Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20071031

Dossier : DESA-1-07

Référence : 2007 CAF 342

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

intimé

 

 

 

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), les 15 et 16 octobre 2007

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                LE JUGE LÉTOURNEAU

Y A SOUSCRIT :                                                                        LE JUGE EN CHEF RICHARD

MOTIFS CONCOURANTS :                                                                    LE JUGE PELLETIER

 


Date : 20071031

Dossier : DESA-1-07

Référence : 2007 CAF 342

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE PELLETIER

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE LÉTOURNEAU

 

QUESTIONS SOULEVÉES DANS LE CADRE DE L’APPEL ET DE L’APPEL INCIDENT

 

[1]               Le procureur général du Canada (l’appelant) interjette appel d’une décision qui a été rendue, le 7 mai 2007, par le juge Mosley de la Cour fédérale du Canada (le juge), concernant une demande qu’il avait présentée en vertu de l’article 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5 (la Loi).

 

[2]               L’appel soulève les trois questions suivantes :

 

a)         Quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable aux erreurs que le juge aurait prétendument commises?

 

b)         Le juge a-t-il commis une erreur lorsqu’il a résumé les renseignements sensibles ou les renseignements potentiellement préjudiciables que contenaient les documents en question, et ce, après avoir conclu, en application de l’article 38.06 de la Loi, que ces renseignements ne devaient pas être divulgués?

 

c)         Le juge a-t-il commis une erreur lorsqu’il n’a pas donné la possibilité à l’appelant, avant d’autoriser la divulgation de renseignements sensibles ou de renseignements potentiellement préjudiciables, de présenter des observations ex parte concernant le résumé proposé des renseignements en question?

 

[3]               L’intimé a répondu à l’appel par un avis d’appel incident. Il a également contesté, dans un dossier connexe (DESA-2-07), la constitutionnalité du paragraphe 38.11(2) de la Loi. Il s’attaquait plus particulièrement, dans ce dossier, à une décision qui avait été rendue par le juge en chef Lutfy de la Cour fédérale et dans laquelle ce dernier avait rejeté la contestation constitutionnelle soulevée par l’intimé.

 

[4]               L’avis d’appel incident se rapportant au dossier DESA-1-07 soulève la même question constitutionnelle. Cette question sera traitée dans le cadre du dossier DESA-2-07. Je me contenterai en l’espèce d’examiner les plaintes de l’intimé concernant la décision rendue par le juge Mosley et examinerai également, si nécessaire, les réparations demandées.

 

[5]               L’intimé soutient dans son avis d’appel incident que le juge a commis des erreurs :

 

a)         lorsqu’il a exagéré l’obligation qu’avait l’intimé de démontrer que les documents demandés étaient pertinents;

 

b)         lorsqu’il a inversé le fardeau de la preuve et conclu qu’il incombait à l’intimé de prouver que les documents demandés avaient été rendus publics, en tout ou en partie, au Royaume-Uni;

 

c)         en exagérant l’obligation qu’avait l’intimé de démontrer de quelle manière des renseignements dont il n’avait jamais pris connaissance seraient utiles à sa défense.

 

[6]               J’aimerais préciser d’entrée de jeu que les motifs du jugement seront succincts. L’intimé est sous garde. Il attend de subir son procès devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario puisqu’il fait l’objet de sept accusations criminelles relativement à un complot en vue de commettre des actes terroristes au Royaume-Uni. L’audition du présent appel a déjà été ajournée à une reprise, à la demande de l’avocat de l’intimé. Tous les efforts ont été déployés, dans l’intérêt de la justice, qui inclut les intérêts de l’intimé, pour qu’une décision soit rendue de manière expéditive.

 

 

L’APPEL

 

Le juge a-t-il commis une erreur lorsqu’il a résumé les renseignements sensibles ou les renseignements potentiellement préjudiciables que contenaient les documents en question, et ce, après avoir conclu que ces renseignements ne devaient pas être divulgués? Quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable?

