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Date : 20080725

Dossier : A‑383‑07

Référence : 2008 CAF 244

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

appelants

et

LABORATOIRES ABBOTT LIMITÉE,

TAP PHARMACEUTICALS INC.,

et TAP PHARMACEUTICAL PRODUCTS INC.

intimées

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 11 juin 2008.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2008.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                 LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NADON

 


 

Date : 20080725

Dossier : A‑383‑07

Référence : 2008 CAF 244

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

appelants

et

LABORATOIRES ABBOTT LIMITÉE,

TAP PHARMACEUTICALS INC.,

et TAP PHARMACEUTICAL PRODUCTS INC.

 

intimées

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

INTRODUCTION

[1]               Il s'agit d'un appel de la décision Laboratoires Abbott Ltée c. Canada (Procureur général), publiée sous les références 2007 CF 797 et 315 F.T.R. 263, par laquelle Madame la juge Simpson a cassé la décision du ministre de la Santé de retrancher le brevet canadien no 2269053 (le brevet 053) du registre des brevets qu'il tient sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement). La question en litige dans le présent appel est celle de savoir si le ministre a valablement appliqué les modifications récentes du Règlement touchant l'inscription de brevets à l'égard de suppléments à une présentation de drogue nouvelle.

 

LES FAITS

[2]               L'exposé des motifs du jugement de la juge Simpson (l'exposé des motifs) décrit dans les termes suivants les liens unissant les trois intimées :

[8] C'est la demanderesse TAP Pharmaceuticals Inc. (TAP) qui dépose les présentations et reçoit les avis de conformité pour les produits PREVACIDMD [la drogue sur laquelle porte le litige] au Canada. Cependant, TAP n'a pas de service des affaires réglementaires dans notre pays. C'est pourquoi elle a confié à la société Laboratoires Abbott Limitée (Abbott Canada) le mandat d'agir en son nom au Canada pour tout ce qui concerne ses présentations. Dans le cas du PREVACIDMD, c'est Abbott Canada qui a déposé le SPDN* AINS** et présenté la liste de brevets pour le compte de TAP.

 

[9] TAP Pharmaceutical Products Inc. (TAP Products) est la société de portefeuille de TAP. Il s'agit d'une coentreprise réunissant Takeda Pharmaceutical Company Limited et Abbott Laboratories, société mère américaine de la demanderesse Abbott Canada.

 

* Supplément à une présentation de drogue nouvelle (SPDN).

 

** Anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS).

 

 

[3]               Pour la commodité de l'exposé et comme leurs intérêts paraissent identiques, je désignerai ci‑après collectivement « Abbott » les trois intimées.

 

[4]               Le Règlement constitue le régime sous lequel les produits pharmaceutiques sont introduits sur le marché. Il est conçu pour tenir compte à la fois des questions de santé et d'innocuité que régissent la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. 1985, ch. F‑7, et son règlement d'application (le Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870), et des droits que confère aux brevetés la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4. Notre Cour a donné une description générale de ce régime aux paragraphes 3 à 21 de Wyeth Canada c. Ratiopharm Inc., 2007 CAF 264, 60 C.P.R. (4th) 375 (Wyeth Canada).

 

[5]               La question en litige dans la présente espèce est l'applicabilité de certaines modifications du Règlement. Afin que le lecteur puisse suivre le fil des événements, je désignerai ci‑après « le Règlement antérieur aux modifications » le texte du Règlement qui était en vigueur au 15 juin 2006. Le 16 juin 2006, le ministre a publié dans la Gazette du Canada (partie I, volume 140, numéro 24) un projet de modification du Règlement sous la forme d'un règlement modifiant celui‑ci. Je désignerai ci‑après « le Règlement modificatif » le texte des dispositions ainsi publiées le 16 juin 2006. Enfin, le Règlement modificatif est entré en vigueur le 5 octobre 2006, donnant naissance au Règlement sous sa forme actuelle.

