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Date : 20071206

Dossier : DESA-2-07

Référence : 2007 CAF 388

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), les 15 et 16 octobre 2007.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2007.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                              LE JUGE EN CHEF RICHARD

MOTIFS CONCOURANTS :                                                                   LE JUGE LÉTOURNEAU

MOTIFS CONCOURANTS :                                                                          LE JUGE PELLETIER

 


 

 

Date : 20071206

Dossier : DESA-2-07

Référence : 2007 CAF 388

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF RICHARD

                        LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF RICHARD

[1]               La présente instance résulte de la contestation, par l’appelant, Mohammad Momin Khawaja, de la validité constitutionnelle du paragraphe 38.11(2) de la Loi sur la preuve au Canada (la LPC). L’appelant prie la Cour de casser le jugement du juge en chef Lutfy, de la Cour fédérale, qui a confirmé la validité constitutionnelle de cette disposition : Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 463, [2007] A.C.F. n° 648.

 

 

[2]               Le paragraphe 38.11(2) de la LPC est ainsi formulé :

38.11(2) Le juge saisi d’une affaire au titre du paragraphe 38.04(5) ou le tribunal saisi de l’appel ou de l’examen d’une ordonnance rendue en application de l’un des paragraphes 38.06(1) à (3) donne au procureur général du Canada — et au ministre de la Défense nationale dans le cas d’une instance engagée sous le régime de la partie III de la Loi sur la défense nationale — la possibilité de présenter ses observations en l’absence d’autres parties. Il peut en faire de même pour les personnes qu’il entend en application de l’alinéa 38.04(5)d).

38.11(2) The judge conducting a hearing under subsection 38.04(5) or the court hearing an appeal or review of an order made under any of subsections 38.06(1) to (3) may give any person who makes representations under paragraph 38.04(5)(d), and shall give the Attorney General of Canada and, in the case of a proceeding under Part III of the National Defence Act, the Minister of National Defence, the opportunity to make representations ex parte.

 

 

[3]               Le paragraphe 38.11(2) donne le droit au procureur général de présenter ses observations en l’absence d’autres parties, et il offre cette possibilité à toute autre partie, si la Cour y consent. Une audience ex parte s’entend d’une audience qui se déroule pour l’avantage d’une partie seulement, sans qu’avis ne soit donné à l’autre partie : Procureur général du Manitoba c. Office national de l’énergie, [1974] 2 C.F. 502 (1re inst.). Il n’est pas nécessaire qu’une audience ex parte se déroule à huis clos (arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), paragraphe 26). Il convient de noter que l’appelant ne conteste pas les dispositions du paragraphe 38.11(1), qui traite des audiences à huis clos, simplement les dispositions du paragraphe 38.11(2) et la procédure ex parte.

 

[4]               L’article 38 de la LPC fixe le régime d’après lequel sont traités les renseignements dont la divulgation serait préjudiciable à la sécurité nationale, aux relations internationales ou à la défense nationale du Canada. La défense nationale du Canada n’intéresse pas la présente instance.

 

[5]               La procédure prévue par l’article 38 est une instance préliminaire, ou accessoire à l’instance principale. Ici, l’instance principale est un procès criminel.

 

[6]               Les observations dont parle le paragraphe 38.11(2) ont lieu dans le cadre d’une demande déposée en conséquence d’un avis signifié au procureur général conformément au paragraphe 38.01(2), lequel est ainsi formulé :

38.01(2) Tout participant qui croit que des renseignements sensibles ou des renseignements potentiellement préjudiciables sont sur le point d’être divulgués par lui ou par une autre personne au cours d’une instance est tenu de soulever la question devant la personne qui préside l’instance et d’aviser par écrit le procureur général du Canada de la question dès que possible, que ces renseignements aient fait ou non l’objet de l’avis prévu au paragraphe (1). Le cas échéant, la personne qui préside l’instance veille à ce que les renseignements ne soient pas divulgués, sauf en conformité avec la présente loi.

 

38.01 (2) Every participant who believes that sensitive information or potentially injurious information is about to be disclosed, whether by the participant or another person, in the course of a proceeding shall raise the matter with the person presiding at the proceeding and notify the Attorney General of Canada in writing of the matter as soon as possible, whether or not notice has been given under subsection (1). In such circumstances, the person presiding at the proceeding shall ensure that the information is not disclosed other than in accordance with this Act.

 

[7]               Lorsqu’une partie à une instance est tenue de divulguer ou prévoit de divulguer des renseignements sensibles ou des renseignements potentiellement préjudiciables pour la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales, elle doit en donner avis dès que possible au procureur général du Canada, en application du paragraphe 38.01(1) de la LPC. Le procureur général peut soit autoriser la divulgation des renseignements conformément à l’article 38.03 de la LPC, soit prier la Cour fédérale, en application du paragraphe 38.04(1), de rendre une ordonnance interdisant la divulgation des renseignements visés par l’avis.

 

[8]               La Cour fédérale étudie alors, comme le prévoit le paragraphe 38.04(5) de la LPC, la demande présentée en vertu de l’article 38 et détermine les parties à la demande. Puis elle rend une ordonnance en application de l’article 38.06 de la LPC, en appliquant le processus suivant, un processus en trois étapes (Canada (Procureur général) c. Ribic, [2003] A.C.F. n° 1964, 2003 CAF 246, paragraphes 17 à 21).

a)                  Les renseignements en cause intéressent-ils l’instance au cours de laquelle leur divulgation est demandée? Dans la négative, les renseignements ne doivent pas être divulgués. Dans l’affirmative, alors,

 

b)                  La divulgation des renseignements en cause sera-t-elle préjudiciable à la sécurité nationale, à la défense nationale ou aux relations internationales? Dans la négative, les renseignements doivent être divulgués. Dans l’affirmative, alors,

 

c)                  Les raisons d’intérêt public qui militent pour la divulgation des renseignements en cause l’emportent-elles sur les raisons d’intérêt public qui militent contre la divulgation des renseignements en cause? Dans l’affirmative, les renseignements doivent alors être divulgués. Dans la négative, les renseignements ne doivent pas être divulgués.

 

[9]               Les deux premières étapes consistent à se demander si les renseignements sont pertinents et, dans l’affirmative, si leur divulgation serait préjudiciable à la sécurité nationale, aux relations internationales ou à la défense nationale, tandis que, pour la troisième étape, il s’agit de mettre en balance des intérêts rivaux.

 

[10]           Lorsqu’il a rédigé l’article 38 de la Loi, le législateur y a inséré plusieurs importantes protections procédurales qui circonscrivent le droit de non-divulgation, à savoir les protections suivantes :

(i)        selon l’article 38.03, le procureur général peut autoriser à tout moment la divulgation de la totalité ou d’une partie des renseignements;

(ii)      le législateur a autorisé, au paragraphe 38.06(2) de la LPC, le juge désigné à envisager les conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice porté à la sécurité nationale;

(iii)     les articles 38.09 et 38.1 de la LPC prévoient respectivement un appel de plein droit devant la Cour d'appel fédérale et, avec autorisation, devant la Cour suprême du Canada;

(iv)    l’article 38.14 de la LPC établit des sauvegardes procédurales additionnelles destinées à protéger le droit de l’accusé à un procès équitable, en autorisant notamment le juge du procès à ordonner l’arrêt des procédures;

(v)      le paragraphe 38.11(2) de la LPC donne à la partie qui demande la divulgation des renseignements secrets la possibilité, sur autorisation, de présenter ses observations en l’absence de toute autre partie, y compris du procureur général.

 

 

[11]           Le paragraphe 38.11(2) n’est pas une disposition autonome devant s’appliquer indépendamment des autres dispositions de l’article 38 de la LPC. Ce paragraphe renvoie aux paragraphes 38.04(5) et 38.06(1) à (3). Le paragraphe 38.11(2) ne parle que de l’instance ex parte, mais cette instance n’est nécessaire que si la non-divulgation de renseignements confidentiels est demandée par le procureur général.

 

[12]           Comme je l’ai dit plus haut, l’instance principale est un procès criminel dans lequel l’appelant est inculpé par acte d’accusation, en application du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, partie II.1, d’un total de sept infractions liées au terrorisme. L’appelant, qui est en détention, attend d’être jugé devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

 

[13]           Le poursuivant principal dans le procès criminel a signifié deux avis au procureur général, en application du paragraphe 38.01(1) de la LPC, à propos des documents que la poursuite avait communiqués, ou prévoyait de communiquer, à la défense dans le procès criminel. Les avis informaient le procureur général de la possibilité que soient divulgués, dans le cadre de la procédure criminelle, des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables. Pour chacun des avis, le procureur général a conclu, en application de l’article 38.03 de la LPC, que certains des renseignements pouvaient être divulgués et les autres non. C’est alors que la demande prévue par l’article 38 a été déposée devant la Cour fédérale.

 

[14]           Le poursuivant dans l’instance principale a procédé à la divulgation des renseignements en application de la règle Stinchcombe (R. c. Stinchcombe [1991] 3 R.C.S. 326). Selon cette règle, qui est applicable aux instances criminelles, le ministère public a l’obligation légale de divulguer à la défense tous les renseignements pertinents. Cependant, il incombe à l’avocat du ministère public de respecter les règles du privilège et de taire l’identité des indicateurs. Il doit aussi montrer du discernement en ce qui concerne la pertinence des renseignements. Le refus absolu de divulguer des renseignements qui sont utiles pour la défense ne peut se justifier qu’à raison de l’existence d’un privilège soustrayant lesdits renseignements à la divulgation. Ce privilège peut faire l’objet d’un contrôle s’il ne constitue pas une limite raisonnable au droit de présenter une défense pleine et entière dans un cas donné (arrêt Stinchcombe, paragraphes 20 à 22).

 

[15]           L’appelant ne conteste pas la divulgation faite par le poursuivant principal au titre de l’arrêt Stinchcombe, mais plutôt la procédure qui permet au procureur général du Canada d’alléguer un privilège fondé sur la sécurité nationale pour certains documents, ou certains passages de certains documents, que le poursuivant principal se propose de divulguer.

 

[16]           Les renseignements en cause dans la demande sont en la possession de plusieurs organismes, dont la GRC, l’Agence des services frontaliers du Canada et le Service canadien du renseignement de sécurité. Ils se trouvent dans des documents contenus dans un total de 23 classeurs déposés auprès de la Cour fédérale, répartis en deux ensembles de 18 et 5 classeurs respectivement.

 

[17]           Le procureur général a déposé plusieurs affidavits privés expliquant en termes généraux la nécessité de soustraire les renseignements en cause à la divulgation. Plusieurs affidavits ex parte ont également été déposés.

 

[18]           L’avocat de l’appelant a reçu les affidavits privés, et des copies expurgées de tous les documents contenant les renseignements que la demande présentée selon l’article 38 vise à soustraire à la divulgation ou à une divulgation complémentaire.

 

[19]           L’avocat de l’appelant a contre-interrogé sur leurs affidavits chacun des déposants privés.

 

[20]           L’appelant n’a pas sollicité la possibilité de présenter des observations ex parte en son nom.

 

[21]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ribic, [2003] A.C.F. n° 1964, 2003 CAF 246, la Cour a jugé que « [l]a demande adressée à un juge de la Section de première instance est une demande par laquelle le juge est prié de rendre une décision initiale, c’est-à-dire de décider si l’interdiction législative de la divulgation devrait ou non être confirmée : voir le paragraphe 38.06(3), qui dit que, si le juge n’autorise pas la divulgation, il rend une ordonnance confirmant l’interdiction de divulgation. Dans une procédure selon l’article 38.04, le juge est tenu de décider par lui-même si l’interdiction législative doit être levée ou non et de rendre une ordonnance en conséquence » (arrêt Ribic, paragraphe 15).

 

[22]           L’appelant dit qu’il a été porté atteinte, au cours de la présente instance, aux droits que lui reconnaît l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), parce que le juge qui a instruit la demande a donné au procureur général du Canada la possibilité de présenter des observations ex parte, en application du paragraphe 38.11(2). Ces observations ont pris la forme d’affidavits, de documents et de conclusions orales.