 

 

[7]               L’argument de l’appelant relativement à ce motif d’appel consiste à dire que le juge, lorsqu’il a appliqué l’article 38.06 de la Loi, a eu recours au mauvais critère pour établir si les documents en question devaient être divulgués. Selon les observations de l’appelant, l’article 38.06 ne permet la divulgation des renseignements en question que si le juge est arrivé à la conclusion qu’ils devaient être divulgués. Les renseignements peuvent être divulgués s’ils ne sont pas préjudiciables ou si les raisons d’intérêt public qui ont été mises en balance aux termes de l’article 38.06 pèsent en faveur de la divulgation.

 

[8]               Les paragraphes 38.06(1) et (2) de la Loi prévoient :

 

38.06 (1) Le juge peut rendre une ordonnance autorisant la divulgation des renseignements, sauf s’il conclut qu’elle porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales.

 

(2) Si le juge conclut que la divulgation des renseignements porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, mais que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation, il peut par ordonnance, compte tenu des raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation ainsi que de la forme et des conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice porté aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, autoriser, sous réserve des conditions qu’il estime indiquées, la divulgation de tout ou partie des renseignements, d’un résumé de ceux-ci ou d’un aveu écrit des faits qui y sont liés.

38.06 (1) Unless the judge concludes that the disclosure of the information would be injurious to international relations or national defence or national security, the judge may, by order, authorize the disclosure of the information.

 

(2) If the judge concludes that the disclosure of the information would be injurious to international relations or national defence or national security but that the public interest in disclosure outweighs in importance the public interest in non-disclosure, the judge may by order, after considering both the public interest in disclosure and the form of and conditions to disclosure that are most likely to limit any injury to international relations or national defence or national security resulting from disclosure, authorize the disclosure, subject to any conditions that the judge considers appropriate, of all of the information, a part or summary of the information, or a written admission of facts relating to the information.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[9]               Le juge a formulé sa conclusion, au paragraphe 186 des motifs du jugement, dans les termes suivants :

 

[186]    Cependant, je conclus aussi que, dans le contexte particulier de la présente demande, où le défendeur doit répondre à de graves accusations au pénal pour lesquelles il pourrait être condamné à une longue peine d’emprisonnement s’il est déclaré coupable, les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation, dans la mesure où il serait judicieux de lui remettre un résumé des renseignements ainsi que le prévoit le paragraphe 38.06(2) de la Loi.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[10]           Il m’apparaît évident à la lecture des motifs que le juge a conclu que les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation des renseignements l’emportaient sur les raisons d’intérêt public justifiant la non-divulgation. Le juge savait toutefois qu’il était tenu d’autoriser la divulgation sous une forme qui était la moins susceptible de porter atteinte « aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales » : voir le paragraphe 38.06(2).

 

[11]           Après avoir soupesé d’une part, les raisons d’intérêt public qui rendent souhaitable la tenue d’un procès équitable, raisons parmi lesquelles figure le droit à une défense pleine et entière, et d’autre part, les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation de renseignements préjudiciables, le juge s’est montré d’avis que la divulgation des documents contenant les renseignements en question sous forme de résumé descriptif protégerait le droit à un procès équitable tout en causant une atteinte minimale aux relations internationales, à la défense ou à la sécurité nationales. Le résumé en question figure à l’annexe A.

 

[12]           Cela dit, un examen de l’annexe A montre, pour ce qui est de certains documents, une divergence entre les conclusions du juge concernant la divulgation et la teneur des renseignements qui sont, dans les faits, divulgués dans le résumé. Comme le prétend l’appelant, bien que le juge ait clairement conclu que les renseignements contestés ne devaient pas être divulgués, le résumé descriptif des documents contient en fait certains renseignements dont la divulgation serait préjudiciable ou potentiellement préjudiciable aux intérêts protégés par l’article 38 de la Loi.

 

[13]           Le juge devait examiner un nombre important de documents. Ses connaissances quant au fonctionnement de l’article 38 de la Loi et de la jurisprudence applicable en la matière étaient excellentes. Il est raisonnable de conclure que les erreurs qu’il a commises ne sont pas des erreurs de droit découlant d’une méconnaissance du droit, mais des erreurs de fait sujettes à révision selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.

 

[14]           Nous avons procédé à l’examen de l’erreur alléguée dans le cadre d’une audience ex parte, et nous sommes convaincus qu’elle devrait être corrigée. Une nouvelle annexe A remplacera par conséquent celle qui avait été préparée par le juge.