 

[6]               Le 12 mai 1995, le ministre a délivré un avis de conformité à l'égard de la drogue PREVACID pour utilisation dans le traitement des ulcères duodénaux, des ulcères gastriques et de l'œsophagite peptique. L'ingrédient médicinal actif du PREVACID est le lansoprazole. Le 2 avril 2000, Abbott a déposé un SPDN tendant à obtenir l'homologation d'une nouvelle indication du PREVACID, soit [TRADUCTION] « la cicatrisation et la prévention des ulcères gastriques liés à des AINS ».

 

[7]               Aussi bien le Règlement antérieur aux modifications que le Règlement sous sa forme actuelle autorisaient Abbott à soumettre au ministre une liste de brevets à l'égard d'une présentation de drogue nouvelle ou d'un SPDN (ci‑après désignés collectivement « présentation »), soit au moment du dépôt de la présentation, soit – si le brevet n'avait pas encore été délivré –  dans les 30 jours suivant la délivrance de celui‑ci, à condition toutefois que la demande de brevet ait été faite avant la date du dépôt de la présentation. Or la demande du brevet 053 a été déposée au Bureau canadien des brevets le 13 novembre 1997, et ce brevet a été délivré le 18 juillet 2006. Par conséquent, le brevet 053 n'était pas admissible à l'inscription sur une liste de brevets à l'égard de la première présentation en vue d'obtenir un avis de conformité parce que la demande de brevet n'avait pas été faite avant la date du dépôt de ladite première présentation, c'est‑à‑dire avant le 12 mai 1995. Cependant, la date de la demande de brevet, soit le 13 novembre 1997, était antérieure à la date du dépôt du SPDN concernant la nouvelle indication du PREVACID, à savoir le 2 avril 2000, de sorte que, du point de vue des délais applicables, le brevet 053 était admissible à l'inscription sur une liste de brevets à l'égard de ce SPDN. 

 

[8]               La liste de brevets portant le brevet 053 a été déposée le 20 juillet 2006 (ou le 19 juillet 2006 si l'on en croit le mémoire d'Abbott), soit dans les 30 jours suivant la délivrance du brevet. Les parties s'accordent à reconnaître que le brevet 053 remplissait l'autre condition de son inscription en ce qu'il comportait « une revendication pour l'utilisation du médicament », conformément à l'alinéa 4(2)b) du Règlement antérieur aux modifications. Le brevet 053 a été ajouté au registre des brevets le 25 juillet 2006, relativement au SPDN portant sur la nouvelle indication du PREVACID.

 

[9]               Le Règlement modificatif changeait les conditions d'inscription énoncées à l'article 4 du Règlement antérieur aux modifications, notamment en spécifiant les catégories de SPDN à l'égard desquelles il était permis de présenter une liste de brevets :

4. (3) Est admissible à l’adjonction au registre tout brevet, inscrit sur une liste de brevets, qui se rattache au supplément à une présentation de drogue nouvelle visant une modification de la formulation, une modification de la forme posologique ou une modification de l’utilisation de l’ingrédient médicinal, s’il contient, selon le cas :

 

a) dans le cas d’une modification de formulation, une revendication de la formulation modifiée, la formulation ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard du supplément;

 

b) dans le cas d’une modification de la forme posologique, une revendication de la forme posologique modifiée, la forme posologique ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard du supplément;

 

c) dans le cas d’une modification d’utilisation de l’ingrédient médicinal, une revendication de l’utilisation modifiée de l’ingrédient médicinal, l’utilisation ayant été approuvée par la délivrance d’un avis de conformité à l’égard du supplément.

4. (3) A patent on a patent list in relation to a supplement to a new drug submission is eligible to be added to the register if the supplement is for a change in formulation, a change in dosage form or a change in use of the medicinal ingredient, and

 

 

 

(a) in the case of a change in formulation, the patent contains a claim for the changed formulation that has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the supplement;

 

(b) in the case of a change in dosage form, the patent contains a claim for the changed dosage form that has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the supplement; or

 

(c) in the case of a change in use of the medicinal ingredient, the patent contains a claim for the changed use of the medicinal ingredient that has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the supplement.

