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Date : 20070821

Dossier : A-52-06

Référence : 2007 CAF 268

 

CORAM :      LA JUGE DESJARDINS

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

DSHIV CHOPRA

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

intimés

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 mars 2007

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 août 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LA JUGE DESJARDINS

LE JUGE MALONE

 

 


Date : 20070821

Dossier : A-52-06

Référence : 2007 CAF 268

 

CORAM :      LA JUGE DESJARDINS

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

Dr SHIV CHOPRA

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

Introduction

[1]               À l’automne 1992, l’appelant, Dr Shiv Chopra, a déposé à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) une plainte dans laquelle il alléguait que son employeur, le ministère de la Santé nationale et du Bien‑être social (l’employeur), avait fait preuve de discrimination à son égard dans l’attribution d’un poste de gestionnaire. Un tribunal constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑5 (la Loi), lui a plus tard donné raison et accordé une indemnité pour les pertes qu’il avait subies. Le Dr Chopra a demandé le contrôle judiciaire de cette décision, alléguant que le tribunal n’avait pas appliqué les principes juridiques appropriés pour établir l’indemnité à laquelle il avait droit. Le juge Phelan a rejeté sa demande de contrôle judiciaire, d’où le présent appel.

 

Les faits

[2]               À l’automne 1990, le poste de directeur du Bureau des médicaments humains prescrits, au ministère de la Santé et du Bien-être social, est devenu vacant. Le Dr Chopra, un employé de longue date, était intéressé à postuler ce poste et a proposé à l’employeur de l’y nommer à titre intérimaire (le poste intérimaire). Deux autres candidats étant aussi intéressés par le poste, le Dr Chopra a suggéré que chaque candidat occupe le poste à tour de rôle. Sa proposition n’a pas été retenue, et la candidate pour laquelle la direction inclinait a obtenu le poste à titre intérimaire. Quand est venu le temps de combler le poste à temps plein de façon permanente (le poste de durée indéterminée), le Dr Chopra a présenté sa candidature, laquelle a toutefois été rejetée par le comité de sélection parce qu’il ne possédait pas d’expérience récente en gestion. La titulaire du poste intérimaire a remporté le concours pour l’obtention du poste de durée indéterminée. 

 

[3]               Le Dr Chopra a porté plainte à la Commission, qui a déféré l’affaire pour qu’elle soit tranchée par le Tribunal des droits de la personne. Le Tribunal a rendu une première décision dans laquelle il rejetait la plainte : voir Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social), [1996] T.C.D.P. no 3. La Cour fédérale a annulé cette décision au motif que le Tribunal aurait dû tenir compte de certaines statistiques déposées en preuve qu’il avait exclues. L’affaire a été renvoyée au Tribunal pour qu’il procède à une nouvelle audition : voir Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social) (re Chopra), [1998] A.C.F. no 432, confirmé par [1999] A.C.F. no 40. Un tribunal différemment constitué a instruit la plainte. La nouvelle formation a divisé l’instance en deux phases, l’une portant sur la responsabilité, l’autre sur les mesures de redressement. Après un examen approfondi de la preuve, et notamment des éléments statistiques, le Tribunal a conclu que l’on avait privé le Dr Chopra de la possibilité d’occuper le poste intérimaire pour motif de discrimination fondée sur son origine nationale ou ethnique. L’employeur n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Au stade des mesures de redressement, le Tribunal a accordé une certaine indemnisation au Dr Chopra, tout en la limitant pour diverses raisons. La décision relative au redressement, répertoriée sous [2004] T.C.D.P. no 23 (Chopra c. Santé Canada), a fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Le juge saisi de la demande a rejeté la demande du Dr Chopra, pour des motifs que nous aborderons plus loin, dans une décision répertoriée sous l’intitulé Chopra c. Canada (Procureur général), 2006 CF 9, [2006] A.C.F. no 33.

 

La décision relative au redressement

[4]               La décision relative au redressement est à l’origine du présent appel. Dans cette décision, le Tribunal a tout d’abord énoncé les principes juridiques sur lesquels il fonderait l’examen des mesures de redressement. S’appuyant sur la jurisprudence de notre Cour, et plus particulièrement sur les motifs formulés par le juge Marceau dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Morgan (C.A.), [1992] 2 C.F. 401 (Morgan), le Tribunal s’est dit convaincu qu’« un plaignant qui demande réparation parce qu’on lui a refusé de façon discriminatoire l’accès à un poste plus élevé n’a qu’à fournir la preuve qu’il existait une “ sérieuse possibilité ” de réussite » (voir le paragraphe 11 de la décision relative au redressement). Par ailleurs, le montant de l’indemnité dépend des chances qu’avait le plaignant d’accéder à ce poste : voir la décision relative au redressement, au paragraphe 33. Appliquant ce principe aux faits dont il était saisi, le Tribunal a conclu qu’il existait une simple possibilité, néanmoins sérieuse, que le Dr Chopra eût été nommé au poste intérimaire si l’employeur n’avait pas fait preuve de discrimination à son endroit. Étant donné que le Dr Chopra lui-même avait proposé que les trois candidats occupent tour à tour le poste « intérimaire », le Tribunal a conclu que cette proposition aurait constitué une solution raisonnable. En conséquence, il a établi l’indemnité du Dr Chopra en fonction du salaire et des autres avantages correspondant à un tiers de la période durant laquelle le poste a été occupé à titre intérimaire, soit 22 semaines. 

 

[5]               Le Tribunal s’est ensuite demandé si le Dr Chopra avait droit à une indemnisation en ce qui a trait au poste de durée indéterminée. Dans sa décision sur la responsabilité, le Tribunal a conclu que le comité de sélection avait à juste titre éliminé à la présélection la candidature du Dr Chopra pour le poste de durée indéterminée, parce que celui-ci ne satisfaisait pas à l’un des critères obligatoires, ne possédant pas d’expérience récente en gestion. Dans la décision relative au redressement, le Tribunal a fait remarquer que même si le Dr Chopra avait pu justifier de l’expérience récente requise en gestion, il n’aurait pas nécessairement été le candidat retenu pour le poste de durée indéterminée. L’une des conditions de nomination à ce poste était d’avoir de l’expérience comme porte-parole de Santé Canada. Or, la preuve ne permettait pas de savoir précisément si le Dr Chopra possédait cette expérience (décision relative au redressement, au paragraphe 26). Néanmoins, le Tribunal s’est dit d’avis que si le Dr Chopra avait eu l’avantage d’occuper le poste de directeur intérimaire durant seize semaines, il existe une possibilité sérieuse qu’il eût remporté le concours visant à pourvoir le poste pour une durée indéterminée.

