Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20080129

Dossier : A-396-06

Référence : 2008 CAF 35

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

CHARLES D. MACLENNAN et

QUADCO EQUIPMENT INC.

Appelants

et

LES PRODUITS GILBERT INC.

Intimée

 

 

 

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 21 novembre 2007.

Jugement rendu à Ottawa (Québec), le 29 janvier 2008.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                      LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

 


 

Date : 20080129

Dossier : A-396-06

Référence : 2008 CAF 35

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

CHARLES D. MACLENNAN et

QUADCO EQUIPMENT INC.

Appelants

et

LES PRODUITS GILBERT INC.

Intimée

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE NOËL

[1]               Il s’agit d’un appel dirigé à l’encontre d’une décision rendue par le juge Beaudry de la Cour fédérale qui a conclu à l’absence de contrefaçon directe par les utilisateurs de l’objet breveté vendu par Quadco Equipment Inc. (« Quadco ») de sorte que l’intimée, Les Produits Gilbert Inc. (« Produits Gilbert » ou « l’intimée »), ne pouvait s’être rendue coupable de contrefaçon par incitation.

[2]               Selon les appelants, le juge du procès a perdu de vue l’essence même de l’invention brevetée lorsqu’il a conclu qu’il n’y avait pas eu de contrefaçon directe. Puisque par ailleurs, tous les éléments constitutifs de contrefaçon par incitation sont présents, les appelants nous demandent d’infirmer le jugement de première instance et de conclure, selon la preuve présentée lors du procès, que l’intimée est coupable de contrefaçon par incitation.

 

FAITS PERTINENTS

[3]               L’inventeur, Charles D. MacLennan et Quadco (les « appelants ») poursuivent l’intimée en contrefaçon contributoire du brevet canadien no 2,011,788 (le « brevet Quadco »).

 

[4]               L’invention revendiquée est destinée au domaine des scies circulaires pour têtes abatteuses dans l’industrie de la récolte forestière qui sont plus spécialement utilisées en terrain rocailleux et enneigé, comme ceux que l’on retrouve dans le Nord du Québec. Elle a pour objet la combinaison de deux pièces : soit une dent de scie repositionnable et un porte-dent détachable, laquelle combinaison est destinée à être fixée à la périphérie du disque d’une scie circulaire. Les revendications commencent toutes avec les mots « a saw tooth and tooth holder combination » de sorte qu’elles ne couvrent pas la dent comme telle.

 

[5]               Afin d’éviter les pertes et maximiser la coupe, les opérateurs forestiers doivent couper les arbres le plus près possible du sol. Puisque la coupe s’effectue souvent en terrain rocailleux et enneigé, il arrive que la scie heurte un rocher de sorte que les dents, le porte-dent et le disque sont régulièrement endommagés.

[6]               En attachant de façon amovible la dent au porte-dent et le porte-dent à la périphérie du disque selon la méthode particulière enseignée par le brevet Quadco, la dent et le porte-dent lors d’un contact avec une roche se brisent et s’arrachent de façon telle qu’on évite d’endommager le disque. L’utilité du brevet découle du fait que la dent et le porte-dent sont facilement remplaçables par des pièces de rechange neuves, beaucoup moins dispendieuses que le disque. Les opérateurs forestiers en apportant en forêt une quantité suffisante de pièces de rechange sont en mesure d’assurer une exploitation sans interruption.

 

[7]               Produits Gilbert fabrique des répliques des dents Quadco, ayant la même configuration et les mêmes dimensions lesquelles ne peuvent qu’être installées sur les porte-dents Quadco. Elle distribue une liste de prix qui indique le numéro de série de la dent originale Quadco que ses dents sont destinées à remplacer. En voici un exemple (Dossier d’appel, vol. 2, pièce P-121):

 

 

[8]               Quadco et Produits Gilbert opèrent dans le même marché. Elles vendent leurs produits aux opérateurs forestiers surtout par l’entremise de distributeurs et de fabricants de tête abatteuses. Les appelants ont choisi de ne pas poursuivre les opérateurs forestiers lesquels, selon leur propre thèse, sont coupables de contrefaçon directe de leur brevet lorsqu’ils utilisent, en guise de remplacement, la dent Gilbert. Ils s’en prennent exclusivement à l’intimée, qui selon eux, incite les opérateurs forestiers à contrefaire leur brevet en les invitant à utiliser la dent Gilbert.

