet au 27 octobre 2015. Le tout avec dépens, fixés à 3 000 $ tout inclus, conformément à l’entente entre les parties.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

  Johanne Gauthier »

« Je suis d’accord.

  Mary J.L. Gleason »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

APPEL D’UNE DÉCISION DE LA COMMISSION DES RELATIONS DE TRAVAIL ET DE L’EMPLOI DANS LE SECTEUR PUBLIC FÉDÉRAL, RENDUE LE 20 OCTOBRE 2017, 2017 CRTESPF 37


Dossier :

A-346-17

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. MICHELINE BÉTOURNAY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 septembre 2018

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 décembre 2018

 

 

COMPARUTIONS :

Sean Kelly

 

Pour le demandeur

 

Jean-Michel Corbeil

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

Pour le demandeur

 

Goldblatt Partners s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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