 

[23]           Le point à décider est celui de savoir si la procédure ex parte dont parle le paragraphe 38.11(2) de la LPC porte atteinte aux droits conférés à l’appelant par l’article 7 et (ou) par l’alinéa 11d) de la Charte et, dans l’affirmative, si cette atteinte peut se justifier selon l’article premier de la Charte. Les droits en question sont ainsi formulés :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

 

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

11. Tout inculpé a le droit :

[…] 

 

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;

 

1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

 

 

 

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

 

11. Any person charged with an offence has the right

[…]

d) to be presumed innocent until proven guilty according to law in a fair and public hearing by an independent and impartial tribunal;

 

[24]           Je relève d’emblée que le paragraphe 38.11(2) s’applique à toutes les instances, et pas seulement aux instances de nature criminelle. Il peut donc intervenir dans des cas où l’alinéa 11d) de la Charte n’est pas en jeu.

 

[25]           Je relève aussi que, dans tous les cas, l’obligation de l’avocat qui comparaît au nom des ministres dans une audience ex parte est une obligation d’absolue bonne foi lorsqu’il présente des observations au juge. Aucun renseignement pertinent ne peut être soustrait à la divulgation durant une telle audience (arrêt Re Charkaoui, [2004] A.C.F. n° 2060, 2004 CAF 421). Le principe d’une divulgation complète et franche dans une audience ex parte est un principe de justice fondamentale qui a souvent été reconnu par la Cour suprême (arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, paragraphe 27).

 

[26]           L’appelant a décrit ainsi le point en litige : [Traduction] « le paragraphe 38.11(2) de la Loi  sur la preuve au Canada s’accorde-t-il ou non avec les principes de justice fondamentale et a-t-il ou non porté atteinte au droit de M. Khawaja à un procès équitable, un droit que lui reconnaît l’alinéa 11d) de la Charte? » (Mémoire de l’appelant, paragraphe 27). Par ailleurs, [Traduction] « la réelle difficulté suscitée par le paragraphe 38.11(2) […] est l’impossibilité pour l’accusé d’être représenté, et l’impossibilité pour les intérêts de l’accusé d’être pleinement défendus, si tant est qu’ils puissent l’être, durant les audiences ex parte » (Mémoire de l’appelant, paragraphe 60).

 

[27]           Selon l’intimé, [Traduction] « l’issue de la procédure prévue par l’article 38 de la LPC n’a aucune répercussion directe ou immédiate sur un quelconque droit à la liberté. Il s’agit d’une procédure préliminaire, ou accessoire à la « procédure” principale » (Mémoire de l’intimé, paragraphe 63). Cependant, l’intimé reconnaît aussi que [Traduction] « le droit de l’appelant à la liberté pourrait être mis en jeu par la procédure de l’article 38 de la LPC; cependant, il est indispensable d’examiner le contexte » (Mémoire de l’intimé, paragraphe 21).

 

[28]           Je me propose d’examiner d’abord l’argument de l’appelant selon lequel il y a atteinte à l’article 7 de la Charte. Dans ses motifs, le juge en chef Lutfy a estimé que, vu la nature des accusations criminelles contre l’appelant, « le droit à la liberté garanti par l’article 7 à l’intimé est en jeu » (Motifs du jugement, paragraphe 29). Aux fins du présent appel, je suis disposé à présumer que le droit à la liberté garanti à l’appelant par l’article 7 de la Charte est ici en jeu.

 

[29]           Cependant, pour les motifs exposés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli [1992] A.C.S. n° 27, [1992] 1 R.C.S. 711, et dans l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] A.C.S. n° 73, 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, ainsi que dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.S. n° 3, 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, j’arrive à la conclusion qu’il n’avait pas été porté atteinte, dans ces circonstances, à l’article 7 de la Charte. Selon la Cour suprême du Canada, « la portée des principes de justice fondamentale varie selon le contexte et la nature des intérêts en jeu » (arrêt Chiarelli, paragraphe 45). La Cour suprême a aussi jugé que la justice fondamentale n’emporte pas divulgation intégrale des renseignements en la possession du gouvernement qui concernent la sécurité nationale et que les dispositions législatives requérant la tenue d’audiences ex parte respectent l’obligation d’équité découlant de cette disposition de la Charte (arrêt Ruby, paragraphe 51).

 

[30]           Dans l’arrêt Ruby, où l’arrêt Chiarelli est cité abondamment, la juge Arbour expliquait que « les règles de justice naturelle et la notion d’équité procédurale font partie des principes de justice fondamentale. Ce qui est équitable dans une affaire donnée dépend du contexte de cette affaire : Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, page 682; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, paragraphe 21; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, page 743 (arrêt Ruby, paragraphe 39). La juge Arbour cite aussi le juge La Forest, qui s’exprimait au nom des juges majoritaires de la Cour suprême dans R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, page 361 (cité avec approbation dans l’arrêt Chiarelli, précité, au paragraphe 45) :

Évidemment, les exigences de la justice fondamentale englobent tout au moins l’équité en matière de procédure (voir, par exemple, les observations dans ce sens faites par le juge Wilson dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, aux pp. 212 et 213). Il est également clair que les exigences de la justice fondamentale ne sont pas immuables; elles varient selon le contexte dans lequel on les invoque. Ainsi, certaines garanties en matière de procédure pourraient être requises par la Constitution dans une situation donnée et ne pas l’être dans une autre.

 

La juge Arbour poursuit ainsi :

 

Pour juger si une procédure est conforme à la justice fondamentale, il peut être nécessaire de soupeser les intérêts opposés de l’État et du particulier : Chiarelli, précité, p. 744, citant Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 539. Il est également nécessaire d’examiner le cadre législatif dans lequel doivent être appliquées les règles de justice naturelle. Ce cadre peut, par nécessité, impliquer la restriction de la communication de la preuve : [Traduction] « L’étendue de la communication de la preuve requise par la justice naturelle peut devoir être appréciée au regard du préjudice que la communication est susceptible de causer au régime établi par la Loi » : W. Wade et C. Forsyth, Administrative Law (8e éd. 2000), p. 509. Voir également l’arrêt Baker, précité, par. 24. (arrêt Ruby, paragraphe 39).

 

 

 

[31]           Le droit dit clairement que les circonstances propres à chaque cas pourront justifier l’application de protections procédurales autres. Dans certains contextes, les protections procédurales auront une origine constitutionnelle, mais non dans d’autres. Je crois que, dans l’affaire dont je suis saisi, les dispositions du paragraphe 38.11(2) ne tombent pas en deçà du degré d’équité requis par l’article 7 de la Charte.

 

[32]           Je passe maintenant à l’affirmation selon laquelle il y a eu atteinte à l’alinéa 11d) de la Charte, c’est-à-dire atteinte au droit à un procès équitable.

 

[33]           Il n’est pas inopportun à ce stade de rappeler que la Cour suprême du Canada a déjà reconnu que la protection de la sécurité nationale du Canada et des sources en matière de renseignement constitue un objectif urgent et réel (arrêt Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2007] A.C.S. n° 9, 2007 CSC 9, paragraphe 68).

 

[34]           Les dispositions relatives aux instances ex parte s’appliquent à chacune des trois étapes de l’examen entrepris par le juge en vertu de l’article 38 de la LPC.

 

[35]           Je me propose d’examiner les dispositions relatives aux audiences à huis clos et aux audiences ex parte pour chacune des trois étapes imposées dans l’arrêt Ribic.

 

[36]           La première étape concerne la question de la pertinence. Pour cette première étape, le rôle du juge, décrit dans l’arrêt Ribic, est le suivant :

La première tâche d’un juge qui instruit une demande consiste B dire si les renseignements dont la divulgation est demandée sont pertinents ou non, au sens habituel et courant, d’après la règle exposée dans l’arrêt Stinchcombe, plus précisément, dans le cas qui nous occupe, de dire si les renseignements, qu’il s’agisse d’éléments de preuve B charge ou B décharge, pourraient raisonnablement être utiles pour la défense : R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727, B la page 740. Il s’agit là sans aucun doute d’un seuil de faible niveau. Cette étape reste une étape nécessaire parce que, si les renseignements ne sont pas pertinents, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin et de mobiliser des ressources judiciaires comptées. Cette étape nécessitera en général, B cette fin, une inspection ou un examen des renseignements. C’est B la partie qui demande leur divulgation qu’il appartient de prouver que les renseignements sont très probablement des éléments de preuve pertinents. [paragraphe 17]

 

 

[37]           Il convient de noter que l’obligation de divulguer, énoncée dans l’arrêt Stinchcombe, résulte du droit, et non de la LPC. Le juge désigné examine la pertinence de documents que l’avocat du ministère public se propose déjà de communiquer. Le juge ne considère que ces documents, il n’est pas invité à dire si d’autres documents existent ou devraient être communiqués.

 

[38]           Comme on peut le lire dans l’arrêt Ribic, le critère de la pertinence constitue un seuil de faible niveau (arrêt Ribic, paragraphe 16).

 

[39]           La présence de l’avocat de l’accusé à ce stade n’aidera pas l’avocat de l’accusé à obtenir la divulgation de documents additionnels. Si l’avocat de l’accusé croit que la pertinence des documents pourrait être établie sans que le juge soit informé de la thèse de la défense, il pourra solliciter la tenue d’une audience ex parte avec le juge.

 

[40]           Puis le juge passe à l’étape suivante, ainsi décrite dans l’arrêt Ribic :

Lorsque le juge est d’avis que les renseignements sont pertinents, il doit ensuite se demander, selon l’article 38.06, si la divulgation des renseignements serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale. Cette deuxième étape nécessitera elle aussi, selon cette perspective, un examen ou une inspection des renseignements en cause. Le juge doit considérer les représentations des parties et les preuves qu’elles ont pour les appuyer. Il doit être convaincu que les avis du pouvoir exécutif sur le préjudice éventuel reposent sur des faits établis par la preuve : Home Secretary c. Rehman, [2001] 3 WLR 877, à la page 895 (HL(E)). Il est de règle qu’il n’appartient pas au juge de reconsidérer l’avis du pouvoir exécutif ni de lui substituer son propre avis. Ainsi que le disait lord Hoffmann dans l’arrêt Rehman, à la page 897, à propos des événements survenus le 11 septembre 2001 à New York et à Washington, un précédent mentionné dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 33 : [traduction] Ces événements nous rappellent que, en matière de sécurité nationale, le prix de l’erreur peut être très élevé. Cette constatation fait selon moi ressortir la nécessité pour le pouvoir judiciaire de respecter les décisions des ministres du gouvernement sur la question de savoir si l’appui apporté à des activités terroristes menées à l’étranger menace la sécurité nationale. Non seulement le pouvoir exécutif a accès à des sources d’information et d’expertise particulières en la matière, mais ces décisions, susceptibles d’avoir de graves répercussions sur la collectivité, doivent avoir une légitimité qui ne peut exister que si elles sont confiées à des personnes responsables devant la collectivité dans le cadre du processus démocratique. Pour que la population accepte les conséquences de ces décisions, elles doivent être prises par des personnes que la population a choisies et qu’elle peut écarter (paragraphe 18).

 

Cela veut dire que les conclusions du procureur général concernant son évaluation du préjudice pour la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales, devraient, parce qu’il a accès à des sources particulières d’information et d’expertise, se voir conférer un crédit considérable de la part du juge appelé à décider, en application du paragraphe 38.06(1), si la divulgation des renseignements causerait le préjudice appréhendé. Le procureur général exerce un rôle protecteur envers la sécurité du public. Si l’évaluation qu’il fait du préjudice est raisonnable, le juge doit l’accepter. J’ajouterais que la Chambre des lords a adopté une norme similaire en matière d’évaluation raisonnable : voir l’arrêt Rehman, à la page 895, où lord Hoffmann précise que la Commission spéciale des appels en matière d’immigration peut rejeter l’avis du ministre de l’Intérieur lorsque c’est un avis [traduction] « auquel aucun ministre raisonnable conseillant la Couronne n’aurait pu raisonnablement arriver, eu égard aux circonstances » (paragraphe 19).

 

Une autorisation de divulgation sera donnée si le juge est persuadé qu’aucun préjudice ne résulterait d’une divulgation publique des renseignements. C’est à la partie qui s’oppose à la divulgation en alléguant un éventuel préjudice qu’il appartient de convaincre le juge de la probabilité de ce préjudice (paragraphe 20).