[6]               Ayant ainsi conclu, le Tribunal, afin d’établir le montant de l’indemnité à laquelle avait droit le plaignant, a ensuite examiné les chances qu’avait le Dr Chopra d’obtenir le poste de durée indéterminée. Outre l’expérience en gestion et l’exigence relative aux antécédents à titre de porte‑parole pour l’employeur, la question de savoir s’il aurait franchi la deuxième étape du processus d’évaluation, plus exigeante, constituait un autre facteur d’incertitude. Pour ces motifs, le Tribunal a jugé que, s’il existait une possibilité sérieuse que le Dr Chopra eût obtenu le poste, la probabilité à cet égard était par ailleurs suffisamment faible pour justifier de réduire l’indemnité pour pertes salariales et pertes d’autres avantages des deux tiers des montants auxquels il aurait autrement droit : voir la décision relative au redressement, au paragraphe 36.

 

[7]               Le Tribunal s’est ensuite penché sur les questions de la prévisibilité et de l’atténuation des dommages. Il a estimé que le Dr Chopra n’avait pas pris toutes les mesures raisonnables pour atténuer le préjudice qu’il a subi. De ce fait, le Tribunal a limité la période d’indemnisation à une durée de six ans à compter du 21 avril 1992, date à laquelle la nomination de la candidate retenue a été confirmée : voir les paragraphes 39 et 40 de la décision relative au redressement.

 

[8]               Le Dr Chopra a soutenu que s’il avait obtenu le poste de durée indéterminée, cette nomination lui aurait permis d’accéder ensuite à d’autres postes de niveau EX (Executive) et que l’indemnité accordée pour les pertes subies devrait tenir compte de cet avancement. Le Tribunal a examiné la preuve d’expert visant à étayer ce point de vue, mais il a conclu que la possibilité que le Dr Chopra soit promu à d’autres postes de niveau EX était tout simplement trop éloignée pour ne pas être hypothétique. Les promotions n’étaient pas accordées automatiquement, et chaque poste EX était de nature particulière : voir la décision relative au redressement, au paragraphe 46. Le Tribunal a conclu qu’il n’existait aucune possibilité sérieuse que le Dr Chopra soit nommé à un autre poste de niveau EX ultérieurement au cours de sa carrière du seul fait de l’expérience limitée qu’il aurait acquise dans le poste intérimaire. 

 

[9]               Le Dr Chopra a aussi soutenu qu’il devrait être nommé sans délai à un poste de niveau EX. Le Tribunal a expliqué que, puisqu’il avait ordonné que le plaignant soit indemnisé pour les pertes subies au regard du poste de durée indéterminée, ce dernier avait été pleinement dédommagé, de sorte qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner qu’il soit nommé à un poste EX : voir la décision relative au redressement, au paragraphe 51.  

 

[10]           Quant aux dommages-intérêts non pécuniaires, le Tribunal a conclu que, l’acte discriminatoire étant survenu avant les modifications apportées à la Loi en 1998, qui ont fait passer l’indemnité maximale pour préjudice moral de 5 000 $ à 20 000 $, l’indemnité maximale de 5 000 $ s’appliquait. Le Tribunal s’est appuyé sur la décision Nkwazi c. Canada (Service correctionnel), [2001] T.C.D.P. no 1, dans laquelle il a été décidé que les modifications de 1998 n’ont pas d’effet rétroactif. L’indemnité maximale de 5 000 $ étant réservée aux cas les plus graves, le Tribunal a accordé 3 500 $.

 

[11]           Enfin, en ce qui concerne les intérêts sur les pertes de salaire, le Tribunal s’est dit d’avis que, malgré la longue période écoulée entre le dépôt de la plainte et son redressement, conséquence du « parcours sinueux » de l’affaire, les circonstances ne justifiaient pas de faire exception à la norme. Il a accordé des intérêts simples, calculés au taux généralement utilisé dans les décisions judiciaires, plutôt que des intérêts composés. Il a ordonné que les intérêts soient calculés à partir d’octobre 1990. Pour ce qui est des intérêts sur les dommages-intérêts non pécuniaires, le Tribunal a précisé que le total ne devait pas dépasser la somme maximale de 5 000 $ prévue à la Loi avant les modifications législatives de 1998. Le Tribunal a appuyé sa conclusion à cet égard sur la décision  Canada (Procureur général) c. Hébert, (1995) C.H.R.R. D/375.

 

La demande de contrôle judiciaire présentée par le Dr Chopra

[12]           Le Dr Chopra a sollicité le contrôle judiciaire de la décision relative au redressement. Sa demande repose sur les moyens suivants, exposés dans son Avis de demande :

[traduction]

a) le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’interprétation et l’application des principes de la prévisibilité raisonnable et de l’atténuation des dommages. Plus particulièrement, le Tribunal a fait erreur en concluant que ces principes auraient pour effet de réduire l’indemnité financière découlant du refus de nommer le Dr Chopra à un poste EX‑02 de durée indéterminée;

 

b) le Tribunal a commis une erreur de droit en n’ordonnant pas la nomination du Dr Chopra à un poste de niveau EX après avoir conclu que, n’eût été la discrimination exercée à l’égard du Dr Chopra, celui-ci aurait dû obtenir le poste de directeur du Bureau des médicaments humains prescrits;

 

c) le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’interprétation de l’article 53 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en concluant, plus particulièrement, que les dommages‑intérêts non pécuniaires qui pouvaient être adjugés au Dr Chopra étaient limités à 5 000 $;

 

d) le Tribunal a commis une erreur en ordonnant que des seuls intérêts simples soient versés sur les montants adjugés. 

