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Date : 20080307

Dossier : A‑213‑07

Référence : 2008 CAF 89

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE SEXTON  

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

JEAN LIVINGSTON

intimée

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 22 janvier 2008

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 mars 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                 LE JUGE SEXTON

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                 LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                                                         LE JUGE PELLETIER

 

 


 

Date : 20080307

Dossier : A‑213‑07

Référence : 2008 CAF 89

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE SEXTON  

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

JEAN LIVINGSTON

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE SEXTON

[1]               Le pouvoir d'imposition n'aurait guère de sens sans le pouvoir de recouvrement. C'est pourquoi la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi), prévoit une multitude de pouvoirs de recouvrement de dettes dont le fisc ne pourrait autrement s'assurer le paiement dans les cas où les contribuables essaient de se dérober à leurs obligations fiscales. Ces pouvoirs doivent être interprétés en fonction de leur objet prévu et dans les contextes factuels où ils s'exercent.

 

[2]               Il s'agit d'un appel de Sa Majesté la Reine (l'appelante) contre le jugement par lequel le juge Beaubier de la Cour canadienne de l'impôt (le juge de la Cour de l'impôt) a conclu que l'application de l'article 160 de la Loi n'avait pas été déclenchée lorsque Jean Livingston (l'intimée) avait accepté le transfert de fonds d'une contribuable afin de frustrer l'État d'impôts impayés.

 

[3]               Pour les motifs dont l'exposé suit, j'accueillerais l'appel.

 

LES FAITS

[4]               L'intimée et Michele Davies (Mme Davies) sont liées d'amitié depuis onze ans. Mme Davies devait au fisc environ 80 000 $ en tant que personne physique et lui était potentiellement redevable de 700 000 $ en impôts et autres contributions, et en intérêts y afférents, en tant qu'administratrice de diverses sociétés. Lorsque l'Agence du revenu du Canada (l'ARC) a essayé de recouvrer la dette fiscale de Mme Davis, elle n'a rien trouvé à recouvrer. Mme Davies transférait chaque fois ses fonds à de nouveaux comptes bancaires ou de courtage avant que l'ARC ne puisse localiser et recouvrer les sommes dues. L'intimée était tout à fait au courant des problèmes de Mme Davies avec le fisc. Après de nombreuses discussions, l'intimée a ouvert un compte bancaire à son seul nom dans une succursale de la CIBC. L'intimée était la seule titulaire et signataire autorisée de ce compte.

 

[5]               Cependant, ce compte n'était utilisé que par Mme Davies. Celle‑ci y déposait des chèques et demandait à ses débiteurs d'y verser les sommes qui lui étaient dues. L'intimée a remis à Mme Davies la seule carte de débit du compte afin de lui permettre d'en effectuer des retraits. L'intimée a aussi signé sur ce compte des chèques en blanc à l'usage de Mme Davies. L'intimée pouvait retirer de l'argent du compte en tout temps et le fermer à son gré. Tous les relevés bancaires, cependant, étaient envoyés à Mme Davies et non à l'intimée.

 

[6]               Du 16 octobre 2001 au 28 avril 2003, un total de 36 650,82 $ a été déposé sur le compte en question. Il semble cependant, selon les écritures bancaires, que ce compte n'ait jamais contenu plus de 9 000 $ à la fois. Les sommes déposées comprenaient des retraits du REER de Mme Davies, des versements au titre des prestations fiscales canadiennes pour enfants et du crédit pour TPS, des prestations d'aide sociale adressées à Mme Davies et des versements de pension alimentaire saisis sur le revenu de l'ex‑mari de cette dernière par le British Columbia Family Maintenance Enforcement Program.

 

[7]               Le 30 avril 2003, Mme Davies a déclaré faillite. Au moment de la distribution du patrimoine, l'ARC n'a reçu que 233 $ sur la dette fiscale de 80 000 $. Mme Davies n'a pas révélé dans sa déclaration de faillite, faite sous serment, qu'elle était bénéficiaire de fonds fiduciaires, malgré le fait que, à la date ou vers la date de sa déclaration, il y eût environ 1 000 $ sur le compte de l'intimée.

