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Date : 20080502

Dossier : A-345-07

Référence : 2008 CAF 170

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE RYER

 

ENTRE :

JASON WATKIN

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 21 avril 2008.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 mai 2008.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                      LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE NADON

LE JUGE RYER

 

 


 

Date : 20080502

Dossier : A-345-07

Référence : 2008 CAF 170

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE RYER

 

ENTRE :

JASON WATKIN

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE NOËL

[1]               La Cour statue sur l’appel d’une décision par laquelle la juge Tremblay-Lamer de la Cour fédérale (la juge de première instance) a jugé que la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) n’était pas compétente pour statuer sur la plainte déposée par M. Watkin (l’appelant) et par les plaignants qui lui étaient associés et que ces personnes n’avaient pas qualité pour formuler la plainte en litige.

 

[2]               Suivant la plainte, Santé Canada a agi contrairement à l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi) en réglementant les produits phytopharmaceutiques de manière discriminatoire selon l’origine ethnique. La juge de première instance a estimé que la Commission s’était irrégulièrement déclarée compétente, étant donné que la plainte concerne des mesures qui visaient une personne morale, Biomedica Laboratories Inc. (Biomedica), et non des personnes physiques.

 

[3]               L’appelant soutient que, compte tenu des liens étroits qu’il entretient avec Biomedica, il a subi des pertes financières en raison des actes discriminatoires de Santé Canada et qu’il devrait par conséquent être considéré comme une victime ayant qualité pour porter plainte en vertu de la Loi. Dans la mesure où l’appelant est victime d’un acte discriminatoire, il a qualité pour porter plainte et la Commission a compétence pour la trancher.

 

[4]               La question en litige dans le présent appel est celle de savoir si, selon la plainte qui a été déposée, les mesures contestées prises par Santé Canada visent l’appelant et les autres plaignants ou si elles visent Biomedica, une personne morale qui ne peut se réclamer de la protection de la Loi. Une autre question – que la juge de première instance n’a pas abordée, vu sa conclusion sur la première question – est celle de savoir si les mesures reprochées sont des « services » au sens de l’article 5 de la Loi.


FAITS PERTINENTS

[5]               L’appelant est le président directeur général de Biomedica, laquelle appartient en propriété exclusive à Nutraceutical Medicine Company Inc. (Nutraceutical), une autre personne morale qui appartient à l’appelant et à trois membres de sa famille immédiate.

 

[6]               Biomedica vend et commercialise des produits destinés tant à la consommation humaine qu’à la consommation animale sous le nom de « Recovery ». En février 2002, Santé Canada a sommé Biomedica de cesser de faire de la publicité pour le « Recovery » après avoir constaté que cette publicité contrevenait à l’article 3 de la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. 1985, ch. F-27. À la suite d’une série d’événements se rapportant à la poursuite de sa publicité et vu le défaut de Biomedica de soumettre une « Présentation de drogue nouvelle » pour ses produits « Recovery », Santé Canada a procédé à une Évaluation du danger pour la santé (EDS), à la suite de laquelle Santé Canada a classé la version destinée à la consommation humaine et la version destinée à la consommation animale de « Recovery » comme un « danger pour la santé de catégorie II » et comme « drogue nouvelle » au sens de la Loi sur les aliments et drogues et de ses règlements d’application. Cette conclusion a été communiquée en novembre 2002 à Biomedica, qui a également été sommée de cesser la vente et la promotion du « Recovery » et de rappeler les produits se trouvant déjà sur le marché.

 

[7]               Par suite d’une publicité pleine page publiée pour le « Recovery » dans un journal national le 7 décembre 2007 et des lettres subséquentes par lesquelles Santé Canada réitérait sa demande de rappel du produit, Santé Canada a, le 20 décembre 2002, saisi une quantité de produits « Recovery ». La saisie a été effectuée dans les locaux de Biomedica avec des étiquettes et du ruban de saisie, et les produits saisis ont été laissés sur place. Biomedica a par la suite  contrevenant ainsi à la saisie  exporté ces produits aux États‑Unis après avoir obtenu l’autorisation de la Food and Drug Administration des États-Unis.

