Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20190117


Dossier : A-289-17

Référence : 2019 CAF 9

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

LOUIS DREYFUS COMMODITIES CANADA LTD.

intimée

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 11 décembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB
LE JUGE LASKIN

 


Date : 20190117


Dossier : A-289-17

Référence : 2019 CAF 9

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

LOUIS DREYFUS COMMODITIES CANADA LTD.

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

[1]  La Cour est saisie de l’appel de la décision (2017 CF 783) par laquelle la Cour fédérale, sous la plume du juge Roy, s’est déclarée compétente pour juger la demande de dommages-intérêts présentée par Louis Dreyfus Commodities Canada Inc. (LDC) (l’intimée) à l’encontre de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) (l’appelante). L’action en dommages-intérêts fait suite à la décision de l’Office des transports du Canada (l’Office) portant que le CN a manqué à ses obligations en matière de service prévues par l’article 113 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (la Loi) en ne prenant pas les moyens convenus par les parties par contrat confidentiel conclu le 25 mars 1999 (le contrat de 1999). Cette décision de l’Office a entraîné l’application du paragraphe 116(5) de la Loi, disposition qui investit LDC du droit d’intenter une action en dommages-intérêts contre le CN en Cour fédérale.

I.  Rappel des faits

[2]  LDC est propriétaire et exploitante d’élévateurs à grains à Glenavon et à Aberdeen, en Saskatchewan, de même qu’à Joffre et à Lyalta, en Alberta. LDC compte sur le CN et son réseau ferroviaire pour transporter le grain, entreposé dans ses élévateurs, vers la côte Ouest, à Thunder Bay, à Churchill et aux installations de transformation au Canada.

[3]  Suivant le paragraphe 113(1) de la Loi, le CN doit s’acquitter envers LDC d’obligations précises en matière de niveau de services. Selon le paragraphe 113(4), un expéditeur (p. ex. LDC) et une compagnie de chemin de fer (p. ex. le CN) peuvent s’entendre par contrat confidentiel « [...] sur les moyens à prendre par la compagnie pour s’acquitter de ses obligations [en application de l’article 113] ». De même, l’alinéa 126(1)d) de la Loi porte que le contrat confidentiel peut préciser « les moyens pris par la compagnie pour s’acquitter de ses obligations en application de l’article 113 ». L’expéditeur peut demander à une compagnie de chemin de fer de lui présenter une offre en vue de la conclusion d’un contrat, et la compagnie de chemin de fer est alors tenue de la lui présenter (para. 126(1.1) et 126(1.3) de la Loi).

[4]  Les clauses de tout contrat conclu entre l’expéditeur et la compagnie lient l’Office dans sa décision (para. 116(2) de la Loi). La compagnie de chemin de fer qui, selon la décision de l’Office, ne s’est pas acquittée de ses obligations prévues par la Loi s’expose à une action en dommages-intérêts sous le régime de l’article 116.

[5]  En 1999, le CN et LDC ont conclu un contrat confidentiel qui précisait les moyens que prendrait le CN pour s’acquitter de ses obligations découlant de l’ajout d’élévateurs à grains en Saskatchewan et en Alberta. L’article 12.2 du contrat de 1999 précisait [traduction] « [qu’a]ux fins de la Loi sur les transports au Canada, le présent accord est réputé être un contrat confidentiel au sens de l’article 126 ».

[6]  Au cours de la campagne agricole 2013-2014, le CN a subi le contrecoup de la récolte exceptionnelle conjuguée à l’hiver particulièrement rigoureux, des circonstances qui ont influé sur la longueur et la fréquence de ses trains desservant les élévateurs à grains de LDC et qui, partant, ont nui à sa capacité à s’acquitter de ses obligations prévues par le contrat de 1999. Au final, le CN n’a pu répondre à la demande de LDC pendant plusieurs semaines.

[7]  LDC a demandé à l’Office de statuer que le CN ne s’était pas acquitté de ses obligations en matière de niveau de services au cours de la campagne agricole 2013-2014 et de lui ordonner de les remplir. Dans sa réponse à la plainte de LDC, le CN n’a pas nié que le contrat de 1999 était un contrat confidentiel au sens du paragraphe 113(4) de la Loi.

