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Date : 20080404

Dossier : A‑64‑07

Référence : 2008 CAF 129

 

CORAM :      LA JUGE DESJARDINS

                        LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

SCOTT PAPER LIMITED

appelant

et

SMART & BIGGAR

intimée

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimé

 

 


Audience tenue à Toronto (Ontario), le 9 janvier 2008.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 avril 2008.

 

MOTITS DU JUGEMENT :                                                                             LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LA JUGE DESJARDINS

LE JUGE SEXTON

 

 


Date : 20080404

Dossier : A‑64‑07

Référence : 2008 CAF 129

 

CORAM :      LA JUGE DESJARDINS

                        LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

SCOTT PAPER LIMITED

appelant

et

SMART & BIGGAR

intimée

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

INTRODUCTION

[1]               La preuve d’une intention de reprendre l’emploi d’une marque de commerce absente du marché pendant quelque treize ans jointe à la preuve d’une seule vente peuvent‑elles être assimilées à des « circonstances spéciales » qui justifient le défaut d’emploi de la marque aux fins de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13 (la Loi)? L’agente d’audience principale devant laquelle la présente question a été soulevée a conclu par l’affirmative. Lors de l’appel, en vertu du paragraphe 56(5) de la Loi, le juge Strayer a posé la question rhétorique suivante avant d’accueillir l’appel : « Excuserait‑on un élève qui fait l’école buissonnière pendant un mois et qui, lorsqu’on le met devant la situation, démontre que, même s’il ne pouvait pas expliquer ses absences passées, il avait réellement l’intention de retourner à l’école la semaine suivante? » À mon avis, sa question était judicieuse. Je rejetterais l’appel.

 

LES FAITS

[2]               Vu l’importance des dispositions pertinentes de l’article 45 aux fins de l’analyse, il est utile de les énumérer immédiatement :

45.(1) Le registraire peut, et doit sur demande écrite présentée après trois années à compter de la date de l'enregistrement d'une marque de commerce, par une personne qui verse les droits prescrits, à moins qu'il ne voie une raison valable à l'effet contraire, donner au propriétaire inscrit un avis lui enjoignant de fournir, dans les trois mois, un affidavit ou une déclaration solennelle indiquant, à l'égard de chacune des marchandises ou de chacun des services que spécifie l'enregistrement, si la marque de commerce a été employée au Canada à un moment quelconque au cours des trois ans précédant la date de l'avis et, dans la négative, la date où elle a été ainsi employée en dernier lieu et la raison de son défaut d'emploi depuis cette date.

 

Forme de la preuve

 

(2) Le registraire ne peut recevoir aucune preuve autre que cet affidavit ou cette déclaration solennelle, mais il peut entendre des représentations faites par le propriétaire inscrit de la marque de commerce ou pour celui‑ci ou par la personne à la demande de qui l'avis a été donné ou pour celle‑ci.

 

Effet du non‑emploi

 

(3) Lorsqu'il apparaît au registraire, en raison de la preuve qui lui est fournie ou du défaut de fournir une telle preuve, que la marque de commerce, soit à l'égard de la totalité des marchandises ou services spécifiés dans l'enregistrement, soit à l'égard de l'une de ces marchandises ou de l'un de ces services, n'a été employée au Canada à aucun moment au cours des trois ans précédant la date de l'avis et que le défaut d'emploi n'a pas été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient, l'enregistrement de cette marque de commerce est susceptible de radiation ou de modification en conséquence.

45.(1) The Registrar may at any time and, at the written request made after three years from the date of the registration of a trade‑mark by any person who pays the prescribed fee shall, unless the Registrar sees good reason to the contrary, give notice to the registered owner of the trade‑mark requiring the registered owner to furnish within three months an affidavit or a statutory declaration showing, with respect to each of the wares or services specified in the registration, whether the trade‑mark was in use in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and, if not, the date when it was last so in use and the reason for the absence of such use since that date.

 

 

Form of evidence

 

(2) The Registrar shall not receive any evidence other than the affidavit or statutory declaration, but may hear representations made by or on behalf of the registered owner of the trade‑mark or by or on behalf of the person at whose request the notice was given.

