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Date : 20081010

Dossier : A-53-08

Référence : 2008 CAF 305

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE SHARLOW

 

ENTRE :

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

appelante

 

et

 

CAROLYN POLLARD

intimée

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 2 octobre 2008.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2008.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                              LE JUGE DÉCARY

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                          LE JUGE SEXTON

                                                                                                                        LA JUGE SHARLOW            

                                                                                                                                                             

 


                                                                                                                                 Date : 20081010

Dossier : A-53-08

Référence : 2008 CAF 305

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE SHARLOW

 

ENTRE :

 

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

appelante

 

et

 

CAROLYN POLLARD

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DÉCARY

[1]               Il s’agit d’un appel qui porte sur l’exercice par une employée de son droit de refuser de travailler pour des raisons de sécurité en vertu de l’article 128 du Code canadien du travail 

 (le Code).

 

[2]               L’employée (l’intimée) travaille pour la Société canadienne des postes (Postes Canada) en qualité de facteur rural et de banlieue. Ses fonctions comprennent la distribution du courrier dans les boîtes aux lettres rurales le long du côté droit du chemin sur un parcours de livraison à Brampton (Ontario). Les facteurs avaient pris l’habitude de conduire du « mauvais » côté (le gauche) de la route pour distribuer le courrier par la fenêtre du côté conducteur. Cette façon de faire était connue de Postes Canada et celle-ci la tolérait.

 

[3]               Comme cette façon de faire violait les dispositions du Code de la route de l'Ontario, au mois de juin 2004, Postes Canada a ordonné à ses facteurs de conduire dorénavant du côté droit du chemin. On s’attendait à ce qu’ils s’étirent au-dessus du siège passager pour livrer le courrier par la fenêtre du côté droit.

 

[4]               En novembre 2004, l’appelante (qui avait livré le courrier pendant des années par la fenêtre du conducteur) a reçu comme directive de conduire dorénavant du côté droit du chemin. Elle a immédiatement refusé de travailler, alléguant qu’elle s’exposait à des problèmes ergonomiques en s’étirant et en se tordant au-dessus du siège du passager, en plus de devoir déboucler sa ceinture de sécurité pour livrer le courrier. Elle a aussi allégué qu’à certains endroits, l’accotement n’était pas assez large pour que le véhicule soit complètement à l’extérieur de la chaussée. À d’autres endroits, certaines boîtes aux lettres ne respectaient pas le règlement de Postes Canada en étant encore plus éloignées de la fenêtre du passager avant, ce qui aggravait les risques ergonomiques.

 

[5]               Un agent de santé et sécurité a fait enquête sur le refus de travailler et a conclu que le risque ergonomique ne constituait pas un « danger » au sens du paragraphe 122(1) du Code. L’agent n’a pas pris en compte les questions relatives à la sécurité routière et il a ordonné à Postes Canada d’entreprendre une évaluation des risques, d’élaborer des méthodes de travail sécuritaires et de les faire connaître à ses employées.

 

[6]               Postes Canada a interjeté appel de la décision de l’agent au Bureau canadien d’appel en santé et sécurité au travail. Lors de l’audience, il y a eu un désaccord manifeste au sujet de l’étendue de la compétence de l’agent d’appel, notamment sur la question de savoir s’il avait été saisi à juste titre de la question de la sécurité routière. Tout au long de l’audience, les représentants de l’intimée ont présenté des éléments de preuve sur cette question. L’avocat de Postes Canada s’y est opposé de façon répétée en se fondant sur le fait que la question n’avait pas été soumise à bon droit à l’agent d’appel, et il n’a présenté aucun des nombreux éléments de preuve dont il disait disposer sur cette question. 

 

[7]               L’agent d’appel a infirmé la décision de l’agent de santé et sécurité, concluant que l’appelante courait un danger causé à la fois par les risques ergonomique et par ceux en matière de sécurité routière. Postes Canada a demandé le contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’appel.