[8]  L’Office a donné raison à LDC (Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (no 14-02100, 3 octobre 2014)). Dans sa décision, il a tiré deux conclusions de fait importantes : le contrat de 1999 était un « contrat confidentiel » au sens du paragraphe 113(4) de la Loi et, suivant le paragraphe 116(1)b), le CN a manqué aux obligations que lui imposait le contrat de 1999 en matière de niveau de services.

[9]  Les décisions de l’Office étant susceptibles d’appel devant notre Cour sur une question de droit ou de compétence au titre du paragraphe 41(1) de la Loi, le CN a demandé et obtenu l’autorisation de porter la décision de l’Office en appel. Dans son avis d’appel et dans son mémoire des faits et du droit, le CN n’a pas nié que le contrat de 1999 était un contrat confidentiel au sens du paragraphe 113(4). Ce n’est qu’à l’audition de l’appel qu’il a remis en question cette caractérisation du contrat.

[10]  Notre Cour a rejeté l’appel du CN (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Dreyfus, 2016 CAF 232). En réponse au nouvel argument du CN voulant que le contrat de 1999 ne soit pas un contrat confidentiel, notre Cour a conclu qu’en l’absence d’un point de droit isolable, la question de savoir si le contrat de 1999 était un contrat confidentiel au sens du paragraphe 113(4) de la Loi était une question mixte de fait et de droit insusceptible d’appel au titre du paragraphe 41(1).

[11]  En attendant l’issue de l’appel du CN et armée de la décision défavorable au CN rendue par l’Office, LDC a fait valoir en Cour fédérale son droit d’intenter une action en dommages-intérêts en application du paragraphe 116(5) de la Loi. Dans sa défense, le CN a soutenu que la Cour fédérale ne pouvait connaître d’une demande de dommages-intérêts en lien avec le contrat de 1999, puisque cette affaire de nature purement contractuelle outrepassait sa compétence. Le CN a alors demandé la radiation de la déclaration pour cette raison.

[12]  La requête en radiation a été rejetée au motif qu’il n’était pas évident et manifeste que le moyen de défense du CN serait accueilli. Le juge Roy a ensuite été appelé à examiner, par voie de procès sommaire, le bien-fondé de l’objection du CN.

[13]  Le juge a fait remarquer que la décision de l’Office s’articulait autour de la question de savoir si le contrat de 1999 était ou non visé par le paragraphe 113(4) et que notre Cour a refusé de modifier cette conclusion. De l’avis du juge, « [l]a question avait été entendue et tranchée ». Le juge s’est ensuite penché sur les objections préliminaires soulevées par LDC, y compris les principes applicables en matière d’autorité de la chose jugée, d’abus de procédure et de contestations indirectes, mais a décidé d’examiner au fond le moyen lié à la compétence invoqué par le CN.

[14]  Après un examen approfondi du régime législatif, le juge de première instance a conclu que la Cour fédérale pouvait connaître de la demande de dommages-intérêts présentée par LDC, au motif que le contrat de 1999 était un contrat au sens du paragraphe 113(4). Dans le cadre de son examen de la prétention du CN voulant que la demande de LDC vise une rupture de contrat, le juge s’est exprimé en ces termes aux paragraphes 86 et 87 de ses motifs :

[86]  Comme il ressort clairement de la lecture de la déclaration, LDC réclame des dommages‑intérêts conformément au paragraphe 116(5) de la Loi parce que l’organisme spécialisé dans ce genre d’affaires a conclu qu’il y avait eu manquement aux obligations en matière de niveau de services. Cette décision de l’OTC a été rendue par l’organe de réglementation en tant que question relevant d’une loi fédérale. Voilà la nature essentielle de la réclamation en dommages‑intérêts à la suite d’une décision où il a été conclu que les obligations en matière de niveau de services prévues sous le régime d’une loi fédérale n’avaient pas été respectées. [...]

[87]  Le CN avance comme argument que la réclamation présentée par LDC vise une rupture de contrat. Cela n’est pas le cas. L’OTC a déjà statué sur l’effet du contrat. Le législateur a confié à l’organe de réglementation la tâche de déterminer si une compagnie de chemin de fer s’est acquittée de ses obligations en matière de niveau de services après le dépôt d’une plainte. Cette décision doit comprendre l’accord des parties sur les moyens à prendre pour s’acquitter des obligations en matière de niveau de services. Ainsi, la réclamation présentée au titre du paragraphe 116(5) ne vise pas une rupture de contrat. Elle vise l’adjudication de dommages‑intérêts à la suite de la décision rendue par l’organe de réglementation selon laquelle les obligations en matière de niveau de services, y compris les moyens à prendre pour s’acquitter de ses obligations, prévues dans un contrat confidentiel, n’ont pas été respectées. La source du droit de LDC ne provient pas nécessairement du contrat, mais plutôt de la conclusion de manquement aux obligations en matière de niveau de services, que l’organe de réglementation a déjà tirée et qui est demeurée inchangée en appel. Il n’y a qu’à établir les dommages‑intérêts.

