Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20190125


Dossier : A-288-17

Référence : 2019 CAF 16

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

PFIZER CANADA INC., WYETH LLC

et LA MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2019.

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

 

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20190125

Dossier : A-288-17

Référence : 2019 CAF 16

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

PFIZER CANADA INC., WYETH LLC

et LA MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I.  Introduction

[1]  Le 22 août 2017, à la suite d’une action introduite sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, le juge Brown de la Cour fédérale (le juge de la Cour fédérale) a rendu une ordonnance dans le cadre de son jugement (2017 CF 774) interdisant à la ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité (AC) à l’égard de l’avis d’allégation (AA) du 21 janvier 2016 envoyé par Apotex Inc. (Apotex) à Pfizer Canada Inc., anciennement Wyeth LLC (Pfizer ou Wyeth), avant l’échéance du brevet canadien n2 436 668 (le brevet 668). Le brevet 668 vise un médicament appelé O-desméthyl-venlafaxine (ODV), qui est utilisé dans le traitement de la dépression. Le présent appel porte sur le succinate d’ODV de forme 1, une certaine forme cristalline d’un sel d’ODV particulier, soit le succinate d’ODV.

[2]  Apotex interjette appel de la décision rendue par le juge de la Cour fédérale. Le présent appel, ainsi que son pourvoi frère, Teva Canada Limitée c. Pfizer Canada Inc. et al. (2019 CAF 15), portent sur des questions relatives au critère de l’évidence, tel qu’analysé par le juge de la Cour fédérale relativement au brevet 668. Ces appels n’ont pas été entendus conjointement et les audiences ont eu lieu séparément. Un certain nombre de moyens avancés par Apotex et Teva contre Pfizer se chevauchent toutefois, de même que, dans une certaine mesure, les présents motifs et ceux qui accompagnent le jugement rendu à l’égard du pourvoi frère.

[3]  Apotex soutient essentiellement que le juge de la Cour fédérale a mal interprété et mal appliqué le critère de l’évidence consacré par la jurisprudence Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61 [2008] 3 R.C.S. 265 [Sanofi] et que son analyse de ce critère est directement contraire à l’enseignement de deux arrêts rendus par notre Cour, à savoir Société Bristol‑Myers Squibb Canada c. Teva Canada Limitée, 2017 CAF 76 [Atazanavir] et Pfizer Limited c. Radiopharm Inc., 2010 CAF 204 [Amlodipine]. Apotex soutient, en outre, que le juge de la Cour fédérale a commis des erreurs manifestes et dominantes en tenant compte des propriétés du succinate d’ODV dans ses motifs, car ces propriétés ne font pas partie du concept inventif, et qu’il a également commis une erreur en prenant en compte certains éléments de l’historique de l’invention, tels que les travaux réalisés avant le criblage des sels et après la découverte initiale du succinate d’ODV de forme I par Wyeth. Apotex soutient également que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur de droit en rejetant les éléments de preuve qu’elle a présentés relativement à l’antériorité et en concluant que ses allégations d’antériorité n’étaient pas fondées.

[4]  Pour les motifs ci-après, je rejetterais l’appel avec dépens.

II.  Décision du juge de la Cour fédérale

[5]  Le juge de la Cour fédérale a rendu une décision dont les motifs couvrent plus de 408 paragraphes. Il convient donc de résumer cette décision aux fins de l’appel.

[6]  Il est relevé d’emblée que le juge de la Cour fédérale a procédé à l’examen approfondi et exhaustif des faits et des éléments de preuve présentés par les parties. Parmi ceux-ci, mentionnons l’historique de l’invention; les travaux d’expérimentation relatifs au fumarate d’ODV; la tentative infructueuse de développement d’un nouveau médicament à partir de l’ODV; la tentative de création d’un sel d’ODV acceptable; le criblage des polymorphes et des cristaux; l’évaluation de la solubilité des médicaments candidats; la préparation du succinate d’ODV; les épreuves de perméabilité et de biodisponibilité menées à l’égard des formes les plus prometteuses de sel d’ODV, dont l’essai cellulaire in vitro Caco-2 chez l’être humain et le test de perfusion in vivo chez le rat; les tests chez le chien beagle; les tests chez l’être humain et la sous-traitance du criblage des polymorphes à SSCI, Inc. (SSCI).