 

[8]               Madame la juge Dawson a accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire; elle a statué qu’elle ne voyait aucune raison de modifier la décision portant que les risques ergonomiques constituaient un danger, mais elle a infirmé la conclusion à l’égard de la sécurité routière, car Postes Canada n’avait pas eu droit à l’équité procédurale. Le question de la sécurité routière a été renvoyée au Bureau pour une nouvelle décision (2007 CF 1362). Postes Canada a interjeté appel de la première partie de la décision et l’intimée a formé un appel incident contre la deuxième partie.

 

Le pourvoi en appel : le « danger »

[9]               Les parties conviennent qu’étant donné que la juge Dawson a appliqué la norme de la décision manifestement déraisonnable antérieure à l’arrêt Dunsmuir, l’utilisation de cette norme aujourd’hui dépassée exige de notre Cour l’examen de novo de la décision de l’agent d’appel.

 

[10]           La « norme de raisonnabilité » établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, est ainsi formulée :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.  (par. 47)

                                                                                      [Non souligné dans l’original]

 

Au paragraphe 48, la Cour ajoute ce qui suit :

[…] La déférence suppose plutôt le respect du processus décisionnel au regard des faits et du droit […]

 

 

[11]           Aux paragraphes 53 et 54, la Cour s’inspire de la jurisprudence actuelle pour formuler les propositions suivantes :

En présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s’impose habituellement d’emblée (Mossop, aux p. 599 et 600; Dr. Q, au par. 29; Suresh, aux par. 29 et 30). Nous sommes d’avis que la même norme de contrôle doit s’appliquer lorsque le droit et les faits s’entrelacent et ne peuvent aisément être dissociés. (au par. 53)

 

[…]Lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise : Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail),  [1995] 1 R.C.S. 157, au par. 48; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, au par. 39. Elle peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé : Toronto (Ville) c. S.C.F.P.,

par. 72. L’arbitrage en droit du travail demeure un domaine où cette approche se révèle particulièrement indiquée [… ](au par. 54)

 

[12]           En l’espèce, les raisons mêmes qui ont poussé la juge Dawson à conclure que la norme applicable était l’ancienne norme de la « décision manifestement déraisonnable » m’amènent à conclure que les décisions d’un agent d’appel à l’égard de la définition et de l’application de la notion de « danger », au paragraphe 122 (1) du Code, et de « condition normale d’emploi », à

l’alinéa 128 (2)b), – les deux dispositions en cause en l’espèce – doivent être évaluées avec la  déférence que commande la nouvelle « norme de raisonnabilité ».

 

[13]           La juge Dawson ayant appliqué une norme qui a depuis été écartée par la Cour suprême, il m’incombe de réexaminer, non pas sa décision, mais celle de l’agent d’appel à la lumière de la norme applicable, c’est-à-dire celle de la raisonnabilité. Cela ne signifie toutefois pas que je ne puisse pas m’appuyer sur le raisonnement de la juge, lorsqu’il est convaincant, abstraction faite de la norme de contrôle en cause.

 

Les dispositions législatives en cause

CODE CANADIEN DU TRAVAIL

 

PARTIE II

 

Santé et sécurité au travail

 

Définitions et interprétation

 

Définitions

 

122. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

(…)

danger »
"danger"

«danger » Situation, tâche ou risque — existant ou éventuel — susceptible de causer des blessures à une personne qui y est exposée, ou de la rendre malade — même si ses effets sur l’intégrité physique ou la santé ne sont pas immédiats — , avant que, selon le cas, le risque soit écarté, la situation corrigée ou la tâche modifiée. Est notamment visée toute exposition à une substance dangereuse susceptible d’avoir des effets à long terme sur la santé ou le système reproducteur.