 

 

La norme de contrôle

[13]           La norme de contrôle applicable au présent appel, qui porte sur la décision d’une cour supérieure saisie du contrôle judiciaire de la décision d’un tribunal inférieur, est décrite au paragraphe 43 de l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226 (Dr Q) :

[…] Le rôle de la Cour d’appel était de décider si la juge de révision avait choisi et appliqué la norme de contrôle appropriée et, si cela n’était pas le cas, d’examiner la décision de l’organisme administratif à la lumière de la norme de contrôle appropriée, soit celle de la décision raisonnable. À cette étape de l’analyse, la Cour d’appel effectue le contrôle en appel d’une décision judiciaire, et non pas le contrôle judiciaire d’une décision administrative. […] La question du choix et de l’application de la norme appropriée est une question de droit et le juge de révision doit donc y avoir répondu correctement […]

 

[14]           Le juge saisi de la demande a abordé en ces termes la question de la norme de contrôle :

[38] Quant à la détermination des principes de droit applicables, la Cour sait que ces principes sont soulevés dans le contexte des droits de la personne et qu’il ne s’agit pas d’une question de droit général. Il s’agit d’une question de droit, question habituellement réservée aux tribunaux. Il en est particulièrement ainsi en l’espèce, puisque les principes de droit pertinents découlent de la décision de la Cour d’appel fédérale dans Morgan, précitée. Par conséquent, la norme de contrôle appropriée relativement à des principes de droit est celle de la décision correcte.

 

[39] En ce qui concerne les conclusions de fait, surtout si l’instance décisionnelle doit fonder une partie de ses conclusions sur son appréciation des témoins, la Cour doit faire preuve de beaucoup de déférence à l’égard du membre du Tribunal, en conformité avec la décision de la Cour suprême du Canada dans Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations de travail), [1996] 1 R.C.S. 369, à la page 408. J’estime que la norme de contrôle devrait être celle de la décision raisonnable simpliciter.

 

[40] Quant à la norme de contrôle applicable aux questions de fait et de droit qui relèvent essentiellement du pouvoir du Tribunal de prendre une décision à l’issue de l’instruction, les paragraphes 53(2) et 53(3) confèrent au Tribunal un large pouvoir discrétionnaire. Compte tenu de ce pouvoir et de l’étape du redressement qui est principalement fondée sur les faits, la norme de contrôle appropriée est également celle de la décision raisonnable simpliciter.

 

[15]           En résumé, le juge saisi de la demande a conclu que la norme de la décision correcte s’appliquait aux questions de droit, alors que la norme de la décision raisonnable s’appliquait aux questions de fait et de droit.

 

[16]           Le juge saisi de la demande n’a pas établi de distinction entre les questions de droit général que le Tribunal a examinées au cours de son enquête et les questions de droit afférentes à l’interprétation par le Tribunal de sa loi constitutive. Non seulement la Cour suprême a-t-elle établi cette distinction, elle a aussi distingué entre, d’une part, les questions de droit général et, d’autre part, les questions de droit général à l’égard desquelles un tribunal a acquis une expertise particulière en raison de leur interdépendance avec d’autres questions intimement liées à l’expertise du tribunal. La Cour suprême a statué qu’il convient de faire preuve de retenue envers les décisions d’un tribunal portant sur l’interprétation de questions de droit général au regard desquelles le tribunal possède une expertise particulière, ainsi qu’envers celles dans lesquelles le tribunal interprète sa loi constitutive : voir l’arrêt Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, aux paragraphes 70 à 75.

 

[17]           Par conséquent, la conclusion du juge saisi de la demande, selon laquelle la norme de contrôle applicable aux questions de droit était celle de la décision correcte, est trop générale. La norme varie selon la nature de la question juridique en cause. Il se peut que la norme applicable soit celle de la décision correcte, mais ce n’est pas toujours le cas.

[18]           Quant aux conclusions de fait et aux conclusions de fait et de droit, nul n’a contesté que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. J’aborderai donc l’espèce en fonction de cette norme.

 

Les dispositions législatives applicables

[19]           Avant d’examiner de façon plus approfondie les motifs du juge qui a statué sur la demande, il est utile de rappeler les dispositions pertinentes de la Loi :

4. Les actes discriminatoires prévus aux articles 5 à 14.1 peuvent faire l'objet d'une plainte en vertu de la partie III et toute personne reconnue coupable de ces actes peut faire l'objet des ordonnances prévues aux articles 53 et 54.

 

 

. . .

 

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;

 

b) de le défavoriser en cours d'emploi

 

 

 

 

 

. . .

 

40. (1) Sous réserve des paragraphes (5) et (7), un individu ou un groupe d'individus ayant des motifs raisonnables de croire qu'une personne a commis un acte discriminatoire peut déposer une plainte devant la Commission en la forme acceptable pour cette dernière.

 

. . .

 

53. (2)  À l'issue de l'instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l'article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire :

 

 

 

 

. . .

 

 

b) d'accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les Droits, chances ou avantages dont l'acte l'a privée;

 

 

 

c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte;

 

 

 

 

e) d'indemniser jusqu'à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

 

 

 

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l'auteur d'un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s'il en vient à la conclusion que l'acte a été délibéré ou inconsidéré.

 

 

 

 

(4) Sous réserve des règles visées à l'article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l'indemnité au taux et pour la période qu'il estime justifiés.

 

4. A discriminary practice, as described in sections 5 to 14.1, may be the subject of a complaint under Part III and anyone found to be engaging or to have engaged in a discriminatory practice may be made subject to an order as provided in sections 53 and 54.

 

. . .

 

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

 

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

 

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

 

on a prohibited ground of discrimination.

 

. . .

 

40. (1) Subject to subsections (5) and (7), any individual or group of individuals having reasonable grounds for believing that a person is engaging or has engaged in a discriminatory practice may file with the Commission a complaint in a form acceptable to the Commission.

 

. . .

 

53. (2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:

 

. . .

 

 

(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice;

 

(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;

 

 

(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.

 

(3) In addition to any order under subsection (2), the member or panel may order the person to pay such compensation not exceeding twenty thousand dollars to the victim as the member or panel may determine if the member or panel finds that the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice wilfully or recklessly.

 

(4) Subject to the rules made under section 48.9, an order to pay compensation under this section may include an award of interest at a rate and for a period that the member or panel considers appropriate.