 

 

Effect of non‑use

 

(3) Where, by reason of the evidence furnished to the Registrar or the failure to furnish any evidence, it appears to the Registrar that a trade‑mark, either with respect to all of the wares or services specified in the registration or with respect to any of those wares or services,  was not used in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and that the absence of use has not been due to special circumstances that excuse the absence of use, the registration of the trade‑mark is liable to be expunged or amended accordingly.

 

[3]               Selon la procédure énoncée au paragraphe 45(1) le registraire a donné le 29 avril 2002, à la demande de Smart & Biggar, un avis à Scott Paper Limited (Scott Paper) lui enjoignant d’indiquer si la marque déposée VANITY avait été employée au Canada au cours des trois ans précédant l’avis et, dans la négative, d’indiquer la date de son dernier emploi et les raisons de son défaut d’emploi.

 

[4]               En réponse, Scott Paper a produit l’affidavit d’un certain M. Teijeira, directeur du marketing et des affaires juridiques, qui a témoigné au sujet des activités et des plans de Scott Paper relativement à la marque en cause. Cet affidavit n’indiquait pas la date du dernier emploi de la marque au Canada ni la raison du défaut d’emploi. L’affidavit énonçait plutôt que, à la date de l’avis prévu en vertu de l’article 45, le plan d’action était déjà engagé en 2002 pour amorcer l’emploi de la marque et que, à la date de l’affidavit, soit le 28 octobre 2002, de telles ventes avaient déjà commencé.

 

[5]               Selon M. Teijeira, on a commencé à la division des Produits hors foyer de Scott Paper à examiner l’idée de réintroduction de la marque VANITY dès la fin de l’été 2001. On s’est reporté à ces plans dans le plan de marketing de 2002 de Scott Paper, lequel a été distribué et étudié à la réunion de marketing de Scott Paper tenue en octobre 2001. À cette réunion, on a décidé de lancer des produits, sur lesquels figure la marque VANITY, à partir du second trimestre 2002 tout en ayant comme objectif que tous les produits soient sur le marché d’ici le quatrième trimestre de 2002.

 

[6]               Les ventes des produits VANITY ont commencé en juin 2002 tel que le prouvent les copies des deux factures affichant le même numéro de commande, qui indiquaient les ventes à un distributeur. L’affidavit comprenait aussi une copie des étiquettes indiquant l’emploi de la marque VANITY.

 

[7]               L’agente d’audience principale a examiné la preuve de Scott Paper. Vu l’absence de preuve d’emploi, elle a considéré que la date du dernier emploi était la date d’acquisition de la marque par le propriétaire inscrit, soit le 28 mars 1989, c’est‑à‑dire environ 13 ans avant la date de la décision. Cette décision n’est pas contestée.

 

[8]               Vu l’absence de preuve justifiant le non‑emploi, l’agente d’audience principale a conclu que la raison du non‑emploi était une décision volontaire et délibérée du propriétaire inscrit. Cette décision n’est pas contestée.

 

[9]               L’agente d’audience principale a relevé trois critères à étudier lorsqu’on détermine l’existence de circonstances spéciales : la durée du non‑emploi, la question de savoir si le non‑emploi était attribuable à des circonstances indépendantes de la volonté du propriétaire inscrit et l’intention de reprendre l’emploi de la marque à court terme. Ces critères tirent leur origine de la décision de notre Cour dans l’affaire Canada (Registraire des marques de commerce) c. Harris Knitting Mills Ltd. (1985), 4 C.P.R. (3d) 488 (Harris Knitting Mills).

 

[10]           Après avoir conclu que la date du dernier emploi remontait à environ 13 ans et que le non‑emploi était attribuable à une décision délibérée de suspendre l’usage, l’agente d’audience principale s’est ensuite demandé si on avait établi l’existence d’une intention sérieuse de reprendre dans un bref délai l’emploi de la marque. Elle a examiné l’affidavit de M. Teijeira et conclu qu’il suffisait à démontrer que le propriétaire inscrit avait sérieusement l’intention de reprendre l’emploi de la marque avant qu’on lui signifie l’avis prévu à l’article 45. Elle a conclu que cela équivalait à des circonstances spéciales au sens de l’article 45. Selon l’agente d’audience principale, le fait que le propriétaire inscrit ait pris des mesures pour employer la marque avant de recevoir l’avis prévu à l’article 45 joint au fait qu’il ait réalisé des ventes peu après la date de l’avis étaient d’une importance capitale pour démontrer que la marque n’était pas éteinte et ne devait pas être radiée.