 

[10]           Le Règlement modificatif contenait des dispositions transitoires. Son article 6 disposait que les modifications de l'article 4, y compris celles citées ci‑dessus, ne s'appliquaient pas aux brevets inscrits sur les listes de brevets présentées avant le 17 juin 2006. L'article 7 du Règlement modificatif portait que celui‑ci s'appliquait aux présentations déposées avant son entrée en vigueur et que la date de dépôt de ces présentations était réputée être la date de ladite entrée en vigueur, soit le 5 octobre 2006. Au vu de l'article 6 du Règlement modificatif, l'article 4 du Règlement s'appliquait au brevet 053, puisqu'il figurait sur une liste de brevets soumise au ministre après le 17 juin 2006.

 

[11]           Bien que le brevet 053 ait été ajouté au registre des brevets, le ministre a décidé le 2 mars 2007 qu'il ne remplissait pas l'une des conditions énoncées à l'alinéa 4(3)c), à savoir qu'il ne contenait pas une revendication de l'utilisation modifiée de l'ingrédient médicinal. En conséquence, le ministre a supprimé le brevet 053 du registre des brevets le 2 mars 2007 (le 22 février selon le mémoire du ministre).

 

[12]           Le ministre fondait cette mesure sur les attributions que lui confère l'article 3 du Règlement dans sa version modifiée, libellé comme suit :

3. (2) Le ministre tient un registre des brevets et des autres renseignements fournis aux termes de l'article 4. À cette fin, il peut refuser d'y ajouter ou en supprimer tout brevet ou tout autre renseignement qui n'est pas conforme aux exigences de cet article.

3. (2) The Minister shall maintain a register of patents and other information submitted under section 4. To maintain the register, the Minister may refuse to add or may delete any patent or other information that does not meet the requirements of that section.

 

[13]           Abbott a introduit une demande de contrôle judiciaire de cette décision du ministre. Elle y faisait valoir deux moyens : premièrement, elle soutenait que les modifications du Règlement ne s'appliquaient pas à la liste de brevets soumise au ministre le 25 juillet 2006; et deuxièmement, elle affirmait que, en tout état de cause, le brevet 053 contenait bel et bien une revendication de l'utilisation modifiée de l'ingrédient médicinal.

 

LA DÉCISION QUI FAIT L’OBJET DE L’APPEL

[14]           La juge Simpson a noté que les parties s'accordaient à reconnaître que l'interprétation du Règlement était une question de droit et que la norme de contrôle applicable était par conséquent celle de la décision correcte.

 

[15]           Touchant la question de savoir si la liste de brevets du 25 juillet 2006 entrait dans le champ d'application des modifications introduites par le Règlement modificatif, Abbott a avancé cinq moyens, que la juge Simpson a tous rejetés.

 

[16]           Le premier moyen d'Abbott était que, selon le sens manifeste de ses termes, le Règlement n'est pas conçu pour s'appliquer à la suppression de brevets du registre des brevets. En effet, son alinéa 4(3)c) ne concerne que l'adjonction de brevets audit registre. Par conséquent, raisonnait Abbott, on ne peut invoquer cet alinéa pour justifier la suppression d'un brevet du registre des brevets.

 

[17]           La juge Simpson a conclu que ce moyen était contredit par le paragraphe 3(2) du Règlement, qui concerne la tenue du registre des brevets. « [L]es termes du paragraphe 3(2), écrivait-elle au paragraphe 24 de son exposé des motifs, si on les lit dans leur contexte et en suivant leur sens ordinaire, ne peuvent que s'interpréter conjointement avec les conditions d'admissibilité à l'adjonction des brevets qu'énonce l'article 4, de sorte que ces conditions deviennent aussi applicables à la suppression des brevets sous le régime du paragraphe 3(2). »

 

[18]           La juge Simpson a aussi rejeté le moyen d'Abbott selon lequel la suppression du brevet 053 du registre des brevets revenait à donner un effet rétroactif aux modifications du Règlement. Elle a aussi rejeté un moyen apparenté comme quoi le législateur n'avait pas autorisé le ministre à mettre en question des droits acquis.