[7]  Dans ce contexte, le juge de la Cour fédérale a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les allégations d’invalidité soulevées par Apotex pour cause d’évidence, d’inutilité, d’antériorité, de promesses excessives et de double brevet, de même que l’allégation de non-contrefaçon d’Apotex, étaient dénuées de fondement. Pour en arriver à cette conclusion, il a longuement discuté le critère de l’évidence, l’une des principales questions en cause en première instance et la question au cœur du présent appel. Le juge de la Cour fédérale a examiné attentivement le critère de l’évidence en se fondant en majeure partie sur l’enseignement de l’arrêt Sanofi rendu par la Cour suprême. Il a signalé plus particulièrement que, à l’occasion de l’affaire Sanofi, la Cour suprême a professé le critère de l’« essai allant de soi », mais tout en précisant que ce critère appelait la prudence (motifs, aux paragraphes 206 à 208).

[8]  Le juge de la Cour fédérale a également évoqué la jurisprudence de notre Cour relative au critère de l’évidence postérieure à l’arrêt Sanofi. Il a expressément cité notre récent arrêt Atazanavir, qui non seulement confirme que la nouvelle doctrine consacrée par la jurisprudence Sanofi était la notion d’« essai allant de soi », mais aussi que l’analyse de cette notion ne vise pas à écarter tous les autres examens relatifs à l’évidence et que d’autres examens demeurent possibles (motifs, aux paragraphes 216 à 221).

[9]  Après s’être penché sur les principes de droit pertinents, le juge de la Cour fédérale a abordé le « premier volet » de l’analyse de l’évidence, conformément au cadre consacré par la Cour suprême par l’arrêt Sanofi. Après avoir défini la notion de personne versée dans l’art, il s’est penché de plus près sur les connaissances générales courantes que possède la personne versée dans l’art. Ces connaissances générales courantes, a-t-il dit, comprennent les méthodes et techniques de production de sels et de cristaux, de même que l’ODV en tant que métabolite actif de la venlafaxine et en tant que forme libre et forme saline d’un fumarate (motifs, au paragraphe 228). Il a également noté que, bien que l’art antérieur ait divulgué le succinate d’ODV en tant que sel éventuel, aucune forme cristalline de ce sel, et encore moins le succinate d’ODV de forme I, n’a jamais été divulguée, produite ou caractérisée (motifs, au paragraphe 229). Il en a conclu que la personne versée dans l’art ne pouvait prédire si des travaux d’expérimentation portant sur un sel particulier donneraient lieu ou non à la formation de cristaux stables. La personne versée dans l’art n’aurait pas pu savoir à l’avance que le succinate d’ODV en général, ou que le succinate d’ODV de forme I en particulier « aurait fonctionné » (motifs, aux paragraphes 230 et 231). Le juge de la Cour fédérale a conclu également que le criblage des polymorphes ne constituait pas un travail mécanique et répétitif et que la personne versée dans l’art n’aurait donc pas pu prédire, au début d’un criblage de formes polymorphes, « le nombre de formes solides qui seraient détectées, ce qu’elles seraient, ni quelles formes solides ne résulteraient d’une méthode ou de conditions données » (motifs, au paragraphe 232). Le juge de la Cour fédérale a retenu la thèse de Pfizer portant qu’« il n’existait aucune méthode généralement reconnue de sélection d’une forme saline parce que chaque méthode dépend de la structure de chaque forme particulière d’un médicament » (motifs, au paragraphe 240). La détection des cristaux n’était pas prévisible, a-t-il conclu, et le criblage des polymorphes était perçu comme un processus difficile, long et dispendieux (motifs, aux paragraphes 243 et 244).