 

 

[41]           Cette deuxième étape requiert que l’on évalue si la divulgation des renseignements en cause causerait le préjudice allégué. À ce stade, il incombe au procureur général du Canada de montrer que la crainte suscitée par une éventuelle divulgation est raisonnable, et c’est au procureur général du Canada qu’il appartient de convaincre le juge de la probabilité du préjudice (arrêt Ribic, paragraphes 18 à 20). Le rôle de l’avocat de l’accusé à ce stade de l’examen serait au mieux marginal, surtout s’il n’a pu obtenir l’accès aux documents à l’égard desquels un privilège est revendiqué.

 

[42]           Une autorisation de divulgation sera donnée si le juge est persuadé qu’aucun préjudice ne résulterait d’une divulgation publique des renseignements (arrêt Ribic, paragraphe 20).

 

[43]           Le juge passe alors à l’étape finale du triple critère de l’arrêt Ribic :

Après qu’il est arrivé B la conclusion que la divulgation des renseignements sensibles entraînerait un préjudice, le juge passe alors B l’étape finale de l’enquête, qui consiste B dire si les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation. La partie qui demande la divulgation des renseignements doit apporter la preuve que l’intérêt public milite en sa faveur (paragraphe 21).

 

 

[44]           Cette mise en balance d’intérêts opposés est l’aspect critique de l’instance. Même lorsque la divulgation serait préjudiciable, les renseignements pourront néanmoins être communiqués si le juge estime que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur le préjudice pour la sécurité nationale.

 

[45]           En résumé, la procédure de non-communication de renseignements sensibles qui est exposée dans l’article 38 de la LPC requiert un travail de mise en balance au cours duquel le juge évalue les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation et a le pouvoir d’autoriser des formes et conditions de divulgation reflétant cette mise en balance.

 

[46]           Comme je l’ai dit au début, aucun des renseignements protégés et exclus ne pourra dans le procès être utilisé contre l’accusé. En outre, le juge qui préside une instance criminelle est investi, en vertu de l’article 38.14 de la LPC, du pouvoir additionnel de protéger le droit de l’accusé à un procès équitable, et cela en rendant une ordonnance a) qui annule un chef d’accusation d’un acte d’accusation ou d’une dénonciation, ou qui autorise l’instruction d’un chef d’accusation ou d’une dénonciation pour une infraction moins grave ou une infraction incluse; b) qui ordonne l’arrêt des procédures; c) qu’il prononcera à l’encontre de toute partie sur toute question liée aux renseignements dont la divulgation est interdite.

 

[47]           Il est utile ici de rappeler les propos tenus par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Charkaoui : « Pour atteindre son objectif, le législateur n’est pas tenu d’utiliser la solution parfaite, ou celle qui est la moins attentatoire : R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303 » (arrêt Charkaoui, paragraphe 85).

 

[48]           J’arrive à la conclusion que la disposition contestée de la LPC ne porte pas atteinte au droit de l’appelant à un procès équitable et, si elle lui porte atteinte, elle le fait d’une manière minimale, qui peut se justifier selon l’article premier de la Charte.

 

[49]           Le critère de l’arrêt Oakes (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103) sert à déterminer si l’atteinte à un droit garanti par la Charte peut se justifier selon l’article premier de la Charte. Selon ce critère, la loi qui restreint un droit doit présenter un objectif urgent et réel et employer un moyen proportionnel. Le critère de proportionnalité comporte trois éléments : a) les mesures adoptées doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif; b) le moyen choisi doit porter le moins possible atteinte au droit en question; et c) il doit y avoir proportionnalité entre les effets de la mesure restrictive et l’objectif poursuivi.

 

[50]           Comme je l’ai dit précédemment, la Cour suprême du Canada a estimé que la protection de la sécurité nationale du Canada et des sources connexes de renseignements constitue un objectif urgent et réel (Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2007] A.C.S. n° 9, 2007 CSC 9, paragraphe 68). Je suis d’avis que la non-divulgation de preuves ou de conclusions au cours d’audiences tenues en vertu du paragraphe 38.11(2) de la LPC présente un lien rationnel avec cet objectif.

 

[51]           Je crois que l’atteinte minimale aux droits garantis par l’alinéa 11d) de la Charte a déjà été démontrée ci-dessus, dans l’analyse de la procédure prévue par le paragraphe 38.11(2). L’équilibre subtil établi dans la LPC entre la nécessité de protéger des renseignements confidentiels et les droits de l’accusé a déjà été souligné par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Charkaoui, où elle explique les processus dont parle l’article 38 :

77 Dans le système juridique canadien, l'exemple du CSARS n'est pas le seul cas où un juste équilibre a été établi entre la protection des renseignements sensibles et les droits procéduraux individuels. On en trouve un autre exemple dans l'actuelle Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5 (LPC), qui permet au gouvernement, dans le cadre des procédures visées par la Loi, de s'opposer à la divulgation de renseignements pour des raisons d'intérêt public : art. 37 à 39. Les modifications apportées récemment à la LPC par la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. C-41, obligent tout participant qui, dans le cadre d'une instance, est tenu de divulguer, prévoit divulguer ou s'attend à ce que soient divulgués des renseignements qu'il croit sensibles ou potentiellement préjudiciables à aviser le procureur général de la possibilité de divulgation. Ce dernier peut alors demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant la divulgation des renseignements : art. 38.01, 38.02 et 38.04. Le juge dispose d'un pouvoir discrétionnaire considérable pour décider si les renseignements devraient être divulgués. S'il conclut que la divulgation de renseignements serait préjudiciable pour les relations internationales ou pour la défense ou la sécurité nationales, mais que les raisons d'intérêt public qui justifient la divulgation l'emportent sur celles qui justifient la non-divulgation, le juge peut ordonner la divulgation de tout ou partie des renseignements aux conditions qu'il estime indiquées. La LIPR ne confère aucun pouvoir discrétionnaire résiduel semblable; elle commande aux juges de garantir la confidentialité des renseignements dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. En outre, la LPC ne contient aucune disposition relative à l'utilisation des renseignements qui n'ont pas été divulgués. Bien que la LPC ne traite pas du même problème que la LIPR et, qu'en conséquence, elle ne soit que d'une utilité limitée en l'espèce, elle illustre le souci qu'a eu le législateur, dans une autre loi, d'établir un équilibre subtil entre la nécessité de protéger les renseignements confidentiels et les droits des individus. [Non souligné dans l'original.]

 

 

[52]           La troisième condition du critère Oakes, celle qui concerne la question de la proportionnalité entre les effets de la mesure restrictive et l’importance de l’objectif, semble remplie dans la troisième étape du critère Ribic. Pour que le procureur général tire parti du droit à la non-divulgation de documents pour des raisons de sécurité nationale, le juge doit être persuadé que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation ne l’emportent pas sur le droit du procureur général de revendiquer le privilège. De cette manière, la proportionnalité entre les effets du paragraphe 38.11(2) qui sont à l’origine de l’atteinte au droit garanti par la Charte, et l’objectif qui a été reconnu comme « suffisamment important » demeure satisfaisante. Comme on peut le lire dans la décision Ribic, « le législateur exige que le juge désigné pondère les intérêts opposés, et non pas seulement qu’il protège les intérêts importants et légitimes de l’État » (Canada (Procureur général) c. Ribic, (2001), 22 F.T.R. 310, 2002 CFPI 839, paragraphe 22).

 

[53]            Pour que soit réalisé l’objectif valable de protection de la sécurité nationale, la LPC autorise la tenue d’audiences ex parte. À mon avis, la disposition contestée, examinée dans son contexte, établit un équilibre entre la nécessité de protéger des renseignements sensibles intéressant la sécurité nationale, et la nécessité de protéger les droits de l’individu.

 

[54]            Pour les motifs susmentionnés, je rejetterais l’appel.

 

« J. Richard »

Juge en chef

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.

 


LE JUGE LÉTOURNEAU (motifs concourants)

[55]           J’ai eu l’avantage de lire les motifs rédigés par le juge en chef et par mon collègue le juge Pelletier. Tous deux arrivent à la même conclusion, mais pour des raisons différentes, qui en réalité sont complémentaires.

 

[56]           Le juge Pelletier est d’avis que le processus contesté qui est exposé dans le paragraphe 38.11(2) de la Loi sur la preuve au Canada (la LPC) ne porte pas atteinte à la liberté de l’appelant, encore que les décisions résultant de ce processus puissent porter atteinte à cette liberté : voir le paragraphe 50 de ses motifs. Je partage son avis.

 

[57]           L’article 38 de la LPC institue en fait un mécanisme visant à donner effet à l’immunité d’intérêt public qu’il confère. L’objet de cette disposition est de faire en sorte que les documents susceptibles de compromettre la sécurité nationale ne soient pas divulgués à moins que le juge désigné n’en décide autrement dans l’intérêt public. Naturellement, comme pour le privilège du secret professionnel de l'avocat, il ne sera pas possible d’obtenir communication des documents tant qu’un juge ne se sera pas prononcé sur la nature des documents. Autrement, l’objectif même du privilège serait mis en échec. Il en va de même pour les documents qui ne devraient pas être rendus publics en raison du préjudice qui en résulterait pour la sécurité nationale.

 

[58]           C’est dans ce contexte que les paragraphes 38.11(1) et (2) de la LPC prévoient la tenue d’audiences à huis clos et ex parte. Les deux paragraphes parlent d’un processus destiné à protéger une immunité d’intérêt public dont l’appelant, par ailleurs, reconnaît la légitimité et la validité.

 

[59]           Il m’est difficile de voir en quoi ce processus met en jeu ou compromet la liberté de l’appelant. Il faut se rappeler que les documents déclarés, durant ce processus, préjudiciables à la sécurité nationale ne seront pas utilisés dans le procès criminel de l’appelant. Comme le faisait observer le juge Pelletier, ce n’est que si des documents intéressant la défense de l’appelant dans la procédure criminelle sont soustraits à la divulgation que l’on pourra dire qu’il est porté atteinte au droit de l’appelant à la liberté. Cependant, cela ne résulte pas de la procédure ex parte existante, mais de la décision portant sur la pertinence des renseignements ou sur leur divulgation. La décision intéressant la pertinence des renseignements ou la mise en balance des intérêts est susceptible de contrôle et pourra être réformée si elle est jugée erronée.

 

[60]           Je partage l’avis de mon collègue le juge Pelletier pour qui, sans une procédure ex parte du genre dont parle le paragraphe 38.11(2), les revendications d’immunité d’intérêt public pourraient être sérieusement compromises ou amoindries.

 

[61]           Si la présence de l’appelant était autorisée durant l’audience où l’État revendique une immunité d’intérêt public, l’avocat de la Couronne serait indûment entravé et restreint dans les conclusions qu’il présente au juge désigné et dans l’aide qu’il lui apporte. Il s’exposerait ainsi à l’impossibilité de convaincre le juge désigné de l’existence d’une immunité validement revendiquée, et de la nécessité de protéger cette immunité dans l’intérêt public.

 

[62]           Pour résumer, la procédure ex parte dont parle le paragraphe 38.11(2) de la LPC vise à prévenir une atteinte au caractère confidentiel des documents bénéficiant d’une immunité d’intérêt public. Il s’agit d’une procédure nécessaire, raisonnable, équitable et pratique qui garantit la protection de privilèges et immunités légitimes. À mon humble avis, la procédure décrite au paragraphe 38.11(2), qui s’applique aux allégations d’immunité d’intérêt public faites dans le contexte d’instances civiles, administratives ou pénales, ne contrevient pas à l’article 7 ou à l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

 

[63]           Dans ses motifs, le juge en chef était disposé à présumer, comme l’a fait le juge en chef Lutfy de la Cour fédérale, que l’article 7 de la Charte mettait en jeu le droit de l’appelant à la liberté. Si je me fourvoie dans ma manière de considérer l’article 7, et donc si la liberté de l’appelant est en jeu, alors je reconnais avec lui, pour les motifs qu’il a exposés, qu’il n’y a pas eu ici violation de l’article 7 de la Charte.

 

[64]           Je souscris également à sa manière d’analyser l’alinéa 11d) et d’appliquer l’article premier de la Charte.