 

[19]           La juge Simpson a fondé son rejet du moyen concernant l'application rétroactive des modifications, avec raison me semble‑t‑il, sur l'arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2003 CAF 24, [2003] 3 C.F. 140 (Eli Lilly), où notre Cour a conclu qu'il est permis au ministre d'exiger que les brevets inscrits au registre des brevets remplissent les conditions réglementaires au moment considéré, de sorte que la conformité antérieure aux dispositions réglementaires ne dispense pas en soi ces brevets de l'obligation d'être conformes à toute condition d'inscription édictée ultérieurement. Eli Lilly tranche aussi la question des droits acquis.

 

[20]           Abbott faisait en outre valoir que le Règlement modificatif devait être interprété en fonction de ses dispositions transitoires, en particulier de l'article 7, ainsi libellé :

7. (1) Le paragraphe 5(1) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), édicté par l'article 2 du présent règlement, s'applique à toute seconde personne qui a déposé une présentation visée à ce paragraphe avant l'entrée en vigueur du présent règlement, et la date de dépôt de cette présentation est réputée être la date d'entrée en vigueur du présent règlement.

 

7. (1) Subsection 5(1) of the Patented Medicines (Notice of Compliance) Regulations, as enacted by section 2 of these Regulations, applies to a second person who has filed a submission referred to in subsection 5(1) prior to the coming into force of these Regulations and the date of filing of the submission is deemed to be the date of the coming into force of these Regulations.

 

[21]           Selon Abbott, ce paragraphe avait pour objet de « geler » le registre des brevets en prescrivant à la seconde personne de traiter tous les brevets inscrits à la date de l'entrée en vigueur des modifications du Règlement. La juge Simpson a rejeté ce moyen en concluant que ledit paragraphe visait à faire en sorte que la seconde personne traite de tous les brevets valablement inscrits au registre à la date pertinente. De son point de vue, le fait de permettre au ministre de supprimer du registre les brevets qui ne remplissaient pas les conditions d'adjonction à ce dernier n'était contraire ni à la lettre ni à l'esprit de cette disposition transitoire.

 

[22]           Enfin, Abbott soutenait que, comme le Bureau des brevets avait approuvé sa demande de brevet le 12 mai 2006 (soit la date de la délivrance de l'avis d'acceptation), mais n'avait délivré à proprement parler le brevet que le 18 juillet 2006, il convenait de considérer que ses droits étaient entrés en vigueur à la date de l'avis d'acceptation. Dans le cas contraire, expliquait-elle, elle se trouvait être pénalisée par le retard à agir du Bureau des brevets. La juge Simpson a rejeté ce moyen au motif qu'une liste de brevets non déposée effectivement ne pouvait sur aucun fondement être réputée avoir été déposée, quelle que soit la valeur de l'argument du retard attribuable au Bureau des brevets.

 

[23]           Après avoir rejeté l'exception de retard à agir, la juge Simpson a examiné le moyen de fond d'Abbott, selon lequel le brevet 053, en tout état de cause, contenait bel et bien une revendication de l'utilisation modifiée du lansoprazole et n'aurait par conséquent pas dû être supprimé du registre des brevets. Abbott invoquait à cet égard les opinions de deux experts, l'un médecin et l'autre chimiste. Ceux‑ci concluaient tous deux que le brevet contenait une revendication relative au traitement des ulcères et que, aux yeux de la personne du métier, la catégorie des « ulcères » comprenait les ulcères [TRADUCTION] « liés à des anti-inflammatoires non stéroïdiens ».

 

[24]           La juge Simpson a accepté ce moyen dans les termes suivants :

[41] Il me paraît compatible avec la preuve d'expert de conclure que le brevet 053 est admissible à l'adjonction au registre des brevets sous le régime de l'alinéa 4(3)c) du nouveau Règlement parce qu'il contient une revendication relative à une nouvelle utilisation du lansoprazole, à savoir le traitement des ulcères liés à des AINS.