 

 

Exception

 

128 (2) L’employé ne peut invoquer le présent article pour refuser d’utiliser ou de faire fonctionner une machine ou une chose, de travailler dans un lieu ou d’accomplir une tâche lorsque, selon le cas :

a) son refus met directement en danger la vie, la santé ou la sécurité d’une autre personne;

b) le danger visé au paragraphe (1) constitue une condition normale de son emploi.

 

 

LOI SUR LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

 

Règlement sur les boîtes aux lettres

PARTIE IV

 

Boîtes aux lettres rurales

 

15. Une boîte aux lettres rurale peut servir au dépôt ou à la levée du courrier si

a) elle est conforme aux exigences de l’annexe VI;

b) elle est placée à l’extérieur, le long d’une route rurale approuvée par le maître de poste local; et

c) elle est installée et identifiée conformément à l’article 16.

 

 

 

16. La boîte aux lettres rurale doit :

a) être installée du côté droit du chemin, selon la direction prise par le facteur rural, à un endroit où celui-ci peut l’atteindre et y prendre ou y déposer le courrier sans avoir à descendre de sa voiture et sans entraver la circulation des piétons ou des autres véhicules;

b) être installée de manière

   (i) à être assujettie solidement à un poteau fixe ou à une potence,

   (ii) que sa partie inférieure se trouve à environ 100 cm du sol,

   (iii) qu’elle n’obstrue ni ne cache les autres boîtes situées à proximité, et

   (iv) qu’il soit facile d’y laisser ou d’y prendre le courrier; et

c) être identifiée par le nom du propriétaire, inscrit en caractères indélébiles d’au moins 2,5 cm de hauteur sur le côté de la boîte ou sur une plaque fixée solidement à celui des côtés de la boîte qui fait face au facteur lorsque ce dernier vient déposer ou recueillir le courrier.

 

 

CANADA LABOUR CODE

 

PART II

 

Occupational Health and Safety

 

Interpretation

 

Definitions

 

122.(1) In this Part,

"danger"
«danger »

"danger" means any existing or potential hazard or condition or any current or future activity that could reasonably be expected to cause injury or illness to a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected, or the activity altered, whether or not the injury or illness occurs immediately after the exposure to the hazard, condition or activity, and includes any exposure to a hazardous substance that is likely to result in a chronic illness, in disease or in damage to the reproductive system;

 

No refusal permitted in certain dangerous circumstances

 

128 (2) An employee may not, under this section, refuse to use or operate a machine or thing, to work in a place or to perform an activity if

(a) the refusal puts the life, health or safety of another person directly in danger; or

(b) the danger referred to in subsection (1) is a normal condition of employment.

 

 

 

 

 

 

CANADA POST CORPORATION ACT

 

 

Mail Receptacles Regulations

PART IV

 

Rural Mail Boxes

 

15. Mail may be delivered by means of deposit in rural mail boxes and mailable matter may be collected from rural mail boxes where the rural mail box is

(a) constructed in accordance with the specifications set out in Schedule VI;

(b) placed outdoors at a location on a rural mail route approved by the local postmaster; and

(c) located, erected and identified as required by section 16.

 

16. A rural mail box shall be

(a) located along the right hand side of the road according to the courier’s line of travel in a position where the courier can reach and service it from his vehicle without impeding pedestrian or vehicular traffic;

(b) erected so that

   (i) the box is securely attached to a fixed post or canti-lever arm,

   (ii) the bottom of the box is approximately 100 cm above the roadway,

   (iii) the box does not obstruct or obscure other boxes located nearby, and

   (iv) the box allows the ready delivery or collection of mail; and

(c) identified by having the name of each boxholder printed in indelible lettering not less than 2.5 cm high on the side of the box or on a name plate securely attached to the box and facing towards the courier as he approaches the box in the course of his usual travel route.

 

 

 

 

Présence d’un « danger »

[14]           L’appelante soutient que le fait de ne pas assurer de formation à un employé sur la façon de procéder à la livraison par la fenêtre du passager ne constitue pas en soi un danger. Comme l’agent d’appel ne conclut pas dans ses motifs que l’absence de formation constitue un danger, l’argument est sans fondement dans les circonstances.