 

[8]               Le 4 juin 2004, l’appelant a déposé auprès de la Commission une plainte pour violation des droits de la personne dans laquelle elle alléguait que Santé Canada avait défavorisé Biomedica à l’occasion de la fourniture de services, contrairement à l’article 5 de la Loi. Voici les détails de la plainte :

[traduction]

Nous avons des motifs raisonnables de croire que nous avons été victimes de discrimination. Nous déclarons qu’à notre connaissance, les renseignements qui suivent sont exacts.

 

Nous, Bruce Dales et Jason Watkin, portons plainte contre Santé Canada – Programme des produits thérapeutiques – Région de l’Ouest (le Programme des produits thérapeutiques). Nous estimons que Santé Canada accorde un traitement préférentiel aux entreprises asiatiques en réglementant les produits phytopharmaceutiques asiatiques de façon moins rigoureuse que les produits non asiatiques.

 

Nous estimons aussi que Santé Canada applique une politique ou des pratiques qui ont des incidences défavorables sur les entreprises qui ne sont pas asiatiques. Par exemple, nous disposons d’éléments de preuve tendant à démontrer que le Programme des produits thérapeutiques bloque l’accès au marché canadien (et au marché américain) à des produits canadiens qui sont davantage conformes et sans danger et qu’il permet à certains produits asiatiques (les produits phytopharmaceutiques chinois) qui sont moins conformes et plus dangereux d’accéder au marché canadien. Nous estimons que le Programme des produits thérapeutiques applique un raisonnement injuste en permettant la vente de produits asiatiques moins conformes dans le quartier chinois de Vancouver en comparaison des produits canadiens vendus sur tout le territoire canadien et nous estimons que cette différence de traitement repose sur l’origine nationale ou ethnique.

 

[…]

[Non souligné dans l’original.]

 

[9]               Six mois plus tard, le 15 décembre 2004, l’appelant a modifié la plainte pour y ajouter à titre de plaignants trois autres actionnaires de la société Nutraceutical (Trevor, Anna et Marlene Watkin). Dans la plainte modifiée, l’appelant alléguait que les mesures prises par Santé Canada contre Biomedica avaient eu des conséquences négatives directes sur les quatre membres de la famille Watkin, dont l’appelant, du fait de leur participation directe dans cette société. Il a ajouté une allégation de discrimination visant une entreprise exploitée par une « Première Nation ». Voici les passages essentiels de la plainte modifiée :

[traduction]

 

34. Les agissements de Santé Canada ont eu des conséquences négatives importantes sur Biomedica en créant de la confusion sur le marché et en empêchant la société de poursuivre sa croissance comme elle l’aurait fait n’eut été de l’intervention de Santé Canada. Les agissements en question ont fait subir aux Watkin des pertes financières.

 

35. Santé Canada a agi de façon discriminatoire à l’égard de Biomedica en accordant un traitement préférentiel aux entreprises asiatiques en refusant ou en négligeant de prendre contre ces entreprises les mêmes mesures que celles qu’il avait prises contre Biomedica.

 

36. Le défaut de Santé Canada d’appliquer sa réglementation et ses mesures d’application de la loi de la même façon dans le cas des entreprises asiatiques a causé des pertes financières à Biomedica et, partant, aux Watkin.

 

37. Santé Canada a agi de façon discriminatoire à l’égard de Biomedica en accordant un traitement préférentiel à une présumée entreprise exploitée par une Première Nation semblable à Biomedica en refusant ou en négligeant de prendre contre cette entreprise les mêmes mesures que celles qu’il avait prises contre Biomedica.

 

38. Le défaut de Santé Canada d’appliquer sa réglementation et ses mesures d’application de la loi de la même façon dans le cas d’une entreprise exploitée par une Première Nation semblable à Biomedica a causé des pertes financières à Biomedica et, partant, aux Watkin.

 

39. Santé Canada a agi de façon discriminatoire à l’égard de Biomedica en accordant un traitement préférentiel à des entreprises semblables à Biomedica en refusant ou en négligeant de prendre contre ces entreprises les mêmes mesures que celles qu’il avait prises contre Biomedica.

 

[…]

 

42. Santé Canada contrevient à l’ordonnance prononcée le 11 mars 1998 par le Tribunal canadien des droits de la personne dans l’affaire Bader notamment par le fait qu’il n’a pas cessé son application inégale de ses politiques et de sa réglementation entre les détaillants/grossistes et les importateurs.