 

Le juge a-t-il commis une erreur lorsqu’il n’a pas donné la possibilité à l’appelant, avant d’autoriser la divulgation de renseignements sensibles ou de renseignements potentiellement préjudiciables, de présenter des observations ex parte concernant le résumé proposé des renseignements en question?

 

[15]           L’appelant prétend que le juge aurait dû lui donner la possibilité, avant la divulgation, de présenter des observations sur, me semble-t-il, la question de savoir si le résumé en question dont le juge avait ordonné la divulgation contenait des renseignements sensibles ou des renseignements potentiellement préjudiciables. Selon l’appelant, un juge chargé de la gestion de l’instance ne peut « [traduction] rendre une décision dans laquelle sont divulgués des renseignements au sujet desquels le même juge avait décidé qu’ils ne devaient pas l’être » : voir le mémoire des faits et du droit de l’appelant, au paragraphe 27. Ce processus permettrait par ailleurs de réduire au minimum le risque que ce type de renseignements ne soit divulgué par mégarde.

 

[16]           L’article 38 de la Loi autorise le juge à divulguer des renseignements préjudiciables après avoir entendu les observations des parties, y compris des observations ex parte présentées par l’appelant. C’est ce qui s’est produit en l’occurrence au sujet de la divulgation des renseignements qui a été contestée par l’appelant.

 

[17]           Rien dans la Loi n’impose au juge l’obligation d’entendre de nouveau l’appelant lorsque, dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 38.06, le juge décide que les renseignements devraient être divulgués, en tout ou en partie, ou sous une forme abrégée. La Loi ne donne pas à l’appelant, ni explicitement, ni implicitement, une seconde chance, pour ainsi dire, et lui accorde encore moins le droit de réviser une décision déjà rendue par le juge ou de siéger en appel de celle-ci. La Loi ne permet pas non plus à l’appelant, qui a déjà été entendu, de réviser ou de contrôler le contenu du résumé qui, selon ce que le juge a déjà décidé, devait être divulgué pour des raisons d’intérêt public ou d’y opposer son veto.

 

[18]           Comme le montre le présent appel, l’appelant ne se retrouve toutefois pas sans recours s’il est en désaccord avec le juge qui a décidé de divulguer, après avoir soupesé les intérêts divergents du public, des renseignements en application de l’article 38.06. Dans certains cas, une requête présentée en vertu de l’article 397 des Règles des Cours fédérales en vue de faire réexaminer la décision peut constituer un recours adéquat. Je ne pense pas que la confiance du public dans un processus aussi complexe et dans l’administration de la justice serait rehaussée si la proposition de l’appelant était mise en œuvre.

 

Conclusion concernant l’appel

 

[19]           Pour les motifs énoncés, j’accueillerais l’appel, mais seulement dans la mesure où l’annexe qui avait été préparée par le juge serait remplacée par une nouvelle annexe A, laquelle serait soumise aux mêmes conditions que l’annexe initiale.

 

L’APPEL INCIDENT INTERJETÉ PAR L’INTIMÉ

 

Le juge a-t-il commis une erreur en exagérant l’obligation de l’intimé de démontrer que les documents demandés étaient pertinents?

 

 

[20]           Selon l’intimé, le juge a énoncé le droit correctement à partir des arrêts R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, et Ribic c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 246, pour ce qui était du critère de la pertinence, mais il n’a pas convenablement appliqué ce critère. Le juge aurait dû, toujours selon l’intimé, convenir que tous les documents visés par la demande de divulgation présentée au titre de l’article 38, demande dont le procureur de la Couronne, David McKercher, avait donné avis à l’appelant, constituaient des renseignements qui avaient une certaine pertinence pour le procès de l’intimé étant donné que la poursuite avait l’obligation, en vertu de l’arrêt Stinchcombe, précité, de divulguer tous les renseignements pertinents. En d’autres termes, le juge aurait dû souscrire à l’évaluation du procureur de la Couronne.

 

[21]           L’intimé soutient en outre que l’appelant a reconnu que les renseignements volumineux étaient pertinents. Par conséquent, le juge n’avait pas à décider, de son propre chef, que certains des renseignements fournis n’étaient pas pertinents.