 

[15]           L’appelante fait aussi valoir que lorsque la méthode de livraison du courrier par le côté du passager dépend uniquement de la volonté de l’employé, il n’existe pas de « danger » au sens du Code.

 

[16]           Aux paragraphes 71 à 78 de ses motifs, l’agent d’appel a passé en revue la jurisprudence de la notion de « danger ». Se fondant plus particulièrement sur la décision de notre Cour dans Martin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 156, et sur celle de la juge Gauthier dans Verville c. Canada (Service correctionnel), 2004 CF 767, l’agent d’appel a déclaré que le risque, la situation ou la tâche peuvent être existants ou éventuels; qu’en l’espèce, le risque était éventuel en soi; que, pour conclure à la présence d’un danger, il faut déterminer dans quelles circonstances le risque éventuel est raisonnablement susceptible de causer des blessures, et établir que ces circonstances se présenteront dans l'avenir, non comme simple possibilité, mais comme possibilité raisonnable; que pour conclure à la présence d’un danger, il s’agit de déterminer les probabilités que ce qu’affirme le plaignant se produise plus tard; que le risque doit être raisonnablement susceptible de causer des blessures avant qu’il ne soit écarté; et qu’il n’est pas nécessaire d’établir à quel moment précis le risque surviendra, ni qu’il survient chaque fois.

 

[17]           Cet énoncé du droit est irréprochable ou, à tout le moins, il est raisonnable au sens de l’arrêt Dunsmuir.

 

[18]           L’agent d’appel a ensuite appliqué le droit aux faits de l’espèce. Il a examiné l’argument selon le quel en raison d’une blessure au dos, tout danger auquel l’intimée serait exposée résulterait de son propre état de santé. Se fondant sur le témoignage « plausible et crédible » de l’intimée, qui affirmait souffrir d’arthrite au dos et non de maux de dos récurrents, de même que sur les rapports ergonomiques préparés par Postes Canada elle-même, l’agent d’appel a conclu, au paragraphe 105, que « [traduction] [...] dans les circonstances déjà évoquées, il est raisonnable de s’attendre à ce que le risque associé aux étirements et aux contorsions nécessaires pour livrer le courrier rural dans les [boîtes aux lettres] par la fenêtre du passager avant de son véhicule soit susceptible de causer des blessures à Mme C. Pollard ».

 

[19]           Cette conclusion est raisonnable, bien formulée et son aboutissement est acceptable.

 

[20]           Lors de l’audition, l’avocat de Postes Canada a soutenu qu’on ne pouvait conclure à la présence de « danger » au sens du Code si, par de la formation, le risque aurait pu être écarté avant que ne survienne une blessure. J’estime que cet argument est non fondé compte tenu des circonstances de l’espèce. Mme Pollard avait insisté auprès de Postes Canada dès lors qu’elle avait été avisée qu’elle aurait à revoir sa méthode de livraison. Elle s’est prévalue des mécanismes internes pour tenter de remédier à ses problèmes de santé et de sécurité. Elle n’a reçu aucune formation et a été avisée qu’elle aurait à payer de sa propre poche les services d’un auxiliaire. Ainsi, le 24 novembre 2004, elle a immédiatement refusé de travailler lorsqu’elle a reçu instruction de livrer le courrier par la fenêtre du siège passager avant de son véhicule du côté droit de l’accotement  (voir paragraphes 3 à 12 des motifs de l’agent d’appel).

 

[21]           C’est à ce moment précis que le risque de danger est devenu réel. L’intimée n’avait pas à s’exposer à ce risque. Dès lors, le refus de travailler s’est offert à elle comme un recours immédiat. Elle n’avait vraiment plus le temps d’attendre pour de la formation.

 

S’agit-il d’une «condition normale d’emploi »? 