 

[20]           À l’époque où le Dr Chopra a porté plainte, la disposition correspondant au paragraphe 53(2) était le paragraphe 41(2), dont le libellé est le suivant :

41. (2) À l'issue de son enquête, le tribunal qui juge la plainte fondée peut, sous réserve du paragraphe (4) et de l'article 42, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d'un acte discriminatoire

 

 

 

 

 

b) d'accorder à la victime, à la première occasion raisonnable, les droits, chances ou avantages dont, de l'avis du tribunal, l'acte l'a privée;

 

 

 

c) d'indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction qu'il juge indiquée, des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l'acte; et

 

 

. . .

 

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le tribunal, ayant conclu

 

 

a) que la personne a commis l'acte discriminatoire de propos délibéré ou avec négligence, ou

 

b) que la victime a souffert un préjudice moral par suite de l'acte discriminatoire,

 

 

peut ordonner à la personne de payer à la victime une indemnité maximale de cinq mille dollars.

 

41. (2) If, at the conclusion of its inquiry, a Tribunal finds that the complaint to which the inquiry relates is substantiated, subject to subsection (4) and section 42, it may make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in such order any of the following terms that it considers appropriate:

 

 

(b) that such person make available to the victim of the discriminatory practice on the first reasonable occasion such rights, opportunities or privileges as, in the opinion of the Tribunal, are being or were denied the victim as a result of the practice;

 

(c) that such person compensate the victim, as the Tribunal may consider proper, for any or all of the wages that the victim was deprived of and any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and

. . .

 

(3) In addition to any order that the Tribunal may make pursuant to subsection (2), if the Tribunal finds that

 

(a) a person is engaging or has engaged in a discriminatory practice wilfully or recklessly, or

 

(b) the victim of the discriminatory practice has suffered in respect of feelings or self-respect as a result of the practice,

 

the Tribunal may order the person to pay such compensation to the victim, not exceeding five thousand dollars, as the Tribunal may determine.

 

 

Résumé et analyse des motifs du juge saisi de la demande

i) Le poste intérimaire et le poste de durée indéterminée

 

[21]           Le juge saisi de la demande a commencé son analyse en examinant les principes juridiques applicables. Le juge s’est largement appuyé sur la décision de notre Cour dans Morgan pour établir les principes applicables à l’évaluation de l’indemnité dans les cas de discrimination en matière d’emploi. L’arrêt Morgan est inhabituel en ce qu’il comprend trois opinions qui divergent sous d’importants rapports. Le juge saisi de la demande s’est fondé sur les passages suivants des motifs du juge Marceau :

[…] Pour démontrer l’existence du préjudice donnant droit à l’indemnité, il n’était pas nécessaire de démontrer que, n’eût été l’acte discriminatoire, le plaignant aurait certainement obtenu le poste. De plus, aux fins d’établir le préjudice, point n’est besoin de démontrer la probabilité de celui-ci. À mon avis, la preuve d’une possibilité, pourvu qu’elle soit sérieuse, suffit à démontrer l’existence du préjudice. Par contre, pour connaître l’ampleur du préjudice et les dommages-intérêts qu’il entraîne, il m’apparaît impossible de rejeter des éléments de preuve démontrant que, de toute manière, le poste aurait pu être refusé. La présence de cet élément d’incertitude empêcherait le tribunal d’accorder les dommages-intérêts qu’il accorderait en l’absence de celui-ci. L’indemnité fixée par le tribunal serait réduite en fonction du degré d’incertitude.

 

[…]

 

[…] force m’est de constater la présence d’une certaine confusion entre le droit d’obtenir réparation d’un préjudice subi et l’évaluation des dommages-intérêts. Si la nature spéciale de la Loi sur les droits de la personne, que l’on dit tellement fondamentale qu’elle serait presque de nature constitutionnelle et qui n’est pas du domaine de la responsabilité délictuelle (voir p. ex. l’arrêt Robichaud c. Brennan (subnom. Robichaud c. Canada (Conseil du trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, à la page 89, et l’arrêt Bhadauria c. Bureau des Gouverneurs du Seneca College (subnom. Seneca College c. Bhadauria) [1981] 2 R.C.S. 181), exclut l’application de limites au droit d’obtenir une indemnité qui relève de la responsabilité délictuelle, l’évaluation des dommages-intérêts exigibles par la victime ne peut être régie par des règles différentes. Dans les deux cas, le principe est le même : la partie lésée doit être remise dans la position où elle aurait été si le tort ne s’était pas produit. Tout autre but entraînerait un enrichissement sans cause et un appauvrissement injustifié parallèle. Les principes établis par les tribunaux pour atteindre cet objectif en responsabilité délictuelle s’appliquent donc nécessairement. Il est bien connu que l’un de ces principes consiste à exclure les conséquences de l’acte qui sont trop lointaines ou seulement indirectes.

 

[Morgan, aux paragraphes 15 et 19]

 

 

[22]           Le juge saisi de la demande a retenu de ces passages les propositions suivantes :

- la norme de preuve permettant d’établir une perte réelle (du fait de la discrimination), qui consiste habituellement en la norme de la probabilité, est remplacée par le critère moins rigoureux de la « possibilité, pourvu qu’elle soit sérieuse » que la personne aurait obtenu le poste (motifs de l’ordonnance, au paragraphe 47);

 

- une fois établie l’existence de la perte, l’évaluation de l’ampleur du préjudice exige un examen des « incertitudes, des imprévus et des probabilités », un exercice qui commande la prise en compte de la prévisibilité des dommages et du caractère lointain des conséquences (motifs de l’ordonnance, au paragraphe 48).

 

[23]           À la lumière de ces propositions, le juge a ensuite analysé la façon dont le Tribunal a traité la question de l’attribution tant du poste intérimaire que du poste de durée indéterminée. En ce qui concerne le poste intérimaire, il n’a pas remis en cause la conclusion du Tribunal selon laquelle il existait une possibilité sérieuse que le Dr Chopra eût obtenu le poste. Il a souscrit au raisonnement du Tribunal, qui a jugé que le dédommagement du plaignant devrait être limité à la période durant laquelle celui-ci aurait occupé le poste intérimaire si sa proposition avait été acceptée.

