ENTRE :
LE CONSEIL DE BANDE DES ABÉNAKIS D'ODANAK
en sa capacité de Conseil de la bande des Abénakis d’Odanak
appelant
et
L'HONORABLE ANDY SCOTT
en sa capacité de ministre des Affaires indiennes
et du Nord Canada
intimé
Audience tenue à Montréal (Québec), le 12 mars 2008.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 avril 2008.
MOTIFS DU JUGEMENT : LA JUGE DESJARDINS
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE NOËL
LA JUGE TRUDEL
Date : 20080404
Dossier : A-100-07
Référence : 2008 CAF 126
CORAM : LA JUGE DESJARDINS
LE JUGE NOËL
LA JUGE TRUDEL
ENTRE :
LE CONSEIL DE BANDE DES ABÉNAKIS D'ODANAK
en sa capacité de Conseil de la bande des Abénakis d’Odanak
appelant
et
en sa capacité de ministre des Affaires indiennes
et du Nord Canada
intimé
MOTIFS DU JUGEMENT
[1] Nous sommes saisis d’un appel d’une décision d’un juge des requêtes de la Cour fédérale (Conseil de bande des Abénakis d'Odanak c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), 2007 CF 30), qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’une décision du ministre des Affaires Indiennes et du Nord Canada (le ministre ou l’intimé). Le ministre a refusé, sous l’autorité du paragraphe 10(7) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5 (la Loi), d’aviser la bande des Abénakis d’Odanak (bande ou Odanak) qu’elle pouvait décider désormais de l’appartenance à ses effectifs.
LA MESURE LÉGISLATIVE EN CAUSE
[2] Selon les dispositions de l’article 10 de la Loi, adopté en 1985, une bande qui le souhaite peut assumer le contrôle de sa liste de bande si elle fixe les règles par écrit et si elle est autorisée à le faire « par la majorité de ses électeurs». La mesure, selon le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien qui pilotait le projet de modification de la Loi à la Chambre des communes le 7 mars 1985, constitue le début d’un processus visant la pleine autonomie politique des Indiens (débats de la Chambre des communes, 7 mars 1985, p. 12 :7; voir aussi Sawridge Band c. Canada, [2003] 3 C.N.L.R. 344 (C.F. 1ère inst.), para 28 à 32).
[3] L’article 10 de la Loi se lit comme suit :
LA DÉCISION SOUS ÉTUDE
[4] La décision du Ministre, en date du 3 octobre 2005, est longue et détaillée. Il me faut la reproduire en totalité :
Monsieur Gilles O’Bomsawin
Chef du conseil de bande des Abénakis d’Odanak
...
ODANAK QC J0G 1H0
Monsieur,
La présente a pour but de répondre à votre correspondance du 12 janvier et du 7 avril 2005 m’indiquant que la bande Odanak décide désormais de l’appartenance à ses effectifs conformément à l’article 10 de la Loi sur les indiens.
Vous m’avez avisé qu’étant donné que 85 p. 100 de vos électeurs habitent à l’extérieur de la réserve et qu’ils sont dispersés au Canada et aux États-Unis et que, puisque le ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada ne tient pas de liste d’adresses des électeurs de la bande, il vous a été impossible de communiquer avec plus de 330 des 1555 électeurs de la bande. Malgré ces difficultés, vous avez confirmé que vous avez consulté avec la majorité de plus de 59 p. 100 des électeurs pour qui soit la bande ou le Ministère avait une adresse.
Comme vous le savez, le paragraphe 10(1) de la Loi indique que le ministre doit avoir la certitude que la majorité des électeurs de la Première nation autorise les règles d’appartenance fixées par la Première nation avant qu’un avis lui soit donné indiquant qu’elle peut décider de l’appartenance à ses effectifs. La Loi est explicite quant à l’autorisation que doit donner, à titre de condition préalable, la majorité des électeurs pour le transfert d’appartenance. Si, comme vous l’avez suggéré, votre base électorale devait être artificiellement réduite en enlevant le nom des électeurs dont les adresses ne sont pas disponibles, votre Première nation et le Ministère feraient face à un risque de responsabilité légale pour avoir réduit la base électorale. La mise en œuvre du code d’appartenance de la bande Odanak pourrait être considérée invalide advenant une action en justice. Une telle situation signifierait que toute personne devenue membre de la bande sous ce code pourrait perdre son appartenance. Aussi, toute personne qui s’est vu refuser l’appartenance pourrait probablement revendiquer la perte d’avantages éventuels. Compte tenu de ce risque grave, je ne peux accepter votre suggestion, soit celle de réduire votre base électorale, et j’ai le regret de vous informer que je ne peux vous donner un avis indiquant que la bande Odanak peut décider de l’appartenance à ses effectifs.