 

[8]               Le fisc a établi des cotisations à l'égard de l'intimée pour la totalité des sommes déposées sur le compte bancaire en question entre le 16 octobre 2001 et le 28 avril 2003, soit 36 650,82 $.

 

LA DÉCISION DE LA COUR DE L'IMPÔT

[9]               Le juge de la Cour de l'impôt a posé en principe que les quatre critères suivants doivent être remplis pour que soit déclenchée l'application du paragraphe 160(1) :

1)      Il doit y avoir eu transfert de biens.

2)      Il faut que l'auteur et le bénéficiaire du transfert aient un lien de dépendance.

3)      Le bénéficiaire du transfert ne doit pas avoir donné de contrepartie à l'auteur du transfert ou doit lui avoir donné une contrepartie insuffisante (je ferai remarquer ici que le juge de première instance a écrit : [TRADUCTION] « L'auteur du transfert ne doit pas avoir donné de contrepartie au bénéficiaire du transfert ou doit lui avoir donné une contrepartie insuffisante » [non souligné dans l'original] : c'est là une citation erronée de la définition du critère applicable formulée dans l'arrêt Raphael c. Canada, 2002 CAF 23).

4)      Il faut que l'auteur du transfert soit tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment du transfert.

 

[10]           Le juge de la Cour de l'impôt a conclu que le premier, le deuxième et le quatrième critères se trouvaient remplis, mais que l'intimée avait donné une contrepartie à Mme Davies. Il écrit en effet ce qui suit aux paragraphes 3 et 5 de sa décision :

[traduction] Le dépôt par Mme Davies de sommes sur un compte ouvert au nom de Mme Livingston et le fait que cette dernière ait remis à Mme Davies une carte de débit et des chèques en blanc signés permettant des retraits de ce compte constituent un échange de contreparties. Par conséquent, il y avait un arrangement contractuel entre l'auteur et le bénéficiaire du transfert.

 

[…]

 

En tout temps, chaque fois qu'elle transférait une somme, Mme Davies avait la possibilité de s'en approprier la totalité au moyen d'un chèque en blanc signé par l'appelante ou de la carte de débit. Mme Davies recevait même les relevés bancaires, de sorte que c'est elle, et non Mme Livingston, qui connaissait le contenu du compte, encore que cette dernière eût aussi la possibilité de le connaître et de retirer ce qu'elle voulait de ce compte en tout temps. Mais quoi qu'il en soit, ces constatations établissent que, en tout temps, Mme Livingston a donné une contrepartie suffisante à Mme Davies pour les sommes déposées par cette dernière.

 

Le juge de la Cour d'impôt a aussi souligné le fait que l'intimée n'avait retiré aucun avantage du compte bancaire.

 

[11]           Cependant, le juge de la Cour de l'impôt a rejeté la prétention de l'intimée selon laquelle elle était nue-fiduciaire des fonds en question. Il a conclu que la Cour ne déciderait pas en faveur de l'auteur d'un transfert de biens opéré avec l'intention de léser un créancier. Néanmoins, comme le troisième critère n'était pas rempli, le paragraphe 160(1) ne s'appliquait pas selon lui à l'intimée.

 

[12]           Le juge de la Cour de l'impôt a formulé un certain nombre de conclusions de fait qui s'avèrent cruciales aux fins du présent appel. Il a conclu que l'intimée avait pour but, en ouvrant le compte bancaire, de permettre à Mme Davies de soustraire son argent à ses créanciers, y compris l'ARC. Il est même allé jusqu'à conclure (au paragraphe 6) que l'auteur et la bénéficiaire du transfert avaient comploté pour léser l’ARC. Il a aussi conclu que Mme Davies était la seule personne à avoir utilisé le compte, c’est‑à‑dire que l’intimée n’y avait jamais fait de dépôts ni n’en avait jamais opéré de retraits.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]           On peut dire que, d’un point de vue général, il n’y a qu’une seule question en litige dans le présent appel : les nombreux transferts effectués par Mme Davies au compte bancaire de l’intimée ont-ils déclenché l’application du paragraphe 160(1)? En termes plus particuliers, notre analyse doit répondre à trois questions :

1)      Quel est le critère du déclenchement de l’application du paragraphe 160(1) de la Loi?