 

[22]           Le juge a expliqué, aux paragraphes 115 et 116 des motifs du jugement, le raisonnement qu’il a suivi et il a exposé les motifs pour lesquels il avait exclu de la divulgation certaines preuves. Il a déclaré ce qui suit :

 

[115]    En l’espèce, j’ai commencé mon examen en postulant qu’il avait été prouvé que les renseignements en cause étaient pertinents au sens de la jurisprudence Stinchcombe. Cependant, à mesure que je lisais les renseignements que le demandeur cherche à protéger, il m’est apparu de plus en plus clair que certains d’entre eux n’ont aucun rapport avec les charges portées contre le défendeur. L’admission du poursuivant doit être interprétée, selon moi, comme une déclaration générale portant sur l’ensemble des documents, et non comme une déclaration s’appliquant à chaque renseignement figurant dans les documents.

 

[116]    Nombre des enquêteurs affectés au Projet Awaken avaient des tâches plus étendues à accomplir, et leurs notes attestent qu’ils devaient s’occuper d’autres affaires, notamment d’enquêtes en cours sans rapport avec les charges portées contre le défendeur. J’inclurai dans la catégorie des documents non pertinents les rapports analytiques de nature générale, dont certains ont été rédigés des années avant les faits à l’origine des accusations portées contre le défendeur et n’intéressent pas précisément le contexte de telles accusations. Dans ces cas, je suis arrivé à la conclusion qu’il n’était pas nécessaire, s’agissant de ces renseignements, de considérer les deuxième et troisième volets du critère Ribic.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[23]           Sauf le respect que je dois à l’intimé, j’estime que ce dernier se trompe. Que la divulgation soit examinée dans le contexte d’une procédure pénale ou dans celui d’une demande de divulgation présentée au titre de l’article 38 de la Loi, il appartient au juge de décider si la preuve est pertinente ou non et si elle doit par conséquent être divulguée ou non. Bien entendu, le juge entendra les observations des parties, mais la décision relative à la pertinence est la sienne, et non celle d’une partie à l’instance ou à d’autres instances. Je conviens avec l’avocat de l’appelant que le juge aurait commis une erreur s’il avait « [traduction] conclu que l’analyse du procureur quant à la “ pertinence de Stinchcombe ” le libérait de l’obligation d’effectuer une évaluation indépendante » : voir le mémoire des faits et du droit de l’appelant, au paragraphe 23.

 

[24]           Dans l’arrêt Stinchcombe, précité, dans lequel un accusé demandait, dans le cadre d’un procès criminel, la divulgation de certaines déclarations, le juge Sopinka a décrit en ces termes, à la page 340, l’analyse à laquelle le juge doit se livrer concernant le critère de la pertinence :

 

Le pouvoir discrétionnaire du substitut du procureur général peut toutefois faire l’objet d’un contrôle de la part du juge du procès. L’avocat de la défense a la possibilité d’exiger un tel contrôle dans chaque cas où se pose une question concernant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public. Dans le cadre de ce contrôle, le ministère public doit justifier son refus de divulguer les renseignements en question. Comme la règle générale consiste à divulguer tous les renseignements pertinents, il faut alors que le ministère public invoque l’application d’une exception à cette règle.

 

Le juge du procès qui effectue un contrôle doit se laisser guider par le principe général selon lequel il ne faut refuser de divulguer aucun renseignement s’il existe une possibilité raisonnable que la non-divulgation porte atteinte au droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière, à moins que cette non-divulgation ne se justifie par le droit au secret. Le juge du procès pourrait également, dans certaines circonstances, conclure que la reconnaissance de l’existence d’un droit au secret ne constitue pas une restriction raisonnable du droit constitutionnel de présenter une défense pleine et entière, et ainsi exiger la divulgation malgré le droit au secret.

 

 

[25]           Des déclarations dans le même sens figurent dans l’arrêt Ribic, précité, où, dans cette affaire, une demande de divulgation au titre de l’article 38 de la Loi était examinée. Au paragraphe 17 des motifs du jugement, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

 

La première tâche d’un juge qui instruit une demande consiste à dire si les renseignements dont la divulgation est demandée sont pertinents ou non, au sens habituel et courant, d’après la règle exposée dans l’arrêt Stinchcombe […]. Cette étape reste une étape nécessaire parce que, si les renseignements ne sont pas pertinents, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin et de mobiliser des ressources judiciaires comptées.