Vous savez peut-être que le Ministère procède à l’heure actuelle à un examen et, dans le cas où une documentation acceptable serait reçue, à l’inactivation de certains dossiers du Système d’inscription des Indiens. Cette initiative permettra d’inactiver les dossiers des personnes âgées de cent ans et plus décédées ou présumées décédées. Cet examen comprendra les 33 personnes âgées de cent ans et plus qui sont sur la liste de la bande Odanak. Cependant, je constate que, s’il est établi que ces 33 personnes sont décédées ou présumées décédées et qu’on les retire de votre base électorale, vous n’auriez toujours pas obtenu l’autorisation de la majorité.
Je voudrais également répondre aux commentaires supplémentaires que vous et les représentants de votre Première nation avez présentés aux fonctionnaires du Ministère lors de votre réunion du 5 avril 2004. Il a été mentionné que ce n’était pas l’intention des législateurs lors de la rédaction et de l’établissement du paragraphe 10(1) d’empêcher que les bandes gèrent leurs propres listes de bandes même si tel est le cas depuis la décision de la Cour suprême du Canada dans le dossier Corbière.
De plus, il a été mentionné que, si le Ministère avait mis en œuvre la recommandation de la Cour d’équilibrer les droits des membres habitant dans les réserves et de ceux vivant à l’extérieur de celles-ci en présentant une approche à deux volets pour le droit de vote, votre Première nation aurait obtenu à ce jour l’autorisation de la majorité.
Selon les renseignements que j’ai obtenus, la Cour suprême du Canada, dans le dossier Corbière, n’a pas recommandé ou ordonné une approche à deux volets pour le droit de vote. Cependant, elle a envisagé la possibilité que le Ministère procède à une enquête permettant de distinguer les enjeux d’intérêt local (ceux qui ont des incidences sur les membres qui habitent dans les réserves seulement) et les enjeux concernant tous les membres, peu importe où ils habitent. Une solution serait d’adapter le droit de vote de sorte que seuls les électeurs qui sont concernés par la question à régler soient en mesure de voter. Par exemple, comme la question concernant la fréquence du ramassage des ordures dans la réserve ne concerne pas les membres qui habitent à l’extérieur de celles-ci, seuls les électeurs qui habitent dans la réserve voteraient. Cependant, les règles d’appartenance ne sont pas uniquement d’intérêt local. Elles ont manifestement une incidence sur tous les membres de la Première nation, qu’ils vivent dans la réserve ou non. En conséquence, les raisons pour lesquelles l’arrêt Corbière a été rendu ne toucheraient en rien la question des règles d’appartenance.
De plus, lors de la réunion du 5 avril 2004, les participants ont mentionné que les dossiers des Mohawks d’Akwesasne et de la bande de Viger avaient créé des précédents puisque le Ministre a exercé un pouvoir discrétionnaire et est allé à l’encontre de l’application stricte du paragraphe 10(1). Les participants à la réunion ont suggéré qu’on tienne compte des mêmes considérations pour la bande Odanak.
Je tiens à rappeler que les Mohawks d’Akwesasne et la bande de Viger ont obtenu ce qui a été déterminé comme étant la majorité en fonction de l’information soumise. Il en est autrement pour la bande Odanak qui, elle, n’a pas encore obtenu une telle majorité.
En 1987, les Mohawks d’Akwesasne ont exprimé le souhait de décider de l’appartenance à leurs effectifs. Pour ce qui est de la question des règles d’appartenance, des 1 412 électeurs admissibles, 739 ont voté; 567 d’entre eux étaient en faveur des règles d’appartenance, 167 ont voté contre et 5 bulletins de vote ont été annulés. Le conseil de bande a avisé qu’environ 75 p. 100 des 673 personnes qui n’ont pas voté représente une portion des membres de la bande qui respectent la tradition et, donc, qui ne souscrivent pas aux procédures de vote prévues dans la Loi. Ces personnes participent à une forme traditionnelle de gouvernement qui comprend un processus de prise de décisions par consensus lors de réunions. Le conseil de bande a fourni les preuves d’un consensus sur les règles d’appartenance à l’aide d’une déclaration statutaire et d’une lettre du secrétaire de la Première nation des Mohawks d’Akwesasne. Comme la Loi n’indique pas de quelle façon la majorité est déterminée, on a cru qu’il y avait place pour une certaine marge de manœuvre à cet égard. Ce consensus et les 567 votes favorables étaient plus que suffisants pour satisfaire à l’exigence d’une majorité de 707 votes conformément au paragraphe 10(1) de la Loi.