[24]           Quant au poste de durée indéterminée, le juge saisi de la demande a estimé raisonnable la conclusion du Tribunal portant que si le Dr Chopra avait eu l’occasion d’occuper le poste intérimaire, il y a une possibilité sérieuse qu’il eût obtenu la nomination de durée déterminée à ce poste. Se référant aux arrêts Morgan et Canada (Procureur général) c. McAlpine (C.A.), [1989] 3 C.F. 530 (McAlpine), le juge a convenu que le Tribunal pouvait à bon droit tenir compte, dans la détermination du montant de l’indemnité, de l’incertitude entourant la question de savoir si le Dr Chopra se serait effectivement vu confier le poste. Il a décidé de ne pas intervenir dans la décision de réduire de deux tiers l’indemnité accordée au Dr Chopra afin de rendre compte de ce facteur d’incertitude.

 

[25]           Le juge saisi de la demande a ensuite examiné la réduction par le Tribunal de la période d’indemnisation. Il a fait état des observations du Tribunal quant à la durée prévisible de la période durant laquelle les effets de l’acte discriminatoire pouvaient se faire sentir, ainsi que des éléments de preuve dénotant l’absence d’efforts du Dr Chopra pour atténuer les pertes subies. En dernier ressort, il n’était pas convaincu du caractère déraisonnable des conclusions du Tribunal sur ce point.

 

[26]           En appel devant notre Cour, le Dr Chopra a soutenu que le Tribunal a commis une erreur de droit en faisant intervenir des notions du droit de la responsabilité délictuelle dans la détermination de l’indemnité exigible en vertu de la Loi. À son avis, le seul facteur pertinent pour le calcul de la perte est la preuve du lien de causalité. Une fois établi le lien entre la discrimination et la perte, le dédommagement doit correspondre à la perte totale, sans égard aux probabilités. En outre, dans la mesure où il convient de tenir compte de l’atténuation des dommages, le Tribunal, prétend-il, a commis une erreur en exigeant qu’il démontre qu’il a tenté d’atténuer ses pertes, plutôt que d’imposer à l’employeur le fardeau de prouver qu’il n’avait pas fait d’efforts en ce sens.

 

[27]           Les questions soulevées relativement à cet aspect de l’appel se rapportent à la question restreinte du recours, dans la détermination de l’indemnité payable aux victimes de discrimination, à certaines notions de limitation des pertes issues du droit des redressements. Malgré l’absence de majorité, dans Morgan, quant au critère de la « possibilité, pourvu qu’elle soit sérieuse », le juge saisi de la demande a traité les motifs du juge Marceau comme s’ils traduisaient l’état actuel du droit sur la question. Cette position n’a pas été contestée dans les plaidoiries présentées devant nous.

 

[28]           La seule question que la Cour est invitée à trancher est de savoir si le Tribunal pouvait faire intervenir les facteurs de prévisibilité et d’atténuation des dommages pour réduire l’indemnité autrement payable au Dr Chopra au titre du [traduction] « salaire dont il a été privé » par suite de l’acte discriminatoire de l’employeur. Le juge saisi de la demande a tenu pour acquis que cette question avait été réglée par les arrêts McAlpine et Morgan de notre Cour. Je ne suis pas convaincu que ce soit le cas.

 

[29]           L’application du facteur de prévisibilité aux pertes découlant d’actes discriminatoires a été soulevée devant notre Cour pour la première fois dans McAlpine. Après avoir conclu que le plaignant ne pouvait exiger d’être indemnisé pour la perte de prestations d’assurance-emploi parce que ces prestations ne constituaient pas un « salaire » au sens de la Loi, la Cour a examiné un autre moyen de révision. La Cour, en formulant des observations sur l’application du principe « restituo in integrum » en matière d’indemnisation, a déclaré qu’« il aurait également fallu tenir compte du caractère prévisible ou de la prévisibilité raisonnable des dommages, peu importe que l’action intentée soit en responsabilité contractuelle ou en responsabilité délictuelle. En effet, seules les pertes subies qui sont raisonnablement prévisibles sont recouvrables ». Voir l’arrêt McAlpine, au paragraphe 13.

 

[30]           Ce point de vue a été remis en question par le juge MacGuigan, qui a écrit dans Morgan :

L’imposition d’une limite à l’indemnité pour pertes de salaire fondée sur la doctrine de la prévisibilité raisonnable ne peut être déduite de l’arrêt McAlpine. […]

 

Cette Cour a soutenu que les alinéas 53(2)b), c) et d) de la Loi ne permettent pas d’indemniser les pertes de prestations d’assurance-chômage. Cette décision suffisait à disposer de l’affaire, mais la Cour a ajouté à titre de remarque incidente qu’elle appuyait le principe de la prévisibilité raisonnable. [Note : La prévisibilité raisonnable est le principe de common law qui s’applique à la fois en responsabilité délictuelle et en responsabilité contractuelle : voir Asamera Oil Corporation Ltd. c. Sea Oil & General Corporation et autre, [1979] 1 R.C.S. 633, aux pages 645 et s. Le juge Estey déclare à la page 673 que «  les principes relatifs au caractère prévisible s’appliquent également que la réclamation soit fondée sur la responsabilité délictuelle ou contractuelle ».] Toutefois, à mon avis, la Cour a appliqué ce principe uniquement quant au type de dommages-intérêts demandé : c'est-à-dire qu’un employeur ne pouvait pas raisonnablement prévoir que l’acte discriminatoire en question entraînerait une perte de prestations d’assurance-chômage.

 

[Le commentaire entre parenthèses fait l’objet d’une note dans la décision originale.]

 

[31]           Dans les motifs qu’il a rédigés dans l’arrêt Morgan, le juge Marceau a reconnu qu’il convient d’établir une limite à la responsabilité afférente aux conséquences d’un acte discriminatoire, mais il était peu enclin à recourir à la prévisibilité raisonnable à cette fin, ce facteur lui semblant mieux adapté aux pertes contractuelles. Le juge Mahoney n’a traité de cette question qu’indirectement. Après s’être dit d’accord avec ses collègues qu’il doit exister un lien de cause à effet entre l’acte discriminatoire et les pertes de salaire qui en résultent, il a ajouté que ce sont les circonstances de chaque affaire qui détermineront la longueur de la période au cours de laquelle on peut établir ce lien de causalité, laissant ainsi entendre que le maintien du lien de causalité dans le temps constituerait le facteur limitatif.