 

[9]               Dans une première décision rendue le 6 décembre 2004 (2004 CF 1700), le juge Beaudry a conclu que Produits Gilbert ne s’était pas rendue coupable de contrefaçon par incitation. Cette décision fut portée en appel.

 

[10]           Dans un jugement rendu en date du 31 mai 2006 (2006 CAF 204), notre Cour accueillait en partie l’appel des appelants et annulait la première décision du juge Beaudry en ce qui trait à la question de contrefaçon par incitation au motif qu’il n’avait pas appliqué le bon test. L’affaire lui fut retournée pour qu’il en dispose à nouveau en fonction du test juridique applicable.

 

[11]           Par jugement rendu en date du 1er septembre 2006 (2006 CF 1038), le juge Beaudry a conclu que les appelants n’avaient pas réussi à démontrer l’existence du premier critère nécessaire pour établir que Produits Gilbert était coupable de contrefaçon par incitation, soit la contrefaçon directe par les opérateurs forestiers qui utilisaient la dent Gilbert.

 

[12]           Il s’agit de la décision dont est appel.


DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE

[13]           Dans un court jugement, le juge Beaudry a d’abord souligné que pour qu’il y ait contrefaçon contributoire, trois facteurs doivent être établis. Dans un premier temps, il doit y avoir acte de contrefaçon par le contrefacteur direct. Deuxièmement, cet acte doit être influencé par le vendeur, à un point tel que sans cette influence, la contrefaçon n'aurait pas été commise par le contrefacteur direct. Finalement, l'influence doit être sciemment exercée par le vendeur, c'est-à-dire que le vendeur savait que son influence entraînerait l'exécution de l'acte de contrefaçon (voir Dableh c. Ontario Hydro (1996), 68 C.P.R. (3e) 129 aux pp. 148 et 149 (C.A.F.) ainsi que Halford c. Seed Hawk Inc. (2004), 31 C.P.R. (4e) 434 aux pp. 559 et 560 (C.F. 1ère inst.); et AB Hassle c. Canada (Minister of National Health and Welfare) (2001), 16 C.P.R. (4e) 21 à la p. 42 (C.F. 1ère inst.); conf. (2002), 22 C.P.R. (4e) 1 au para. 17 (C.A.F.) (« AB Hassle »)).

 

[14]           Le juge Beaudry a arrêté son analyse au premier facteur. Selon lui, les appelants n’ont pas réussi à démontrer la contrefaçon directe puisque les opérateurs forestiers, en remplaçant les dents Quadco par les dents Gilbert, ne faisaient que réparer la combinaison brevetée. Il est bien établi que l’acheteur d’un objet breveté peut en réparer les composantes sans contrefaire le brevet. Ce droit découle du fait que le détenteur du brevet est présumé permettre ce genre d’activité (Harold G. Fox, Canadian Patent Law and Practice, 4e  éd., Toronto, Carswell, 1969 à la p. 301).

 

[15]           Selon cette théorie, une composante d’un objet breveté peut être remplacée sans qu'il y ait contrefaçon en autant que le remplacement soit rendu nécessaire par l’usure normale (idem, à la p. 391). En l’occurrence, le juge Beaudry a conclu que le remplacement des dents par les opérateurs forestiers était rendu nécessaire par l’usage normal de la combinaison brevetée de sorte que les opérateurs forestiers étaient autorisés à les remplacer et ce, sans égard à leur provenance (Motifs, aux paras. 13, 14 et 15).

 

POSITION DES PARTIES

[16]           Les appelants ne remettent pas en question la théorie selon laquelle les opérateurs forestiers peuvent réparer la combinaison brevetée lorsqu’il y a défaillance résultant d’un usage normal. Ils prétendent cependant que ce n’est pas la question que devait se poser le juge Beaudry. Il s’agissait plutôt de se demander si, compte tenu de la nature de l’invention brevetée, la combinaison d’une dent de remplacement Gilbert avec le porte-dent Quadco, constituait une réparation.

 

[17]           L’essence même de l’invention brevetée tient du fait que la dent et le porte-dent se détachent du disque dans le cadre d’une utilisation normale, épargnant ainsi le disque. Selon les appelants, chaque fois que les opérateurs forestiers remplacent les dents, ils reconstituent de toute pièce l’invention brevetée. L’on ne peut dans ce contexte appliquer la théorie de la licence implicite de réparer.