En 1987, avant l’arrêt Corbière, la bande de Viger a aussi pris des mesures pour décider de l’appartenance à ses effectifs. La bande n’avait pas encore reçu l’autorisation de choisir son chef et ses conseillers selon les coutumes traditionnelles plutôt que selon les dispositions électorales prévues dans la Loi. À ce moment, l’électeur devait être un membre de la bande âgé de 18 ans et plus habitant dans la réserve et n’ayant pas perdu son droit de vote. Le fait qu’aucun membre de la bande de Viger ne vivait dans la réserve était un problème puisqu’il était impossible de satisfaire aux exigences liées à l’électeur prévues dans la Loi. La décision a donc été prise d’appuyer le transfert d’appartenance en fonction de l’autorisation de la majorité des membres de la bande âgés de 18 ans et plus.
Je vous remercie des efforts que votre Première nation a déployés en consultant son électorat sur cette question importante. Je regrette sincèrement que ma réponse ne puisse être plus favorable. Cependant, je crois que ma lettre précisera pourquoi je ne peux pas vous donner un avis indiquant que la bande Odanak peut décider de l’appartenance à ses effectifs.
Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.
L’honorable Andy Scott, c.p. député
c.c. Maître Paul Dionne
[Je souligne.]
LES FAITS – LA PROBLÉMATIQUE
[5] Les faits ont été largement décrits par le juge des requêtes et par les parties dans leur mémoire respectif.
[6] Il suffit de rappeler, pour les fins de cet appel, que ce fut au cours de l’année 2001 que le conseil de bande des Abénakis d’Odanak, une bande au sens de la Loi, a entrepris les démarches auprès du ministre pour assumer le contrôle de sa liste. Conformément aux paragraphes 10(1), (4) et (5) de la Loi, la bande a adopté, en français et en anglais, le Code de citoyenneté des Abénakis d’Odanak (version du 2 avril 2003). Cette version du Code de citoyenneté fut jugée conforme aux exigences de la Loi par le directeur des inscriptions et listes de bande du ministère le 7 juillet 2003.
[7] Puisque 85% des électeurs de la bande résidaient à l’extérieur de la réserve, le Conseil de bande choisit de consulter ses électeurs au moyen d’un vote postal. Le processus d’autorisation commença le 8 mai 2003 et se poursuivit jusqu’au 4 décembre 2004.
[8] Selon l’appelant, la durée du processus d’autorisation fut attribuable aux facteurs suivants :
a) La liste de bande fournie par le ministre, qui servait de liste électorale, ne contenait pas d’adresse et comprenait les noms de plusieurs personnes décédées dont Odanak n’avait pas de nouvelles depuis plus de sept ans et d’électeurs incapables de prendre des décisions ou désintéressées.
b) La bande elle-même ne possédait pas d’adresse pour plus de 21% des personnes figurant sur cette liste.
[9] Les fonctionnaires du ministre firent savoir au Conseil de bande qu’ils ne tenaient pas de listes d’adresse mais que la Direction des Inscriptions et listes des bandes du ministère conservait quelques adresses d’électeurs ayant fait une demande d’inscription au registre des Indiens à la suite des modifications de 1985. Ces fonctionnaires offrirent au Conseil de bande de transmettre eux-mêmes les trousses de vote aux électeurs dont ils avaient l’adresse en exclusivité, ce qui permit à la bande de recueillir deux formulaires additionnels de vote complétés.