 

[65]           Je disposerais de l’appel comme le proposent mes collègues.

 

« Gilles Létourneau »

j.c.a.

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


LE JUGE PELLETIER (motifs concourants)

INTRODUCTION

[66]           Il est interjeté appel du jugement du juge en chef Lutfy, de la Cour fédérale (le juge de première instance), qui a rejeté la demande de l’appelant visant à faire déclarer inconstitutionnel le paragraphe 38.11(2) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5 (la Loi), au motif que ce paragraphe porterait atteinte aux droits que lui reconnaissent l’alinéa 11d) et l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) : voir Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 463, [2007] A.C.F. n° 648. Les droits auxquels il est censément porté atteinte sont le droit à la liberté de la presse (plus précisément le principe de la publicité des débats judiciaires), le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne (plus précisément le droit d’un accusé de présenter une défense pleine et entière, le droit à la communication de renseignements et le droit d’un accusé de connaître la preuve qui pèse contre lui) et le droit à un procès public. Le paragraphe 38.11(2) porterait atteinte à ces droits en permettant au juge saisi d’une requête en ordonnance d’interdiction déposée par le procureur général du Canada (le procureur général) de recevoir les preuves et d’entendre les observations du procureur général en l’absence de l’appelant, M. Khawaja.

 

[67]           Le juge de première instance est arrivé à la conclusion que le paragraphe 38.11(2) ne portait pas en réalité atteinte aux droits fondamentaux de M. Khawaja parce que le paragraphe lui-même, ainsi que le régime général de l’article 38, offrent une importante mesure de substitution aux droits amputés par l’application du paragraphe 38.11(2).

 

[68]           Je rejetterais l’appel, pour les motifs qui suivent.

 

LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE

[69]           L’objet du présent litige, à savoir le paragraphe 38.11(2) de la Loi, prévoit ce qui suit :

38.11(2) Le juge saisi d'une affaire au titre du paragraphe 38.04(5) ou le tribunal saisi de l'appel ou de l'examen d'une ordonnance rendue en application de l'un des paragraphes 38.06(1) à (3) donne au procureur général du Canada — et au ministre de la Défense nationale dans le cas d'une instance engagée sous le régime de la partie III de la Loi sur la défense nationale — la possibilité de présenter ses observations en l'absence d'autres parties. Il peut en faire de même pour les personnes qu'il entend en application de l'alinéa 38.04(5)d).

38.11(2) The judge conducting a hearing under subsection 38.04(5) or the court hearing an appeal or review of an order made under any of subsections 38.06(1) to (3) may give any person who makes representations under paragraph 38.04(5)(d), and shall give the Attorney General of Canada and, in the case of a proceeding under Part III of the National Defence Act, the Minister of National Defence, the opportunity to make representations ex parte.

 

[70]           Les observations ex parte (c’est-à-dire présentées en l’absence d’autres parties) dont parle le paragraphe 38.11(2) sont faites dans le cadre d’une demande déposée en conséquence de l’avis signifié au procureur général conformément à l’article 38.01 :

[…]

 

38.01(2) Tout participant qui croit que des renseignements sensibles ou des renseignements potentiellement préjudiciables sont sur le point d'être divulgués par lui ou par une autre personne au cours d'une instance est tenu de soulever la question devant la personne qui préside l'instance et d'aviser par écrit le procureur général du Canada de la question dès que possible, que ces renseignements aient fait ou non l'objet de l'avis prévu au paragraphe (1). Le cas échéant, la personne qui préside l'instance veille à ce que les renseignements ne soient pas divulgués, sauf en conformité avec la présente loi.

 

38.01(2) Every participant who believes that sensitive information or potentially injurious information is about to be disclosed, whether by the participant or another person, in the course of a proceeding shall raise the matter with the person presiding at the proceeding and notify the Attorney General of Canada in writing of the matter as soon as possible, whether or not notice has been given under subsection (1). In such circumstances, the person presiding at the proceeding shall ensure that the information is not disclosed other than in accordance with this Act.

 

[71]           Dans les présents motifs, les renseignements qui font l’objet de l’avis signifié en vertu de l’article 38.01 seront appelés « renseignements secrets ».

 

[72]           Après avoir décidé plusieurs points préliminaires, le juge de première instance a commencé son analyse en faisant observer que les parties reconnaissaient que le droit de M. Khawaja à la liberté était mis en jeu par l’instance introduite en vertu de la Loi, étant donné que ladite instance fait partie intégrante de la procédure introduite pour l’examen des accusations criminelles portées contre lui. M. Khawaja est accusé, en vertu des lois pénales sur le terrorisme, de six infractions, en rapport avec un complot visant à commettre un attentat terroriste au Royaume-Uni.

 

[73]           Le juge de première instance a relevé que le droit de M. Khawaja à la justice fondamentale au titre de l’article 7 coïncidait en partie avec son droit à un procès public et équitable, un droit garanti par l’alinéa 11d), de telle sorte qu’il convenait d’examiner simultanément les deux droits, puisque, s’il y avait atteinte à l’un d’eux, il y aurait nécessairement atteinte à l’autre.

 

[74]           Le juge de première instance a alors défini la question fondamentale à laquelle il devait répondre : la procédure en question était-elle « fondamentalement inéquitable » envers M. Khawaja? Il a relevé que le contexte dans lequel la question se posait pouvait influer sur la portée de l’obligation d’équité, mais que cela n’autorisait pas la Cour fédérale, dans l’analyse qu’elle ferait selon l’article 7, à mettre en balance les intérêts de l’accusé et les impératifs de la sécurité nationale.

 

[75]           Le juge de première instance a fait observer que le droit d’un accusé de connaître les éléments invoqués contre lui n’est pas un droit absolu, en ce sens que les tribunaux tiennent souvent des audiences ex parte, ainsi que des audiences à huis clos. Pareillement, le droit à la divulgation pourra être amoindri si les renseignements devant être divulgués soulèvent des questions de sécurité nationale. Dans l’un et l’autre cas, lorsqu’il est impossible de répondre à l’impératif de justice fondamentale de la manière habituelle, il faut trouver des substituts acceptables aux protections procédurales ainsi réduites. Se fondant sur l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, aux paragraphes 57 à 59 (l’arrêt Charkaoui), le juge de première instance a considéré, parmi les substituts acceptables, la divulgation ultérieure, le contrôle judiciaire et le droit d’appel.

 

[76]           Parmi les autres substituts acceptables, il y a la possibilité pour le procureur général de décider de divulguer une partie des renseignements. Le juge qui instruit la demande déposée en vertu de l’article 38 a aussi le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la divulgation des renseignements selon la forme la plus apte à restreindre le préjudice pour la sécurité nationale. En outre, le juge qui préside le procès criminel a aussi le pouvoir discrétionnaire de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir l’équité envers l’accusé, notamment le pouvoir d’ordonner l’arrêt des procédures. Le juge de première instance a relevé ensuite que le paragraphe 38.11(2) autorise la Cour à entendre les observations ex parte de la personne qui demande la divulgation des renseignements secrets. Finalement, il a relevé que l’analyse en trois étapes de l’à-propos d’une divulgation, analyse faite par la Cour dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CAF 246, [2005] 1 R.C.F. 33 (l’arrêt Ribic), constitue elle-même une protection procédurale, en ce sens qu’elle établit un mécanisme équilibré et nuancé d’évaluation du droit à la divulgation.

 

[77]           Après avoir recensé ces protections procédurales, le juge de première instance a accordé une importance particulière à une autre protection, plus précisément le pouvoir discrétionnaire de la Cour de nommer un ami de la Cour « afin qu’il puisse lire et entendre les observations présentées ex parte au nom de l’État, et répondre à ces observations » : voir le paragraphe 50 des motifs du juge de première instance. Selon lui, « le droit de la Cour de désigner, d’office ou à la demande d’une partie à l’instance, un ami de la Cour lorsque cela s’avère nécessaire dans un cas particulier doit atténuer les réserves du défendeur au sujet de la procédure ex parte » : voir le paragraphe 57 des motifs du juge de première instance.

 

[78]           En réponse à l’argument de l’avocat de M. Khawaja selon lequel la nomination d’un ami de la Cour n’était pas une protection procédurale suffisante parce que le pouvoir de faire une telle nomination n’était pas explicitement inscrit dans la loi, le juge de première instance a évoqué le cas du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, qui a eu recours à l’assistance d’un avocat pour agir en son nom, sans avoir l’autorisation explicite de le faire, si ce n’est le pouvoir d’« engager le personnel dont il a besoin ». Le juge de première instance a également rappelé la jurisprudence de la Cour fédérale elle-même, plus précisément la décision Harkat (Re) (C.F.), 2004 CF 1717, [2005] 2 R.C.F. 416, dans laquelle la juge Dawson écrivait, au paragraphe 20 de ses motifs, qu’« un pouvoir peut être conféré implicitement dans la mesure où l’existence et l’exercice d’un tel pouvoir sont nécessaires pour permettre à la Cour d’exercer validement et pleinement la compétence qui lui est expressément conférée par une disposition législative ». De l’avis du juge de première instance, l’absence d’un pouvoir explicite de nommer un ami de la Cour n’était pas une raison d’exclure un tel pouvoir comme moyen de garantir l’équité à la partie qui demande la divulgation des renseignements.

 

[79]           Finalement, le juge de première instance a estimé que « l’article 38, y compris le paragraphe 38.11(2), instaure un dispositif affiné qui assure le respect, d’une part, de l’intérêt qu’a l’État à préserver la confidentialité des renseignements sensibles, d’autre part, les droits de l’accusé, notamment le droit à une défense pleine et entière, le droit à la communication de renseignements et le droit à un procès équitable lors de l’instance pénale pertinente. Je conclus que le paragraphe 38.11(2) est conforme à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte » : voir le paragraphe 59 de ses motifs.

 

[80]           S’agissant de la possible violation du principe de publicité des débats judiciaires, le juge de première instance a estimé que la Cour suprême du Canada avait confirmé, dans l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3 (l’arrêt Ruby), la validité des procédures à huis clos et ex parte portant sur des renseignements protégés. Puisque l’avocat de M. Khawaja n’avait pas réussi à établir une distinction entre les circonstances de l’arrêt Ruby et celles de la présente affaire, le juge de première instance a exprimé l’avis que l’arrêt Ruby réglait la question. Il a donc rejeté la demande de M. Khawaja.

 

LES ARGUMENTS DE M. KHAWAJA

[81]           Dans son exposé des faits et du droit (son exposé), M. Khawaja recensait et abordait les points suivants :

A.        Le juge de première instance a-t-il négligé de se demander si le paragraphe 38.11(2) est oui ou non conforme aux principes particuliers de justice fondamentale qui sont mis en jeu dans la présente affaire?

 

B.         Le juge de première instance a-t-il commis une erreur parce qu’il a intégré dans l’analyse au titre de l’article 7 l’examen requis par l’article premier de la Charte?

 

C.        Le juge de première instance a-t-il commis une erreur parce qu’il a dit que l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada renferme, quant aux droits de M. Khawaja selon l’article 7 et l’alinéa 11d), d’importantes mesures de rechange et d’importantes mesures procédurales de protection?

 

D.        Le juge de première instance a-t-il commis une erreur parce qu’il a dit que l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada n’établit pas un processus qui est fondamentalement inéquitable?

 

E.         Le paragraphe 38.11(2) peut-il se justifier au regard de l’article premier de la Charte?

 

A. Le juge de première instance a-t-il négligé de se demander si le paragraphe 38.11(2) est oui ou non conforme aux principes particuliers de justice fondamentale qui sont mis en cause dans la présente affaire?

 

[82]           S’agissant du premier de ces points, M. Khawaja a relevé que, dans l’arrêt Charkaoui, la Cour suprême du Canada a recensé les cinq principes de justice fondamentale suivants, qui sont des éléments essentiels du droit à un procès équitable :

-           le droit à une audition équitable;

-           devant un magistrat indépendant et impartial;

-           qui rend une décision fondée sur les faits et sur le droit;

-           le droit de chacun de connaître la preuve produite contre lui;

-           le droit d’y répondre.