[10]  Le juge de la Cour fédérale est ensuite passé au « deuxième volet » de l’analyse de l’évidence consistant à définir le « concept inventif ». Il a conclu que le concept inventif visé par les revendications en cause dans le brevet 668 était la nouvelle forme cristalline, dite le succinate d’ODV de forme I (motifs, au paragraphe 249). Cette conclusion a abouti au « troisième volet » de l’analyse de l’évidence, qui a permis au juge de la Cour fédérale de conclure que la différence entre l’état de la technique et le concept inventif dans les revendications en cause était « l’invention d’une nouvelle composition de matières, soit le succinate d’ODV de forme I » (motifs, au paragraphe 265).

[11]  Le juge de la Cour fédérale a discuté ensuite le « quatrième volet » de l’analyse de l’évidence consistant à déterminer si les différences entre l’état de la technique et le concept inventif « constituent […] des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art » ou si elles dénotent quelque inventivité. Le juge de la Cour fédérale a entamé ce volet en appliquant la définition antérieure à la jurisprudence Sanofi du critère de l’évidence consacré par notre Cour par l’arrêt Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy (1986), 64 N.R. 287(CAF) [Beloit] quant à savoir si la personne versée dans l’art serait directement et facilement arrivée à la solution du brevet 668, soit la nouvelle forme cristalline du succinate d’ODV, appelée « forme I » (motifs, aux paragraphes 276, 277 et 279). Le juge de la Cour fédérale a conclu que la personne versée dans l’art aurait prévu un chemin difficile et indirect et qu’il y aurait « de très nombres [sic] études et épreuves sans résultat prévisible » (motifs, aux paragraphes 280 et 281).

[12]  Le juge de la Cour fédérale a examiné ensuite le critère de l’« essai allant de soi » et a d’abord conclu qu’il n’était pas « plus ou moins évident que l’essai sera fructueux ». Il a pris acte de la jurisprudence citée par les parties, mais a conclu que jamais elle n’enseignait que les essais de criblage de sels et les essais de criblage des polymorphes ou des cristaux allaient d’eux-mêmes ou qu’ils n’appelaient que des travaux d’expérimentation courants; au contraire, chaque décision portait sur ses propres faits (motifs, au paragraphe 289). Le juge de la Cour fédérale a conclu en l’espèce, à partir des témoignages rendus par les témoins de Pfizer, le docteur Myerson et la docteure Park, qu’une personne versée dans l’art ne pourrait prédire l’existence du succinate d’ODV de forme I, pas plus qu’elle ne pourrait prédire les propriétés qu’il posséderait ou, le cas échéant, son mode de préparation (motifs, au paragraphe 290). 

[13]  Le juge de la Cour fédérale a également conclu qu’en l’espèce, il n’y avait pas « un nombre déterminé de “solutions prévisibles” connues des personnes versées dans l’art. ». Les expériences possibles « étaient en fait très nombreuses » (motifs, au paragraphe 292). Le fait de connaître les criblages de sels et les criblages des polymorphes, a-t-il expliqué, n’aurait fourni à la personne versée dans l’art que de simples pistes de recherche. Les éléments de preuve ont permis d’établir ce qui n’était que « de simples possibilités de déceler le sel étant le succinate d’ODV, ou peut-être de ne détecter aucun sel, au cours d’un criblage de sels en premier lieu, et la possibilité de trouver la forme cristalline étant le succinate d’ODV de forme I, ou peut-être de ne trouver aucune forme cristalline, au cours d’un criblage cristallin et polymorphe en second lieu. Mais de simples possibilités ne sont pas suffisantes » (motifs, aux paragraphes 296 et 298).

[14]  Le juge de la Cour fédérale a également examiné les connaissances variées qu’aux dires d’Apotex la personne versée dans l’art posséderait et qui lui permettraient d’aboutir à la solution visée par le brevet. Le juge de la Cour fédérale a passé en revue chacun de ces éléments. Il a conclu en somme que « le problème plus fondamental que présentent ces arguments [d’Apotex] est leur contradiction des témoignages d’experts que j’ai retenus » (motifs, au paragraphe 301). Il a observé plus précisément que les arguments d’Apotex attestaient l’existence des procédés au lieu d’établir s’il allait plus ou moins de soi d’y recourir (motifs, au paragraphe 302).