 

[22]            L’alinéa 128(2)b) du Code dispose que l’employé ne peut refuser travailler si le danger constitue une « condition normale de son emploi ». Postes Canada soutient que la livraison de courrier dans les boîtes aux lettres rurales à travers la fenêtre du passager avant constitue une

« condition normale [d’] emploi ».

 

[23]           L’agent d’appel a répondu à cet argument au paragraphe 113 de ses motifs. S’appuyant sur la décision Verville, dans laquelle la Cour fédérale a statué qu’un « danger » normal ne vise pas « la méthode employée pour exécuter une tâche », l’agent d’appel a conclu que le danger auquel

Mme Pollard était exposé ne résultait pas d’une caractéristique essentielle de l’emploi, mais plutôt de la méthode employée.

 

[24]           La juge Dawson s’est ainsi attardée sur les motifs de l’agent d’appel :

[98] Postes Canada n’a pas prétendu que la juge Gauthier était dans l’erreur quand elle avait interprété l’alinéa 128(2)b) comme une disposition excluant de la notion de « condition normale d’emploi » un risque qui n’est pas inhérent, mais qui dépend plutôt de la méthode employée pour accomplir une tâche. Je ne vois aucune erreur dans la manière dont l’agent d'appel a interprété la décision Verville, précitée, rendue par la juge Gauthier.

 

[99] S’agissant de l’application de ce principe à la preuve que l’agent d'appel avait devant lui, Mme Marsh a témoigné que, après qu’elle eût déposé sa déclaration de lésion, Postes Canada lui avait fourni les services d’un auxiliaire qui s’assoyait sur le siège passager de son véhicule et qui livrait le courrier à travers la fenêtre du siège passager avant. Tous les risques ergonomiques évoqués par Mme Pollard avaient de ce fait disparu. Il était établi également que des boîtes aux lettres communautaires ou des véhicules de livraison avec conduite à droite étaient d’autres méthodes de livraison du courrier qui neutraliseraient les risques ergonomiques. 

 

[100] Au vu de cette preuve, il n’était pas, selon moi, manifestement déraisonnable pour l’agent d'appel de dire que le « danger » n’était pas une caractéristique essentielle de la livraison du courrier en milieu rural et donc que l’alinéa 128(2)b) du Code ne s’appliquait pas. Le « danger » résultait de l’obligation imposée aux facteurs de conduire sur le côté droit de la chaussée et de livrer le courrier sans l’aide d’un auxiliaire, à travers la fenêtre du siège passager avant.

 

[101] Par ailleurs, la preuve soumise à l’agent d'appel établissait que, même après le refus de Mme Pollard de travailler, son itinéraire de livraison a continué d’inclure plusieurs boîtes aux lettres qui ne répondaient pas aux spécifications de Postes Canada. J’ai du mal à admettre que la livraison du courrier dans des boîtes aux lettres qui ne sont pas conformes aux propres politiques de Postes Canada puisse constituer une condition normale de l’emploi d’un facteur. 

 

[25]           J’estime ce raisonnement convaincant, indépendamment de la norme de contrôle appliquée par la juge Dawson.

 

[26]           Dans son mémoire et lors de l’audience, l’avocat de Postes Canada s’est fondé sur le Règlement sur les boîtes aux lettres pris en application de la Loi sur la Société canadienne des postes (DORS/83-743). Ni l’agent d’appel ni la juge Dawson ne renvoient à ce règlement et je n’y vois aucune allusion dans les transcriptions.

 

[27]           Selon cet argument, le mode de livraison est une condition normale d’emploi puisqu’il a été déterminé par le gouverneur en conseil.

 

[28]           Cet argument me semble peu fondé.