 

[11]           L’affaire a été portée en appel devant la Cour fédérale et a été entendue par le juge Strayer. Après avoir examiné les faits, le juge a d’abord reconnu que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agente d’audience principale était celle de la décision raisonnable, une conclusion dont on ne saurait douter après la récente décision de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9. Bien qu’il existe un droit d’appel à l’égard de la décision de l’agente d’audience, le sujet traité en est un pour lequel le registraire et ses agents d’audience délégués ont une expertise spéciale, et les questions juridiques en cause entrent sans contredit dans ce champ d’expertise : voir Dunsmuir, au paragraphe 55.

 

[12]           Le juge s’est ensuite intéressé à l’affaire Harris Knitting Mills, soit à celle à laquelle l’agente d’audience principale s’est reportée en énonçant les critères à considérer lorsqu’on détermine s’il existe des circonstances spéciales excusant le non‑emploi de la marque. Le juge a cité certains motifs de la Cour dans Harris Knitting Mills, en mettant l’accent sur le passage suivant :

… On ne voit pas bien pourquoi on excuserait le défaut d’emploi attribuable à la seule volonté du propriétaire de la marque.

 

[Harris Knitting Mills, à la p. 3.]

 

 

Le juge a indiqué que l’agente d’audience principale n’a pas semblé avoir accordé du poids à cet énoncé dans sa décision.

 

[13]           Le juge a ensuite examiné deux affaires subséquentes à Harris Knitting Mills et sur lesquelles l’agente d’audience principale s’est appuyée au soutien de sa décision, soit Oyen Wiggs Green & Mutala c. Pauma Pacific Inc. (1999), 84 C.P.R. (3d) 287 (C.A.F.) (Oyen Wiggs Green & Mutala) et Ridout and Maybee c. Sealy Canada Ltd. (1999), 87 C.P.R. (3d) 307 (Ridout and Maybee). Il a aussi distingué Oyen Wiggs Green & Mutala de l’autre décision sur le fondement que la période du non‑emploi était de trois ans mais aussi, ce qui est encore plus important, sur le fondement qu’il n’y avait aucune preuve, dans cette affaire, de décision délibérée de ne pas utiliser la marque. Quant à l’affaire Ridout and Maybee, le juge a noté encore une fois la relativement courte période du non‑emploi (trois ans) et observé que le propriétaire inscrit avait manifesté son intention de recommencer à employer la marque pendant la période pertinente, et qu’il avait fait cela après la signification de l’avis.

 

[14]           Le juge a noté, dans ses motifs, que l’agente d’audience principale avait fait de nombreux renvois à l’objet législatif de retirer les inscriptions désuètes du registre, laissant ainsi entendre que dès lors que le propriétaire a l’intention véritable de réutiliser sa marque, celle‑ci ne devrait pas être radiée.

 

[15]           Enfin, le juge a conclu que l’agente d’audience principale s’était trompée en appliquant le droit aux faits et en concluant qu’une période de non‑emploi délibéré de 13 ans pouvait être excusée par l’intention de l’inscrivant d’utiliser la marque prochainement. Selon le juge, cette conclusion était déraisonnable.

 

LA POSITION DE L’APPELANT

[16]           L’appelante conteste la décision du juge sur le fondement de la décision de notre Cour dans Oyen Wiggs Green & Mutala, une affaire où la même agente d’audience principale est parvenue à la même conclusion à partir de faits similaires. Dans cette affaire, l’agente d’audience principale a conclu que le non‑emploi de la marque pour une période de trois ans était attribuable à une décision volontaire de l’inscrivant, mais que celui‑ci avait pris des mesures concrètes pour recommencer à employer sa marque. Sa décision est la suivante :

À mon avis, il appert de la preuve que le déposant a pris des mesures actives avant la date de l'avis pour recommencer à employer la marque de commerce en liaison avec le mélange à préparation de biscuits. De plus, la preuve indique que des ventes dans le cours normal du commerce ont été faites un mois après la date de l'avis.