 

                        [Non souligné dans l’orignal.]

 

[10]           Les plaignants réclament une réparation pécuniaire calculée sur la foi d’un rapport d’expert qui établit à 4,4 millions de dollars le manque à gagner subi par Biomedica en raison des agissements de Santé Canada. Ils ne sollicitent aucune autre réparation. [Neutraceutical a introduit devant la Cour supérieure de la Colombie-Britannique une action civile contre Sa Majesté la Reine et le ministre de la Santé dans laquelle elle réclame environ 4,5 millions de dollars en dommages-intérêts relativement aux mesures prises contre Biomedica pour la forcer à respecter la loi. Cette action découle des mêmes faits que la présente demande.]

 

[11]           Après avoir reçu signification de la plainte modifiée, Santé Canada a demandé à la Commission de déclarer la plainte irrecevable au motif qu’elle n’était pas de sa compétence. Une enquête préliminaire a été menée au sujet de la plainte et, dans la version finale de son rapport, datée du 17 février 2006, l’enquêteur s’est dit d’avis que l’affaire relevait de la compétence de la Commission et qu’elle devait être déférée à un tribunal canadien des droits de la personne pour qu’il tienne une audience.

 

[12]           Dans son rapport, l’enquêteur a formulé les recommandations suivantes :

[traduction]

Vu l’analyse qui précède, il est probable que les Watkin ont établi, de façon suffisante jusqu’à preuve contraire, qu’ils sont, au sens de l’article 5 de la Loi, victimes de discrimination fondée sur un motif de distinction illicite, en l’occurrence l’origine nationale ou ethnique.

 

Les moyens de défense invoqués par le défendeur au sujet du défaut de compétence et du défaut de qualité des plaignants pour déposer la plainte du fait que les allégations visent, non pas une personne physique, mais une personne morale, auraient vraisemblablement peu de chances de succès, car il semble que la discrimination dont Biomedica aurait été victime de la part de Santé Canada a eu des conséquences suffisamment directes et immédiates sur les Watkin.

 

Pour ce qui est du moyen de défense soulevé au sujet du contrôle judiciaire prévu par la Loi sur les Cours fédérales, il a lui aussi vraisemblablement peu de chance de prospérer, compte tenu des vastes et généreux pouvoirs de réparation que la Loi confère pour corriger les violations des droits de la personne au Canada. Il n’y a rien dans la Loi sur les Cours fédérales ou dans la Loi qui aurait pour effet de priver la Commission de sa compétence à cet égard.

 

Sur la question de savoir si Santé Canada agissait dans le cadre des pouvoirs que lui confèrent la Loi sur les aliments et drogues et ses règlements d’application, les éléments de preuve présentés à ce sujet doivent être vérifiés et soupesés pour déterminer si Santé Canada avait un motif justifiable qui lui permettait de prendre les mesures qu’il a prises à l’égard de Biomedica.

 

De plus, la présente plainte soulève des considérations d’intérêt public du fait que l’on reproche à Santé Canada de ne pas s’être conformée à une ordonnance du Tribunal et du fait de la jurisprudence peu abondante qui existe sur le sujet et des conséquences potentiellement vastes sur les plaintes déposées par des personnes physiques lorsque les actes discriminatoires reprochés visent des personnes morales. À notre avis, une participation au niveau du Tribunal serait avantageuse pour la Commission en ce qui concerne ces questions.

 

[13]           Après avoir examiné le rapport, la Commission a décidé que l’appelant avait la qualité requise pour déposer la plainte et que l’affaire relevait de sa compétence. Cette décision a été communiquée à l’appelant dans une lettre du 4 juillet 2006, et Santé Canada a introduit sa demande de contrôle judiciaire peu de temps après.

 

[14]           Santé Canada a contesté la décision au motif que la Commission n’était pas compétente étant donné que les actes reprochés ne visaient pas des personnes physiques. Santé Canada alléguait par ailleurs que la Commission n’avait pas compétence puisque les actes discriminatoires reprochés avaient été accomplis « à l’occasion de la fourniture de services […] destinés au public » au sens de l’article 5 de la Loi.