[10] Par ailleurs, l’ensemble des problèmes causés par la liste électorale fit l’objet d’une rencontre, le 5 avril 2004, entre le Conseil de bande et les fonctionnaires du ministre. Pour solutionner ces problèmes, les fonctionnaires du ministre suggérèrent de réduire la base électorale de la bande. À cette fin, les fonctionnaires du ministre étaient disposés à tenir compte des personnes présumées décédées, incapables, sans adresse connue ou indifférentes, figurant sur la liste électorale. Dix jours plus tard, le 15 avril 2004, la fonctionnaire responsable du dossier écrivit au Conseil de bande pour lui demander de fournir :
a) la chronologie des démarches effectuées à ce jour dans le cadre du processus d’autorisation;
b) les déclarations transmises au ministère en 1995 ou 1996 attestant le décès de certaines personnes figurant sur la liste de bande;
c) la liste des électeurs pour lesquels la bande n’avait pas d’adresse;
d) la liste des électeurs qui avaient manifesté ouvertement ou implicitement leur indifférence au processus d’autorisation.
[11] En réponse à cette demande, le Conseil de bande fournit :
a) une chronologie des démarches effectuées dans le cadre du processus d’autorisation;
b) une liste de 33 personnes présumées âgées de 100 ans ou plus figurant sur la liste électorale;
c) une liste de 207 personnes sans adresse connue dans la réserve d’Odanak figurant sur la liste électorale;
d) une liste de 33 électeurs n’ayant manifesté aucun intérêt pour le processus, dont deux portaient la mention « not able to vote due to mental illness or debilitating disease ».
[12] Le Conseil de bande transmit de nouvelles déclarations attestant le décès des personnes présumées âgées de 100 ans ou plus figurant sur la liste électorale.
[13] Ces nouvelles déclarations furent préparées suivant les directives des fonctionnaires du ministère, lesquelles précisaient qu’il fallait produire des déclarations pour chaque personne présumée âgée de 100 ans ou plus mais que le dossier des 115 ans ou plus serait automatiquement inactivé par la registraire du ministre dans un délai d’un mois.
[14] Le 21 septembre 2004, le Conseil de bande transmit 28 déclarations attestant le décès d’autant d’électeurs présumés âgés de 100 ans ou plus, ainsi qu’une résolution du Conseil de bande attestant le décès de ces 28 personnes.
[15] Le même jour, le Conseil de bande transmit aussi une déclaration de la procureure de Bernadette Laurent, une électrice d’Odanak âgée de 101 ans, attestant que celle-ci « n’est pas apte à prendre de décision, ne parle plus, ne reconnaît plus personne. » (D.A., vol. I, p. 308).
[16] Parallèlement à ces démarches, le Conseil de bande essaya, au cours de l’été et de l’automne 2004 :
a) d’obtenir des fonctionnaires les précisions qu’ils avaient promises le 5 avril 2004 quant aux solutions possibles;
b) de leur faire préciser le nombre d’électeurs compris dans la base électorale de la bande.
[17] Au début de novembre 2004, le Conseil de bande n’avait toujours pas reçu de réponse à ces questions.
[18] Le Conseil de bande décida de mettre fin au processus d’autorisation, mais il prévint d’abord les fonctionnaires du ministre de son intention.
[19] Le 4 décembre 2004, au moment où le processus d’autorisation prit fin, 769 ( chiffre soumis par le ministre) ou 770 ( chiffre soumis par la bande) électeurs d’Odanak s’étaient prononcés dans le cadre du processus d’autorisation, et près de 95% d’entre eux s’étaient prononcés en faveur de la reprise de contrôle de la liste de bande.
[20] La base électorale de la bande n’ayant pas encore été retouchée, la liste électorale de référence contenait alors 1 555 noms.
[21] Le 12 janvier 2005, le Conseil de bande transmit au ministre l’avis de reprise de contrôle prévu au paragraphe 10(6) de la Loi, expliquant qu’il avait déterminé la base électorale en fonction des 1 225 électeurs qu’il lui avait été possible de rejoindre, ajoutant que «... malgré plusieurs demandes de la part du responsable du processus d’autorisation et du Conseil de bande, le ministère ne nous a pas précisé le nombre d’électeurs qui, selon lui, devait être retenu pour les fins du processus d’autorisation » ( D.A. vol. III, p. 1183).
[22] Subséquemment, le 20 janvier 2005, la registraire du ministre écrivit à la bande que les dossiers de 7 personnes visées par les déclarations transmises le 21 septembre 2004 étaient « inactivés » au registre des Indiens en date de cette lettre, en raison du décès présumé de ces personnes.
[23] Le même jour, la registraire écrivit à la bande que les dossiers de trois autres de ces personnes ne pouvaient être « inactivés » en raison de l’insuffisance des déclarations transmises à leur sujet le 21 septembre 2004.