 

... je suis convaincu qu'à la date de l'avis, la marque de commerce n'était pas stagnante dans le cas du "mélange à préparation de biscuits". J'en suis arrivé à cette conclusion en me rappelant l'objet de l'article 45.

 

[…]

 

Eu égard à la preuve présentée, j'estime que la marque de commerce n'a pas été employée au cours de la période pertinente en liaison avec les marchandises enregistrées, mais qu'il existe des circonstances spéciales excusant l'absence d'emploi de la marque de commerce en liaison avec le mélange à préparation instantanée de biscuits.

 

[Oyen Wiggs Green & Mutala, C.F. 1re inst., aux paragraphes 4, 5 et 7.]

 

[17]           Lors de l’appel à la Cour d’appel fédérale, la décision de l’agente d’audience principale a été confirmée. L’essentiel de la décision de la Cour d’appel se trouve dans les passages suivants des remarques du juge Marceau :

... même s’il semble difficile de considérer que la simple expression d’une intention de reprendre l’emploi puisse être suffisante pour donner lieu à l’application du paragraphe 45(3) de la Loi, nous ne sommes pas disposés à contester la position adoptée par le registraire selon laquelle la réalisation effective de cette intention par la prise de mesures concrètes avant l’avis pourrait s’avérer suffisante.

 

 

[Oyen Wiggs Green & Mutala, au paragraphe 3.]

 

[18]           Aussi, selon l’appelante, la Cour d’appel fédérale a refusé, par le passé, de s’immiscer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agente d’audience principale dans des circonstances très semblables à celles de l’espèce. Sur ce fondement, l’appelante dit que le juge s’est trompé en s’immisçant dans la décision de l’agente d’audience principale.

 

ANALYSE

[19]           Bien que l’agente d’audience principale ait eu l’intention de s’appuyer sur la décision de notre Cour dans Harris Knitting Mills, elle s’est appuyée en fait sur l’interprétation que la Cour fédérale a donnée à Harris Knitting Mills dans une décision subséquente, Lander Co. c. Alex E. MacRae and Co., [1993] C.A.F. no 115 (Lander), où l’effet de Harris Knitting Mills était résumé comme suit :

Le critère applicable en ce qui a trait aux circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi d’une marque de commerce se dégage de l’arrêt Le registraire des marques de commerce c. Harris Knitting Mills Ltd. (1985), 60 N.R. 380 (C.A.F.). Trois facteurs très importants sont à considérer. Premièrement, il faut tenir compte de la durée du défaut d’emploi de la marque de commerce. Deuxièmement, on doit déterminer si ce défaut d’emploi par le propriétaire inscrit s’explique par des circonstances indépendantes de sa volonté. Troisièmement, il faut s’enquérir de l’existence d’une intention sérieuse de reprendre dans un bref délai l’emploi de la marque.

 

[20]           Cette expression du principe dans l’arrêt Harris Knitting Mills a souvent été citée à la fois par la Cour fédérale et par la Commission des oppositions des marques de commerce particulièrement en relation avec l’intention de réutiliser la marque : voir Belvedere International Inc c. Sim & McBurney, [1993] A.C.F. no 1410 (C.F. 1re inst.), NTD Apparel Inc. c. Ryan, 2003 CFPI 780, [2003] A.C.F. no 1008 (C.F. 1re inst.), Ridout & Maybee c. Sealy Canada Ltd., [1999] A.C.F. no 1082, Royal Bank of Canada c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1995] A.C.F. no 1049; voir aussi Anheuser‑Busch, Inc. (Re), [2007] C.O.M.C. no 57, Unibroue Inc. (Re), [2006] C.O.M.C. no 84, Coldstream Products Corp. (Re), [2006] C.O.M.C. no 81, Moore (Re), [2006] C.O.M.C. no 8 et Jagotec AG (Re), [2005] C.O.M.C. no 165.