 

[15]            La juge de première instance a fait droit à la demande de contrôle judiciaire sur le premier moyen. Elle a estimé que la Commission n’était pas compétente pour examiner une plainte alors que la « victime » est une « personne » morale et non un « individu » (motifs, paragraphe 24). Vu cette conclusion, elle s’est dite d’avis qu’il n’était pas nécessaire d’aborder la question de savoir si Santé Canada était ou non un « fournisseur de services » au sens de l’article 5 de la Loi (motifs, paragraphe 35).

 

[16]           Dans le présent appel, l’appelant soutient essentiellement que la juge de première instance n’a pas reconnu qu’en l’espèce, même si la personne visée par les actes discriminatoires est une personne morale, la victime qui a cherché à obtenir réparation est une personne physique (mémoire de l’appelant, au paragraphe 81). Même si la personne morale était visée par les actes discriminatoires, vu les conséquences suffisamment directes de la discrimination sur l’appelant, il y a lieu de considérer que celui-ci était victime des actes discriminatoires en question (mémoire de l’appelant, aux paragraphes 73, 74 et 101).

 

[17]           En réponse, l’intimé soutient que la juge de première instance a tiré la bonne conclusion essentiellement pour les motifs qu’elle a invoqués. L’intimé invoque un autre argument, en l’occurrence que les actes reprochés ne sont pas des « services » au sens de l’article 5, une conclusion qui, si elle est acceptée, suffit à priver la Commission de sa compétence sur la plainte (mémoire de l’intimé, aux paragraphes 65 à 69). L’appelant a traité à fond de ce moyen subsidiaire (mémoire de l’appelant, aux paragraphes 143 à 153). Suivant l’appelant, dès lors que Santé Canada fournit certains services, il est un « fournisseur de services » et tous les actes qu’il accomplit sont des « services » indépendamment de leur nature.

 

[18]           À l’instruction de l’appel, l’avocat de l’intimé a pris tout le monde au dépourvu en annonçant qu’il renonçait à ce moyen subsidiaire étant donné que la juge de première instance ne l’avait pas abordé. Il a bien été précisé aux avocats des deux parties que cette question – qui avait été régulièrement soumise à la juge de première instance et qui avait été examinée en long et en large dans chacun des mémoires – était une question qui se posait toujours du point de vue de la Cour. L’avocat de l’intimé a reconnu qu’il était loisible à la Cour d’aborder cette question si elle était considérée comme déterminante pour trancher l’appel, et l’avocat de l’appelant n’a pas été en mesure d’invoquer une raison qui empêcherait la Cour de l’examiner. D’ailleurs, l’appelant s’est explicitement dit d’avis dans son mémoire qu’il était approprié pour notre Cour d’examiner cette question même si elle n’avait pas encore été abordée (mémoire de l’appelant, au paragraphe 161). En conséquence, les parties ont répondu à l’invitation qui leur avait été faite de formuler leurs observations sur cette question.

 

DÉCISION

[19]           À titre d’observation préliminaire, je signale qu’il est difficile de déceler dans la plainte déposée par l’appelant une authentique allégation de violation des droits de la personne, car elle semble motivée par des mobiles purement commerciaux. Cet aspect n’est pas en soi déterminant, mais il balaie toute hésitation que j’aurais autrement pu avoir et qui m’aurait empêché de mettre un terme à la plainte à cette étape initiale.

 

[20]           À mon avis, la juge de première instance a tiré la bonne conclusion lorsqu’elle a estimé que la Commission n’avait pas compétence pour examiner la plainte. Je tire toutefois cette conclusion en partant du principe que les actes à l’origine de la plainte ne sont pas des « services » au sens  de l’article 5 :

5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

a) d’en priver un individu;

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

5. It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

(a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

on a prohibited ground of discrimination.

[21]           Lorsqu’on la considère sous l’angle le plus favorable à l’appelant, la plainte allègue essentiellement que Santé Canada a défavorisé les plaignants en forçant leur entreprise à respecter les dispositions de la Loi sur les aliments et drogues sans obliger d’autres entreprises qui méritaient le même traitement à s’y conformer. Cette différence de traitement reposerait sur l’origine ethnique.