 

[29]           L’argument suppose que les articles 15 et 16 prescrivent une méthode de livraison, alors qu’ils ne le font pas. L’article 15 prévoit uniquement que les boîtes aux lettres rurales peuvent servir au dépôt du courrier. L’alinéa 16a) ne traite que de la position des boîtes, c’est-à-dire du côté droit du chemin selon la direction prise par le facteur rural; il ne prescrit pas comment le courrier doit être déposé dans les boîtes. Le fait pour Postes Canada de soutenir qu’en vertu de l’article 16 la livraison doit se faire par la fenêtre du passager avant signifie qu’elle a constamment fait abstraction d’une

« condition normale d’emploi » entre la date de la prise d’effet du règlement (1983) et la date (2004) à laquelle a pris fin la « pratique de longue date » (agent d’appel, par. 4) selon laquelle le courrier était livré par la fenêtre du conducteur.

 

[30]           Rien dans la preuve ne donne à penser que la livraison par la fenêtre du passager était considérée à l’époque comme une condition d’emploi par Postes Canada, encore moins comme une condition normale d’emploi. La conduite sur l’accotement de gauche est simplement décrite comme une méthode utilisée pour livrer le courrier et aucun renvoi n’est jamais fait à l’article 16 du règlement. Dans une lettre transmise à Mme Pollard le 20 juin 2004, Postes Canada qualifie la conduite sur le mauvais côté du chemin de « question opérationnelle » (mémoire de l’appelant, vol.1, p. 201). Afin d’expliquer pourquoi les motifs justifiant que la présente affaire ne devrait être analysée qu’à l’intérieur des paramètres circonstanciels tels qu’ils existaient à la date où Postes Canada a cessé de tolérer la conduite sur le mauvais côté, je signale que, dans une note en bas de page faite au paragraphe 4 de ses motifs, l’agent d’appel donne aux mots « livrer » ou « livraison » « dans le cadre de l’espèce » (non souligné dans l’original) le sens de [traduction] « livrer du courrier [...] dans les boîtes aux lettres; ramasser le courrier dans la boîtes aux lettres pour la livraison; et lever la banderole sur la boîte aux lettres [...] » Dans un autre contexte, peut-être que livrer le courrier par la fenêtre du côté du passager pourrait être décrit comme une caractéristique essentielle de la livraison du courrier rural, tout comme déposer et ramasser le courrier et lever la banderole.

 

[31]           Dans ces circonstances, il était raisonnable pour l’agent d’appel de conclure que la livraison par la fenêtre du passager était une méthode employée pour accomplir une tâche au sens de la norme définie dans l’arrêt Verville, qui n’a pas été contestée par Postes Canada. Sa conclusion est un aboutissement raisonnable qui se défend non seulement à l’égard des circonstances de l’espèce, mais aussi en droit.

 

Mouvement « dépendant totalement de la volonté de l’employée »

[32]           L’appelante soutient que le mouvement ergonomique nécessaire pour effectuer la livraison du courrier par le côté du passager dépend totalement de la volonté du facteur. Elle prétend qu’il ne peut y avoir de « danger » parce que l’intimée peut éviter le risque de blessure en modifiant son propre mouvement, ce qui, selon l’appelante, tombe sous le « sens commun ». En conséquence, l’appelante fait aussi valoir que la formation n’est pas obligatoire pour des mouvements ergonomiques relevant du « sens commun », et qu’une telle formation devrait être adaptée au physique de chaque facteur et à chacun des véhicules.

 

[33]           La proposition portant que la formation n’est pas obligatoire pour des mouvements ergonomiques relevant du « sens commun » n’est pas étayée par la jurisprudence. À cet égard, l’appelante a cité Canadian Railway Co. et Tetley, [2001] D.A.A.C.C.T. no 21. Toutefois, la question de la formation n’a pas été examinée dans cette affaire, étant donné que l’agent d’appel a conclu qu’une solution au risque visé par la plainte serait trouvée très rapidement et avant qu’il n’y ait une chance raisonnable qu’une blessure ne survienne. De plus, la propre étude interne de Postes Canada recommandait à l’employeur, d’une part, d’élaborer des pratiques exemplaires en matière d’ergonomie pour la livraison du courrier dans les boîtes aux lettres et, d’autre part, de renseigner les facteurs sur les configurations de véhicules qui seraient plus ergonomiques. À la lumière de ces considérations, il était loisible à l’agent d’appel de conclure (tant sur les plans factuel que juridique) à l’existence d’un danger malgré le fait que l’intimée pouvait modifier ses mouvements. La conclusion était raisonnable.