 

 

L’appelant ne peut avoir gain de cause en se fondant sur ce motif d’appel.

 

Le juge a-t-il commis une erreur en inversant le fardeau de la preuve et en concluant qu’il incombait à l’intimé de prouver que les documents demandés avaient été rendus publics, en tout ou en partie, au Royaume-Uni?

 

 

[26]           L’intimé soutient que le juge lui a imposé l’obligation de prouver une absence de préjudice pour que les renseignements qui avaient été utilisés ou divulgués dans le cadre du procès Crevice en Angleterre lui soient communiqués. Il n’est pas contesté que lors de la seconde étape de l’analyse requise quant à une demande de divulgation présentée au titre de l’article 38 de la Loi, il incombe à l’appelant d’établir que la divulgation serait préjudiciable : voir Ribic, précité, au paragraphe 20.

 

[27]           L’intimé cite, à l’appui de son argument, le passage suivant qu’on retrouve au paragraphe 162 des motifs du jugement rendu par le juge :

 

[162]    Je relève aussi qu’il était loisible au défendeur de présenter des preuves ou des arguments à la Cour sur ce qui avait été publiquement divulgué à l’étranger s’il avait été en possession de tels renseignements. Cela n’a pas été fait, comme l’a dit son avocat durant les débats, par manque de moyens. Le procureur général ne souffre pas évidemment des mêmes contraintes financières. Néanmoins, je suis d’avis que le procureur général n’a pas cherché à protéger des preuves qui avaient été produites et rendues publiques par la procédure engagée au Royaume-Uni. Les preuves issues de cette procédure qui présentent de l’importance pour les accusations portées contre le défendeur ont été communiquées au défendeur.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[28]           Il est difficile de conclure, même après une lecture hors contexte du passage en question et des déclarations qu’il contient, qu’il a été imposé à l’intimé le fardeau d’établir une absence de préjudice à la sécurité nationale, à la défense nationale ou aux relations internationales. Le juge ne faisait que préciser que rien n’avait empêché l’intimé de fournir des preuves ou de présenter des observations au sujet de ce qui avait été divulgué à l’étranger s’il avait eu connaissance, dans les faits, des renseignements qui avaient déjà été divulgués au Royaume-Uni. Les documents visés par la demande présentée au titre de l’article 38 pouvaient alors être examinés pour établir s’ils contenaient des renseignements qui avaient déjà été divulgués à l’étranger.

 

[29]           L’intimé soutient qu’il « [traduction] a dû présenter des preuves de ce qui avait été rendu public au Royaume-Uni » et qu’on lui avait demandé [traduction] « en fait, de prouver que deux cartes allaient ensemble [alors que] il n’avait été autorisé à prendre connaissance que de l’une de ces cartes » : voir le mémoire des faits et du droit de l’intimé, au paragraphe 38. Cet argument témoigne d’une incompréhension de ce que le juge a dit et a fait.

 

[30]           En fait, lorsque la déclaration contestée est remise dans le contexte des motifs détaillés du jugement, le fait que le juge ait correctement imposé à l’appelant, et non à l’intimé, le fardeau de prouver le préjudice allégué à la sécurité nationale ou aux relations internationales ne peut être mis en doute. Le juge a réaffirmé l’obligation de l’appelant de s’assurer que les renseignements présentés à la Cour étaient complets ainsi que l’obligation d’agir avec diligence pour s’assurer que les renseignements à l’égard desquels un privilège au vu de l’intérêt public est invoqué en vertu de l’article 38 de la Loi ne sont pas déjà de notoriété publique : voir les paragraphes 47 à 50, et 158 à 160 des motifs du jugement, ainsi que le paragraphe 43, dans lequel la Cour a déclaré : « les témoins [de l’appelant] devaient dire ce qu’ils savaient de la procédure engagée au Royaume-Uni et des preuves s’y rapportant qui avaient été rendues publiques. »

 

[31]           La conclusion générale du juge selon laquelle l’appelant avait fait preuve de diligence raisonnable relativement aux documents qui avaient été rendus publics au Royaume-Uni n’a pas été mise en doute.