2)      Y a‑t‑il eu transfert de biens?

3)      Le bénéficiaire du transfert a‑t‑il donné une contrepartie suffisante à l’auteur du transfert?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[14]           Dans le cadre d’un appel, la norme de contrôle dépend de la nature de la question en litige. Les questions de droit relèvent en général de la norme de la décision correcte, tandis que les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de fait et de droit ne sont annulées que si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante; voir Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235.

 

ANALYSE

Interprétation du paragraphe 160(1)

[15]           Le point de vue de la Cour suprême du Canada sur l’interprétation des lois demeure fondé sur le principe contemporain formulé par Elmer A. Driedger à la page 67 de The Construction of Statutes, Toronto, Butterworths, 1974 :

[traduction]  Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution : il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

 

Voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, à la page 41; et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, au paragraphe 26.

 

[16]           Le paragraphe 160(1) de la Loi est libellé comme suit :

Lorsqu'une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon à l'une des personnes suivantes:

 

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

 

 

b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

 

c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

 

les règles suivantes s'appliquent :

 

d) le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d'une partie de l'impôt de l'auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d'imposition égale à l'excédent de l'impôt pour l'année sur ce que cet impôt aurait été sans l'application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l'article 74 de la Loi de l'impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts révisés du Canada de 1952, à l'égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l'égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

 

e) le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d'un montant égal au moins élevé des montants suivants :

 

(i) l'excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

 

(ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l'auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l'année d'imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années;

 

aucune disposition du présent paragraphe n'est toutefois réputée limiter la responsabilité de l'auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

 

Where a person has, on or after May 1, 1951, transferred property, either directly or indirectly, by means of a trust or by any other means whatever, to

 

 

(a) the person’s spouse or common-law partner or a person who has since become the person’s spouse or common-law partner,

 

(b) a person who was under 18 years of age, or

 

(c) a person with whom the person was not dealing at arm’s length,

 

the following rules apply:

 

(d) the transferee and transferor are jointly and severally liable to pay a part of the transferor’s tax under this Part for each taxation year equal to the amount by which the tax for the year is greater than it would have been if it were not for the operation of sections 74.1 to 75.1 of this Act and section 74 of the Income Tax Act, chapter 148 of the Revised Statutes of Canada, 1952, in respect of any income from, or gain from the disposition of, the property so transferred or property substituted therefore, and

 

 

(e) the transferee and transferor are jointly and severally liable to pay under this Act an amount equal to the lesser of

 

 

 

(i) the amount, if any, by which the fair market value of the property at the time it was transferred exceeds the fair market value at that time of the consideration given for the property, and

 

(ii) the total of all amounts each of which is an amount that the transferor is liable to pay under this Act in or in respect of the taxation year in which the property was transferred or any preceding taxation year,

but nothing in this subsection shall be deemed to limit the liability of the transferor under any other provision of this Act.

 

[17]           Étant donné la signification claire des termes du paragraphe 160(1), les critères dont dépend le déclenchement de son application se révèlent évidents :

1)      L'auteur du transfert doit être tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment de ce transfert.

2)      Il doit y avoir eu transfert direct ou indirect de biens au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon.

3)      Le bénéficiaire du transfert doit être :

                                                               i.      soit l'époux ou conjoint de fait de l'auteur du transfert au moment de celui‑ci, ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

                                                             ii.      soit une personne qui était âgée de moins de 18 ans au moment du transfert;

                                                            iii.      soit une personne avec laquelle l'auteur du transfert avait un lien de dépendance.

4)      La juste valeur marchande des biens transférés doit excéder la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert.