[24] Le 31 janvier 2005, la registraire écrivit à la bande que les dossiers de 18 autres de ces personnes ne pouvaient non plus être « inactivés », toujours en raison de l’insuffisance des déclarations.
[25] Dans une lettre datée du 22 mars 2005, la registraire écrivit à la bande qu’il n’était plus nécessaire d’obtenir de nouvelles déclarations pour les trois personnes mentionnées dans sa deuxième lettre du 20 janvier 2005, car celles-ci étant âgées de plus de 115 ans, elle était satisfaite qu’elles étaient présumées décédées, et qu’elle inscrivait cet événement au registre des Indiens en date de cette lettre.
[26] Dans sa décision du 3 octobre 2005, le ministre n’apporta aucune précision au sujet de la base électorale qu’il avait retenue pour vérifier si la condition d’autorisation était remplie. Il s’avéra par la suite que cette base comptait 1 545 électeurs, soit les 1 555 électeurs figurant sur la liste originale dont le ministre avait soustrait, rétroactivement au 8 mai 2003 (début du processus d’autorisation), les 10 dossiers inactivés en janvier et mars 2005. Le ministre expliqua par ailleurs qu’il avait pris l’initiative d’inactiver les dossiers des électeurs d’Odanak décédés ou présumés décédés.
[27] Le 20 janvier 2006, la registraire du ministre écrivit à la bande qu’elle était satisfaite, sur la foi de leur âge (entre 110 et 115 ans), que six personnes dont elle avait dit le 31 janvier 2005 ne pouvoir inactiver le dossier, étaient décédées en date de cette lettre et que les détails avaient été inscrits dans le registre des Indiens.
[28] Enfin le 27 mars 2006, la registraire écrivit à la bande qu’elle déclarait, sur la foi de leur âge (entre 107 et 110 ans), que sept autres personnes dont elle avait dit le 31 janvier 2005 ne pouvoir inactiver le dossier étaient décédées en date de cette lettre et que les détails avaient été inscrits dans le registre des Indiens.
LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE
[29] L’appelant et l’intimé soumettent que la norme de contrôle applicable à la décision du ministre est celle de la décision correcte puisque la question soulevée porte essentiellement sur l’interprétation de l’article 10 de la Loi. Je suis du même avis (Dunsmuir c. Nouveau Brunswick 2008 CSC 9, para. 60).
LES DEMANDES DE L’APPELANT
[30] L’appelant demande :
a) que le ministre soit obligé de lui remettre une liste de bande qui soit désactivée;
b) que la liste du Conseil de bande ainsi désactivée constitue la base électorale sur laquelle porte la consultation;
c) que les termes « majorité de la bande » à l’article 10 soient interprétés à la lumière de la décision de la Cour suprême du Canada dans Bande indienne Enoch de la réserve no 135 de Stony Plain c. Canada, [1982] 1 R.C.S. 508 (affaire de la Bande Enoch ou affaire Cardinal), pour signifier « la majorité de la majorité ». Ainsi, s’il y a 1 000 électeurs sur la liste de bande, au moins 501 doivent se prononcer et plus de 50% de ceux-ci doivent être en faveur de la mesure proposée.
[31] L’intimé plaide, pour sa part, que pour pouvoir décider de l’appartenance à ses effectifs en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, une bande doit obtenir le vote favorable ou affirmatif de 50% + 1 de tous les électeurs de la bande. L’intimé se réfère au concept de la majorité absolue.
[32] L’intimé reconnaît par ailleurs avoir procédé à un processus de désactivation de la liste de bande, processus que le juge des requêtes a longuement décrit aux paragraphes 14, 15, 16 et 17 de ses motifs :
14. Dans les faits, il n’est pas contesté qu’à la date du début du processus d’autorisation entamé par la bande des Abénakis d’Odanak, soit le 8 mai 2003, 1 555 personnes âgées d’au moins 18 ans étaient inscrites sur la liste de bande pertinente tenue par le registraire. En date de la décision en cause, soit le 3 octobre 2005, ce nombre d’électeurs inscrits sur cette liste avait été réduit à 1 545, compte tenu de la désactivation par le registraire de sept personnes présumées décédées en date du 8 mai 2003 sur la foi de déclarations statutaires transmises par l’administratrice locale d’Odanak du registre des Indiens, et de trois personnes additionnelles présumées décédées parce qu’âgées de plus de 115 ans à la même date du 8 mai 2003.