 

[22]           À mon avis, en appliquant la Loi sur les aliments et drogues de la manière qui lui est reprochée, Santé Canada ne fournissait pas des « services … destinés au public » au sens de l’article 5. Les agissements en question sont des mesures coercitives destinées à assurer le respect de la Loi. Le fait que ces mesures ont été prises dans l’intérêt public n’en fait pas des « services ».

 

[23]           Pour en arriver à cette conclusion, j’applique la norme de la décision correcte. Comme je l’ai déjà signalé, la question de savoir si les actes reprochés sont des « services » n’a pas été abordée dans le cadre de la présente instance, de sorte qu’il n’y a pas de raisonnement à l’égard duquel je pourrais faire preuve de retenue. En tout état de cause, il s’agit d’une « question touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité » et une telle question est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 59).

 

[24]           Pour affirmer que la Commission a compétence, l’appelant invoque la décision rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne dans l’affaire Bader c. Canada (Santé nationale et Bien-être social), (1996), 30 C.C.D.P. D/383 (Bader) (confirmée sur la question de la compétence par un tribunal d’appel à (1998), 31 C.C.D.P. D/268), dans lequel il a été jugé que les mesures d’application de la loi prises par Santé Canada étaient des  « services » au sens de l’article 5 de la Loi. Aucune explication n’a toutefois été proposée pour justifier la conclusion tirée dans ces décisions, étant donné que, comme le Tribunal l’a fait remarquer, les parties n’ont pas plaidé cette question (Bader, précitée, D/397, au paragraphe 52).

 

[25]           L’appelant invoque par ailleurs la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Rosin, [1991] A.C.F. no 391 (C.A.) (Rosin). Toutefois, les mesures prises par le gouvernement qui constituaient le fondement de la présumée discrimination dans cette affaire – des cours de parachutisme offerts par les Forces armées – étaient des « services » au sens courant du terme. La question qui se pose dans le cas qui nous occupe est celle de savoir si les mesures prises par le gouvernement qui ne constituent pas des « services » au sens courant du terme peuvent malgré tout être considérées comme des  « services » au sens de l’article 5.

 

[26]           À cet égard, il y a lieu de citer la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Singh, [1989] 1 C.F. 430 (Singh), que le Tribunal canadien des droits de la personne a cité à l’appui de la proposition que toutes les mesures prises par le gouvernement tombent sous le coup de l’article 5 de la Loi indépendamment de leur nature (Menghani c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1992), 17 C.C.D.P. D/236, aux pages D/244 – D/246 (Menghani)). À mon humble avis, l’arrêt Singh, précité, n’appuie pas cette proposition. Dans l’arrêt Singh, précité, la Cour a estimé que les « services » dont il est question à l’article 5 ne se limitent pas aux seules activités « commerciales », mais qu’ils englobent les services fournis par les représentants de l’État dans l’exercice de leurs fonctions. Pour en arriver à cette conclusion, la Cour a refusé de suivre la jurisprudence rendue sous le régime de la Sex Discrimination Act 1975 (U.K.), 1975 ch. 65, dans laquelle les tribunaux britanniques avaient jugé que les mesures prises par le gouvernement ne constituaient pas des « services » au sens de cette loi et ce, indépendamment de leur nature.

 

[27]           La conclusion précise tirée par notre Cour – qui était en fait saisie d’une requête en radiation pour défaut de compétence – dans l’arrêt Singh, précité, à la page 438, était qu'il était « loin d'être clair » que les services rendus, tant au Canada qu'à l'étranger, par les fonctionnaires chargés de l'application de la Loi sur l'immigration de 1976, DORS/78-172 (la Loi sur l’immigration) n’étaient pas des services destinés au public » (Singh, précité, à la page 440). Il importe de signaler que l’alinéa 3c) de la Loi sur l’immigration qui était alors en vigueur et que la Cour cite à la page 441 prévoyait qu’un des objectifs fixés par la loi que les personnes chargées de son application devaient poursuivre était :

3.

 

c) de faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et résidents permanents avec leurs proches parents de l’étranger;

3.