 

[18]           Selon les appelants, le juge Beaudry n’a pas tenu compte de la nature de l’invention brevetée lorsqu’il a conclu à l’existence d’une simple réparation au sens de cette théorie. S’il avait tenu compte de la nature de l’invention brevetée, il n’aurait pu faire autrement que de conclure que les opérateurs forestiers se rendent coupables de contrefaçon chaque fois qu’ils remplacent une dent Quadco par une dent Gilbert. Puisque par ailleurs tous les éléments constitutifs de contrefaçon par incitation sont présents, les appelants nous demandent de conclure que l’intimée est coupable de contrefaçon par incitation.

 

[19]           L’intimée pour sa part soutient que le juge Beaudry a tout simplement conclu à la réparation selon les faits mis en preuve devant lui et rien dans le dossier ne peut justifier l’intervention de la Cour d’appel sur ce point précis (Mémoire de l’intimée, aux paras. 26 et 27).

 

[20]           À tout événement, les autres éléments constitutifs de contrefaçon par incitation ne sont pas établis par la preuve. À cet égard, l’intimée nous rappelle que le droit canadien se distingue du droit américain et anglais. Au Canada, le simple fait de vendre une pièce de remplacement, même si elle n’a aucune utilité autre que celle de pratiquer l’invention brevetée, n’est pas suffisant en soi pour établir l’existence de contrefaçon par incitation. L’intimée s’en remet principalement à la décision du Président Jackett dans Slater Steel Industries Ltd. et al. v. R. Payer Co. Ltd. et al. (1968), 55 C.P.R. 61 (Ex. Ct) (« Slater Steel »).

 

[21]           Selon l’intimée, pour établir l’existence de contrefaçon par incitation, les appelants doivent prouver une forme de complot (Mémoire de l’intimée, au para. 44) :

Il faut normalement prouver que le remplacement ou la réparation constitue en soi toute l’invention, c’est-à-dire à elle seule couverte par une revendication, qu’il y a eu une forme de complot entre plusieurs personnes qui contribuent des composantes différentes d’une combinaison ou qu’une véritable influence et contrôle par le fournisseur de la pièce est exercée sur ceux qui avaient déjà acheté les autres composantes de la combinaison. Ce n’est pas le cas ici et il s’agit somme toute d’un cas banal de vente de pièces de remplacement.

 

[Le soulignement est dans l’original]

 


ANALYSE ET DÉCISION

[22]           Comme la Cour suprême l’explique dans l’affaire Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000]
2 R.C.S. 1067 au para. 43, « Dans des poursuites en matière de brevet, la première étape consiste donc à interpréter les revendications ». En l’espèce, les revendications du brevet couvrent diverses combinaisons de dents de scie et du porte-dent à la périphérie du disque. L’essence même de l’invention est qu’en attachant de façon amovible les dents au porte-dent et le porte-dent à la périphérie du disque, la dent et le porte-dent peuvent se séparer du disque plus facilement en cas de choc violent préservant ainsi le disque. La description de l’invention ne laisse à cet égard aucun doute :

An advantage of the present construction is that the teeth and holders are mounted on the exterior of the disc. In the event that a tooth or several teeth should strike an immovable object, individual teeth and holders may be sheared from the disc or otherwise damaged, without transmitting damaging loads to the saw disc, and thus the remainder of the circular saw remains usable. The damaged teeth and holders can be replaced.

 

[23]           Avec égard, le juge de première instance a mal compris la nature de l’invention brevetée et n’a pas tenu compte des revendications lorsqu’il a conclu que le remplacement de la dent Quadco par la dent Gilbert constitue une simple réparation. L’essence même du brevet étant que la dent est attachée au porte-dent de façon à ce qu’elle puisse s’en détacher dans le cours d’une utilisation normale avant que le disque ne soit endommagé, il va de soi que les opérateurs forestiers reconstituent l’invention brevetée chaque fois qu’ils utilisent une dent Gilbert pour remplacer une dent Quadco. C’est donc à tort que le juge Beaudry a conclu à l’absence de contrefaçon directe au motif que les opérateurs forestiers réparaient l’objet breveté.