15. Il appert donc de la preuve que la base électorale de la bande des Abénakis d’Odanak, aux fins du processus de vote d’autorisation prévu à l’article 10 de la Loi entrepris par cette dernière, comptait au départ 1 555 électeurs, une base électorale qui fut subséquemment réduite à 1 545 électeurs suite à l’inactivation, avant la date de la décision en cause, de dix dossiers du registre des Indiens et donc de la liste de bande servant à établir la liste électorale de la bande des Abénakis d’Odanak. Ainsi, pour pouvoir obtenir l’autorisation de la majorité des électeurs de la bande requise par le paragraphe 10(1) de la Loi, la bande des Abénakis d’Odanak devait obtenir les votes affirmatifs d’au moins 773 électeurs, si on applique le concept de la majorité absolue préconisé par le défendeur, ou obtenir la participation au vote d’au moins 773 électeurs, dont au moins 387 ayant voté affirmativement selon le concept de la « majorité de la majorité » préconisé par le demandeur.
16. Or, le résultat du vote organisé par la bande des Abénakis d’Odanak communiqué au ministre par cette bande, après que celle-ci eut choisi de mettre fin au processus d’autorisation conformément au paragraphe 10(6) de la Loi, a dévoilé la participation d’au plus 770 (chiffre soumis par le demandeur) et d’au moins 769 (chiffre soumis par le défendeur) et au moins 728 (chiffre soumis par le défendeur) s’étaient prononcé en faveur d’une reprise de contrôle par la bande de l’appartenance à ses effectifs.
17. Ainsi, même en acceptant les chiffres de 770 électeurs participants et de 731 électeurs en faveur soumis par le demandeur lui-même, il résulte de la preuve que la majorité requise par la Loi, que ce soit la majorité absolue ou la majorité de la majorité, n’a pas été obtenue. Pour obtenir la majorité absolue soutenue par le défendeur, il manque au moins 42 votes affirmatifs, et pour obtenir la majorité de la majorité préconisée par le demandeur, il manque au moins trois électeurs participants.
LA LISTE DE BANDE
[33] La Loi sur les Indiens prévoit que jusqu’à ce que la bande indienne assume la responsabilité de sa liste selon l’article 10 de la Loi, le ministère maintient la liste de bande par l’entremise du registraire. De plus, en vertu du paragraphe 4(1) du Règlement sur les élections au sein des bandes d’Indiens, C.R.C., c. 952, la liste de bande, pour les fins de l’article 10 de la Loi, sert pour les fins de la liste électorale. Enfin depuis la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, les membres d’une bande qui ne résident pas ordinairement sur la réserve conservent le droit de vote et peuvent avoir qualité d’« électeurs » de la bande s’ils satisfont par ailleurs aux conditions requises. La définition d’« électeur » est contenue à l’article 2 de la Loi.
DÉFINITIONS 2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi. [...] «électeur
» «électeur » Personne qui remplit les conditions suivantes : a) être inscrit sur une liste de bande; b) avoir dix-huit ans; c) ne pas avoir perdu son droit de vote aux élections de la bande. [...] |
2. (1) In this Act,
[...] "elector" «électeur » "elector" means a person who (a) is registered on a Band List, (b) is of the full age of eighteen years, and (c) is not disqualified from voting at band elections;
[...]
|
[34] L’intimé a la responsabilité de remettre cette liste à toute bande indienne qui veut se prévaloir des dispositions de l’article 10 de la Loi. Cette liste n’est cependant pas toujours fiable, compte tenu de ce que les modifications (tels naissance, décès...) se font suite à une demande de la ou des personnes intéressées et que cette ou ces personnes n’en font pas toujours la demande. La liste n’est pas toujours utile non plus, compte tenu des changements d’adresse qui ne sont pas toujours signalés par les personnes concernées.
[35] La prétention de l’appelant, que le ministre lui fournisse une liste utile et fiable, va de soi. Pour être utile et fiable, cette liste doit refléter le plus possible la réalité.
[36] La tâche de maintenir une liste utile et fiable n’est pas toujours facile. La leçon qui se dégage cependant de l’expérience vécue par l’appelant et l’intimé, en l’espèce, est celle-ci : il est inutile de songer à mettre en œuvre l’article 10 de la Loi sans établir au préalable une liste cohérente d’électeurs. Comme il est du devoir du ministre de voir à l’application de la Loi, il est de son devoir de s’assurer de son bon fonctionnement. Sinon, les intentions du Parlement qui a voté l’amendement en 1985 demeureront lettre morte. De plus, le processus de désactivation doit être entrepris par le ministre avant la tenue du vote. Toutes ces mesures relèvent du processus administratif reconnu et utilisé par le ministre en l’espèce.