 

[25]           La juge Simpson a par ailleurs rejeté le moyen du ministre selon lequel le brevet 053 n'était pas admissible à l'adjonction au registre des brevets au motif qu'il revendiquait une forme polymorphique du lansoprazole, moyen fondé sur le passage suivant du Résumé de l'étude d'impact de la réglementation :

Les nouveaux brevets revendiquant de nouvelles formes physiques de l'ingrédient médicinal approuvé ne pourront être inscrits suivant ces modalités.

 

[Paragraphe intitulé : « Changements concernant les exigences relatives à l'inscription des brevets ».]

 

[26]           Selon la juge Simpson, le fait que l'invention brevetée soit une forme polymorphique du lansoprazole ne mettait pas en cause l'admissibilité du brevet à l'adjonction au registre.

 

[27]           En conséquence, la juge Simpson a statué que le ministre avait commis une erreur en supprimant le brevet 053 du registre des brevets et lui a ordonné de l'y réinscrire.

 

ANALYSE

[28]           Les questions à trancher dans le présent appel sont les suivantes :

1-     Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du ministre?

 

2-     Les modifications de 2006 s'appliquent-elles à la suppression du brevet 053 du registre des brevets?

 

3-     Dans l'affirmative, la décision du ministre de supprimer le brevet 053 du registre des brevets est-elle assujettie au contrôle judiciaire?

 

1- Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du ministre?

 

[29]           La juge Simpson est partie du principe que les plaideurs s'accordaient à reconnaître que, la question décidée par le ministre étant une question de droit, la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte.

 

[30]           Or le ministre affirme ne pas avoir reconnu que la question qu'il avait décidée soit une pure question de droit. Il exprime sa position comme suit :

[TRADUCTION] [...] contrairement à ce qui était le cas dans de nombreuses instances relatives à l'inscription de brevets introduites sous le régime des versions antérieures du Règlement MB (AC), le point de savoir si le brevet 053 est admissible à l'adjonction au registre des brevets sous le régime réglementaire modifié n'est pas entièrement une question de droit. En effet, selon les nouvelles conditions énoncées au paragraphe 4(3) du Règlement MB (AC) modifié, l'admissibilité d'un brevet à l'adjonction au registre à l'égard d'un SPDN est maintenant explicitement subordonnée au résultat d'un examen de l'objet de la présentation de drogue à l'égard de laquelle on veut faire inscrire ce brevet. Or un tel examen est une question de fait et relève nettement de l'expertise du ministre. Par conséquent, nous soutenons que l'admissibilité d'un brevet à l'adjonction sous le régime du paragraphe 4(3) du Règlement MB (AC) modifié doit être définie comme une question mixte de fait et de droit [...]

 

[31]           La norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit au moment où le mémoire du ministre a été rédigé, rappelle celui‑ci, était celle de la décision manifestement déraisonnable; voir Ferring Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 276, 60 C.P.R. (4th) 273. La situation juridique a changé depuis avec l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9 (Dunsmuir), par lequel la Cour suprême du Canada a fait passer le nombre des normes de contrôle de trois (décision manifestement déraisonnable, décision raisonnable et décision correcte) à deux (décision raisonnable et décision correcte). Le ministre soutient que, compte tenu de Dunsmuir, la norme de contrôle applicable à la présente espèce est celle de la décision raisonnable.

 

[32]           Ce moyen du ministre repose sur le sophisme selon lequel il y aurait une différence de nature entre, d'une part, le fait de décider si un SPDN comporte « une revendication pour le médicament en soi ou une revendication pour l'utilisation du médicament », selon le critère du paragraphe 4(2) du Règlement antérieur aux modifications, et d'autre part le fait de décider si, « dans le cas d'une modification d'utilisation de l'ingrédient médicinal, [le brevet contient] une revendication de l'utilisation modifiée de l'ingrédient médicinal, l'utilisation ayant été approuvée par la délivrance d'un avis de conformité à l'égard du supplément », selon la condition énoncée au paragraphe 4(3) du Règlement dans sa forme actuelle. Si le contenu de l'examen que doit effectuer le ministre a changé, la nature de cet examen reste la même. Elle consiste à se demander si le contenu de la présentation remplit les conditions réglementaires d'inscription du brevet. La modification du Règlement n'a pas donné à l'examen du ministre un caractère plus factuel qu'auparavant : il n'y a pas du point de vue juridique de distinction déterminante entre le fait de décider si le brevet contient « une revendication pour l'utilisation du médicament » et s'il comporte « une revendication de l'utilisation modifiée de l'ingrédient médicinal ».