 

[24]           L’affaire pourrait lui être retournée encore une fois pour plus ample analyse, mais les procureurs de chacune des parties ont insisté pour que la Cour d’appel dispose du litige même si ceci exige que nous nous penchions sur certains aspects de la preuve que le juge du procès n’a pas considérés et que nous tirions des conclusions de fait.

 

[25]           Abordant le litige tel qu’il se présentait devant le premier juge, la preuve doit d’abord établir l’existence de contrefaçon directe. À cet égard, les seules combinaisons sur lesquelles le juge Beaudry devait se prononcer sont les combinaisons 3, 4 et 5 selon la nomenclature utilisée dans le dossier de première instance (les combinaisons en question sont illustrées au paragraphe 2 de la décision sous appel). Dans ses motifs, le juge Beaudry indique que les dents vendues par Produits Gilbert ont des caractéristiques différentes des dents vendues par les appelants (Motifs, au para. 16). Or, selon la preuve, les dents Gilbert faisant l’objet des combinaisons 3, 4 et 5 sont parfaitement identiques aux dents Quadco. Ce disant, le juge Beaudry faisait vraisemblablement référence à une autre combinaison (la combinaison 2) qui n’était plus en litige lorsque l’affaire lui fut retournée par la Cour d’appel (voir la décision de la Cour d’appel, au para. 18).

 

[26]           Quant à la combinaison 3 (variante no 1 de l’invention), Produits Gilbert a admis lors du procès qu’elle comprenait tous les éléments des revendications 1, 4 et 5 du brevet Quadco (Transcription du procès, vol. 2, aux pp. 260 à 264; Dossier d’appel, vol. 6, onglet P-169, aux pp. 1957 à 1959, au para. 85). La contrefaçon directe des revendications 1, 4 et 5 par les utilisateurs lorsqu’ils effectuent cette combinaison est donc établie.

 

[27]           Quant à la combinaison 4 (variante no 2 de l’invention), Produits Gilbert a admis lors du procès qu’elle comprenait tous les éléments des revendications 2, 4 et 5 du brevet Quadco sous réserve du fait que la tige reliée à la dent utilisée dans cette combinaison devait être solidaire à la dent et non pas y être attachée par un boulon comme l’indique la combinaison (Transcription du procès, vol. 2, aux pp. 265 à 270; Dossier d’appel, vol. 6, onglet P-169, aux pp. 1960 à 1962, au para. 87).

 

[28]           Cependant, le mot « solidaire » n’apparait nulle part dans la revendication en question et il fut par ailleurs admis que le boulonnage constitue un moyen d’attachement (voir respectivement la Transcription du procès, vol. 5, aux pp. 206, 213 et 214 et vol. 4, à la p. 11). C’est ce qui semble avoir mené le juge Beaudry à conclure dans sa première décision (2004 CF 1700, au para. 16) que la tige n’avait pas à être solidaire avec la dent. C’est donc qu’il y a contrefaçon directe par les utilisateurs des revendications 2, 4 et 5 lorsqu’ils effectuent cette combinaison.

 

[29]           Cette conclusion s’impose pour les mêmes motifs à l’égard de la combinaison 5 (variante no 3 de l’invention) (Transcription du procès, vol. 2, à la p. 281; Dossier d’appel, vol. 6, onglet P-169, aux pp. 1963 à 1965, au para. 89). Il y a également preuve de la violation de la revendication 3, laquelle prévoit spécifiquement que la tige prend la forme d’un boulon, ce qui est le cas dans la combinaison 5.

 

[30]           C’est donc que selon la preuve présentée devant le juge de première instance, et tenant compte des conclusions qu’il a tirées, il y a contrefaçon directe du brevet Quadco par les utilisateurs lorsqu’ils combinent la dent Gilbert au porte-dent Quadco de la façon envisagée par les combinaisons 3, 4 et 5. Ceci nous amène à considérer les deux autres éléments constitutifs de contrefaçon par incitation.

 

[31]           Il est utile de rappeler à titre préliminaire que le droit américain et le droit anglais en la matière se distinguent du droit canadien. Dans chacune de ces juridictions, la législation prévoit – depuis 1952 et 1978 respectivement – que la fourniture d’un élément essentiel destiné notamment à être incorporé à une combinaison ou à un procédé breveté, lorsque cet élément ne peut servir à d’autres fins et que le contrefacteur sait qu’il sera utilisé à des fins contrefactrices, constitue contrefaçon, sans qu’il soit nécessaire de faire plus ample preuve.