 

[34]           Pour ces motifs, je rejetterais l’appel.

 

 

 

 

L’appel incident : l’obligation d’équité procédurale

 

[35]           L’appel incident porte sur l’obligation d’équité procédurale, argument soulevé par Postes Canada. Il est reconnu que le contenu de l’obligation d’équité procédurale est déterminé par les tribunaux selon les circonstances d’une affaire donnée. Les principes élaborés en matière de norme de contrôle s’appliquent au produit final, c’est-à-dire à la décision du tribunal; ils ne s’appliquent pas à la manière dont le tribunal parvient à sa décision (voir S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au par. 102). Comme l’a souligné mon collègue John M. Evans, dans The Role of Appellate Courts in Administrative Law, (2007) 20 Can. J. Admin. L. & Prac. 1, à la page 25, il s’ensuit que

[traduction] […] une cour d’appel ne peut intervenir que si elle est convaincue que le juge chargé du contrôle a commis une erreur manifeste et dominante dans l’application de l’obligation d’équité procédurale aux faits précis, ou qu’une autre question de droit d’ordre plus général est soulevée [...]

 

[36]           Après avoir cité divers extraits des transcriptions, la juge Dawson a conclu comme suit :

Rétrospectivement, il eût été prudent pour Postes Canada de produire au moins certaines preuves portant sur la sécurité routière. Néanmoins, en concluant uniquement dans sa décision finale que la question de la sécurité routière lui avait été soumise à juste titre, et cela sans informer Postes Canada de cette conclusion et sans laisser Postes Canada produire une preuve portant sur la sécurité routière, l’agent d'appel a privé Postes Canada de la possibilité de présenter sa position pleinement et équitablement. Ce faisant, l’agent d'appel a manqué à l’obligation d’équité procédurale qu’il avait envers Postes Canada.

 

 

[37]           Sa conclusion n’est entachée d’aucune erreur manifeste et déterminante. Il lui était loisible, quant à la preuve, de conclure que Postes Canada avait été privée de l’occasion d’aborder la question de la sécurité. Après avoir conclu que l’obligation d’équité procédurale avait été violée, il relevait de son pouvoir discrétionnaire d’ordonner un nouvel examen de la question. (voir Uniboard Surfaces Inc. c. Kronotex Fussboden GmbH, 2006 CAF 398)

 

[38]           Je rejetterais l’appel incident.

 

Dépens

[39]           Vu le succès partagé des parties, je n'accorde aucun dépens.

 

 

« Robert Décary »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

      Edgar Sexton, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

     Karen Sharlow, j.c.a. » 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-Jacques Goulet, LL.L.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                    A-53-08

 

(APPEL D’UNE ORDONNANCE DE LA JUGE DAWSON DATÉE DU

21 DÉCEMBRE 2007, DOSSIER NO T-1428-06.)

 

INTITULÉ :                                                                    Société canadienne des postes

                                                                                             c. Carolyn Pollard

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                               Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                             Le 2 octobre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                          MONSIEUR LE JUGE DÉCARY

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                       MONSIEUR LE JUGE SEXTON

                                                                                          MADAME LA JUGE SHARLOW

 

DATE DES MOTIFS :                                                    Le 10 octobre 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen Bird

POUR L’APPELANTE

 

David I. Bloom

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BIRD, MCCUAIG, RUSSELL LLP

OTTAWA (ONTARIO)

 

POUR L’APPELANTE

 

 

CAVALLUZZO, HAYES, SHILTON

McINTYRE & CORNISH LLP

TORONTO (ONTARIO)

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

 

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