 

[32]           S’il fallait dégager, comme on le demande parfois aux étudiants en droit, la ratio decidendi de l’arrêt Morgan sur cette question, il me semble que tout au plus pourrait-on dire que les trois juges formant la Cour ont convenu de la nécessité d’établir une limite à la responsabilité afférente aux conséquences d’un acte discriminatoire, mais que la nature de cette limite demeure incertaine. Si les trois juges s’entendaient pour dire qu’il doit y avoir un lien de causalité entre l’acte discriminatoire et les pertes subies, ils ne partageaient pas le même avis quant à savoir si la prévisibilité met fin à la responsabilité au regard des événements après un certain temps ou après un certain événement dans la chaîne causale. Par conséquent, Morgan ne peut servir à étayer la proposition selon laquelle la prévisibilité s’applique pour limiter l’étendue des pertes recouvrables, plutôt que la nature des pertes recouvrables.

 

[33]           En common law, seuls les dommages-intérêts correspondant aux conséquences raisonnablement prévisibles d’un acte fautif peuvent être recouvrés à titre de dommages-intérêts. Les chefs de dommages-intérêts qui ne sont pas raisonnablement prévisibles ne peuvent être recouvrés.

 

[34]           La Cour d’appel de l’Ontario a traité de cette question dans l’arrêt Cotic c. Gray (1981), 33 O.R. (2d) 356, au paragraphe 76 :

[traduction]

76 […] Le jugement rendu par le Conseil privé dans The "Wagon Mound" No. 1, précité, a écarté la décision Polemis, précitée, et conclu que l’exigence de la prévisibilité raisonnable s’applique au préjudice subi ainsi qu’à l’obligation. Autrement dit, le préjudice subi doit être raisonnablement prévisible. Cette exigence a été modifiée dans Hughes v. Lord Advocate, précité, de sorte qu’il n’est pas nécessaire que l’auteur du tort prévoie avec précision quel sera le dommage ou le préjudice. Le dommage ou le préjudice n’est pas trop éloigné si ce genre de dommage ou de préjudice était raisonnablement prévisible ou, pour citer un extrait des motifs du juge Dickson dans l’arrêt R. c Côté, [1976] 1 R.C.S. 595, à la page 604, 51 D.L.R. (3d) 224, à la page 252, 3 N.R. 341, répertorié sous Kalogeropoulos et Millette c. Côté, Ministre de la Voirie et Sûreté de l’Ontario :

 

Il n’est pas nécessaire de prévoir [traduction] « le concours exact de circonstances »; pour attribuer une responsabilité, il est suffisant d’avoir pu prévoir de façon générale la catégorie ou le caractère des dommages qui se sont produits […]

 

 

[35]           En matière d’indemnisation pour pertes subies à la suite d’un acte discriminatoire, la question de la prévisibilité ne se pose pas pour la simple raison que le législateur a défini le genre de pertes pouvant être recouvrées. L’alinéa 53(2)c) de la Loi prévoit que le Tribunal peut ordonner à l’auteur du tort d’indemniser la victime pour les pertes de salaire et les dépenses entraînées par l’acte discriminatoire. 

 

[36]           La législation relative aux droits de la personne ne donne pas naissance à une cause d’action fondée sur la common law (voir l’arrêt Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181, à la page 195). S’il n’est possible d’intenter un recours pour acte discriminatoire qu’auprès d’un tribunal désigné en vertu de la Loi, il s’ensuit que le plaignant ne peut obtenir d’autres redressements que ceux que le tribunal a le pouvoir d’accorder. Le plaignant ne peut tenter d’ajouter aux redressements ainsi prévus en invoquant le principe de « restituo in integrum ».

 

[37]           Le fait que la prévisibilité ne constitue pas un facteur approprié de limitation des pertes dont un plaignant peut être dédommagé ne signifie pas qu’il ne devrait y avoir aucune limite à la responsabilité d’indemniser. La première limite a été reconnue unanimement par les membres formant la Cour dans Morgan : il doit exister un lien de causalité entre l’acte discriminatoire et la perte alléguée. La deuxième limite, consacrée par la Loi même, consiste dans le pouvoir discrétionnaire conféré au Tribunal d’ordonner l’indemnisation de la totalité ou de la fraction des pertes de salaire entraînées par l’acte discriminatoire. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire doit obéir à des principes. 

 

[38]           En l’espèce, le Tribunal semble avoir conjugué prévisibilité et atténuation des dommages :

Un autre élément doit aussi être pris en compte. Ainsi que l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans McAlpine (précité) (paragraphe 14), seulement la perte qui est raisonnablement prévisible est recouvrable. La victime de l’acte discriminatoire doit donc démontrer qu’elle a pris des mesures raisonnables pour atténuer sa perte (voir le par. 14 de l’arrêt Morgan); par exemple, en l’instance, le plaignant doit démontrer qu’il a pris des initiatives de nature à améliorer ses chances de réussir à accéder à un poste de niveau EX et poser sa candidature à de tels postes lorsque l’occasion se présentait.  

 

[Décision relative au redressement, au paragraphe 37]

 

[39]           Le Dr Chopra soutient que les principes du droit de la responsabilité délictuelle, et notamment le principe de l’atténuation des dommages, ne s’appliquent pas à l’indemnité accordée en vertu de la Loi. Comme il a été signalé, le genre de pertes susceptibles d’être recouvrées est circonscrit dans la loi, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer la prévisibilité. Les limites à l’étendue des pertes recouvrables ne découlent pas, en droit, de l’application des principes de la responsabilité délictuelle, conclusion qui, à mon avis, est la conséquence nécessaire du principe selon lequel la législation relative aux droits de la personne ne donne pas naissance à une cause d’action fondée sur la loi. En conséquence, je suis porté à partager l’avis du Dr Chopra portant qu’aucune exigence légale n’impose d’invoquer la doctrine de l’atténuation des dommages pour limiter le dédommagement qu’il peut obtenir.