 

[32]           Les dispositions pertinentes des lois américaines et anglaises se lisent comme suit :

Article 271(c) du Code of the Laws of the United States of America, 35 U.S.C. § 271 (1952)

§ 271. Infringement of patent

(c)  Whoever offers to sell or sells within the United States or imports into the United States a component of a patented machine, manufacture, combination or composition, or a material or apparatus for use in practicing a patented process, constituting a material part of the invention, knowing the same to be especially made or especially adapted for use in an infringement of such patent, and not a staple article or commodity of commerce suitable for substantial noninfringing use, shall be liable as a contributory infringer.

 

 

Patent Act 1977 (R.-U.), 1977, c.37

Meaning of infringement

60.-(2)  Subject to the following provisions of this section, a person (other than the proprietor of the patent) also infringes a patent for an invention if, while the patent is in force and without the consent of the proprietor, he supplies or offers to supply in the United Kingdom a person other than a licensee or other person entitled to work the invention with any of the means, relating to an essential element of the invention, for putting the invention into effect when he knows, or it is obvious to a reasonable person in the circumstances, that those means are suitable for putting, and are intended to put, the invention into effect in the United Kingdom.

 

[33]           Au Canada, une jurisprudence constante confirme que le fait de vendre un élément destiné à être incorporé dans une combinaison (ou un procédé) brevetée sans plus ne constitue pas une incitation à la contrefaçon, même si cet élément ne peut servir à d’autres fins; (Copeland-Chatterson Company, Limited c. Hatton (1906), 10 Ex. C.R. 224, conf. 1906, 37 R.C.S. 651 (« Copeland-Chatterson ») est la première décision canadienne en la matière qui adopte la jurisprudence anglaise à l’origine de cette règle; on retrouve dans Slater Steel, supra, un tracé complet de l’évolution jurisprudentielle jusqu’en 1964; l’article de François Grenier "Contributory and/or Induced Patent Infringement" (1987) 4 C.I.P.R. 26 fournit un survol des décisions rendues jusqu’en date de sa publication; parmi les décisions plus récentes, il y a lieu de mentionner Valmet Oy et al. v. Beloit Canada Ltd., (1988) 20 C.P.R. (3d) 1 (C.A.F.) à la p. 15; Permacon Quebec Inc. et al. v. Les Enterprises Arsenault & Freres Inc. et al., (1987) 19 C.P.R. (3d) 378 (C.F.) aux pp. 384 et 385; AB Hassle et al. v. Minister of National Health and Welfare et al., (2002) 22 C.P.R. (4th) 1 (C.A.F.) au para. 18).

 

[34]           Cette règle qui peut sembler discutable à première vue, s’explique par le fait que dans toutes les décisions qui l’ont appliquée, seule une combinaison (ou un procédé) était protégée par le brevet en cause; les éléments constitutifs (notamment la dent dans le cas qui nous occupe) ne l’étaient pas. Il serait pour le moins incongru que la vente d’un objet qui ne bénéficie en soi d’aucune protection, et qui est donc tout à fait légale, soit rendue illégale sans qu’aucun autre geste ne soit posé par le vendeur. C’est ce qui explique pourquoi les tribunaux ont traditionnellement refusé de reconnaître que la contrefaçon par incitation puisse s’établir par les seules caractéristiques de l’objet vendu.

 

[35]           Ainsi, dans Innes v. Short and Beal (1898), 15 R.P.C. 449 (« Innes ») (décision citée à la page 74 de Slater Steel, supra), une affaire impliquant l’utilisation de zinc métallique (élément non breveté) dans un procédé anticorrosif (breveté), la Cour a refusé de conclure à la contrefaçon par incitation au motif que (à la p. 451) :

It would be nonsense to say that a person is to be restrained from perfectly legitimate trade, namely, selling an article of commerce because he happens to know … that the buyer intends to put it to some improper use.