 

[33]           La jurisprudence de notre Cour établit que la norme de contrôle applicable à la décision d'ajouter, ou de refuser d'ajouter, un brevet au registre des brevets est celle de la décision correcte; voir Eli Lilly, au paragraphe 5. L'arrêt Dunsmuir (au paragraphe 57) nous apprend qu'il est permis de chercher dans la jurisprudence les indications nécessaires à la détermination de la norme de contrôle applicable. Le ministre me paraît mal fondé en son moyen selon lequel les modifications du Règlement auraient pour effet de changer la norme de contrôle applicable, qui reste à mon sens celle de la décision correcte.

 

2- Les modifications de 2006 s'appliquent-elles à la suppression du brevet 053 du registre des brevets?

 

[34]           Les nombreux arguments qu'Abbott a fait valoir sur cette question se résument à un moyen fondé sur l'interprétation des dispositions applicables et à une série d'autres reposant sur la conclusion que leur libellé est ambigu. Si le texte des dispositions applicables n'est pas ambigu, il n'est pas nécessaire de recourir à la présomption de non-rétroactivité ou de non-remise en question des droits acquis. Par exemple, la présomption de non-rétroactivité des lois a été formulée comme suit à la page 279 de l'arrêt Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national), [1977] 1 R.C.S. 271 :

Selon la règle générale, les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive [retrospective] à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n'exige implicitement une telle interprétation.

 

[35]           Sullivan fait observer à la page 512 de Driedger on the Construction of Statutes, Toronto, Butterworths, 1994, 3e éd., que le terme retrospective (rétrospective) du texte anglais de ce passage a été employé involontairement à la place de retroactive (rétroactive).

 

[36]           Autrement dit, le législateur peut effectivement adopter des dispositions à effet rétroactif à condition de manifester de manière indubitable son intention de ce faire.

 

[37]           Dans la présente espèce, il n'existe aucune ambiguïté qui justifierait l'application de quelque présomption que ce soit. C'est le paragraphe 3, déjà cité ci‑dessus et reproduit ici pour la commodité du lecteur, qui confère au ministre le pouvoir de supprimer un brevet du registre des brevets :

3. (2) Le Ministre tient un registre des brevets et des autres renseignements fournis aux termes de l'article 4. À cette fin, il peut refuser d'y ajouter ou en supprimer tout brevet ou tout autre renseignement qui n'est pas conforme aux exigences de cet article.

3. (2) The Minister shall maintain a register of patents and other information submitted under section 4. To maintain the register, the Minister may refuse to add or may delete any patent or other information that does not meet the requirements of that section.

 

[38]           Le pouvoir de supprimer des brevets du registre ne fait l'objet d'aucune disposition transitoire. Il relève donc du principe formulé à l'article 10 de la Loi d'interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21 :

10. La règle de droit a vocation permanente; exprimée dans un texte au présent intemporel, elle s'applique à la situation du moment de façon que le texte produise ses effets selon son esprit, son sens et son objet.

10. The law shall be considered as always speaking, and where a matter or thing is expressed in the present tense, it shall be applied to the circumstances as they arise, so that effect may be given to the enactment according to its true spirit, intent and meaning.

 

[39]           L'article 3 vise donc les prescriptions de l'article 4 sous la forme qu'elles revêtent au moment considéré, quel qu'il soit. Par conséquent, lorsque le ministre a réexaminé l'inscription du brevet 053 en fonction des modifications entrées en vigueur en octobre 2006, le brevet 053 devait, sous le régime de l'article 4, contenir une revendication de l'utilisation modifiée de l'ingrédient médicinal désigné dans le SPDN à l'égard duquel il était présenté au ministre. Ce dernier a conclu que le brevet 053 ne contenait pas de revendication de cette nature et que, en conséquence, il n'était pas admissible à l'inscription à la date de l'examen, de sorte qu'il devait être supprimé du registre des brevets. Il n'y a pas dans tout cela la moindre ambiguïté.