 

[40]           Cela dit, le pouvoir discrétionnaire dont jouit le Tribunal pour ordonner l’indemnisation de la totalité ou de partie des pertes subies lui permet d’imposer une limite aux pertes découlant d’un acte discriminatoire. Un tribunal pourrait bien être d’avis que les principes qui sous‑tendent la doctrine de l’atténuation des dommages dans d’autres contextes s’appliquent aussi en matière de réclamations pour pertes de salaire engagées au titre de la Loi. La société a intérêt à encourager l’efficience économique en exigeant que les personnes qui ont subi des pertes prennent des mesures pour minimiser leur perte, puisqu’il n’est pas dans l’intérêt public de permettre que des membres de la société maximisent leur perte au détriment d’autres personnes, même ci celles-ci sont responsables de la perte : voir l’arrêt Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., 2004 CSC 38, [2004] 2 R.C.S. 74, au paragraphe 184. Aussi un tribunal peut-il, bien qu’il n’y soit pas tenu, appliquer la doctrine de l’atténuation des dommages dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de fixer l’indemnité qui devra être versée à un plaignant. 

 

[41]           Le Dr Chopra prétend que si ces principes doivent s’appliquer, le Tribunal lui a erronément imposé le fardeau de la preuve à leur égard. Le passage suivant, estime le Dr Chopra, témoigne de l’erreur du Tribunal : « […] le plaignant doit démontrer qu’il a pris des initiatives de nature à améliorer ses chances de réussir à accéder à un poste de niveau EX et poser sa candidature à de tels postes lorsque l’occasion se présentait » : voir la décision sur le redressement, au paragraphe 37.

 

[42]           Avec égards, la question du fardeau de la preuve constitue une échappatoire. Lorsque les éléments au dossier permettent au tribunal de tirer des conclusions de fait étayées par la preuve, la question de savoir à qui incombait la preuve d’un fait particulier est sans pertinence. La question du fardeau de la preuve ne se pose que lorsqu’il faut décider quelle partie doit subir les conséquences d’une lacune dans la preuve qui empêche le décideur des faits de tirer une conclusion particulière. « Il est inutile de parler de fardeau lorsque toute la preuve est contenue au dossier » : voir les motifs du juge de Grandpré dans l’arrêt Michaels c. Red Deer College, [1976] 2 R.C.S. 324.

 

[43]           Par conséquent, il n’y a aucun motif d’intervenir quant à cet aspect de la décision du juge qui a statué sur la demande. S’il peut y avoir eu une certaine confusion quant au rôle de la prévisibilité dans la détermination de l’indemnité, le juge n’a pas commis d’erreur en s’en remettant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Tribunal de limiter l’indemnité payable au Dr Chopra, soit parce que celui-ci n’avait pas pris de mesures afin d’atténuer la perte de salaire qu’il disait avoir subie, soit en fonction de l’appréciation par le Tribunal de l’étendue de la perte découlant du poste de durée indéterminée.

ii) L’attribution du poste de durée indéterminée

[44]           Le Dr  Chopra allègue que le Tribunal a commis une erreur en n’ordonnant pas sa nomination au poste de durée indéterminée, puisqu’il a conclu que, n’eût été l’acte discriminatoire, il aurait obtenu ce poste. Suivant son argumentation, [traduction] « la conclusion du Tribunal selon laquelle il existe une possibilité seulement, mais une possibilité sérieuse, n’eût été l’acte discriminatoire, qu’il eût emporté le concours visant l’attribution du poste de directeur pour une durée indéterminée, justifie une ordonnance prescrivant sa nomination ». On se rappellera que le Tribunal a décidé que l’indemnité accordée au Dr Chopra constituait une réparation intégrale, de sorte qu’il n’était pas nécessaire d’ordonner l’attribution d’un poste. Le juge saisi de la demande a approuvé ce raisonnement. 

 

[45]           À mon avis, le postulat qui sous-tend l’argument du Dr Chopra comporte une lacune. Le Tribunal n’a pas décidé que, n’eût été l’acte discriminatoire posé contre lui, le Dr Chopra aurait obtenu le poste de durée indéterminée. À vrai dire, si l’on s’arrête à la réduction de l’indemnité imposée par le Tribunal, il semble évident que le Tribunal considérait que les chances de nomination du Dr Chopra au poste de durée indéterminée étaient en réalité de l’ordre de une sur trois. L’hypothèse la plus probable était que le Dr Chopra n’obtienne pas ce poste.

 

[46]           Dans les circonstances, le Dr Chopra a été indemnisé pour la perte qu’il a subie, soit la possibilité d’une participation exempte de discrimination au concours visant l’attribution du poste de durée indéterminée. Cette indemnisation constitue-t-elle, à la lumière de l’arrêt McAlpine, une indemnisation pour pertes de salaire au sens de l’alinéa 53(2)c)? Il s’agit là d’une autre question, dont la Cour n’est pas saisie en l’espèce. Le plaignant ayant été dédommagé pour la perte d’une possibilité équitable de prendre part au concours, une nomination à ce poste équivaudrait à une double indemnisation.

 

[47]           Le juge saisi de la demande a clairement reconnu la nature de la revendication du Dr Chopra à ce chapitre :

66 […] Pour l’essentiel, le demandeur prétend qu’il devrait occuper le poste qu’il n’avait qu’une simple possibilité d’obtenir. À cet égard, ayant perdu l’occasion de poser sa candidature à un poste EX, il veut obtenir plus qu’il n’a perdu.

 

[48]           Le Tribunal n’a pas commis d’erreur dans son analyse, non plus que le juge saisi de la demande dans l’examen de la décision du Tribunal.

 

iii) Le préjudice moral

[49]           Dans la période entre l’acte discriminatoire ayant donné naissance au droit du Dr Chopra à l’indemnisation et la décision lui octroyant une indemnité, la Loi a été modifiée de façon à augmenter de 5000 $ à 20 000 $ l’indemnité pouvant être imposée pour préjudice moral. Le Tribunal s’est fondé sur une jurisprudence antérieure, plus particulièrement sur la décision du Tribunal dans Nkwazi c. Canada (Service correctionnel) no 3 (2001), 39 C.H.R.R. D/237 (Trib. can.) (Nkwazi), pour conclure que l’augmentation du montant maximal pouvant être adjugé au titre du préjudice moral n’a pas d’effet rétroactif et ne s’applique donc pas aux actes discriminatoires survenus avant la modification législative. Le Tribunal a ensuite examiné la preuve soumise par le Dr Chopra quant aux effets psychologiques néfastes résultant de l’acte discriminatoire dont il a été victime et, tenant compte du montant maximal de 5 000 $, lui a accordé 3 500 $ pour préjudice moral.