 

 

There is no reasons whatever why [the seller] should not sell powdered zinc, and he will not be in the wrong, though he may know or expect that the people who buy it from him are going to use it in such a way as will amount to an infringement of Mr. Innes’ patent rights. But he must not ask the people to use it in that way, and he must not ask the people to use it in that way in order to induce them to buy his powdered zinc from him.

 

[36]           Dans Townsend v. Haworth (1875), 12 Ch.D. 831 (« Townsend »), il s’agissait de savoir si un brevet revendiquant l’utilisation particulière d’une composition chimique pour protéger le linge contre la moisissure faisait en sorte que celui qui vendait cette composition sans en suggérer l’utilité se rendait coupable de contrefaçon par incitation. Le passage suivant de la décision de Jessel, M.R. est cité dans Slater Steel, supra, à la page 71 :

The chief of those chemical substances are substances which are perfectly well known, and most of them are common substances; they are all old chemical compounds, and there is no claim in the patent at all except for the peculiar use of these chemical compounds for the purpose of preserving the cloth from mildew. No Judge has ever said that the vendor of an ordinary ingredient does a wrong if the purchaser coming to him says, “I want your compound, because I want to preserve my cloth from mildew. I wish to try the question with the patentee”. No one would doubt that that sale would be perfectly legal.

 

 

You cannot make out the proposition that any person selling any article, either organic or inorganic, either produced by nature or produced by art, which could in any way be used in the making of a patented article can be sued as an infringer, because he knows that the purchaser intends to make use of it for that purpose. ‘What is every person prohibited from doing? He is prohibited from making, using, or vending the prohibited articles, and that, of course, includes in the case of machinery the product, if I may say so, of the machinery which is the subject of the patent. It is that which is [protected] by the patent. But has any one ever dreamt before this case that that extends to the component articles which enter into the patent? So far from that being the law, it has been decided that in cases of what they call combination patents it is only the combinations claimed that may not be used; the other elementary combinations may be used. No doubt there has been a good deal of litigation as to what were the combination claims, that is, whether in claiming the entire combination you claim the subsidiary combinations or not … But you cannot even complain of the use of subsidiary combinations unless they are within the purview of your claim. The line of cases seems to me to show conclusively that the mere making, using, or vending of the elements, if I may say so, which afterwards enter into the combination is not prohibited by the patent’.

 

[37]           Dans la même veine, Vaughan Williams, L.J., dans la fameuse affaire Dunlop Pneumatic Tyre Co. v. David Mosely & Sons Ltd. (1904), 15 R.P.C. 974 (« Dunlop ») s’exprime ainsi à l’égard de la vente d’un des éléments constitutifs d’un brevet de combinaison (Slater Steel, supra, à la p. 76) :

It is quite plain that what the Plaintiffs allege here is that there has been an infringement by one or other of these Defendants, and that infringement has been constituted by the sale of these covers which are constituent parts of one or other of the methods patented in the combinaison Patents known as the Welch Patent, and the Bartlett Patent. I am of opinion that the sale of these covers cannot be said to amount to or be evidence proving an infringement of one or other of these Letters Patent. In truth, and in fact, veil it how you like, the Plaintiffs do not complain of any infringement of this Patent in which they say that the Defendants, one or other of them have taken part as actors. All that they complain of is the sale of these covers, which sale, it is said, must have been known to be a sale to a person intending to commit an infringement of one or other of these Patents.

 

In my judgment the authorities show conclusively that on those facts there would be no infringement by the Defendants of these Letters Patent.

(voir aussi Sykes v. Haworth (1879), 12 Ch.D. 826, à la p. 833).

 

[38]           Tel que dit précédemment, le droit anglais fut suivi au Canada à compter de 1906 (voir Copeland-Chatterson, supra). C’est ainsi qu’au Canada, où la Loi sur les brevets demeure inchangée, la vente d’un élément constitutif d’une combinaison brevetée, même si cet élément ne peut être utilisé autrement que pour contrefaire l’invention, ne suffit pas à établir l’élément d’incitation. Au-delà de l’existence de contrefaçon directe, la preuve doit établir que l’influence de l’incitateur allégué constitue un sine qua non de la contrefaçon directe, et cette influence doit être exercée sciemment, c’est-à-dire dans des circonstances où l’incitateur allégué savait que son influence entraînerait l’acte de contrefaçon (AB Hassle, supra, au para. 17).