 

[18]           L'application de ces critères dépend dans une mesure particulièrement importante de l'objet du paragraphe 160(1). Dans l'arrêt Medland c. Canada, 98 DTC 6358 (C.A.F.) (Medland), notre Cour a conclu que l'objet et l'esprit de ce paragraphe « consistent à empêcher un contribuable de transférer ses biens à son conjoint [ou encore à un mineur ou à une personne avec qui il a un lien de dépendance] afin de faire échec aux efforts déployés par le ministre pour percevoir l'argent qui lui est dû ». Voir aussi le paragraphe 10 de Heavyside c. Canada, [1996] A.C.F. no 1608 (C.A.) [QL] (Heavyside). De façon encore plus pertinente pour la présente espèce, la Cour canadienne de l'impôt a posé en principe qu'il serait contraire à l'objet du paragraphe 160(1) que l'auteur d'un transfert permette au bénéficiaire de celui‑ci d'utiliser les sommes transférées pour payer les dettes dudit auteur en favorisant des créanciers déterminés aux dépens de l'ARC; voir le paragraphe 19 de Raphael c. Canada, 2000 DTC 2434.

 

[19]           Comme il sera expliqué plus loin, étant donné l'objet du paragraphe 160(1), l'intention de l'auteur et du bénéficiaire du transfert de frustrer l'ARC en tant que créancier peut se révéler pertinente pour l'examen du caractère suffisant ou non de la contrepartie. Cependant, je ne voudrais pas que l'on en conclue qu'il doive y avoir intention de frustrer l'ARC pour déclencher l'application du paragraphe 160(1). En effet, ce paragraphe peut s'appliquer au bénéficiaire d'un transfert qui n'a pas l'intention d'aider le débiteur fiscal principal à éviter de payer ses impôts; voir le paragraphe 3 de Wannan c. Canada, 2003 CAF 423.

 

Y a‑t‑il eu transfert de biens?

[20]           Le juge de la Cour de l'impôt a conclu que les dépôts de Mme Davies sur le compte bancaire de l'intimée constituaient un transfert de biens. L'intimée soutient que le dépôt de sommes sur un compte bancaire ne constitue pas en soi un transfert de biens au titulaire de ce compte : l'auteur du transfert doit aussi se dessaisir des sommes déposées sur le compte, ce qui, fait-elle valoir, ne s'est en l'occurrence jamais produit. Il s'ensuit, selon l'intimée, qu'il n'y a pas eu transfert de biens et qu'elle n'a pas acquis le titre de bénéficiaire des fonds déposés, qui est resté à Mme Davies. L'intimée demande par conséquent à la Cour de conclure que Mme Davies a constitué une fiducie résultoire. Cet argument ne me convainc en rien.

 

[21]           Le dépôt de sommes sur le compte bancaire d'une autre personne constitue un transfert de biens. Rappelons, pour lever toute ambiguïté, que le dépôt de sommes par Mme Davies sur le compte de l'intimée permettait à cette dernière de les en retirer n'importe quand. Le bien transféré était le droit d'exiger de la banque qu'elle remette à l'intimée la totalité des sommes déposées. La valeur de ce droit était la valeur totale desdites sommes.

 

[22]           En outre, il y a transfert de biens pour l'application de l'article 160 même si la propriété bénéficiaire ou effective n'a pas été transférée. Le paragraphe 160(1) s'applique à tout transfert de biens – « au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon ». Par conséquent, ce paragraphe définit le transfert à une fiducie comme un transfert de biens. Il est certain que, même si l'auteur du transfert est le bénéficiaire de la fiducie, le titre juridique a été transféré au fiduciaire. Il s'agit donc là d'un transfert de biens pour l'application du paragraphe 160(1), qui, après tout, a entre autres pour objet d'empêcher l'auteur du transfert de cacher ses biens, y compris derrière une fiducie, pour éviter que l'ARC ne les saisisse. Par conséquent, il n'est pas nécessaire d'examiner l'argument de l'intimée selon lequel Mme Davies a conservé le titre de bénéficiaire des sommes déposées.