 

[50]           La question de savoir si la Loi s’applique rétroactivement à la situation du Dr Chopra relève de l’interprétation de la modification législative en cause afin de décider si le législateur souhaitait que la modification s’applique aux actes discriminatoires survenus avant son entrée en vigueur. Elle concerne donc l’interprétation par le Tribunal de sa loi constitutive, qui fait partie des questions à l’égard desquelles l’analyse de questions de droit par le Tribunal commande déférence, même s’il s’agit ici de l’interprétation d’une modification à cette loi. Le Tribunal s’est appuyé sur une décision antérieure du Tribunal canadien des droits de la personne pour conclure que les modifications n’avaient pas de portée rétroactive. Cette décision, Nkwazi, fait une revue approfondie du droit relatif à l’application rétrospective des dispositions législatives. La question n’est pas de savoir si cette analyse est correcte ou erronée, mais bien si elle est raisonnable, question à laquelle la réponse est tout simplement « oui ». Le juge saisi de la demande a appliqué la norme de la décision correcte à cette question, mais il a décidé de ne pas intervenir parce qu’il jugeait que le Tribunal était parvenu à la conclusion correcte. Bien qu’à mon avis le juge ait appliqué une norme de contrôle erronée, je suis d’accord pour dire qu’il n’y a pas lieu d’intervenir.

 

iv) Les intérêts

[51]           Le Tribunal a rejeté la prétention du Dr Chopra selon laquelle les intérêts devraient être calculés suivant le taux établi conformément à la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. C.43, puisque l’acte discriminatoire à l’origine de la demande a eu lieu en Ontario. Le Tribunal n’a pas souscrit à cette demande parce qu’aucun élément de preuve n’indiquait que l’octroi d’intérêts calculés suivant le taux des obligations d’épargne du Canada ou d’autres taux fixés par la Banque du Canada ne permettrait pas d’indemniser pleinement le plaignant; ainsi, ces taux se situaient-ils en deçà du taux d’inflation? Finalement, le Tribunal a accordé des intérêts au taux d’escompte fixé par la Banque du Canada (données de fréquence mensuelle), conformément à la pratique habituelle au sein des offices fédéraux statuant sur les droits de la personne. 

 

[52]           Le Tribunal a aussi refusé d’ordonner le paiement d’intérêts composés comme le demandait le Dr Chopra, parce que rien dans la preuve n’indiquait que cette mesure était nécessaire pour compenser les pertes subies.

 

[53]           Enfin, le Tribunal a plafonné le paiement des intérêts à 5 000 $, s’appuyant à cet égard sur la décision de la Cour fédérale dans Canada (Procureur général) c. Hébert (1996), 122 F.T.R. 274, au paragraphe 22. Dans cette affaire, le juge Gibson s’est estimé lié par les remarques du juge MacGuigan, qui, dans Morgan, s’est dit d’avis que puisque le pouvoir d’accorder des intérêts au titre de la Loi, avant les modifications apportées, était inhérent au pouvoir d’ordonner une indemnité maximale de 5 000 $ pour pertes et préjudice moral, l’indemnité, notamment les intérêts, ne pouvait dépasser le plafond de 5 000 $. 

 

[54]           Le juge saisi de la demande, qui a appliqué la norme de la décision correcte aux motifs du Tribunal, a conclu que, les modifications à la Loi n’ayant pas de portée rétroactive, le plafond de 5 000 $ continuait de s’appliquer à l’indemnisation du préjudice moral et des intérêts.

[55]           Bien qu’à mon avis, la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable, étant donné que le Tribunal se prononce à cet égard sur une disposition de sa loi constitutive, je ne trouve pas que la conclusion du Tribunal est déraisonnable, de sorte que, à l’instar du juge saisi de la demande, je n’interviendrais pas.

 

Conclusion

[56]           En définitive, appliquant l’analyse exposée par la Cour suprême dans l’arrêt Dr Q, je conclus que l’intervention de notre Cour n’est pas justifiée. Si ce n’est de certaines questions de droit, le juge saisi de la demande a correctement déterminé la norme de contrôle applicable à l’examen de la décision du Tribunal, et il l’a appliquée comme il se doit. Quant aux questions de droit, je traiterais avec une déférence accrue les conclusions du Tribunal touchant des questions de droit qu’il connaît à fond. En appliquant cette norme, je ne vois aucun motif d’intervenir relativement à quelque aspect que ce soit de la décision du Tribunal. Dans la mesure où l’on a contesté le recours du Tribunal à la prévisibilité pour limiter le redressement accordé au Dr Chopra, j’estime que le véritable facteur limitatif consiste en l’absence d’efforts du Dr Chopra pour atténuer ses dommages. Le fait que le Tribunal a tenu compte de ce facteur pour restreindre les montants recouvrables ne saurait être qualifié de déraisonnable.


[57]           Quant aux autres questions soulevées par le Dr Chopra, à l’instar du juge qui a statué sur la demande, je ne vois aucun motif justifiant l’intervention de notre Cour. En conséquence, je rejetterais l’appel avec dépens.

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

     Alice Desjardins, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

     B. Malone, j.c.a. »

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                            A-52-06

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE LA COUR FÉDÉRALE EN DATE DU 4 JANVIER 2006, DOSSIER NO T-1683-04

 

INTITULÉ :                                                                           DShiv Chopra et le Procureur général du Canada et la Commission canadienne des droits de la personne

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   Le 6 mars 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LA JUGE DESJARDINS

                                                                                                LE JUGE MALONE

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 21 août 2007

 

COMPARUTIONS :

David Yazbeck

Bijon Roy

POUR L’APPELANT

 

 

David Migicovsky

Laura K. Scott

 

POUR L’INTIMÉ, PGC

 

Philippe Dufresne

Reuben East

POUR L’INTIMÉE, CCDP

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR L’APPELANT

 

 

Perley-Robertson, Hill & McDougall s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉ, PGC

 

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉE, CCDP

 

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