[15]  En appel, le CN fait valoir que, puisque la compétence est remise en cause, il peut soulever la question de savoir si le contrat de 1999 est un contrat confidentiel au sens du paragraphe 113(4) comme moyen de défense dans l’action intentée par LDC au titre du paragraphe 116(5). Le CN soutient que le moyen lié à la compétence qu’il invoque ne constitue pas une contestation indirecte de la décision de l’Office, puisqu’il cherche seulement à contester l’exactitude des faits sur lesquels l’Office a fondé sa décision et [traduction] « [...] qu’il ne cherche pas à faire invalider la décision de l’Office » (mémoire des faits et du droit du CN, para. 49). Le CN soutient que les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’ont pas été établies, puisque la décision de l’Office est susceptible d’appel et de contrôle judiciaire et que, partant, elle n’est pas « définitive ». Le CN soutient également qu’il ne serait ni pratique ni efficace de le contraindre à demander le contrôle judiciaire de la décision de l’Office ou à déposer une requête auprès du gouverneur en conseil au titre de l’article 40 pour obtenir la modification ou l’annulation de l’ordonnance de l’Office, près de quatre ans après son prononcé.

[16]  En réponse, LDC réitère ses objections préliminaires au moyen lié à la compétence invoqué par le CN. LDC soutient que le CN essaie de contourner les effets de l’ordonnance de l’Office selon laquelle le contrat de 1999 tombe sous le coup du paragraphe 113(4) de la Loi et que le CN a manqué à ses obligations en matière de service prévues par le contrat de 1999. LDC soutient également qu’il s’agit d’une contestation indirecte de la décision de l’Office et que le CN cherche à faire instruire à nouveau la question dont était saisi l’Office. Ce faisant, LDC s’appuie sur la règle en matière de préclusion découlant d’une question déjà tranchée. LDC fait aussi valoir que l’appel interjeté par le CN constitue un abus de procédure, notamment parce que le CN n’a contesté la nature du contrat de 1999 ni dans sa réponse à la première plainte de LDC auprès de l’Office concernant le niveau de services ni dans les observations écrites qu’il a présentées à notre Cour dans le cadre de l’appel de la décision de l’Office fondé sur le paragraphe 41(1).

II.  Analyse

[17]  Au paragraphe 34 de l’arrêt Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que les exigences du principe de l’autorité de la chose jugée et la règle interdisant la contestation indirecte comportent des principes sous-jacents communs que la juge Abella a résumés ainsi :

  La capacité de se fier au caractère définitif d’une décision sert l’intérêt public et celui des parties [...].

  Le respect du caractère définitif d’une décision judiciaire ou administrative renforce l’équité et l’intégrité des tribunaux judiciaires et administratifs ainsi que de l’administration de la justice; à l’opposé, la remise en cause de questions déjà tranchées par un forum compétent peut miner la confiance envers l’équité et l’intégrité du système en créant de l’incohérence et en suscitant des recours faisant inutilement double emploi [...].

  La contestation de la validité ou du bien‑fondé d’une décision judiciaire ou administrative se fait au moyen de la procédure d’appel ou de contrôle judiciaire prévue par le législateur […].

  Les parties ne doivent pas éluder le mécanisme de révision prévu en s’adressant à un autre forum pour contester une décision judiciaire ou administrative […].

  En évitant les remises en cause inutiles, on évite le gaspillage de ressources […].

[Renvois omis]

[18]  La défense du CN fait intervenir ces principes. En contestant la compétence de la Cour fédérale relativement à la demande de dommages-intérêts de LDC, le CN essaie de contourner les mécanismes législatifs de révision des décisions de l’Office, ce qui constitue une contestation indirecte de la décision de l’Office.