 

[39]           Dans le cas à l’étude, la preuve révèle que les dents Gilbert n’ont aucune autre vocation que celle de pratiquer l’invention brevetée ce qui en soi ne suffit pas à établir contrefaçon par incitation. Cependant, la preuve révèle aussi que Produits Gilbert remet à ses clients une liste de prix qui identifie par leur numéro de pièce les dents Quadco qui se jumellent avec les dents Gilbert et qui sont destinées à être remplacées par les dents Gilbert.

 

[40]           Autant, pour les raisons que nous avons vues, il est vrai que la vente d’une composante d’une combinaison brevetée, même si elle n’a aucune utilité autre que celle de pratiquer une combinaison brevetée ne suffit pas à établir l’existence de contrefaçon par incitation, autant cet état de fait devient inculpable lorsque le vendeur indique à ses clients l’utilisation qui doit en être faite. On ne parle plus ici du simple fait que le vendeur sait ou devrait savoir, de par la nature de l’objet vendu, qu’il sera utilisé pour contrefaire une combinaison brevetée (voir Innes, supra, Townsend, supra et Dunlop, supra). Le vendeur porte à l’attention de ses clients le fait que son produit est destiné à pratiquer l’invention brevetée, ce qui constitue l’unique raison pour laquelle ils sont susceptibles d’en faire l’achat.

 

[41]           Comme en fait foi sa liste de prix, Produits Gilbert croit nécessaire d’indiquer l’usage auquel ses dents sont destinées pour effectuer ses ventes. Le fait que les opérateurs forestiers sont par la suite en mesure d’assembler les combinaisons sans autre explication, n’atténue ceci en rien (Interrogatoire au préalable du représentant de Gilbert lut au procès, Dossier d’appel, vol. 6, aux pp. 1893, 1894).

 

[42]           Dans ces circonstances, je dois conclure que Produits Gilbert a, par son influence, entraîné la contrefaçon du brevet Quadco. Force est aussi de conclure que Produits Gilbert savait que sans cette influence, il n’y aurait pas eu contrefaçon.

 

[43]           Quant au comportement ciblé par l’exercice de cette influence, il n’est pas nécessaire que Produits Gilbert ait été en contact direct avec les opérateurs forestiers. Comme l’indiquait le juge Addy dans Procter & Gamble Co. c. Bristol-Myers Canada Ltd. (1978), 39 C.P.R. (2e), à la p. 167 :

Where the defendant has induced or procured an infringement, I do not feel that it is at all necessary in such cases for the supplier to have had any personal contact with the infringing consumer, to even know his or her identity or to have sold the article directly to that person. It is sufficient in such cases, if it is also established, that the article in fact has been sold by the defendant for the purpose of putting it on the market for sale to the ultimate infringer, regardless of whether the final sale is made by an agent of the defendant or by independent distributors or retailers.

 

[44]           Selon l’avocat de Produits Gilbert, conclure qu’il y a contrefaçon par incitation au motif que Produits Gilbert invite ostensiblement ses clients à acheter ses pièces dans le but de pratiquer l’invention brevetée, va directement à l’encontre de la décision du Président Jackett de la Cour de l’Échiquier dans l’affaire Slater Steel, supra. Cette décision fort importante, compte tenu de la réputation de son auteur et de l’analyse minutieuse à laquelle il s’adonne, mérite que l’on s’y attarde.

 

[45]           Les faits qui sous-tendent la décision du Président Jackett sont à première vue très semblables aux nôtres. Il s’agissait comme ici, d’un brevet de combinaison utilisé par des sociétés d’hydroélectricité dont l’une des composantes était des barres de métal renforcées. Les défenderesses avaient admis en cour d’instance, que ces barres avaient été vendues (à la p. 67) :

… knowing that they were intended for use, and would be used, by British Columbia Hydro Authority in the construction of hydro transmission cables that constituted the said inventions or either of them and could be used by Hydro so as to infringe the patents in suit.

 

[46]           Il fut établi en outre que les barres de métal n’avaient aucune utilisation autre que celle de pratiquer la combinaison brevetée et qu’un catalogue était distribué par les défendeurs aux utilisateurs (dont B.C. Hydro et d’autres sociétés hydroélectriques) indiquant comment pratiquer la combinaison brevetée.