 

[21]           Toutefois, lorsqu’on examine la décision de la Cour dans Harris Knitting Mills, un critère différent apparaît. Au nom de la Cour, le juge Pratte a analysé les éléments de l’article 45 d’une manière exhaustive. Voici comment il énonce son raisonnement dont la citation, bien que longue, est nécessaire à l’appréciation complète de ses conclusions :

Suivant l'article 44 [maintenant l'article 45], lorsqu'il appert de la preuve fournie au registraire que la marque de commerce n'est pas employée, le registraire doit ordonner la radiation de l'enregistrement de cette marque à moins que la preuve ne révèle que le défaut d'emploi "a été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient" ("due to special circumstances that excuse such absence of use"). La règle générale, c'est donc que le défaut d'emploi d'une marque est sanctionné par la radiation. Pour que l'on puisse faire exception à cette règle, il faut, suivant le paragraphe 44(3), que le défaut d'emploi soit attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient ou l'excusent. Au sujet de ce texte, remarquons d'abord que les circonstances dont il parle doivent justifier ou excuser le défaut d'emploi en ce sens qu'elles doivent permettre de conclure que, dans un cas particulier, le défaut d'emploi ne doit pas être "puni" par la radiation. Ces circonstances doivent être "spéciales" [Voir John Labatt v. The Cotton Club Bottling Co., 25 C.P.R. (2d) 115.] car il doit s'agir de circonstances qui ne se retrouvent pas dans la majorité des cas de défaut d'emploi d'une marque. Enfin, ces circonstances spéciales qui justifient le défaut d'emploi doivent, suivant le paragraphe 44(3), être des circonstances auxquelles le défaut d'emploi est attribuable. C'est dire que pour juger, dans un cas donné, si le défaut d'emploi doit être excusé, il faut s'interroger sur les motifs du défaut d'emploi et se demander si ces motifs sont tels qu'il faille faire exception à la règle générale suivant laquelle l'enregistrement d'une marque non employée doit être radié. J'ajoute enfin que le défaut d'emploi qui doit être ainsi justifié est le défaut d'emploi avant que le propriétaire ne reçoive l'avis du registraire.

 

Il est impossible de dire de façon précise ce que doivent être les circonstances dont parle le paragraphe 44(3) pour justifier le défaut d'emploi d'une marque. On peut cependant souligner l'importance à cet égard de la durée du défaut d'emploi et de la probabilité qu'il se prolonge longtemps; en effet, des circonstances peuvent justifier un défaut d'emploi pour un bref laps de temps sans pour autant justifier un défaut d'emploi prolongé. Il est capital, aussi, de savoir dans quelle mesure le défaut d'emploi est attribuable à la seule volonté du propriétaire de la marque plutôt qu'à des obstacles indépendants de lui. On ne voit pas bien pourquoi on excuserait le défaut d'emploi attribuable à la seule volonté du propriétaire de la marque.

 

[22]           Voici maintenant les conclusions devant, à mon avis, être tirées de l’analyse :

1-     La règle générale porte que le défaut d’emploi est sanctionné par la radiation.

2-     Il existe une exception à la règle générale lorsque le défaut d’emploi est attribuable à des circonstances spéciales.

3-     Les circonstances spéciales sont des circonstances qui ne se retrouvent pas dans la majorité des cas de défaut d’emploi de la marque.

4-     Les circonstances spéciales qui justifient le défaut d’emploi de la marque doivent être les circonstances auxquelles le défaut d’emploi est attribuable.

 

[23]           Le quatrième facteur suffit à disposer du présent appel. Les circonstances spéciales qui justifient le défaut d’emploi de la marque doivent être les circonstances auxquelles le défaut d’emploi est attribuable. Comme on pouvait s’y attendre, cela concorde avec le libellé de la version anglaise du texte et celui très clair de la version française qui exige que « le défaut d’emploi n’a pas été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient ». Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est pas la nature des circonstances spéciales qui importe, mais simplement que les circonstances spéciales se rapportent à la cause de défaut d’emploi et non à toute autre considération.

 

[24]           Le juge Pratte indique clairement cela lorsqu’il traite de la nature de l’interrogation exigée par le paragraphe 45(3) :

…pour juger, dans un cas donné, si le défaut d’emploi doit être excuse, il faut s’interroger sur les motifs du défaut  d’emploi et se demander si ces motifs sont tels qu’il faille faire exception à la règle générale suivant laquelle l’enregistrement d’une marque non employée doit être radié…

 

[25]           En ce qui regarde la question de savoir si les circonstances spéciales existent, il est pertinent de s’interroger sur les raisons du non‑emploi.