 

Le juge a-t-il exagéré l’obligation de l’intimé de démontrer de quelle manière des renseignements dont il n’avait jamais pris connaissance seraient utiles à sa défense?

 

 

[32]           L’observation de l’intimé selon laquelle le juge lui avait imposé l’obligation de démontrer de quelle manière des renseignements dont il n’avait jamais pris connaissance auraient été utiles à sa défense, est également fondée sur un malentendu des événements qui sont survenus.

 

[33]           Le juge a interrogé l’intimé quant au type de renseignements qui seraient utiles à sa défense, de manière à ce qu’il puisse, en conséquence, procéder à l’examen des documents. Le juge n’a jamais demandé à l’intimé de lui dire quels renseignements, parmi ceux dont il n’avait jamais pris connaissance, seraient utiles à sa défense.

 

[34]           En fait, l’intimé aurait pu, en soumettant des éléments de preuve ou en présentant des observations ex parte conformément au paragraphe 38.11(2), informer le juge quant au type de renseignements qui lui auraient permis de présenter une défense pleine et entière ou qui lui auraient été particulièrement utiles; il aurait pu également, à tout le moins, donner au juge des indications à ce sujet.

 

[35]           Comme l’a à juste titre souligné l’avocat de l’appelant au sujet de la troisième étape de l’analyse d’une demande de divulgation présentée en vertu de l’article 38, il incombe à la personne réclamant la divulgation de prouver que les raisons d’intérêt public en faveur de la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public justifiant la non-divulgation : voir Ribic, précité, au paragraphe 21. Le droit à une défense pleine et entière d’une personne qui fait face à de graves accusations criminelles constitue à l’évidence un élément hautement pertinent lorsqu’il s’agit de soupeser les intérêts divergents du public. Cependant, pour que le juge puisse se livrer à un examen rigoureux des renseignements dont la divulgation est demandée, ce dernier doit être informé des moyens de défense qui seront invoqués ou encore recevoir des renseignements dignes d’intérêt à ce sujet.

 

[36]           Il est vrai que la Cour a reconnu dans l’arrêt Ribic, précité, au paragraphe 29, qu’en dehors de certaines exceptions, un accusé n’est aucunement soumis à l’obligation de révéler ou de divulguer sa défense à la poursuite. L’article 38 de la Loi crée toutefois une exception législative en exigeant la mise en balance d’intérêts publics rivaux, dont le droit à une défense pleine et entière. La disposition offre toutefois à un accusé « une tribune adéquate pour la solution du point contesté ainsi que pour des révisions ultérieures » : ibidem, au paragraphe 30. La Cour a poursuivi comme suit, au sujet de cette question, dans le même paragraphe :

 

[…] Il est extrêmement important de signaler que la divulgation des renseignements sensibles sur lesquels entend se fonder l’appelant n’est pas une divulgation faite à la poursuite, mais une divulgation faite, sous le sceau de la confidentialité absolue, au procureur général et à une instance judiciaire désignée où l’affaire sera décidée à huis clos. Ce n’est donc pas une divulgation qui contrevient au droit d’un accusé de se taire, ou à la présomption d’innocence en matière criminelle. De plus, ainsi que le demande l’appelant dans la présente affaire, la Cour a le pouvoir d’ordonner qu’aucun des renseignements divulgués dans le contexte du processus de l’article 38 ne soit communiqué à la poursuite sans le consentement de la défense. À mon avis, le système offre des garanties suffisantes et adéquates qui protègent le droit d’un accusé de ne pas divulguer ses moyens de défense à la poursuite.

 

 

[37]           Le juge a reconnu, dans le paragraphe 168 de ses motifs du jugement, que la gravité des accusations portées contre l’intimé était un facteur qui militait en sa faveur dans le cadre de l’évaluation des intérêts rivaux. Il a cependant également noté que l’intimé n’avait guère aidé la Cour à remplir sa mission. Il a déclaré ce qui suit, aux paragraphes 178 et 179 de ses motifs :

 

[178]    Ainsi que l’a souligné la Cour dans la décision Canada c. Singh, 2002 CFPI 460, au paragraphe 9 [la décision Singh], il ne suffit au défendeur d’alléguer simplement l’intérêt public dans la tenue d’un procès juste et équitable. L’appréciation exigée par l’article 38 de la Loi oblige chacune des parties à présenter son point de vue et, au besoin, produise les preuves suffisantes à l’appui.