LES INCIDENCES DE L’AFFAIRE CORBIÈRE
[37] L’intimé a soutenu que lorsque la bande obtient le contrôle de ses effectifs, elle peut annuler la garantie établie par l’affaire Corbière laquelle consiste à reconnaître le droit de vote aux Indiens non résidents. Je ne crois pas que cette affirmation soit exacte.
[38] L’article 10 de la Loi assure la protection des droits acquis. Il s’agit là d’une mesure de protection à l’égard, entre autres, des Indiens visés par la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Corbière. La bande doit respecter cette mesure de protection même après que la bande aura assumé le contrôle de ses effectifs. La bande demeure en tout temps assujettie à la Loi.
[39] Il va sans dire que les personnes qui désirent exercer leur droit de vote en tant que membres de la bande mais qui ne résident pas sur la réserve ont la responsabilité de communiquer leur changement d’adresse au registraire ou à l’administrateur local du registre des Indiens. Si ces personnes ne peuvent être rejointes, le ministre peut rayer leurs noms de la liste de bande sans qu’une modification législative ne soit requise puisque ces personnes ne perdent pas le droit à ce que leurs noms figurent sur la liste. S’il arrive qu’elles fassent connaître leur adresse exacte à une date ultérieure à la prise d’un vote, leurs noms peuvent être remis sur la liste.
LA PRISE DU VOTE – « LA MAJORITÉ DES ÉLECTEURS »
[40] L’intimé prétend que l’article 10 de la Loi exige l’application du critère de la majorité absolue, c'est-à-dire le vote affirmatif de la majorité de tous les électeurs de la bande. Je ne le crois pas.
[41] L’expression « une majorité des électeurs de la bande» ou « la majorité de ses électeurs» se retrouve aux paragraphes 2(3), 10 (1) et (2), 13.1, 13.2, et 39(1), et (2) de la Loi. Ailleurs, aux articles 74, 85.1 et 120 de la Loi, des termes spécifiques concernant le droit de vote se joignent aux mots « majorité des votes des électeurs de la bande » ou aux mots « majorité des voix des électeurs de la bande »..
[42] Il n’y a aucune faute à interpréter les mots « majorité des électeurs » de l’article 10 de la Loi suivant l’interprétation donnée pas la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bande indienne Enoch de la réserve no 135 des Indiens de Stony Plain c. Canada, [1982] 1 R.C.S. 508. Il s’agissait dans cette affaire d’interpréter les mots « majorité ... de la bande ... ..à une assemblée ...convoqué (e) à cette fin...» contenus à l’article 49 de la Loi des sauvages S.R.C. 1906, c. 81, traitant de la cession de partie ou de la totalité des terrains de la réserve. Le juge Estey au nom de la Cour suprême du Canada s’exprimait ainsi (para. 13 des motifs) :
13 Il peut être utile de faire un rapprochement d'entre la première condition relative à la majorité et celle relative au quorum, et il peut être utile de considérer la deuxième condition, qui exige que la ratification se fasse à une assemblée, comme un simple mécanisme qui permet de déterminer la volonté de l'assemblée sur la question de la ratification. En faisant allusion au principe de common law, précité, je pensais à l'arrêt The Mayor, Constables, and Company of Merchants of the Staple of England v. The Governor and Company of the Bank of England (1887), 21 Q.B.D. 160, à la p. 165, où le juge Wills, après avoir affirmé que les actes d'une société sont ceux de la majorité des associés qui la composent, ajoute ce qui suit:
[TRADUCTION] Cela veut dire qu'en l'absence d'usage-spécial, la majorité des associés constitue le quorum et que l'acte ou la décision doit être pris à la majorité de ceux qui participent à l'assemblée.
Pour des décisions plus récentes dans le même sens, voir: le juge Gillanders dans l'arrêt Glass Bottle Blowers' Association of the United States and Canada v. Dominion Glass Company Limited, [1943] O.W.N. 652 (Tribunal du travail) et Itter v. Howe (1896), 23 O.A.R. 256. Si on était plus exigeant, c'est-à-dire si on affirmait qu'il faut plus qu'une majorité simple du quorum prescrit des membres de la bande qui ont droit de vote et qui sont présents pour ratifier la proposition, on conférerait un pouvoir indu aux membres qui, même s'ils ont droit de vote, ne se donnent pas la peine de [page518] se présenter ou, s'ils sont présents, de voter; ou, comme l'a affirmé le juge Gillanders dans l'arrêt Glass Bottle Blowers', précité, à la p. 656, cela reviendrait [TRADUCTION] "à accorder à l'indifférence d'une faible minorité une importance qu'elle ne devrait pas avoir".