 

[26]           En l’espèce, il est clair que le défaut d’emploi d’une durée de 13 ans était attribuable à une décision délibérée de ne pas employer la marque. Comme l’a indiqué le juge Strayer au paragraphe 14 de ses motifs :

… Avec égards, je crois qu’il est important de se rappeler que le droit à l’enregistrement d’une marque de commerce et de le conserver est fondé en droit sur l’emploi de la marque de commerce. Comme l’ancien juge en chef Thurlow l’a dit dans l’arrêt Aerosol Fillers Inc. c. Plough (Canada) Ltd. (1980), 53 C.P.R. (2d) 62 (C.A.F.), à la page 66 :

 

[…] Il n’est pas permis à un propriétaire inscrit de garder sa marque s’il ne l’emploie pas, c’est‑à‑dire s’il ne l’emploie pas du tout ou s’il ne l’emploie pas à l’égard de certaines des marchandises pour lesquelles cette marque a été enregistrée.

 

[Smart & Biggar c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1542, [2006] A.C.F. no 1928.]

 

[27]           Les faits de la présente affaire illustrent la sagesse de cette ligne de conduite.

 

[28]           Il appert de cette analyse que l’intention de l’inscrivant de reprendre l’emploi d’une marque qui était absente du marché ne peut correspondre aux circonstances spéciales qui justifient le non‑emploi de la marque et ce, même si des mesures ont été prises pour actualiser ces plans. Les plans d’usage futur n’expliquent pas la période de non‑emploi et ne sauraient donc constituer des circonstances spéciales. Aucune interprétation raisonnable des mots utilisés à l’article 45 ne peut mener à cette conclusion.

 

[29]           Cela dit, la jurisprudence semble maintenant considérer les plans de reprise d’emploi de la marque comme étant des circonstances spéciales. Il peut être utile de préciser comment cela est arrivé.

 

[30]           Dans ses motifs, le juge Pratte précise en effet que la durée du défaut d’emploi et la probabilité que cela perdure sont des facteurs pertinents devant être considérés. Les intentions de l’inscrivant à l’égard de l’emploi de la marque constituent l’un des facteurs pertinents quant à la probabilité que le défaut d’emploi perdure.

 

[31]           Il est important de faire une distinction entre expliquer un défaut d’emploi et excuser un défaut d’emploi. Selon le paragraphe 45(3), les « circonstances spéciales » se rapportent aux explications données relativement au défaut d’emploi. Par contre, excuser le défaut d’emploi vise à atténuer les conséquences du défaut d’emploi. La question de savoir si une marque est radiée découle de l’explication donnée du non‑emploi (les circonstances spéciales) et des caractéristiques de cette période. L’erreur de l’agente d’audience principale consistait à ignorer l’explication et à traiter un aspect des circonstances du non‑emploi, soit l’intention de reprendre l’emploi de la marque, comme étant des circonstances spéciales.

 

[32]           Un précédent conforte cette approche. Il s’agit de Oyen Wiggs Green & Mutala sur lequel s’appuie l’appelante.

 

[33]           Dans cette affaire, le registraire a conclu qu’il n’y avait pas de preuve d’emploi de la marque en liaison avec les marchandises énumérées pendant la période prévue par la loi sauf pour ce qui est d’une des marchandises, soit les mélanges à préparation de biscuits. Dans ses motifs, le juge Jérôme, juge des requêtes, n’a fait aucun renvoi à une quelconque explication du défaut d’emploi de la marque. Il a plutôt cité ainsi les motifs du registraire :

… De l’avis du registraire, Pauma Pacific Inc. avait pris des mesures actives avant la date de l’avis pour recommencer à employer la marque de commerce en liaison avec le mélange à préparation de biscuits. Voici comment il exprime aux pages 8 et 9 de sa décision :

 

[traduction] À mon avis, il appert de la preuve que le déposant a pris des mesures actives avant la date de l’avis pour recommencer à employer la marque de commerce en liaison avec le mélange à préparation de biscuits. De plus, la preuve indique que des ventes dans le cours normal du commerce ont été faites un mois après la date de l’avis.