[15]  En outre, le juge de la Cour fédérale a conclu que « l’ampleur et la nature des efforts requis pour réaliser l’invention » étaient considérables (motifs, au paragraphe 305). Il ne ressort de nul élément de preuve que la personne versée dans l’art aurait su lequel des sels ou des formes cristallines permettait de réaliser l’invention. Au contraire, il y avait des raisons de croire que les travaux d’expérimentation liés au succinate d’ODV auraient été infructueux, puisque des travaux réalisés précédemment avec le fumarate d’ODV n’avaient pas été frutueux. L’ODV à son état dissocié, c’est‑à‑dire lorsqu’il est séparé du fumarate après sa dissolution, n’avait pas été fructueux une fois introduit dans le corps. Il ressortait donc des éléments de preuve qu’on pouvait logiquement s’attendre à ce qu’un autre sel, à savoir le succinate d’ODV, ne soit pas non plus fructueux « parce que l’ODV qui est dissocié du succinate serait le même que l’ODV qui est dissocié du fumarate » (motifs, au paragraphe 306). D’après le juge de la Cour fédérale, les travaux étaient de la nature « d’une lourde tâche » (ibid.).

[16]  Le juge de la Cour fédérale a également conclu que, bien que le criblage des sels ne puisse être considéré à lui seul comme une expérimentation longue et ardue, le programme de recherche dans son ensemble, compte tenu des travaux d’expérimentation concernant un pro-médicament et des travaux de criblage des sels et des polymorphes, serait vu comme « long et difficile » (motifs, au paragraphe 308).

[17]  Pour ce qui est du motif fourni par l’antériorité, le juge de la Cour fédérale a affirmé ce qui suit :

[311] Il n’y a aucune preuve d’un motif fourni par l’antériorité qui pointe dans la direction du sel étant le succinate d’ODV, ni de quelque forme à l’état solide du succinate d’ODV, encore moins du monohydrate de forme I. On pouvait s’y attendre, étant donné que la personne versée dans l’art n’aurait eu aucune connaissance ni aucune façon de prévoir les formes en existence ni la façon de les former.

[18]  Le juge de la Cour fédérale a expliqué que, bien qu’il y ait pu avoir un motif de rechercher une forme d’ODV susceptible d’être formulée, il n’y avait aucune preuve d’un motif qui pointait dans la direction du succinate en tant que solution (motifs, au paragraphe 312).

[19]  Enfin, le juge de la Cour fédérale a examiné la démarche qui a abouti à la découverte du succinate d’ODV de forme I. Il a conclu que la démarche entreprise dans le cadre de l’historique de l’invention ayant mené à la découverte du succinate d’ODV de forme I n’était pas courante. Les formes salines étaient considérées comme contraire au sens commun et envisagées avec scepticisme du fait de l’issue des travaux d’expérimentation antérieurs avec le fumarate d’ODV. Plus précisément, le juge de la Cour fédérale a indiqué que cinq des sept sels criblés par Wyeth au cours de l’été 2000 ne pouvaient être produits ni prendre une forme cristalline. De plus, des travaux avaient été réalisés avant le criblage des sels, notamment des travaux portant sur le fumarate d’ODV et des pro-médicaments. C’est sans compter les travaux d’envergure que Wyeth avait réalisés après le criblage détaillé des sels et le criblage spécialisé des polymorphes cristallins (motifs, aux paragraphes 318 et 319). Bien que certaines étapes des travaux n’étaient pas ardues en soi, le juge de la Cour fédérale fut d’avis que « ces travaux considérés dans leur ensemble étaient néanmoins difficiles » (motifs, au paragraphe 322).

[20]  Sur le fondement de ce qui précède, le juge de la Cour fédérale a conclu que la découverte du succinate d’ODV de forme I n’était pas évidente et qu’elle ne relevait pas d’un « essai allant de soi ». Les allégations d’Apotex ont été rejetées en conséquence.