 

[23]           L'intimée invoque la décision de la Cour canadienne de l'impôt Leblanc c. La Reine, 99 DTC 410 (C.C.I.), où le juge Hamlyn a conclu que les biens déposés sur le compte bancaire conjoint de l'appelante et de son époux n'étaient pas dévolus à l’appelante, au motif qu'elle agissait comme mandataire de son mari malade. Cette conclusion est en soi suspecte : il y avait certainement eu transfert de biens. Comme il avait conclu à l'absence de transfert de biens, le juge Hamlyn n'a pas examiné le point de savoir si la conjointe avait donné une contrepartie.

 

[24]           Le juge de première instance a insisté dans son exposé des motifs sur le fait que l'intimée n'avait en fin de compte reçu aucun avantage pécuniaire. L'intimée soutient que c'est là un facteur crucial pour l'examen du point de savoir s'il y a eu transfert de biens. La question de savoir si l'intimée a en fin de compte reçu un « avantage » me paraît dénuée de pertinence. Peu importe que Mme Davies ait repris possession des sommes déposées. L'intimée a certainement reçu les biens au moment du transfert, qui est le moment pertinent pour l'application du paragraphe 160(1). Le fait que Mme Davies ait en fin de compte repris possession de cet argent ne suffit pas à annuler le déclenchement de l'application du paragraphe 160(1). Je reprends ici à mon compte les observations formulées par notre Cour au paragraphe 9 de Heavyside, précité :

Une fois que les conditions du paragraphe 160(1) sont respectées [...] le bénéficiaire du transfert devient personnellement responsable de l'impôt payable en vertu de ce paragraphe [...] Cette responsabilité prend naissance au moment du transfert [...] et elle est solidaire avec celle de l'auteur du transfert. Le ministre peut donc établir « à une date quelconque » une cotisation à l'égard du bénéficiaire du transfert (selon le paragraphe 160(2)) et la responsabilité solidaire du bénéficiaire du transfert ne s'éteint que par le paiement que l'auteur du transfert ou lui-même effectue conformément au paragraphe 160(3).

[Non souligné dans l'original.]

 

 

[25]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus qu'il y a eu transfert de biens.

Le bénéficiaire du transfert a‑t‑il donné une contrepartie suffisante à l'auteur de celui‑ci?

[26]           Comme nous l'avons vu plus haut, le juge de la Cour de l'impôt a conclu que l'intimée avait donné une contrepartie suffisante à Mme Davies en lui permettant de prendre possession en totalité de chaque somme déposée au moyen d'un chèque en blanc signé par elle ou de la carte de débit. L'intimée fait valoir subsidiairement que le fait qu'elle s'abstînt de prendre possession des sommes déposées sur le compte constituait une contrepartie. À mon avis, le juge de la Cour de l'impôt et l'intimée sont tous deux dans l'erreur.

 

[27]           Sous le régime du paragraphe 160(1), le bénéficiaire d'un transfert de biens est redevable à l'ARC dans la mesure où la juste valeur marchande de la contrepartie donnée pour ces biens est inférieure à la juste valeur marchande de ceux‑ci. L'objet même du paragraphe 160(1) est d'assurer la conservation de la valeur des biens existants dans le patrimoine du contribuable aux fins de recouvrement par l'ARC. Dans le cas où le contribuable s'est entièrement dessaisi de ces biens, le paragraphe 160(1) prévoit la possibilité pour l'ARC d'exercer ses droits sur lesdits biens contre le bénéficiaire de leur transfert. Cependant, ce paragraphe n'est pas d'application lorsque l'auteur du transfert a reçu au moment de celui‑ci une somme équivalente à la valeur des biens transférés, c'est‑à‑dire une contrepartie à la juste valeur marchande. La raison en est qu'une telle transaction ne lèse pas l'ARC en tant que créancier. Si l'on applique ces principes à la présente espèce, il apparaît clairement que la transaction opérée entre l'intimée et Mme Davies n'a apporté à celle‑ci rien d'équivalent aux biens transférés qui aurait pu être recouvré par l'ARC, de sorte qu'on ne peut absolument pas dire qu'il y ait eu contrepartie.