[19]  Les mécanismes de révision des décisions de l’Office sont établis aux articles 40 et 41 de la Loi. Le paragraphe 41(1) porte sur les appels interjetés devant notre Cour :

Appel

Appeal from Agency

41(1) Tout acte — décision, arrêté, règle ou règlement — de l’Office est susceptible d’appel devant la Cour d’appel fédérale sur une question de droit ou de compétence, avec l’autorisation de la cour sur demande présentée dans le mois suivant la date de l’acte ou dans le délai supérieur accordé par un juge de la cour en des circonstances spéciales, après notification aux parties et à l’Office et audition de ceux d’entre eux qui comparaissent et désirent être entendus.

41(1) An appeal lies from the Agency to the Federal Court of Appeal on a question of law or a question of jurisdiction on leave to appeal being obtained from that Court on application made within one month after the date of the decision, order, rule or regulation being appealed from, or within any further time that a judge of that Court under special circumstances allows, and on notice to the parties and the Agency, and on hearing those of them that appear and desire to be heard.

[20]  L’article 40 porte sur l’intervention du gouverneur en conseil :

Modification ou annulation

Governor in Council may vary or rescind orders, etc.

40 Le gouverneur en conseil peut modifier ou annuler les décisions, arrêtés, règles ou règlements de l’Office soit à la requête d’une partie ou d’un intéressé, soit de sa propre initiative; il importe peu que ces décisions ou arrêtés aient été pris en présence des parties ou non et que les règles ou règlements soient d’application générale ou particulière. Les décrets du gouverneur en conseil en cette matière lient l’Office et toutes les parties.

40 The Governor in Council may, at any time, in the discretion of the Governor in Council, either on petition of a party or an interested person or of the Governor in Council’s own motion, vary or rescind any decision, order, rule or regulation of the Agency, whether the decision or order is made inter partes or otherwise, and whether the rule or regulation is general or limited in its scope and application, and any order that the Governor in Council may make to do so is binding on the Agency and on all parties.

[21]  Comme il a été mentionné, notre Cour a déjà établi que, vu l’absence d’une question de droit isolable en l’espèce, la conclusion de l’Office selon laquelle le contrat de 1999 était un contrat confidentiel n’est pas susceptible d’appel au titre de l’article 41. À la suite de cette décision, notre Cour a conclu, dans Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Scott, 2018 CAF 148 (Scott), que les questions susceptibles d’appel devant notre Cour au titre du paragraphe 41(1) de la Loi ou de révision par le gouverneur en conseil au titre de l’article 40 ne peuvent pas faire également l’objet d’un contrôle judiciaire.

[22]  LDC soutient que la décision rendue dans Scott (qui n’avait pas encore été rendue lorsque le juge de première instance a rendu la sienne) est déterminante quant à l’issue du présent appel. Je souscris à cette affirmation.

[23]  Dans l’arrêt Scott, le CN demandait le contrôle judiciaire d’une décision de l’Office portant sur des niveaux de bruit excessif. Les niveaux de bruit et leur conformité aux exigences réglementaires étant une question de fait, la décision de l’Office n’était pas susceptible d’appel devant la Cour d’appel fédérale au titre de l’article 41. La décision de l’Office ne pouvait pas non plus faire l’objet d’un contrôle judiciaire, puisque le CN disposait d’un recours subsidiaire acceptable sous la forme d’une requête déposée au titre de l’article 40 auprès du gouverneur en conseil, dont la décision serait susceptible de contrôle judiciaire. Après un examen approfondi des recours prévus par la Loi, le juge Nadon a fait les observations suivantes :

[56]  Il découle de la jurisprudence de la Cour suprême, Chemins de fer nationaux CSC, qu’il y a un recours subsidiaire efficace et acceptable permettant au CN de contester les conclusions de fait et les décisions rendues par l’Office. Il s’ensuit également de la jurisprudence Chemins de fer nationaux CSC que les décisions rendues par le gouverneur en conseil au titre de l’article 40 constituent des décisions juridictionnelles susceptibles de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale dont les décisions peuvent être portées en appel devant notre Cour.