 

[40]           Abbott invoque les dispositions transitoires du Règlement modificatif, en particulier l'article 6, qui dispose ce qui suit :

6. L'article 4 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), édicté par l'article 2 du présent règlement, ne s'applique pas aux brevets inscrits sur la liste de brevets présentée avant la date de publication, en 2006, du présent règlement dans la partie I de la Gazette du Canada.

6. Section 4 of the Patented Medicines (Notice of Compliance) Regulations, as enacted by section 2 of these Regulations, does not apply to patents on a patent list submitted prior to the day, in 2006, on which these Regulations are published in Part I of the Canada Gazette.

 

[41]           Abbott soutient que l'article 6 a pour effet de créer une lacune, où se retrouvent les listes de brevets présentées après le 17 juin 2006 et ajoutées au registre des brevets avant le 6 octobre 2006. Ces listes sont ajoutées au registre suivant les « anciennes » règles, mais peuvent en être supprimées suivant les « nouvelles » règles. Abbott soutient que le législateur ne peut avoir eu l'intention d'établir une telle « hétérogénéité » d'application.

 

[42]           En fait, il est assez clair que telle était l'intention du législateur. L'article 6 du Règlement modificatif pose comme date de référence la date de présentation de la liste de brevets. Si cet article avait été conçu pour protéger tous les brevets inscrits au registre au moment de l'entrée en vigueur des modifications, il n'aurait pas été compliqué de le préciser. Accepter ce moyen d'Abbott reviendrait à créer une telle situation sans la caution de dispositions habilitantes, alors qu'il est évident que le législateur, en posant la date de présentation de la liste de brevets comme date de référence pour l'application de l'article 4, a expressément prévu le genre de réexamen que le ministre a effectué dans le cas qui nous occupe.

 

[43]           En dernière analyse, étant donné le libellé sans ambiguïté de l'article 3 du Règlement, je suis convaincu que le ministre a eu raison de décider que ledit Règlement s'appliquait au brevet 053.

 

3. Dans l'affirmative, la décision du ministre de supprimer le brevet 053 du registre des brevets est-elle assujettie au contrôle judiciaire?

 

[44]           Abbott affirme que, même dans le cas où les modifications du Règlement s'appliqueraient à l'inscription du brevet 053, celle‑ci remplit les conditions que stipulent lesdites modifications. La juge Simpson a accepté cette prétention sur la foi d'une preuve d'expert qui établissait en substance l'existence d'un rapport d'inclusion entre une revendication pour le traitement des ulcères et une revendication pour le traitement des ulcères liés à des AINS.

 

[45]           La nouvelle rédaction qui a donné à l'article 4 sa forme actuelle a été déterminée par un débat continuel sur la « pertinence » des brevets par rapport aux présentations à l'égard desquelles les fabricants de drogues les inscrivaient sur leurs listes et en demandaient l'adjonction au registre; voir par exemple les paragraphes 30 à 39 de l'arrêt Eli Lilly.

 

[46]           On a mis fin à cette controverse en édictant des modifications qui spécifiaient les caractéristiques des brevets qu'il était permis d'inscrire à l'égard de catégories déterminées de SPDN. Ainsi, le Règlement dispose maintenant, à son alinéa 4(3)b), que, lorsqu'un fabricant a présenté un SPDN à l'égard d'une nouvelle forme posologique, tout brevet dont il demande l'adjonction relativement à cette présentation doit contenir « une revendication de la forme posologique modifiée ». Le SPDN en question dans la présente espèce se rattache à une nouvelle indication d'une drogue existante, soit le PREVACID. En effet, cette drogue a été approuvée à l'origine pour utilisation dans le traitement [TRADUCTION] « des ulcères duodénaux, des ulcères gastriques et de l'œsophagite peptique », et ledit SPDN revendique, comme nouvelle indication pour le PREVACID, [TRADUCTION] « la cicatrisation et la diminution de l’incidence des ulcères gastriques liés à des AINS ». Or l'alinéa 4(3)c) du Règlement dispose que tout brevet dont on demande l'adjonction au registre des brevets au titre de cette présentation doit contenir « une revendication de l'utilisation modifiée de l'ingrédient médicinal ».