 

[28]           Le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur de droit en n'analysant aucunement la juste valeur marchande de la contrepartie. Il s'est contenté de conclure qu'elle était « suffisante ». Je ne vois pas comment la juste valeur marchande de la contrepartie, en supposant qu'il y ait contrepartie, pourrait être équivalente aux sommes déposées. Pourquoi Mme Davies donnerait-elle de l'argent à l'intimée en contrepartie de la possibilité de le retirer, alors que l'intimée conserve le pouvoir d'en prendre possession? Aucun acheteur prudent, sans lien de dépendance avec le vendeur et non motivé par l'espoir d'éviter le recouvrement de sa dette fiscale, ne paierait la valeur intégrale des fonds en échange du droit d'accès que Mme Davies a reçu. Il n'y avait pas de preuve sur le fondement de laquelle le juge de la Cour de l'impôt pouvait conclure que la contrepartie donnée par l'intimée égalait la juste valeur marchande des sommes déposées sur le compte bancaire.

 

[29]           On ne m'a pas non plus convaincu que le fait pour l'intimée de ne pas prendre possession des sommes déposées constituait une contrepartie de celles‑ci. Il est vrai que l'abstention – c'est‑à‑dire le fait de ne pas exercer un droit ou de ne pas exiger l'exécution d'une obligation ou d'une dette – peut servir de contrepartie à une promesse faite en retour (S.M. Waddams, The Law of Contracts, 5e éd., paragraphe 121), mais il n'y a pas eu à mon sens d'abstention au sens juridique dans la présente espèce. En fait, contrairement à la conclusion du juge de la Cour de l'impôt, il n'y a pas même eu convention. Je crois plutôt que l'action de l'intimée était simplement déterminée par un sentiment d'obligation morale envers Mme Davies. Une telle action ne constitue pas une convention ayant force obligatoire; voir le paragraphe 10 de Raphael c. Canada, 2002 CAF 23. Le contre‑interrogatoire de l'intimée à l'instruction confirme ce fait :

[traduction]

Q. :       Et pourquoi avez-vous accepté de le faire?

R. :       Pourquoi ai‑je accepté d'ouvrir ce compte bancaire pour Mme Davies?

Q. :       Parce que vous vouliez l'aider.

R. :       C'est cela : l'aider elle et ses quatre enfants.

Q. :       Et parce que vous étiez son amie.

R. :       C'est exact.

 

 

[30]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, j'estime que le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur en concluant qu'il y avait eu contrepartie à la juste valeur marchande.

 

CONCLUSION

[31]           Le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur manifeste et dominante en concluant qu'une contrepartie suffisante avait été donnée. J'accueillerais l'appel avec dépens et j'annulerais la décision de la Cour de l'impôt. Rendant la décision qui aurait dû être rendue, je rejetterais avec dépens l'appel interjeté par l'intimée devant la Cour canadienne de l'impôt.

 

 

« J. Edgar Sexton »

j.c.a.

 

 

 

 

« Je souscris aux présents motifs

Gilles Létourneau, j.c.a. »

 

« Je souscris aux présents motifs

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑213‑07

 

APPEL D'UN JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE D.W. BEAUBIER EN DATE DU 23 MAI 2007, REMPLACÉ PAR UN JUGEMENT MODIFIÉ EN DATE DU 15 JUIN 2007, DOSSIER NO 2005‑2484 (IT)G

 

INTITULÉ :                                                    SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                        c.

                                                                        JEAN LIVINGSTON

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 22 JANVIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE SEXTON

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                        LE JUGE PELLETIER

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 7 MARS 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael Taylor

POUR L'APPELANTE

 

J. Andre Rachert

POUR L'INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR L'APPELANTE

 

 

Dwyer Tax Lawyers

Victoria (Colombie-Britannique)

POUR L'INTIMÉE

 

 

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