 

[83]           M. Khawaja reconnaît que les deux premiers de ces éléments ne sont pas en cause dans la présente instance. Il n’a pas reconnu que le troisième élément n’était pas en cause, mais il n’a pas insisté sur ce point dans son exposé. Il a fait valoir qu’il était fondé à ce que le juge de première instance examine, dans son analyse de la validité du paragraphe 38.11(2), les deux derniers éléments d’un procès équitable, à savoir le droit d’un accusé de connaître la preuve qui pèse contre lui, et le droit d’un accusé de présenter une défense pleine et entière. Par conséquent, affirme-t-il, le juge de première instance a commis une erreur parce qu’il a limité son analyse à la question globale de l’équité, au lieu d’examiner le fond de chacun des éléments d’un procès équitable.

 

B. Le juge de première instance a-t-il commis une erreur parce qu’il a intégré dans l’analyse au titre de l’article 7 l’examen requis par l’article premier de la Charte?

 

[84]           M. Khawaja soulève ce point en dépit de la référence explicite du juge de première instance à la remarque incidente faite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui, remarque selon laquelle les impératifs de la sécurité nationale ne peuvent servir à limiter l’étendue des droits garantis par l’article 7. Selon M. Khawaja, s’il doit y avoir une mise en balance des intérêts, c’est‑à‑dire de ses droits selon l’article 7 et des impératifs de la sécurité nationale, cette mise en balance doit se faire dans le contexte de l’analyse au titre de l’article premier de la Charte, et non par une définition restrictive des droits eux-mêmes. Selon M. Khawaja, le paragraphe suivant des motifs du juge de première instance atteste la mise en balance que, dit-il, le juge a faite au cours de son analyse au titre de l’article 7 :

Le recours prévu par l’article 38 donne forcément lieu à l’analyse des considérations relatives à la sécurité nationale. On peut ainsi soutenir que les renseignements sensibles concernés appellent un examen ex parte. L’article 38 prévoit toutefois d’autres façons d’informer l’intéressé pour l’essentiel de façon à ce que soient mis en balance les intérêts divergents en matière de justice fondamentale. Nous examinerons ci‑dessous ces mesures de protection.

 

 

 

[85]           Ce passage était suivi d’une longue analyse des « importantes mesures de remplacement » et « protections procédurales » évoquées plus haut. Selon M. Khawaja, cela montre clairement que le juge de première instance mettait, à tort, les intérêts en balance tout en mesurant le niveau d’équité de la procédure prévue par l’article 38.

 

C. Le juge de première instance a-t-il commis une erreur parce qu’il a dit que l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada renferme, quant aux droits de M. Khawaja selon l’article 7 et l’alinéa 11d), d’importantes mesures de rechange et d’importantes mesures procédurales de protection?

 

[86]           Le troisième point soulevé par M. Khawaja requiert un examen des « importantes mesures de rechange » et des « importantes mesures procédurales de protection » évoquées par le juge de première instance. De l’avis de M. Khawaja, les importantes mesures de rechange doivent, pour être pertinentes sur le plan constitutionnel, considérer son droit de connaître la preuve qui pèse contre lui et son droit de présenter une défense pleine et entière en réponse à cette preuve.

 

[87]           Le fait que le procureur général puisse à tout moment divulguer les renseignements secrets ne répond nullement à la question des mesures procédurales de protection. Le procureur général décide seul s’il convient ou non de divulguer les renseignements, et dans quelle mesure, sans être tenu de prendre en compte les intérêts de ceux qui demandent leur divulgation.

 

[88]           Pareillement, le juge de la Cour fédérale a le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la divulgation de la totalité ou d’une partie des renseignements secrets, ou d’un résumé des renseignements secrets, mais cela ne concerne pas l’équité du processus par lequel le juge décide s’il est opportun ou non d’ordonner telle divulgation. C’est le processus lui-même que conteste M. Khawaja.

 

[89]           M. Khawaja prétend aussi que le droit d’interjeter appel devant la Cour d'appel fédérale et, avec autorisation, devant la Cour suprême du Canada, ne tient pas compte du droit de l’accusé de connaître la preuve qui pèse contre lui. Le degré de divulgation au niveau de l’appel est le même que ce qu’il était devant la Cour fédérale. Étant donné que c’est l’équité de la procédure introduite devant la Cour fédérale qui est contestée, un droit d’appel qui fait intervenir la même procédure ne fait rien pour corriger l’absence d’équité qui fait l’objet de l’instance. Dans la demande comme dans l’appel, l’intéressé ne connaît pas le contenu des renseignements secrets et ne connaît pas le contenu des observations ex parte présentées par le procureur général.

 

[90]           Selon M. Khawaja, le droit du juge de première instance de corriger toute inéquité en rendant l’ordonnance qui s’impose, y compris en ordonnant l’arrêt des procédures, ne constitue pas une importante mesure de rechange. C’est simplement reconnaître que la Cour fédérale n’a pas compétence pour statuer sur les affaires pénales elles-mêmes. Le problème constitutionnel ne se pose pas une fois que la Cour fédérale juge que les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation l’emportent sur celles qui justifient la divulgation. Il se pose dans le processus par lequel la Cour fédérale arrive à cette décision. Une fois la décision rendue, le redressement accordé n’efface pas le caractère inéquitable du processus.

 

[91]           M. Khawaja dit que le droit de présenter des observations ex parte ne corrige nullement, par lui-même, l’injustice qui résulte du droit du procureur général de présenter des observations en son absence.

 

[92]           Selon M. Khawaja, le critère de l’arrêt Ribic ne corrige pas l’absence d’équité qui entache le mécanisme des observations ex parte. Le troisième volet de ce critère requiert de l’intéressé qu’il prouve que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation, une exigence qu’il est pratiquement impossible de respecter quand l’intéressé ne détient aucun des renseignements secrets et n’a pas la possibilité de répondre aux observations ex parte présentées par la Couronne.

 

[93]           La position de M. Khawaja à propos de la nomination d’un ami de la Cour est qu’il s’agit là d’une simple possibilité, puisque la loi ne donne pas explicitement à la Cour ce pouvoir. Par ailleurs, même si la Cour peut nommer un ami de la cour, cet ami de la cour vient en aide à la Cour et non pas à l’accusé (dans le cas d’une instance criminelle). Par conséquent, l’ami de la cour n’est pas en position de recevoir des renseignements confidentiels et des directives de l’accusé, en vue de défendre les intérêts de ce dernier. Plus exactement, M. Khawaja doute que la Cour puisse, en nommant un ami de la Cour, nier à la Couronne le droit de celle-ci de procéder ex parte puisque le droit de procéder ex parte est garanti par la Loi.

 

D. Le juge de première instance a-t-il commis une erreur parce qu’il a dit que l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada n’établit pas un processus qui est fondamentalement inéquitable?

 

[94]           Le quatrième point soulevé par M. Khawaja met en doute la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’article 38 n’établit pas un processus qui est fondamentalement inéquitable. En bref, M. Khawaja a fait valoir que le juge de première instance a commis une erreur parce qu’il n’a pas examiné les divers éléments du droit à un procès équitable. L’eût-il fait, affirme M. Khawaja, il ne serait pas arrivé à la conclusion à laquelle il est arrivé.

 

[95]           Plus précisément, M. Khawaja dit que le juge de première instance ne pouvait pas se fonder sur des remarques incidentes, faites dans l’arrêt Charkaoui, selon lesquelles le processus prévu par l’article 38 est plus équitable que le processus qui s’appliquait aux certificats de sécurité. M. Khawaja fait valoir que les remarques incidentes de la Cour suprême se rapportaient à la divulgation qui résulte d’une demande présentée en vertu de l’article 38 et non à la divulgation à laquelle peut prétendre l’intéressé dans le cadre d’une telle demande. Puis M. Khawaja relève que les difficultés propres aux audiences ex parte sont d’autant plus grandes que le juge peut recevoir, au cours de telles audiences, une preuve qui par ailleurs ne serait pas légalement recevable. L’intéressé n’a pas la possibilité, dans ce contexte, de montrer que cette preuve n’est pas digne de foi.

 

[96]           La position de M. Khawaja, sur cet aspect du dossier, est le mieux résumée par le passage suivant, extrait du paragraphe 74 de son exposé :

[traduction] L’état du droit, exposé dans l’arrêt Charkaoui, ne pourrait être plus clair, et il s’applique à la présente affaire : lorsque la liberté de l’accusé est en jeu, comme c’est le cas dans un contexte pénal, l’accusé doit connaître les éléments invoqués contre lui, ou alors une importante mesure de rechange doit lui être offerte, sans quoi il y a atteinte à l’article 7 et à l’alinéa 11d). Puisque l’audience ex parte empêche M. Khawaja de connaître les éléments invoqués contre lui, et puisqu’il n’y a aucune importante mesure de rechange prévue dans la Loi sur la preuve au Canada, il est allégué que la procédure de l’article 38 est fondamentalement inéquitable, et qu’il y a atteinte aux droits garantis à M. Khawaja par l’article 7 et l’alinéa 11d).

 

 

 

E. Le paragraphe 38.11(2) peut-il se justifier au regard de l’article premier de la Charte?

[97]           Le dernier des cinq points recensés par M. Khawaja est celui de savoir si l’atteinte aux droits que lui garantissent l’article 7 et l’article 11 se justifie au regard de l’article premier de la Charte. Cette analyse va au-delà des motifs du juge de première instance, puisque le juge est arrivé à la conclusion qu’il n’y avait aucune atteinte du genre et qu’il n’était donc pas nécessaire de faire l’analyse requise par l’article premier.

 

[98]           M. Khawaja reconnaît que la protection de renseignements dont on peut raisonnablement croire que la divulgation serait préjudiciable à la sécurité nationale du Canada est un objectif urgent et réel, et que le paragraphe 38.11(2) présente un lien rationnel avec cet objectif. Il s’agit de savoir si la procédure prévue par le paragraphe 38.11(2) porte une atteinte minimale aux droits fondamentaux de M. Khawaja.

 

[99]           Pour prouver que les audiences ex parte ne portent pas atteinte de façon minimale aux droits que lui reconnaissent les articles 7 et 11, M. Khawaja suggère plusieurs mesures moins intrusives. Il dit que les audiences ex parte pourraient être supprimées dans leur intégralité. Les audiences pourraient se dérouler à huis clos et le procès-verbal d’audience pourrait être scellé. L’avocat pourrait s’engager à ne pas communiquer davantage les pièces du dossier, pas même à son client. Subsidiairement, les preuves et conclusions pourraient être communiquées à un avocat indépendant, muni d’une habilitation de sécurité, qui pourrait représenter les intérêts de l’accusé au cours des audiences tenues devant la Cour fédérale.

 

[100]       Finalement, M. Khawaja fait valoir que les effets nuisibles de la procédure prévue par l’article 38 l’emportent largement sur les supposés avantages de cette procédure, et ce, en raison du risque accru de déclaration injustifiée de culpabilité. Selon lui, les impératifs de la sécurité nationale ne suffisent pas à justifier l’amputation de droits garantis sur le plan constitutionnel.

 

ÉNONCÉ DES POINTS LITIGIEUX

[101]       Le présent appel soulève les points suivants :

                        1-         Le droit de M. Khawaja à la liberté est-il mis en jeu par les audiences tenues en vertu de l’article 38?

                        2-         Les audiences ex parte constituent-elles un déni de justice fondamentale?

3-         Dans la négative, les audiences ex parte, tenues dans le cadre d’une demande présentée en vertu de l’article 38, constituent-elles un déni de justice fondamentale?

4-         Dans la négative, reviennent-elles à nier le droit de M. Khawaja à un procès public et équitable selon ce que prévoit l’alinéa 11d) de la Charte?

 

ANALYSE

Point n° 1 – Le droit de M. Khawaja à la liberté est-il mis en jeu par les audiences tenues en vertu de l’article 38?

 

[102]       Quelques termes doivent être définis, par souci de clarté. J’emploierai l’expression « procédure de l’article 38 » pour évoquer l’ensemble du processus envisagé par les articles 38 à 38.16 de la Loi. L’expression « renseignements préjudiciables » a le même sens que l’expression « renseignements potentiellement préjudiciables » employée dans la Loi, c’est-à-dire « les renseignements qui, s’ils sont divulgués, sont susceptibles de porter préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales ». L’expression « renseignements secrets », définie plus haut dans les présents motifs, signifie les renseignements à l’égard desquels un avis a été signifié conformément à l’article 38.01.