[21]  En ce qui concerne l’allégation d’antériorité d’Apotex, le juge de la Cour fédérale a relevé la « façon inhabituelle » dont la Cour a été saisie de cette question (motifs, au paragraphe 369). Bien qu’Apotex ait soulevé la question de l’antériorité dans son AA, Pfizer n’a pas discuté l’antériorité dans son mémoire des faits. À ce moment, Pfizer était d’avis que la Cour n’était pas saisie de la question de l’antériorité parce qu’Apotex n’avait déposé aucun élément de preuve à cet égard. Cependant, au moment où Apotex a déposé son mémoire des faits, il est apparu clairement que la question de l’antériorité était toujours en cause, Apotex s’étant fondée sur l’affidavit de deux de ses témoins experts relativement à l’évidence pour aborder la question de l’antériorité et réfuter la présomption légale de validité prévue au paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P-4.

[22]  Le juge de la Cour fédérale a rejeté la preuve par affidavit des témoins experts d’Apotex à cet égard, et ce, pour plusieurs raisons :

  1. aucun de ces experts n’avait reçu de directives sur le droit applicable de l’antériorité, et plus particulièrement sur la divulgation et le caractère réalisable (motifs, au paragraphe 373);

  2. les éléments de preuve avaient été présentés relativement à la question de l’évidence, et non relativement à l’antériorité (motifs, aux paragraphes 374 à 377); et

  3. les parties ne devraient pas être permises « d’intégrer des éléments de preuve critiques relatifs à une question dans la documentation déposée concernant une autre question distincte pour se fonder ensuite, après la conclusion de tous les éléments de preuve [...] sur les éléments de preuve intégrés pour attaquer le brevet » (motifs, au paragraphe 380).

[23]  Le juge de la Cour fédérale a également rejeté la thèse d’Apotex portant que les allégations d’antériorité dans son AA pourraient constituer des « éléments de preuve » tendant à réfuter la présomption légale (motifs, au paragraphe 386). Il a par ailleurs conclu que le brevet international 851 (l’un des brevets antérieurs divulguant l’ODV) n’allait pas dans le sens des allégations d’antériorité d’Apotex, puisqu’il avait déjà conclu que l’art antérieur ne divulguait pas le succinate d’ODV de forme I (motifs, au paragraphe 387).

[24]  En rejetant les allégations d’antériorité d’Apotex, le juge de la Cour fédérale a également conclu que Pfizer n’aurait pas pu produire d’éléments de preuve quant à l’antériorité et qu’elle ne pouvait pas se fonder que sur la présomption générale de validité. Il a conclu que « Pfizer ne peut pas scinder sa cause en déclinant de traiter d’une question sur le fond dans son mémoire pour en traiter ensuite lors des débats en réponse à la fin de l’audience » (motifs, au paragraphe 382).

[25]   En conclusion, le juge de la Cour fédérale a conclu que la présomption de validité prévalait et que les allégations d’antériorité d’Apotex n’étaient pas fondées.

[26]  Comme il a été signalé précédemment, le juge de la Cour fédérale a discuté d’autres questions dans sa décision, dont l’interprétation des revendications, la non-contrefaçon et l’inutilité. Cependant, ces questions ne font pas l’objet de l’appel et ne seront donc pas discutées en l’espèce.

III.  Questions en litige

[27]  Les questions en litige dans le présent appel sont les suivantes :

  • - Le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en concluant que les allégations d’évidence d’Apotex n’étaient pas fondées?

  • - Le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en concluant que les allégations d’antériorité d’Apotex n’étaient pas fondées?

IV.  Norme de contrôle

[28]  L’évidence et l’antériorité constituent des critères factuels qui soulèvent des questions mixtes de fait et de droit. Par conséquent, chaque affaire est tributaire de ses propres faits, et il revient en dernier ressort au juge d’appliquer le droit aux faits en question. Si aucune erreur de droit isolable ne se dégage, l’application du droit aux faits doit être assujettie à la norme déférente de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33; [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen]; Alcon Canada Inc. c. Actavis Pharma Company, 2015 CAF 191, [2015] A.C.F. no 1083 (QL) [Alcon]; ABB Technology AG c. Hyundai Heavy Industries Co., Ltd., 2015 CAF 181, [2015] A.C.F. no 973 [QL]).