[24]  Le CN a soutenu devant la Cour fédérale qu’il aurait pu demander le contrôle judiciaire de la décision de l’Office et que, partant, il avait le droit de soulever en défense les mêmes questions dans l’action en dommages-intérêts intentée contre lui par LDC. Or il fonde sa thèse sur une prémisse inexacte. L’arrêt Scott indique clairement que le législateur a prévu comme recours le dépôt d’une requête auprès du gouverneur en conseil. De fait, le CN ne peut pas faire fi des mécanismes prévus par le législateur pour ce type d’instances en procédant simplement à ce qui équivaut à un contrôle judiciaire ou à un appel de la décision de l’Office à titre de défense dans le cadre de l’action en dommages-intérêts devant la Cour fédérale. Ce n’est pas à notre Cour de décider si le dépôt d’une requête auprès du gouverneur en conseil constitue le moyen le plus efficace de régler les questions de cette nature ou le forum le plus indiqué pour y arriver. Toutefois, c’est actuellement le seul moyen par lequel le CN peut contester la décision de l’Office selon laquelle le contrat de 1999 est un contrat confidentiel au sens du paragraphe 113(4).

[25]  Je ne peux souscrire à l’argument selon lequel, compte tenu des limites inhérentes au dépôt d’une requête auprès du gouverneur en conseil, la contestation concernant la compétence en Cour fédérale est le seul moyen efficace qui s’offre au CN pour contester la décision de l’Office voulant que l’accord soit un contrat confidentiel. Il ressort des arrêts de notre Cour dans Compagnie des chemins de fer nationaux c. Viterra Inc., 2017 CAF 6, para. 58, 410 D.L.R. (4th) 128, Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, para. 26, et Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 86, para. 17, que les décisions de l’Office concernant les contrats confidentiels peuvent être portées en appel devant notre Cour, dans les cas où se pose une question de droit.

[26]  J’examinerai maintenant la deuxième raison pour laquelle la prétention du CN ne saurait être retenue : la contestation indirecte.

[27]  Il ne fait aucun doute, s’agissant du régime législatif et de l’historique de l’instance, que l’objection concernant la compétence soulevée par le CN est une contestation indirecte de la décision de l’Office selon laquelle le CN a manqué à ses obligations prévues par l’article 113 de la Loi et le contrat de 1999. La décision de l’Office est le fondement factuel et juridique sur lequel repose la demande de dommages-intérêts présentée par LDC au titre du paragraphe 116(5). L’Office a été expressément investi du pouvoir de décider si une compagnie de chemin de fer a manqué à ses obligations en matière de service, alors que l’évaluation des dommages-intérêts en cas de manquement relève de la compétence de la Cour fédérale (Kiist c. Canadian Pacific Railway Co., [1982] 1 C.F. 361, 123 D.L.R. (3d) 434). C’est ainsi que le législateur a réparti les pouvoirs entre l’Office et la Cour, chargés conjointement d’exercer l’ensemble des fonctions d’adjudication des litiges en matière de niveau de services (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Northgate Terminals Ltd., 2010 CAF 147, [2011] 4 R.C.F. 228).

[28]  Dans l’action intentée devant la Cour fédérale, la défense du CN est une contestation directe de la décision de l’Office selon laquelle le contrat de 1999 était un contrat confidentiel au sens du paragraphe 113(4) et que le CN avait manqué à ses obligations en matière de service prévues par les conditions du contrat. En fait, le CN soutient avoir soulevé [traduction] « l’objection concernant la compétence parce que la décision de l’Office est erronée » (mémoire des faits et du droit du CN, para. 42). Il était loisible à l’Office de rendre une telle décision et, en l’absence d’une question de droit ou de compétence isolable, la décision de l’Office à cet égard lie les parties, le gouverneur en conseil étant le seul autorisé à la modifier. Sans une telle intervention du gouverneur en conseil, la Cour fédérale pouvait, et en fait devait, accepter la décision de l’Office selon laquelle le CN avait manqué à ses obligations en matière de service prévues par l’article 113 et précisées dans le contrat. C’est ainsi que le législateur a conçu le régime.

[29]  Comme il a été mentionné, le CN n’a pas contesté le contrat de 1999 dans sa réponse à la plainte relative au niveau de services déposée par LDC auprès de l’Office. Le CN n’a contesté cette décision ni dans son avis d’appel visé par l’article 41 ni dans son mémoire des faits et du droit. Au contraire, dans le mémoire qu’il a présenté à notre Cour dans le cadre du premier appel, le CN a reconnu que [traduction] « [...] pendant toutes les périodes en cause, le niveau de services que le CN devait offrir à LDC était précisé dans un accord écrit confidentiel » (mémoire des faits et du droit du CN pour l’appel interjeté au titre de l’article 41, para. 6). En effet, l’appel interjeté par le CN au titre de l’article 41 était tributaire de l’applicabilité du contrat de 1999 à l’évaluation par l’Office des obligations du CN.