 

[103]       Puisque le procureur général a admis que le droit de M. Khawaja à la liberté était mis en jeu par la procédure de l’article 38, le juge de première instance ne s’est pas attardé sur la nature de cette mise en jeu, ce qui est le préalable de l’application de l’article 7. Puisque les exigences de la justice fondamentale varient selon le contexte (voir l’arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, page 361), la manière dont le paragraphe 38.11(2) met en jeu le droit de M. Khawaja à la liberté définira les droits particuliers, ou les éléments de la justice fondamentale, qui sont en cause.

 

[104]       M. Khawaja est le mieux placé pour nous dire en quoi son droit à la liberté est mis en jeu par le paragraphe 38.11(2). Les passages essentiels de son avis de question constitutionnelle exposent succinctement sa position. J’ai pris la liberté de laisser de côté certains paragraphes non litigieux et de renuméroter les autres, et j’arrive à ce qui suit :

[traduction]

A- Selon les principes de justice fondamentale, lorsqu’une cour de justice évalue une telle revendication de privilège, l’accusé est fondé à connaître les éléments invoqués contre lui, s’il veut s’opposer à ladite revendication, est fondé à connaître la preuve qui est invoquée au soutien de ladite revendication et à présenter une preuve propre à réfuter la preuve produite au soutien de ladite revendication, et est fondé à connaître les observations faites par la partie à l’origine de la revendication de privilège, et à répondre auxdites observations par ses propres observations.

 

B- Selon le paragraphe 38.11(2) de la Loi sur la preuve au Canada, le procureur général peut obtenir de la Cour fédérale qu’elle reçoive et utilise des preuves et conclusions présentées ex parte à la faveur d’une procédure selon le paragraphe 38.04(5), sans donner à l’accusé le droit de répondre à telles conclusions ou preuves.

 

C- En conséquence du paragraphe 38.11(2), les procédures selon le paragraphe 38.04(5) introduites en rapport avec d’éventuelles preuves intéressant une instance criminelle n’observent pas les principes de justice fondamentale et privent l’accusé du droit de présenter une défense pleine et entière, alors qu’il n’a pas la possibilité de voir les preuves et conclusions du procureur général et d’y répondre.

 

D- Les audiences ex parte reviennent à permettre au procureur général de tirer parti de preuves et conclusions non contestées et de priver ainsi l’accusé de cette seule véritable possibilité de protéger son droit de présenter une défense pleine et entière, c’est-à-dire la divulgation des dossiers en cause, et les audiences ex parte ont donc pour effet de priver l’accusé du droit de présenter une défense pleine et entière, ce qui contrevient aux droits garantis par l’article 7 à l’accusé.

 

E- La limite au droit de présenter une défense pleine et entière, une limite imposée par les preuves et conclusions ex parte auxquelles il est possible de recourir selon l’appréciation exclusive du procureur général, sans la possibilité d’un contrôle judiciaire et sans la participation de l’accusé, ne constitue pas une limite raisonnable au droit de présenter une défense pleine et entière, et le paragraphe 38.11(2) ne saurait donc être validé par l’article premier de la Charte.

 

[105]       Le paragraphe A dit que la justice fondamentale fait obstacle aux audiences ex parte lorsqu’il s’agit de savoir si un privilège est validement revendiqué. Le paragraphe B fait simplement observer que le paragraphe 38.11(2) prévoit des audiences ex parte. Ni le paragraphe A, ni le paragraphe B ne mettent en jeu le droit de M. Khawaja à la liberté.

 

[106]       Le paragraphe C fait intervenir le droit de M. Khawaja à la liberté, mais il le fait intervenir en référence aux charges portées contre lui. Le paragraphe C évoque ensuite le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière au cours des audiences ex parte tenues dans le contexte de la procédure de l’article 38, en rattachant lesdites audiences aux accusations portées.

 

[107]       Le paragraphe D rend plus explicite le lien entre la procédure de l’article 38 et le droit de présenter une défense pleine et entière, en affirmant que le droit de présenter une défense pleine et entière comprend la divulgation des documents à l’égard desquels avis a été donné en vertu de l’article 38, et que le recours à des audiences ex parte le prive de ce droit.

 

[108]       Le paragraphe E complète l’analyse. M. Khawaja y affirme que l’atteinte aux droits que lui garantit l’article 7 n’est pas validée par l’article premier de la Charte.

 

[109]       Il y a une distinction à faire entre l’instance criminelle qui met en jeu le droit de M. Khawaja à la liberté et la procédure de l’article 38 qui met en jeu son droit à la liberté (si tant est qu’elle le mette en jeu) uniquement de par son lien avec l’instance criminelle. Autrement dit, l’article 38 est une disposition d’application générale. Elle peut être invoquée dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec le droit criminel et qui ne soulèvent pas nécessairement des questions de justice fondamentale. Lorsque l’article 38 est invoqué au cours d’une instance criminelle, la question est de savoir si le droit de l’accusé à la liberté est mis en jeu uniquement en raison du fait que ce droit se greffe à une instance criminelle.

 

[110]       L’instance criminelle met en jeu le droit de M. Khawaja de présenter une défense pleine et entière, ainsi que son droit de connaître les éléments invoqués contre lui, et cela en raison de la possibilité d’incarcération. Si la procédure de l’article 38 met en jeu le droit de M. Khawaja à la liberté, ce ne peut être que parce que l’issue de telle procédure empiète sur le déroulement du procès criminel, en ce sens qu’elle peut se solder par une ordonnance interdisant la divulgation de renseignements secrets pouvant intéresser la défense de M. Khawaja. Le paragraphe D de l’avis de question constitutionnelle déposé par M. Khawaja rend ce lien évident.

 

[111]       Les dispositions qui empêchent la communication de renseignements secrets à un accusé sont les paragraphes 38.06(2) et 38.06(3). Le paragraphe 38.06(2) autorise la divulgation, ou la divulgation partielle, moyennant des conditions, quand les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation. Le paragraphe 38.06(3) autorise le juge à rendre une ordonnance confirmant l’interdiction de divulgation s’il n’est pas persuadé que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation. Puisque M. Khawaja n’a pas contesté les paragraphes 38.06(2) et (3), ces dispositions doivent être présumées valides : voir l’arrêt Demande fondée sur l’article 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, paragraphe 35. M. Khawaja voudrait obtenir le même résultat en contestant la procédure qui conduit au prononcé d’une ordonnance selon l’un ou l’autre des paragraphes 38.06(2) ou (3).

 

[112]       Dans le contexte d’une poursuite pénale, la procédure de l’article 38 soulève la question du droit de présenter une défense pleine et entière. Elle soulève cette question parce que les paragraphes 38.06(2) et (3) autorisent la non-divulgation de renseignements qui peuvent intéresser la défense d’un accusé à l’encontre d’accusations criminelles. Le fait que le procureur général puisse procéder ex parte soulève également des questions de justice fondamentale, mais pas nécessairement les mêmes questions qui sont soulevées par les paragraphes 38.06(2) et (3).

 

[113]       Les questions de justice fondamentale auxquelles donne lieu une ordonnance restreignant ou interdisant la divulgation de renseignements qui intéressent la défense d’un accusé ont été recensées dans l’arrêt Charkaoui:

28. Le principe primordial de justice fondamentale applicable ici est le suivant : l'État ne peut détenir longtemps une personne sans lui avoir préalablement permis de bénéficier d'une procédure judiciaire équitable : Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46. « C'est un ancien principe vénérable que nul ne peut être privé de sa liberté sans avoir pu bénéficier de l'application régulière de la loi, qui doit comporter un processus judiciaire valable » : Ferras, par. 19. Ce principe a vu le jour à l'époque de la monarchie féodale, sous la forme du droit de comparaître devant un juge à la suite d'une demande d'habeas corpus. Il demeure aussi fondamental dans notre conception moderne de la liberté qu'il l'était à l'époque du Roi Jean.

 

29. Ce principe de base comporte de nombreuses facettes, y compris le droit à une audition. Il commande que cette audition se déroule devant un magistrat indépendant et impartial, et que la décision du magistrat soit fondée sur les faits et sur le droit. Il emporte le droit de chacun de connaître la preuve produite contre lui et le droit d'y répondre. La façon précise de se conformer à ces exigences variera selon le contexte. Mais pour respecter l'art. 7, il faut satisfaire pour l'essentiel à chacune d'elles.

 

[Charkaoui, paragraphes 28 et 29.]

 

[114]       Il est clair qu’une ordonnance qui prive un accusé de renseignements intéressant sa défense soulève la question de son droit de présenter une défense pleine et entière, et la question de son droit de connaître les éléments invoqués contre lui. Il est moins évident qu’une disposition législative qui autorise des audiences ex parte au cours du processus consistant à rendre une telle ordonnance soulève de la même manière la question du droit de présenter une défense pleine et entière. Je ne conteste pas que les audiences ex parte soulèvent une question d’équité procédurale, une question qui ne saurait être mieux circonscrite que par la maxime audi alteram partem. Cette maxime oblige un décideur à s’assurer que la personne touchée par une décision a la possibilité de se faire entendre avant que la décision ne soit rendue. Sur ce point, voir l’arrêt Gill c. Canada (Service correctionnel) (C.A.F.), [1989] 3 C.F. 329, le juge Marceau, à la page 341, où l’on peut lire ce qui suit :

Le principe audi alteram partem, qui porte tout simplement que la personne dont les droits ou intérêts peuvent être touchés doit pouvoir participer au processus décisionnel, est fondé sur la prémisse suivante : la personne doit toujours avoir la possibilité de soumettre de l’information, sous forme de faits ou d’arguments, afin de permettre à l’instance décisionnelle de rendre une décision équitable et raisonnable. Il est reconnu depuis longtemps qu’en toute logique, et en pratique, la portée et la nature de cette participation dépendent des circonstances de l’espèce et de la nature de la décision à rendre. Cette interprétation de l’application pratique du principe doit être la même, peu importe que l’obligation d’agir équitablement soit fondée sur le devoir d’agir équitablement établi par la jurisprudence ou sur les principes de justice naturelle reconnus en common law ou sur le concept de justice fondamentale auquel se réfère l’article 7 de la Charte [note en bas de page : « Il est également clair que les exigences de la justice fondamentale ne sont pas immuables; elles varient selon le contexte dans lequel on les invoque », le juge La Forest, dans l’arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la page 361.]. Le principe demeure évidemment le même, partout où il s’applique.

 

 

[115]       Cependant, les exigences de la justice fondamentale s’appliquent différemment, selon qu’il s’agit de l’équité du processus conduisant au prononcé d’une ordonnance selon les paragraphes 38.06(2) ou (3), ou selon qu’il s’agit des conséquences d’une telle ordonnance quant au procès de M. Khawaja sur les accusations criminelles portées contre lui. La liberté de M. Khawaja n’est pas réduite par le processus conduisant à une décision au titre de l’un des paragraphes 38.06(1), (2) ou (3). Elle peut être réduite par le prononcé d’une ordonnance au titre de l’un de ces paragraphes.

 

[116]       Cela ne veut pas dire que le paragraphe 38.11(2) ne soulève pas une question d’équité procédurale. La question de l’équité procédurale se pose, que la procédure criminelle soit engagée ou non. Ce droit à l’équité procédurale ne saurait être mieux circonscrit que par la maxime audi alteram partem. Une décision qui a des conséquences pour M. Khawaja est prise dans des circonstances où il n’a pas accès à certaines des preuves produites, et à certaines des observations faites. À première vue, cela ne s’accorde pas avec les exigences de l’équité procédurale. En résulte‑t‑il une décision qui est rendue au mépris des principes de justice fondamentale? C’est la question soulevée par le présent appel.

 

[117]       En définitive, j’arrive à la conclusion que les audiences ex parte qu’autorise le paragraphe 38.11(2) ne mettent pas en cause la question du droit d’un accusé de présenter une défense pleine et entière, ni la question du droit d’un accusé de connaître les éléments invoqués contre lui. Je suis également enclin à penser que les audiences ex parte dont parle le paragraphe 38.11(2) ne mettent pas en jeu le droit de M. Khawaja à la liberté, et cela simplement parce qu’elles n’ont aucune incidence sur son droit à la liberté, même si l’issue de telle procédure peut avoir une telle incidence. Cela dit, je suis également d’avis que, même si le droit de M. Khawaja à la liberté est mis en jeu, la procédure du paragraphe 38.11(2) ne réduit pas ce droit si ce n’est en conformité avec les principes de justice fondamentale, aspect que j’aborderai maintenant.