 

(c) to facilitate the reunion in Canada of Canadian citizens and permanent resident with their close relatives from abroad;

 

 

[28]           Les pouvoirs publics peuvent fournir des services pour s’acquitter des fonctions que la loi leur confie. Ainsi, l’Agence des douanes et du revenu du Canada offre un service lorsqu’elle communique des décisions anticipées en matière d’impôt sur le revenu; Environnement Canada fournit un service lorsqu’elle publie des bulletins météorologiques et des rapports sur l’état des routes; Santé Canada offre un service lorsqu’elle incite les Canadiens à s’occuper activement de leur santé en s’adonnant davantage à l’exercice physique et en s’alimentant mieux; Immigration Canada fournit un service lorsqu’elle informe les immigrants sur la procédure à suivre pour devenir un résident canadien. Ceci étant dit, ce ne sont pas toutes les interventions gouvernementales qui sont des services. Avant que la Cour puisse accorder une réparation pour cause de discrimination dans la fourniture de « services », il faut démontrer que les actes précis reprochés constituent des « services » (Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571 (Gould), le juge Iacobucci, pour la majorité, aux paragraphes 15, 16 et 17, et le juge La Forest J., souscrivant au résultat, au paragraphe 60).

 

[29]           Dans l’arrêt Singh, précité, à la page 440, la Cour a tenu les propos suivants en formulant ce qui semble être des observations incidentes qui méritent d’être commentées :

                        Le libellé de notre article 5 est également instructif. Alors que l'alinéa a) dispose que le fait de priver un individu d'un service, etc. pour un motif illicite constitue un acte discriminatoire, l'alinéa b) semble pour ainsi dire aborder les choses du point de vue opposé et sans tenir compte de la personne à qui les services sont ou pourraient être rendus. Ainsi donc, constitue un acte discriminatoire

 

            5. [...] le fait pour le fournisseur de [...] services [...] destinés au public

...

 

                        b) de défavoriser, à l'occasion de leur fourniture, un individu, pour un motif de                               distinction illicite.

 

                        Si l'on reformule la chose sous forme algébrique, constitue un acte discriminatoire le fait pour A, à l'occasion de la fourniture de services à B, d'établir une distinction illicite à l'égard de C. Ou, de façon concrète, constituerait un acte discriminatoire le fait pour un policier qui fournit des services de régulation de la circulation au grand publie, de traiter un contrevenant plus sévèrement qu'un autre en raison de son origine nationale ou ethnique5.

                        On peut à vrai dire soutenir que les termes qualificatifs de l'article 5

 

                        5. [...] le fournisseur de [...] services [...] destinés au public.

[...]

ne peuvent jouer qu'un rôle limitatif dans le contexte des services qui sont rendus par des personnes physiques ou par des personnes morales et que, par définition, les services que rendent les fonctionnaires publics aux frais de l'État sont des services destinés au public et qu'ils tombent donc sous le coup de l'article 5. Il n'est cependant pas nécessaire de trancher cette question de façon définitive à cette étape‑ci […]

 

[Non souligné dans l’orignal.]

 

[30]           Comme on peut le constater, la Cour n’a pas tranché la question qu’elle a elle-même soulevée. Toutefois, dans la mesure où l’on peut interpréter ce passage comme laissant entendre que toutes les mesures prises par le gouvernement sont des « services » au sens de l’article 5, il y a lieu de s’arrêter à cette question.

 

[31]           Sur ce point, je suis d’accord pour dire que, comme les mesures du gouvernement sont généralement prises au profit du public, l’exigence prévue à l’article 5, suivant laquelle elles doivent être « destinées au public » est habituellement satisfaite dans les affaires mettant en cause une discrimination attribuable à des mesures prises par le gouvernement (voir, par exemple, les décisions Rosin, précitée, au paragraphe 11, et Saskatchewan Human Rights Commission c. Saskatchewan (Department of Social Services) (1988), 52 D.L.R. (4th) 253 aux p. 266-268). Toutefois, la première étape à franchir lorsqu’on applique l’article 5 consiste à déterminer si les actes reprochés constituent des « services » (Gould, précité, le juge La Forest, au paragraphe 60). À cet égard, les « services » visés à l’article 5 s’entendent de quelque chose d’avantageux qui est « offert » ou « mis à la disposition » du public (Gould, précité, le juge La Forest, au paragraphe 55). Or, comment pourrait-on prétendre que des mesures visant à faire respecter la loi sont « offertes » ou « mises à la disposition » du public, d’autant plus qu’elles ne s'inscrivent pas « dans le cadre d'une relation publique » (idem, le juge Iacobucci, au paragraphe 16). Je conclus donc que les mesures d’application de la loi en litige dans le cas qui nous occupe ne sont pas des « services » au sens de l’article 5.