 

[179]    En l’espèce, le défendeur n’a guère aidé la Cour à remplir sa mission. Il a été difficile en particulier de savoir quels renseignements, le cas échéant, seraient « susceptibles d’établir un fait crucial pour la défense », puisque le défendeur n’a pas échangé de renseignements avec la Cour sur ce que sa défense, ou ses défenses, pourraient être, à part ce qui a été mentionné plus haut. C’est là un facteur à prendre en compte à l’étape du critère qui concerne la mise en balance des intérêts publics, surtout compte tenu de l’importance d’une communication des renseignements qui ont franchi la deuxième étape du critère.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[38]           L’intimé a reconnu lors de l’audience qu’il avait fait le choix stratégique de ne pas participer à un processus dont il contestait la validité constitutionnelle. Il doit maintenant vivre avec les conséquences de son choix. À mon humble avis, l’argument de l’intimé est voué à l’échec.

 

Conclusion au sujet de l’appel incident

 

[39]           Pour les motifs énoncés, je rejetterais l’appel incident.

 

CONCLUSION AU SUJET DE L’APPEL ET DE L’APPEL INCIDENT

 

[40]           Je rejetterais l’appel incident. J’accueillerais l’appel, mais seulement dans la mesure où l’annexe qui avait été préparée par le juge serait remplacée par une nouvelle annexe A, laquelle serait soumise aux mêmes conditions que l’annexe initiale.

[41]           En conclusion, j’aimerais souligner que le juge s’est consciencieusement et rigoureusement appliqué à une tâche fastidieuse, méticuleuse, ingrate, mais nécessaire. Il doit être félicité pour son examen et son évaluation approfondis et professionnels des renseignements dont la divulgation était demandée.

 

 

« Gilles Létourneau »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

            John Richard, Juge en chef »

 

 

Traduction certifiée conforme

 

D. Laberge, LL.L.


LE JUGE PELLETIER (motifs concourants)

 

 

[42]           J’ai pris connaissance des motifs soignés de mon collègue le juge Létourneau. Bien que je souscrive à sa décision, j’arrive à la même conclusion par une voie différente.

 

[43]           L’appelant prétend que le juge Mosley a commis une erreur lorsqu’il a préparé l’annexe A. Le juge a en effet, lors de la rédaction de cette annexe, inclus dans la description des documents dont le contenu ne devait pas être divulgué, des renseignements qui révélaient ou suggéraient le contenu de renseignements dont l’appelant contestait la divulgation. Par exemple, s’il avait décidé qu’un document qui révélait l’existence ou l’identité d’une source ne devait pas être divulguée, sa description de ce document contenait des renseignements dans lesquels l’identité ou l’existence de cette source était suggérée ou pouvait l’être.

 

[44]           Tout comme mon collègue, je ne crois pas que le juge Mosley se soit mépris quant à l’obligation que la loi lui imposait. Mais contrairement à mon collègue, je ne crois pas que l’erreur alléguée puisse donner lieu à un contrôle judiciaire. Il me semble que l’appel interjeté par l’appelant est fondé sur le fait que le juge Mosley a inclus, dans la description du document en question, des renseignements qui n’étaient pas destinés à l’être, selon les termes du document même. J’estime qu’il s’agit là d’une question pouvant faire l’objet d’une requête en vue de faire réexaminer la décision, mais non d’un motif susceptible d’appel.

 

[45]           L’article 397 des Règles des Cours fédérales est ainsi rédigé :

 

 

397. (1) Dans les 10 jours après qu’une ordonnance a été rendue ou dans tout autre délai accordé par la Cour, une partie peut signifier et déposer un avis de requête demandant à la Cour qui a rendu l’ordonnance, telle qu’elle était constituée à ce moment, d’en examiner de nouveau les termes, mais seulement pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

 

a) l’ordonnance ne concorde pas avec les motifs qui, le cas échéant, ont été donnés pour la justifier;

 

b) une question qui aurait dû être traitée a été oubliée ou omise involontairement.