[30]  Bien qu’il affirme [traduction] « ne pas vouloir obtenir une ordonnance en annulation de la décision de l’Office » (mémoire des faits et du droit du CN, para. 52), le CN cherche nécessairement à le faire puisque la décision de l’Office constitue le fondement du recours prévu par la Loi. Il est difficile, voire impossible, de concilier la prétention du CN avec son insistance à répéter que l’Office [traduction] « a commis une erreur » ou [traduction] « a fait fausse route » lorsqu’il a conclu que le CN avait manqué à ses obligations en matière de service prévues par le contrat de 1999 : voir, par exemple, le paragraphe 45 ([traduction] « une conclusion erronée »), le paragraphe 60 ([traduction] « [ce] n’est pas un accord au sens du paragraphe 113(4) ») et d’autres formulations ayant une signification similaire aux paragraphes 79, 82, 85 et 87 du mémoire des faits et du droit du CN. L’objection du CN correspond clairement à la description de la contestation indirecte donnée par la Cour suprême, puisque son objectif est d’« échapper aux conséquences d’une ordonnance [ministérielle] prononcée contre elle » (Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, para. 72, [2004] 1 R.C.S. 629).

[31]  Le CN soutient qu’il peut contester la décision de l’Office dans le cadre de l’action en dommages-intérêts intentée en Cour fédérale sans que son annulation soit nécessaire. À l’appui de cette affirmation, le CN invoque l’arrêt Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585 (TeleZone). Cet arrêt n’est d’aucun secours à l’appelante et fait plutôt ressortir encore plus clairement la conclusion selon laquelle l’objection du CN concernant la compétence constitue une contestation indirecte de la décision de l’Office.

[32]  Dans TeleZone, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il était possible d’intenter une action en responsabilité délictuelle ou en inexécution de contrat contre la Couronne fédérale sans que la partie lésée ne doive d’abord demander l’annulation de la décision ou de l’ordonnance en cause. Dans cet arrêt, et c’est un point essentiel de la décision de la Cour, la partie lésée ne s’opposait pas au maintien de la décision administrative en question. Comme l’a fait remarquer la Cour, l’action en responsabilité délictuelle et en inexécution de contrat intentée par TeleZone n’avait pas pour but de contester la décision du gouverneur en conseil de refuser de lui délivrer une licence de télécommunications. TeleZone ne « cherch[ait] pas non plus à priver la décision du ministre de ses effets juridiques » (TeleZone, para. 79).

[33]  Comme je l’ai déjà indiqué, le seul objectif du moyen de défense invoqué par le CN à l’encontre de l’action en dommages-intérêts intentée par LDC au titre du paragraphe 116(5), est, selon ses dires, de [traduction] « rectifier » la décision de l’Office selon laquelle il ne s’est pas acquitté de ses obligations en matière de service, décision qu’il juge [traduction] « erronée » : voir les paragraphes 28 à 30 plus haut. En invoquant un tel argument, le CN cherche, selon les termes de l’arrêt TeleZone, à priver la décision de l’Office de ses effets juridiques.

[34]  En conclusion, et conformément aux motifs de notre Cour dans l’arrêt Scott, je m’abstiens de commenter l’interprétation du contrat faite par le juge de la Cour fédérale. Je n’ai pas à le faire, et je ne voudrais pas influer sur l’exercice par le gouverneur en conseil de son pouvoir discrétionnaire, advenant le cas où le CN choisirait une telle voie de recours.

[35]  Je rejetterais l’appel avec dépens.

« Donald J. Rennie »

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin, j.c.a. »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE DU 24 AOÛT 2017, NUMÉRO DE DOSSIER T-1292-15 (2017 CF 783)

DOSSIER :

A-289-17

 

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c. LOUIS DREYFUS COMMODITIES CANADA LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 décembre 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB
LE JUGE LASKIN

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JANVIER 2019

COMPARUTIONS :

Me Douglas C. Hodson, c.r.

POUR L’APPELANTE

Me P. John Landry

Me Forrest C. Hume

POUR L’INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR L’APPELANTE

DLA Piper (Canada) LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR L’INTIMÉE

 

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