 

[47]           Il va sans dire que si le brevet doit contenir une revendication de l'utilisation modifiée que revendique le SPDN d'Abbott, il ne suffit pas que ce brevet revendique simplement l'utilisation qui formait la base de la première présentation. Un tel brevet ne revendique pas explicitement l'utilisation modifiée, même si celle‑ci peut être considérée comme comprise dans ses revendications. Autrement dit, le Règlement prévoit, comme condition à l'inscription d'un brevet à l'égard d'une modification de l'utilisation de l'ingrédient médicinal, que ce brevet revendique explicitement l'utilisation modifiée et non qu'il contienne simplement des revendications non explicites assez larges pour englober l'utilisation modifiée.

 

[48]           C'est cette distinction entre les revendications étroitement déterminées ou explicites et les revendications larges ou non explicites qui a suscité dans la jurisprudence la discussion sur la nature de l'invention brevetée; voir le paragraphe 22 de Wyeth Canada, paragraphe dont les conclusions sont confirmées par [2007] A.C.F. no 1062, au paragraphe 29. Cette discussion se trouve maintenant dépassée par les modifications du Règlement.

 

[49]           Même si l'on était tenté de prendre en considération la nature de l'invention, la difficulté est que le texte du Règlement ne parle que d'« une revendication de l'utilisation modifiée de l'ingrédient médicinal ». Je conclus que l'alinéa 4(3)c) du Règlement pose comme condition de l'adjonction d'un brevet au registre l'obligation pour ce brevet de revendiquer expressément la modification précise de l'utilisation que le ministre a approuvée par la délivrance d'un avis de conformité à l'égard d'un SPDN.

 

[50]           En conséquence, j'estime que la juge Simpson a commis une erreur en acceptant les opinions d'expert produites devant elle comme preuve que le brevet 053 contenait une revendication de l'utilisation modifiée de l'ingrédient médicinal du PREVACID. Ces déclarations d'experts établissaient seulement que le brevet 053 aurait été admissible à l'inscription au titre de la première présentation relative au PREVACID, n'eût été l'antériorité de la date de cette présentation par rapport à la date de la demande dudit brevet. Permettre l'adjonction au registre du brevet 053 au titre d'un SPDN portant sur une utilisation modifiée qui ne faisait pas l'objet d'une revendication explicite ou étroitement déterminée irait à l'encontre de la réforme que les modifications du Règlement visent à opérer. Pour ce motif, j'accueillerais l'appel avec dépens, j'annulerais la décision de la Cour fédérale et je rejetterais avec dépens la demande de contrôle judiciaire des intimées.

 

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

« Je suis d'accord.

     Gilles Létourneau j.c.a. »

 

« Je suis d'accord.

     M. Nadon j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 

 

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                A‑383‑07

 

APPEL D'UN JUGEMENT DE MADAME LA JUGE SIMPSON EN DATE DU 31 JUILLET 2007, DOSSIER NO T‑513‑07

 

INTITULÉ :                                                               LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

                                                                                    LE MINISTRE DE LA SANTÉ

                                                                                    c.

                                                                                    LABORATOIRES ABBOTT LIMITÉE, TAP PHARMACEUTICALS INC. et TAP PHARMACEUTICAL PRODUCTS INC.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                         Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                       Le 11 juin 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                    LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                 LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                    LE JUGE NADON

                                                                                   

DATE DES MOTIFS :                                              Le 25 juillet 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Cowie

POUR LES APPELANTS

 

Steven Mason

Andrew Reddon

POUR LES INTIMÉES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES APPELANTS

 

McCarthy Tétrault LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES INTIMÉES

 

 

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