 

 

 

 

397. (1) Within 10 days after the making of an order, or within such other time as the Court may allow, a party may serve and file a notice of motion to request that the Court, as constituted at the time the order was made, reconsider its terms on the ground that

 

 

 

(a) the order does not accord with any reasons given for it; or

 

 

(b) a matter that should have been dealt with has been overlooked or accidentally omitted.

[46]           L’annexe A devait clairement faire partie de l’ordonnance rendue par le juge Mosley, ce qui était le cas. Il appert également clairement que selon la position de la Couronne une partie de l’ordonnance (la description du document) ne concorde pas, dans certains cas, avec les motifs rendus pour appuyer la décision. Il est alors naturel de présumer, dans un tel cas, que le juge Mosley n’avait pas l’intention de communiquer les renseignements.

 

[47]           À mon avis, la procédure que l’appelant aurait dû suivre consistait à présenter une demande devant le juge Mosley pour qu’il procède à un réexamen de sa décision. Quatre raisons m’ont permis d’arriver à cette conclusion.

 

[48]           À première vue, le problème souligné par l’appelant est expressément abordé par l’article 397 des Règles.

 

[49]           Deuxièmement, j’estime qu’il est inopportun de la part de l’appelant de demander à la Cour de supposer que le juge n’avait pas l’intention de faire ce qu’il a fait. Cet argument devrait être présenté au juge qui sait exactement ce qu’étaient ses intentions. S’il convient que la divulgation a été autorisée par mégarde, il peut corriger le tir et l’affaire est réglée. Si le juge ne souscrit pas à cet argument, il est alors loisible à l’appelant de se présenter devant cette Cour et de soutenir que le juge n’a pas convenablement exercé son pouvoir discrétionnaire. L’appelant doit alors montrer, dans un tel cas, que l’exercice du pouvoir discrétionnaire peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire. En nous demandant de présumer qu’une erreur a été commise par mégarde, l’appelant nous demande de nous ingérer dans une décision discrétionnaire, sans qu’il ait eu à démontrer que ce pouvoir discrétionnaire avait été mal exercé.

 

[50]           Troisièmement, le deuxième motif d’appel de l’appelant n’aurait pas été soulevé si ce dernier avait procédé par voie de requête en vue de faire réexaminer la décision du juge. Je conviens avec mon collègue que l’appelant va trop loin lorsqu’il laisse entendre qu’il devrait pouvoir étudier en détail la décision rendue par le juge qui a statué sur la demande, avant que cette décision ne soit divulguée. Cela dit, rien ne s’oppose à la présentation d’une demande en réexamen fondée sur la divulgation par inadvertance de renseignements protégés.

 

[51]           Finalement, et il s’agit là d’une question purement pratique, de telles questions peuvent être résolues beaucoup plus promptement et à beaucoup moins de frais par voie de requête en vue de faire réexaminer la décision que par un appel complet.

 

[52]           Pour tous les motifs énoncés, j’estime que l’appelant n’a pas procédé comme il aurait dû le faire. Cela dit, j’accorderais néanmoins à la Couronne le recours qu’elle réclame. L’intimé est sous garde. Renvoyer l’affaire au juge ayant statué sur la demande ne ferait que retarder davantage l’instruction. L’intimé n’est pas responsable des choix de l’appelant en matière de procédure et il ne doit pas être pénalisé du fait de ces choix. Après avoir examiné les descriptions dont l’appelant conteste la divulgation, je suis convaincu que la probabilité qu’une erreur ait été commise par mégarde est suffisamment élevée pour accorder à la Couronne le recours qu’elle réclame, sans que cela ne soit injuste à l’égard de l’intimé ou du juge ayant statué sur la demande.

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

Traduction certifiée conforme

 

D. Laberge, LL.L.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    DESA-1-07

 

 

INTITULÉ :                                                   LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                        c. MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LES 15 ET 16 OCTOBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE LÉTOURNEAU

 

Y A SOUSCRIT :                                           LE JUGE EN CHEF RICHARD

 

MOTIFS CONCOURANTS :                       LE JUGE PELLETIER

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 31 OCTOBRE 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Linda Wall

Normand Vaillancourt

 

POUR L’APPELANT

 

Lawrence Greenspon

Eric Granger

POUR L’INTIMÉ

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’APPELANT

 

Greenspon, Brown & Associates

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

 

 

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