 

[32]           Vu cette conclusion, il y a lieu de se dissocier de l’avis exprimé par le Tribunal canadien des droits de la personne dans la décision Bailey et al. c. Ministre du Revenu national, (1980), 1 C.C.D.P. D/193, aux pages D/212 – D/214 (Bailey) (appliquée dans la décision LeDeuff c. Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, (1987), 8 C.C.D.P. D/3690, à la page D/3693 (conf. sur cette question par un tribunal d’appel, sans autre analyse à (1989), 9 C.C.D.P. D/4479) suivant lequel toutes les mesures prises par le gouvernement dans l’exercice d’une fonction prévue par la loi constituent des « services » au sens de l’article 5 parce qu’elles sont prises par la « fonction publique » pour le bien public. La même observation vaut pour la décision rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne dans l’affaire Anvari c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada) (1989), 10 C.C.D.P. D/5816, au paragraphe 42271 (conf. par un tribunal d’appel à 14 C.H.R.R. D/292, à la page D/297, au paragraphe 19) (appliquée dans la décision Menghani, précitée, à la page D/244, au paragraphe 26, laquelle décision a par la suite été confirmée pour d’autres motifs par la Cour fédérale (Canada (Secrétaire d’État aux Affaires extérieures) c. Menghani, [1994] 2 C.F. 102)), dans la mesure où l’on a statué dans cette décision que toutes les mesures prises par les fonctionnaires de l’immigration en vertu de la Loi sur l’immigration sont des « services » parce que l’exécution d’une obligation légale constitue « par définition » un service destiné au public (voir aussi la décision Bailey, précitée, à la page D/214).

 

[33]           Il faut tenir compte des actes précis à l’origine de l’allégation de discrimination pour pouvoir déterminer s’il s’agit de « services » (Gould, précité, le juge Iacobucci, au paragraphe 16, le juge La Forest, au paragraphe 60), et du fait que les mesures prises par un organisme public pour le bien du public ne peuvent transformer en un service ce qui de toute évidence ne l’est pas. À moins d’être des « services », les mesures prises par le gouvernement ne tombent pas sous le coup de l’article 5. Attendu que, dans le cas qui nous occupe, les mesures d’application de la loi qui font l’objet de la plainte ne constituent pas des « services » et ce, peu importe le sens que l’on attribue à ce mot, la Commission n’a pas compétence pour statuer sur la plainte.

 

[34]           Pour en arriver à cette conclusion, j’ai constamment tenu compte du fait que la Loi, qui est vouée à la promotion et à la défense des droits de la personne, doit recevoir une interprétation large, libérale et téléologique afin d’en maximiser la portée. Il ne s’agit cependant pas de donner au mot « services » une interprétation généreuse pour atteindre cet objectif; on ne doit pas attribuer à ce mot un sens qu’il ne peut recevoir (Gould, précité, le juge La Forest, au paragraphe 50, et le juge Iacobucci, au paragraphe 13).

 

[35]           Vu la conclusion à laquelle j’en arrive, il n’est pas nécessaire que j’examine le moyen subsidiaire invoqué par la juge de première instance pour conclure que la Commission n’est pas compétente pour examiner la plainte déposée par l’appelant.

 

 

 

[36]           Je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

 

« Marc Noël »

j.c.a.

 

« Je suis du même avis. »

      Le juge Nadon, j.c.a.

 

« Je suis du même avis. »

      Le juge C. Michael Ryer, j.c.a.

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A-345-07

 

 

INTITULÉ :                                                   JASON WATKIN c.

                                                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 21 AVRIL 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE NOËL

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE NADON

                                                                        LE JUGE RYER

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 2 MAI 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

William R. Southward
Peter Lawless

 

POUR L’APPELANT

 

Michael Roach

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Johns, Southward, Glazier, Walton & Margetts

Victoria (Colombie-Britannique)

 

POUR L’APPELANT

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

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