[43] En l’espèce, la première majorité des électeurs constitue le quorum. La décision doit par la suite être prise par la majorité de ceux qui participent à l’assemblée. Sinon, cela reviendrait à accorder à l’indifférence des absents une importance qu’elle ne devrait pas avoir.
[44] Il est vrai que l’affaire de la Bande Enoch, précède l’affaire Corbière. Cependant, cette interprétation des mots « majorité... de la bande... » de l’article 10 de la Loi constitue la seule qui assure le fonctionnement de l’article 10 dans le cadre du respect des droits de chacun.
[45] L’honneur de la Couronne exige qu’elle veille au fonctionnement de la Loi sur les Indiens. L’honneur de la Couronne, écrivait la juge en chef McLachlin dans l’affaire Nation haïda c. Colombie Britannique (Ministre des Forêts) 2004 CSC 73, para. 16-19), est toujours en jeu lorsque la Couronne transige avec les peuples autochtones (para. 16). La juge en chef ajoutait que ce principe fondamental (para. 16) imprégnait également les processus de négociations et d’interprétation des traités (para. 19). J’estime pour ma part que ce principe fondamental s’étend à l’application effective de l’article 10 de la Loi que le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien annonçait en 1985 être le début d’un processus visant la pleine autonomie politique des Indiens.
[46] Il est intéressant de noter qu’avec l’adoption des paragraphes 39 (2) et (3) de la Loi, le législateur a ajouté au vote de la majorité de la majorité, lors d’une cession à titre absolu de terrain ou une désignation, la possibilité d’un second tour de scrutin qui tient compte de la règle plus souple de «l’assentiment de la majorité des électeurs qui ont voté» (paragraphe 39 (2)) ou de «la majorité des électeurs votants » (paragraphe 39(3)).
CONCLUSION
[47] Le ministre doit fournir toute son assistance en désactivant la liste de bande avant la tenue du vote de façon à ce que la liste de bande corresponde le plus possible à la réalité. Il lui incombe aussi de rayer le nom des membres de la bande qui ne résident pas sur la réserve et qui ne peuvent être rejoints faute d’avoir indiqué leur changement d’adresse. Enfin, les termes « majorité de la bande » de l’article 10 de la Loi doivent s’interpréter comme voulant dire « majorité de la majorité ». C’est la seule interprétation possible qui reflète à la fois les exigences de l’affaire Corbière et qui assure le fonctionnement de l’article 10 de la Loi.
[48] J’accueillerais l’appel avec dépens en appel et en première instance, j’annulerais la décision du juge des requêtes, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire et je retournerais l’affaire au ministre pour qu’il poursuive la désactivation de la liste de bande, qu’il raye le nom des personnes vivant à l’extérieur de la réserve mais dont l’adresse est inexacte et qui ne peuvent être rejointes faute d’avoir communiqué leur changement d’adresse, et qu’il rende une autre décision selon le principe que la majorité requise à l’article 10 de la Loi est celle de la majorité de la majorité.
« Alice Desjardins »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
Marc Noël j.c.a. »
« Je suis d’accord.
Johanne Trudel j.c.a. »
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
INTITULÉ : LE CONSEIL DE BANDE DES ABÉNAKIS D’ODANAK (en sa capacité de Conseil de la bande des Abénakis d’Odanak )
et
L’HONORABLE ANDY SCOTT (en sa capacité de ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada)
LIEU DE L'AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 12 MARS 2008
MOTIFS DU JUGEMENT : LA JUGE DESJARDINS
Y ONT SOUSCRIT : LE JUGE NOËL
LA JUGE TRUDEL
DATE DES MOTIFS : LE 4 AVRIL 2008
COMPARUTIONS :
Paul Dionne POUR L’APPELANT
Tania Hernandez POUR L’INTIMÉ
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Martin, Camirand, Pelletier POUR L’APPELANT
Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. POUR L’INTIMÉ
Sous-procureur général du canada
Ottawa (Ontario)