 

[. . . ]

 

Eu égard à la preuve présentée, j’estime que la marque de commerce n’a pas été employée au cours de la période pertinente en liaison avec les marchandises enregistrées, mais qu’il existe des circonstances spéciales excusant l’absence d’emploi de la marque de commerce en liaison avec le mélange à préparation instantanée de biscuits…

 

[34]           Le juge Jerôme a rejeté l’appel de la décision du registraire permettant le maintien de l’enregistrement pour ce qui regarde les mélanges à préparation de biscuits. Lors de l’appel devant notre Cour, l’appel a été rejeté par de brefs motifs dont voici le dispositif :

[3]  D’un autre côté, même s’il semble difficile de considérer que la simple expression d’une intention de reprendre l’emploi puisse être suffisante pour donner lieu à l’application du paragraphe 45(3) de la Loi, nous ne sommes pas disposés à contester la position adoptée par le registraire selon laquelle la réalisation effective de cette intention par la prise de mesures concrètes avant l’avis pourrait s’avérer suffisante. 

 

[35]           À mon sens, il est impossible de faire un rapprochement avec cette conclusion, pour laquelle aucun motif n’a été donné, et le raisonnement dans l’arrêt Harris Knitting Mills auquel l’arrêt Oyen ne renvoie que dans une note en bas de page des motifs de la Cour. La décision dans Oyen Wiggs Green & Mutala a pour effet de valider la conclusion du registraire selon laquelle une intention de reprendre l’emploi d’une marque équivaut à des circonstances spéciales. Il est clair qu’on n’a pas signalé à la Cour que les circonstances spéciales auxquelles renvoie le paragraphe 45(3) doivent impérativement être des circonstances auxquelles la perte du défaut d’emploi est attribuable. À mon avis, il s’agit d’une affaire où il faut appliquer la décision  Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, [2002] A.C.F. no 1375 :

[10]   Le critère utilisé pour renverser la décision d'une autre formation de notre Cour exige que la décision en cause soit manifestement erronée, du fait que la Cour n'aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d'un précédent qui aurait dû être respecté : voir, à titre d'exemple, les arrêts Eli Lilly and Co., et Janssen Pharmaceutica Inc. c. Apotex Inc. (1997), 208 N.R. 395, à la p. 396 (C.A.F.). Les cours d'appel provinciales ont utilisé ce même critère : voir, à titre d'exemple, R. c. White (1996), 29 O.R. (3d) 577, aux p. 604 et 605 (C.A.); Bell c. Cessna Aircraft Co. (1983), 149 D.L.R. (3d) 509, à la p. 511 (C.A. C.‑B.); R. c. Grumbo (1988), 159 D.L.R. (4th) 577, au para. 21 (C.A. Sask.); et Lefebvre c. Québec (Commission des affaires sociales) (1991), 39 C.A.Q. 206.

 

[36]           Étant donné que la Cour, dans Oyen Wiggs Green & Mutala, n’a pas examiné l’arrêt Harris Knitting Mills ni établi de distinction d’avec cette affaire où l’examen de la même question a mené à une conclusion contraire, j’estime qu’elle a négligé un arrêt qui aurait dû être suivi. Selon moi la décision Oyen Wiggs Green & Mutala est juridiquement erronée.

 

[37]           Je rejetterais donc l’appel avec dépens.

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord.

    Alice Desjardins, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

    J. Edgar Sexton, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Évelyne Côté, LL.B., dipl. trad.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                            A‑64‑07

 

(APPEL DU JUGEMENT DU JUGE STRAYER EN DATE DU 21 DÉCEMBRE 2006 DANS LE DOSSIER NO T‑693‑06)

 

INTITULÉ  :                                                                          Scott Paper Limited c. Smart & Biggar et le Procureur général du Canada

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   le 9 janvier 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LA JUGE DESJARDINS

                                                                                                LE JUGE SEXTON

 

DATE DES MOTIFS :                                                          le 4 avril 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kevin Sartorio

John Boadway

 

POUR L’APPELANTE

 

Andrea Rush

H. Kislowicz

P. Chodirker

 

Sans comparution

POUR L’INTIMÉE

Smart & Biggar

 

 

POUR L’INTIMÉ

Le procureur général du Canada

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gowling Lafleur Henderson, s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

Heenan Blaikie, s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉE

Smart & Biggar

 

POUR L’INTIMÉ

Le procureur général du Canada

 

 


 

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