 

Point n° 2- Les audiences ex parte constituent-elles un déni de justice fondamentale?

[118]       Quel est le statut des audiences ex parte sur le plan constitutionnel?

 

[119]       La Cour suprême du Canada a récemment examiné la question des audiences ex parte dans l’arrêt R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554, au paragraphe 47, où l’on peut lire ce qui suit :

[…] Il importe de signaler d’abord que la prétention de M. Rodgers ne tient pas la route en ce qu’elle présuppose que le préavis et la participation sont en eux-mêmes des principes de justice fondamentale auxquels toute dérogation doit être justifiée pour satisfaire à la norme constitutionnelle minimale. Dans ses motifs, le juge Fish paraît partager ce point de vue. J’estime en toute déférence que ce raisonnement est erroné. La norme constitutionnelle applicable est plutôt celle de l’équité procédurale. Son respect peut exiger ou non un préavis et la présence à l’audience — il est bien établi que l’équité dépend entièrement du contexte : voir R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 362; R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262, par. 99; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 14; R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, p. 744; R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173, p. 225; Dehghani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053, p. 1077; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 540; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, p. 682; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 21; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, p. 743; Ruby, par. 39.

 

 

 

[120]       Cet extrait est pertinent parce qu’il écarte toute idée que les audiences ex parte sont par nature contraires à l’équité. Ce sont les circonstances et le contexte qui diront si elles sont ou non contraires à l’équité.

 

[121]       La Cour suprême a confirmé cette position dans l’arrêt Charkaoui, où, à propos d’un argument portant sur le droit de l’accusé de connaître la preuve qui pèse contre lui, elle a confirmé que ce droit n’était pas absolu, en ce sens que la loi prévoit parfois la tenue d’audiences ex parte ou à huis clos : voir l’arrêt Charkaoui, au paragraphe 57.

 

[122]       Reste donc à savoir si les audiences ex parte sont injustes dans le contexte de la procédure de l’article 38.

 

Point n° 3- Dans la négative, les audiences ex parte, tenues dans le cadre d’une demande présentée selon l’article 38, constituent-elles un déni de justice fondamentale?

 

[123]       Un utile point de départ pour cette partie de l’analyse consiste à examiner la raison d’être des audiences ex parte dans la procédure de l’article 38. Les observations du juge Mosley à propos de la demande, présentée selon l’article 38, qui a donné lieu à la décision dont appel est interjeté sont instructives. Aux paragraphes 135 et 136 de ses motifs, Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 C.F. 490, le juge Mosley évoquait la difficulté d’évaluer la valeur possible, pour un ennemi patient et intelligent, de renseignements apparemment anodins :

135 Le demandeur soutient que, pour l’appréciation de telles réserves, il faut tenir compte de la capacité d’un observateur bien informé de faire la synthèse des renseignements. Appelé « effet de mosaïque », ce principe dit qu’un renseignement ne doit pas être considéré isolément, car des renseignements apparemment sans rapport entre eux, qui en eux-mêmes ne sont peut-être pas particulièrement sensibles, pourraient, pris collectivement, servir à peindre un tableau plus précis. Le demandeur a reconnu dans ses arguments cependant qu’il est assez difficile de mettre ce principe en pratique.

 

136. L’effet de mosaïque a été exposé judicieusement par la Cour fédérale dans la décision Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229, paragraphe 30 (1re inst.), confirmé : 88 D.L.R. (4th) 575 (C.A.) [la décision Henrie], où la Cour s’est exprimée en ces termes :

 

30. Il importe de se rendre compte qu’un [TRADUCTION] « observateur bien informé », c’est‑à‑dire une personne qui s’y connaît en matière de sécurité et qui est membre d’un groupe constituant une menace, présente ou éventuelle, envers la sécurité du Canada, ou une personne associée à un tel groupe, connaîtra les rouages de celui-ci dans leurs moindres détails ainsi que les ramifications de ses opérations dont notre service de sécurité pourrait être relativement peu informé. En conséquence de quoi l’observateur bien informé pourra parfois, en interprétant un renseignement apparemment anodin en fonction des données qu’il possède déjà, être en mesure d’en arriver à des déductions préjudiciables à l’enquête visant une menace particulière ou plusieurs autres menaces envers la sécurité nationale […]

 

Cela dit, même s’il importe de garder à l’esprit ce principe fondamental pour savoir si des renseignements peuvent être préjudiciables en cas de divulgation, ou non, l’effet de mosaïque ne constitue pas en général, par lui-même, et cela parce qu’il est difficile de se mettre à la place d’un tel « observateur bien informé », une raison suffisante d’empêcher la divulgation de ce qui semblerait par ailleurs constituer un renseignement anodin. Il faut aussi dire pourquoi ce renseignement particulier ne doit pas être divulgué.

 

 

[124]       La difficulté de décider si des renseignements, en apparence anodins, présentent de l’intérêt pour un observateur hostile explique en grande partie la décision du législateur d’autoriser le procureur général à présenter des observations ex parte. Afin de permettre au procureur général de s’adresser à la Cour franchement, sans se soucier de révéler des renseignements dont la divulgation serait, dit‑on, préjudiciable aux intérêts légitimes du Canada en matière de sécurité nationale, le législateur a autorisé la Cour à recevoir du procureur général des preuves et conclusions en l’absence des autres parties.

 

[125]       Cette incertitude à propos des renseignements apparemment anodins est ce qui distingue la procédure de l’article 38 des autres procédures où la Cour doit décider de la divulgation de renseignements qui, au moment où les arguments sont exposés, ne sont connus que de l’une des parties. Un exemple évident des autres procédures en question est le cas où est contestée une revendication du privilège du secret professionnel de l’avocat (consultations juridiques). Dans ces cas, la Cour peut s’en rapporter à sa propre connaissance du sujet, sans devoir compter sur les indications des parties : voir l’arrêt Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), 2006 CSC 31, [2006] 2 R.C.S. 32, au paragraphe 21. Dans le cas de la procédure de l’article 38, la question échappe au champ habituel d’expérience d’un juge et requiert une forme d’aide, aide qui ne pourra être apportée que d’une manière ex parte si les renseignements en cause doivent demeurer confidentiels.

 

[126]       Il semble donc que les audiences ex parte ont deux objets. Elles permettent au procureur général de donner des indications à la Cour sur la valeur, le cas échéant, des renseignements dont la divulgation est demandée, et simultanément elles préservent la confidentialité des renseignements en cause.

 

[127]       Le fait que les audiences ex parte puissent se justifier ne les rend pas pour autant équitables. Comme nous l’avons vu dans l’extrait de l’arrêt Gill susmentionné, les audiences ex parte ne sont pas équitables parce que la partie concernée n’est pas en mesure de contester les positions adoptées par l’autre partie, privant ainsi le décideur des avantages du système accusatoire.

 

[128]       De ce point de vue, l’équité semblerait être réalisée par un rejet des audiences ex parte, de telle sorte que tout ce qui est dit ou donné au décideur sera dit ou donné à l’autre partie. La présente affaire est différente en ce sens que la nature des documents est telle que l’interdiction de la tenue d’audiences ex parte aura pour effet de modifier la nature de ce qui est dit ou donné au décideur.

 

[129]       S’il en est ainsi, c’est parce que les documents produits ex parte, dans la mesure où ils renferment ou révèlent des renseignements qui sont sujets à l’avis signifié en vertu de l’article 38.01, ne peuvent être divulgués, si ce n’est par le procureur général ou en conformité avec les dispositions de la Loi. Pour aider la Cour d’une manière utile, les preuves produites et les observations faites devraient faire explicitement référence aux renseignements secrets et expliquer précisément en quoi la divulgation de ces renseignements particuliers serait préjudiciable. La divulgation des renseignements secrets au juge à cette fin est autorisée par l’alinéa 38.01(6)b) de la Loi. Le fait d’interdire les audiences ex parte ne conduirait pas en tant que tel à la divulgation des renseignements secrets à M. Khawaja, parce que cette divulgation n’est pas autorisée par la Loi. Si les renseignements secrets ne peuvent pas être divulgués au cours des procédures, alors les preuves produites et les observations faites par le procureur général devront être adaptées pour refléter cette réalité. En conséquence, si les audiences ex parte étaient proscrites dans la procédure de l’article 38, le résultat pourrait être une divulgation accrue, mais pas nécessairement une divulgation plus utile.

 

[130]       Est-il vrai que les renseignements secrets ne peuvent pas être divulgués au cours des audiences? Pour répondre à cette question, un bref survol du régime décrit dans les articles 38 à 38.16 de la Loi est nécessaire. Les procédures dont parle la Loi sont déclenchées lorsqu’une partie ou un haut fonctionnaire donne avis de la divulgation imminente de renseignements potentiellement préjudiciables. Avis doit être donné à la fois au procureur général (paragraphe 38.01(1)) et à la personne présidant l’instance au cours de laquelle la divulgation aurait lieu (paragraphe 38.01(2)). La personne qui préside l’instance doit veiller à ce que les renseignements ne soient pas divulgués, sauf en conformité avec les dispositions de la Loi (paragraphe 38.01(2)). Le paragraphe 38.01(6) dispose que ces restrictions à la divulgation ne s’appliquent pas dans trois cas, dont l’un est la divulgation au procureur général et au juge chargé de décider si la divulgation est autorisée : voir l’alinéa 38.01(6)b). Ces dispositions sont reproduites ci‑après :

38.01(1) Tout participant qui, dans le cadre d’une instance, est tenu de divulguer ou prévoit de divulguer ou de faire divulguer des renseignements dont il croit qu’il s’agit de renseignements sensibles ou de renseignements potentiellement préjudiciables est tenu d’aviser par écrit, dès que possible, le procureur général du Canada de la possibilité de divulgation et de préciser dans l’avis la nature, la date et le lieu de l’instance.

 

(2) Tout participant qui, dans le cadre d’une instance, est tenu de divulguer ou prévoit de divulguer ou de faire divulguer des renseignements dont il croit qu’il s’agit de renseignements sensibles ou de renseignements potentiellement préjudiciables est tenu d’aviser par écrit, dès que possible, le procureur général du Canada de la possibilité de divulgation et de préciser dans l’avis la nature, la date et le lieu de l’instance.

 

 

 

 

[…]

 

(6) Le présent article ne s'applique pas :

 

[…]

 

b) aux renseignements communiqués dans le cadre de l’exercice des attributions du procureur général du Canada, du ministre de la Défense nationale, du juge ou d’un tribunal d’appel ou d’examen au titre de l’article 38, du présent article, des articles 38.02 à 38.13 ou des articles 38.15 ou 38.16;

38.01(1) Every participant who, in connection with a proceeding, is required to disclose, or expects to disclose or cause the disclosure of, information that the participant believes is sensitive information or potentially injurious information shall, as soon as possible, notify the Attorney General of Canada in writing of the possibility of the disclosure, and of the nature, date and place of the proceeding.

 

 

(2) Every participant who believes that sensitive information or potentially injurious information is about to be disclosed, whether by the participant or another person, in the course of a proceeding shall raise the matter with the person presiding at the proceeding and notify the Attorney General of Canada in writing of the matter as soon as possible, whether or not notice has been given under subsection (1). In such circumstances, the person presiding at the proceeding shall ensure that the information is not disclosed other than in accordance with this Act.