 

[47]           Malgré cette preuve, le Président Jackett a refusé de conclure que les vendeurs de barres de métal renforcées s’étaient rendus coupables de contrefaçon par incitation. Je dois dire cependant que cette décision se distingue de la nôtre lorsque l’on tient compte du motif retenu par le Président Jackett pour rejeter la poursuite.

[48]           En effet, le Président Jackett, s’inspirant de sa propre expérience dans le domaine des affaires (il est notoire qu’il fût en charge du contentieux du Canadien Pacific pendant quelques années après avoir été Sous-ministre de la Justice et avant de devenir Président de la Cour de l’Échiquier), a conclu qu’il était inconcevable que des sociétés d’envergure comme la B.C. Hydro puissent avoir été influencées à commettre des actes illégaux (wrongfull acts) par de simples vendeurs de barres renforcées (aux pp. 89 et 90) :

I cannot conceive that, assuming these entities knew of the existence of the patents, any one of them was induced or procured by the defendant to do something knowing it was illegal. Any one of them is a giant compared with the defendant. Judicial knowledge can be taken in this modern world that they are all well serviced by lawyers and engineers. I am prepared from my experience with such organizations to say that the balance of probability is that none of them would decide knowingly to do something that it regarded as illegal. It is even less probable that they could be “induced” or “procured” against their own judgment to do something illegal by a “one man show” such as that operated by the defendants. The other alternative is that these entities did not know of the patents in suit and were moved to “innocent” infringement by misrepresentations made to them by the defendants. Having regard to the plaintiffs’ position as competitors with the defendants in supplying these entities, I find it impossible to believe, in the absence of clear evidence, that they did not, in some manner, bring the existence of their patent rights to the attention of their potential customers. No matter what hypothesis one adopts as to the facts, I find it incongruous to think of the defendants as being a party to a decision by one of these power entities to “infringe” the patents in suit. I find it most improbable that the plaintiffs failed to make their patent rights known and I find it equally improbable that the defendants could induce or procure a big power company or Government agency to embark on a course of wrongdoing.

 

[49]           N’eut été de cette conclusion, tout à fait particulière à cette affaire, je vois difficilement comment le Président Jackett aurait pu faire autrement que conclure à l’existence de contrefaçon par incitation selon l’état du droit qu’il décrit. Incidemment, ce n’est pas la première fois que l’on restreint l’application de cette décision compte tenu de son contexte particulier (voir Windsurfing International Inc. et al. v. Trilantic Corporation (Now Bic Sports Inc.) (1985), 8 C.P.R. (3e) 241 à la p. 267).

[50]           Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel, annuler le jugement de première instance, et rendant le jugement qui aurait dû être rendu, j’accueillerais l’action en contrefaçon en ce qui concerne la contrefaçon par incitation des revendications 1, 4 et 5 du brevet Quadco vis-à-vis la combinaison dent/porte-dent 3 (telle que cette combinaison a été définie dans le dossier de première instance); la contrefaçon par incitation des revendications 2, 4 et 5 du brevet Quadco vis-à-vis la combinaison dent/porte-dent 4 (telle que cette combinaison a été définie dans le dossier de première instance); la contrefaçon par incitation des revendications 2, 3, 4 et 5 du brevet Quadco vis-à-vis la combinaison dent/porte-dent 5 (telle que cette combinaison a été définie dans le dossier de première instance), et je renverrais la question de la détermination des dommages subis par les appelants et des profits réalisés par l’intimée pour enquête et rapport, conformément à la règle 153, le tout avec dépens en faveur des appelants, tant en première instance qu’en appel.

 

« Marc Noël »

j.c.a.

« Je suis d’accord

               M. Nadon j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

               J.D. Denis Pelletier j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-396-06

 

INTITULÉ :                                                                           CHARLES D. MACLENNAN et QUADCO EQUIPMENT INC. et LES PRODUITS GILBERT INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   Le 21 novembre 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                Le juge Noël

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             Le juge Nadon

                                                                                                Le juge Pelletier

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 29 janvier 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. François Guay

M. Marc-André Huot

 

POUR LES APPELANTS

 

M. Bob H. Sotiriadis

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

SMART & BIGGAR

Montréal (Québec)

 

POUR LES APPELANTS

 

LÉGER ROBIC RICHARD

Montréal (Québec)

POUR L’INTIMÉE

 

 

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