 

 

(6) This section does not apply when

 

 

(b) the information is disclosed to enable the Attorney General of Canada, the Minister of National Defence, a judge or a court hearing an appeal from, or a review of, an order of the judge to discharge their responsibilities under section 38, this section and sections 38.02 to 38.13, 38.15 and 38.16;

 

 

[131]       Une fois déclenchée l’application de l’article 38 et de ses dispositions connexes, il y a interdiction générale de divulgation, interdiction qui s’applique au juge appelé à statuer sur la demande, sauf dans la mesure où est rendue une ordonnance autorisant la divulgation, en application des paragraphes 38.06(1) ou (2). Il s’agit là de l’effet combiné de l’alinéa 38.02(1)a) et de l’exception restreinte figurant à l’alinéa 38.02(2)b) :

38.02(1) Sous réserve du paragraphe 38.01(6), nul ne peut divulguer, dans le cadre d’une instance :

 

a) les renseignements qui font l’objet d’un avis donné au titre de l’un des paragraphes 38.01(1) à (4);

 

b) le fait qu’un avis est donné au procureur général du Canada au titre de l’un des paragraphes 38.01(1) à (4), ou à ce dernier et au ministre de la Défense nationale au titre du paragraphe 38.01(5);

 

 

c) le fait qu'une demande a été présentée à la Cour fédérale au titre de l'article 38.04, qu'il a été interjeté appel d'une ordonnance rendue au titre de l'un des paragraphes 38.06(1) à (3) relativement à une telle demande ou qu'une telle ordonnance a été renvoyée pour examen;

 

d) le fait qu’un accord a été conclu au titre de l’article 38.031 ou du paragraphe 38.04(6)

 

[…]

 

 

(2) La divulgation des renseignements ou des faits visés au paragraphe (1) n’est pas interdite :

 

a) si le procureur général du Canada l’autorise par écrit au titre de l’article 38.03 ou par un accord conclu en application de l’article 38.031 ou du paragraphe 38.04(6);

 

b) si le juge l’autorise au titre de l’un des paragraphes 38.06(1) ou (2) et que le délai prévu ou accordé pour en appeler a expiré ou, en cas d’appel ou de renvoi pour examen, sa décision est confirmée et les recours en appel sont épuisés.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

38.02(1) Subject to subsection 38.01(6), no person shall disclose in connection with a proceeding

 

(a) information about which notice is given under any of subsections 38.01(1) to (4);

 

 

(b) the fact that notice is given to the Attorney General of Canada under any of subsections 38.01(1) to (4), or to the Attorney General of Canada and the Minister of National Defence under subsection 38.01(5);

 

(c) the fact that an application is made to the Federal Court under section 38.04 or that an appeal or review of an order made under any of subsections 38.06(1) to (3) in connection with the application is instituted; or

 

 

(d) the fact that an agreement is entered into under section 38.031 or subsection 38.04(6)

 

 

 

(2) Disclosure of the information or the facts referred to in subsection (1) is not prohibited if

 

(a) the Attorney General of Canada authorizes the disclosure in writing under section 38.03 or by agreement under section 38.031 or subsection 38.04(6); or

 

(b) a judge authorizes the disclosure under subsection 38.06(1) or (2) or a court hearing an appeal from, or a review of, the order of the judge authorizes the disclosure, and either the time provided to appeal the order or judgment has expired or no further appeal is available.

 

[My emphasis.]

 

 

[132]       La conclusion que je tire de tout cela est que le juge qui préside une instance introduite en vertu de l’article 38 n’a pas le pouvoir de procéder à la divulgation, ou d’ordonner la divulgation, des renseignements secrets aux fins de la demande elle-même présentée en vertu de l’article 38. Cette conclusion est incontournable, étant donné l’interdiction générale figurant à l’alinéa 38.02(1)a), interdiction à laquelle est apportée une exception pour une ordonnance rendue conformément aux paragraphes 38.06(1) et (2). Cette exception étroite ne laisse aucune place à l’exercice d’un quelconque pouvoir implicite de divulgation aux fins de la demande elle-même.

 

[133]       Selon la Loi, le procureur général peut à tout moment autoriser la divulgation totale ou partielle des renseignements, aux conditions qu’il estime indiquées : voir le paragraphe 38.03(1) :

38.03(1) Le procureur général du Canada peut, à tout moment, autoriser la divulgation de tout ou partie des renseignements ou des faits dont la divulgation est interdite par le paragraphe 38.02(1) et assortir son autorisation des conditions qu’il estime indiquées.

38.03(1) The Attorney General of Canada may, at any time and subject to any conditions that he or she considers appropriate, authorize the disclosure of all or part of the information and facts the disclosure of which is prohibited under subsection 38.02(1).

 

 

[134]       Ce pouvoir discrétionnaire engloberait sans doute la divulgation à l’avocat nommé au nom de l’accusé (dans le contexte d’une procédure criminelle). Si le procureur général a choisi de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de cette façon, je ne vois dans la Loi aucune disposition autorisant la Cour à intervenir.

 

[135]       Le résultat de tout cela est que la Cour ne pourrait pas ordonner, et le procureur général ne pourrait pas être contraint d’assurer, la divulgation des renseignements secrets à M. Khawaja, ou à quiconque nommé en son nom à quelque titre que ce soit.

 

[136]       Cela veut dire en revanche que, si le procureur général n’était pas autorisé à procéder ex parte, les preuves qu’il a produites devant la Cour, et les observations qu’il a présentées en opposition à la divulgation des renseignements en cause, seraient nécessairement rédigées de manière à ce que ne soit communiqué aucun renseignement dont l’effet serait de divulguer, directement ou non, les renseignements secrets. Ainsi, par exemple, des observations ex parte selon lesquelles « les notes de l’agent X à propos de la conversation qu’il a eue avec M. Y ne peuvent pas être divulguées parce qu’elles permettront au lecteur d’en déduire que M. Y a une source au sein du groupe Z » deviendraient simplement : « le passage allant de la ligne 5 à la ligne 20, à la page 12 du volume 10, ne peut pas être divulgué parce qu’il révèle l’existence d’une source ou permet de conclure à l’existence d’une source ». Le juge qui préside l’instance, et qui aurait devant lui les documents en cause, serait gravement entravé dans sa capacité de vérifier ou de contester cette affirmation en la présence de la personne concernée. Cette personne, qui n’aurait pas devant elle les documents confidentiels, ne serait tout simplement pas en état de réfuter d’une manière le moindrement raisonnée l’affirmation du procureur général.

 

[137]       Finalement, l’interdiction de la tenue d’audiences ex parte aurait pour conséquence inattendue de réduire, au lieu d’accroître, l’examen des allégations du procureur général portant sur le préjudice à la sécurité nationale, sans pour autant apporter une protection additionnelle aux droits de l’accusé. Dans ces circonstances très particulières, si le processus énoncé dans les articles 38 et suivants n’est pas équitable pour M. Khawaja, ce n’est pas à cause des audiences ex parte, qui sont autorisées par le paragraphe 38.11(2), mais à cause des dispositions qui interdisent la divulgation des renseignements secrets si ce n’est en conformité avec les paragraphes 38.06(1) et (2). Sans cette divulgation, les droits de participation de M. Khawaja, droits que lui nie le paragraphe 38.11(2), sont en tout état de cause illusoires. Le fait qu’ils soient niés n’est donc pas en soi un déni de justice fondamentale.

 

[138]       Est-ce un déni de justice fondamentale de la part du procureur général que de dire, en l’absence de M. Khawaja, des choses qu’il ne pourrait pas dire en sa présence? Vu que l’avis et la participation ne sont pas eux-mêmes des principes de justice fondamentale, on ne saurait répondre à la question en invoquant une règle invariable selon laquelle l’avis et la participation sont requis. Si la raison d’être de la règle audi alteram partem est de laisser une partie produire des renseignements « afin de permettre à l’instance décisionnelle de rendre une décision équitable et raisonnable » (voir l’arrêt Gill, précité), alors la question est de savoir si la capacité de l’instance décisionnelle d’en arriver à une telle décision a été réduite en raison d’audiences ex parte.

 

[139]       Si l’on présume que les règles de la divulgation sont telles que je les ai décrites, la réponse à la question qui vient d’être posée est que la capacité de l’instance décisionnelle d’arriver à une décision équitable et raisonnable a, dans ces conditions, été améliorée, grâce aux audiences ex parte, par rapport à ce qu’elle aurait été autrement. L’absence de M. Khawaja signifie que le procureur général peut parler librement et explicitement des risques que pose la divulgation, mais, aspect plus important, le juge de première instance peut lui poser des questions précises et compter sur des réponses précises. Rien de cela n’est possible si le juge et l’avocat du procureur général sont tenus de s’exprimer à un niveau de généralité qui fait obstacle à une pleine divulgation et à un interrogatoire serré de la part du juge saisi de la demande.

 

[140]       Finalement, je suis d’avis que M. Khawaja n’a pas démontré que le paragraphe 38.11(2) est invalide sur le plan constitutionnel parce qu’il le prive de son droit à la liberté autrement qu’en accord avec les principes de justice fondamentale. Au contraire, si l’on suppose que le législateur était fondé à restreindre comme il l’a fait la divulgation des renseignements secrets, la tenue d’audiences ex parte me semblent la meilleure manière de s’assurer que la décision du juge quant aux raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation est aussi informée qu’elle pourrait l’être. La possibilité de communications ex parte de M. Khawaja sur la défense qu’il entend opposer, possibilité qui est également un exercice du droit de faire des observations ex parte en application du paragraphe 38.11(2), pourrait également aider le juge à établir le niveau optimal de divulgation, d’une manière qui s’accorde avec les impératifs de la sécurité nationale. M. Khawaja a choisi de ne pas tirer parti de cette possibilité, pour des raisons tactiques, mais cela ne diminue en rien la contribution que de telles observations pouvaient apporter à la qualité de la décision ultime de divulguer, en totalité ou en partie, les renseignements secrets.

 

Point n° 4- Dans la négative, reviennent‑elles à nier le droit de M. Khawaja à un procès public et équitable selon ce que prévoit l'alinéa 11d) de la Charte?

 

[141]       Dans ces conditions, le dernier point, celui de savoir si le paragraphe 38.11(2) est validé par l’article premier de la Charte, ne se pose pas. En outre, la contestation par M. Khawaja du paragraphe 38.11(2) au motif que cette disposition porte atteinte à son droit à un procès public et équitable, n’est pas non plus recevable. La contestation qui concerne l’équité est irrecevable pour la même raison, tout comme la contestation fondée sur l’article 7. La contestation fondée sur le droit à un procès équitable est irrecevable également. Le paragraphe 38.11(2) n’a aucune incidence sur son droit à un procès public. Toute la preuve qui pèse contre lui sera exposée devant la Cour et devant lui en audience publique.

 

DISPOSITIF

[142]       M. Khawaja n’a pas réussi à démontrer que le fait que le procureur général soit autorisé à présenter des observations ex parte constitue une atteinte à son droit de ne pas être privé de liberté, si ce n’est en conformité avec les principes de justice fondamentale. Il n’a pas démontré que le paragraphe 38.11(2) met en jeu les éléments de justice fondamentale dans un contexte criminel, en particulier le droit de l’accusé de connaître la preuve qui pèse contre lui et le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Le paragraphe 38.11(2) ne met pas en jeu le droit à la liberté garanti à M. Khawaja par l’article 7, mais, s’il le met en jeu, il ne le fait qu’à l’égard des droits de participation de M. Khawaja à la procédure de l’article 38.

 

[143]       Ces droits de participation ont une portée restreinte eu égard aux limites rigoureuses à la divulgation des renseignements secrets. Dans la mesure où l’État est fondé à ne pas communiquer ces renseignements, au nom d’un intérêt protégé, alors, paradoxalement, la tenue d’audiences ex parte favorise le principe à l’origine de l’avis et de la participation.

 

[144]       Finalement, je rejetterais l’appel.

 

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                   DESA-2-07

 

APPEL INTERJETÉ D’UNE ORDONNANCE DE LA COUR FÉDÉRALE PORTANT LA DATE DU 30 AVRIL 2007, N° DU GREFFE DES-2-06

 

INTITULÉ :                                                                  MOHAMMAD MOMIN KHAWAJA c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                            OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                          LES 15 ET 16 OCTOBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                       LE JUGE EN CHEF RICHARD

 

MOTIFS CONCOURANTS :                                      LE JUGE LÉTOURNEAU

MOTIFS CONCOURANTS :                                      LE JUGE PELLETIER

 

DATE DES MOTIFS :                                                 LE 6 DÉCEMBRE 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lawrence Greenspon

Eric Granger

 

POUR L’APPELANT

 

Linda Wall

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Greenspon, Brown et Associés

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’APPELANT

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

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