V.  Analyse

A.  Cadre juridique applicable au critère de l’évidence

[29]  Apotex soutient essentiellement dans le présent appel que le juge de la Cour fédérale a commis des erreurs de droit isolables en appliquant le critère de l’évidence et qu’il a également commis des erreurs manifestes et dominantes en application de ce critère. Avant de se pencher sur les allégations d’Apotex, il convient de rappeler le droit actuel en matière d’évidence.

[30]  Le cadre bien établi pour l’examen de l’évidence reste celui qu’a consacré la Cour suprême par l’arrêt Sanofi. La Cour suprême a alors professé une démarche à quatre volets (Sanofi, au paragraphe 67) :

  • 1- Identifier la « personne versée dans l’art » et déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

  • 2- Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

  • 3- Recenser les différences entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

  • 4- Déterminer si, abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent quelque inventivité. Autrement dit, l’idée originale est-elle évidente? 

[31]  Dans l’arrêt Sanofi, la Cour suprême a également posé, au quatrième volet de l’examen de l’évidence, la question de l’« essai allant de soi », qui repose sur un certain nombre de facteurs non exhaustifs à prendre en considération afin d’établir si l’invention revendiquée « allait de soi » (Sanofi, au paragraphe 69). Bien que le critère de l’« essai allant de soi » ne joue pas dans toutes les affaires, il peut être indiqué dans celles où l’art en question comprend des progrès qui sont le fruit de l’expérimentation.

[32]   Suite à l’arrêt Sanofi, notre Cour a repris, à l’occasion de l’affaire Atazanavir, l’enseignement de la Cour suprême relatif à l’évidence en rappelant que le critère de l’« essai allant de soi » commande la prudence, puisque ce n’est qu’un des nombreux facteurs à considérer pour statuer sur l’évidence (Atazanavir, au paragraphe 38; Sanofi, aux paragraphes 64 et 65). Dans l’arrêt Atazanavir, notre Cour a expliqué que le critère de l’« essai allant de soi » appliqué à l’occasion de l’affaire Sanofi n’abolissait nullement les autres critères, y compris le critère consacré par l’arrêt Beloit. Notre Cour a expressément rappelé que, bien que la Cour suprême ait appliqué le critère de l’« essai allant de soi », elle préconise une « démarche large et flexible englobant “toute considération accessoire pouvant se révéler éclairante” » (Atazanavir, au paragraphe 61, en référence à Sanofi, au paragraphe 63). Par conséquent, l’adoption d’une approche catégorique de l’examen de l’évidence et l’élaboration d’une « règle rigide » ont été expressément jugées inappropriées et rejetées par notre Cour (Atazanavir, au paragraphe 62).

[33]  Avec ces éléments à l’esprit, il convient de discuter les arguments mis de l’avant par Apotex dans le présent appel.

B.  Le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en appliquant le critère de l’évidence?

(1)  L’application du critère de l’évidence par le juge de la Cour fédérale

[34]  Apotex soutient que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur dans son application du critère de l’évidence. Comme le révèle notre examen fouillé de la décision du juge de la Cour fédérale, cette prétention n’est pas fondée.

[35]  En effet, il est parfaitement clair dès le départ que le juge de la Cour fédérale a procédé à l’examen de l’évidence en suivant la démarche à quatre volets consacrée par la jurisprudence Sanofi. De plus, il ressort de l’examen de sa décision qu’il a pleinement tenu compte des enseignements de notre Cour dans l’arrêt Atazanavir et qu’il a appliqué correctement le critère consacré par l’arrêt Beloit. Il a également examiné de façon méthodique la question de savoir si l’invention « allait de soi ». Il a reconnu plus précisément que les facteurs sous-jacents au critère de l’« essai allant de soi » énumérés par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi n’étaient pas exhaustifs et que le critère de l’« essai allant de soi » [traduction] « ne saurait permettre de réfuter toute allégation de contrefaçon » (motifs, aux paragraphes 284 et 285; Sanofi, au paragraphe 64). Le juge de la Cour fédérale a appliqué le cadre analytique relatif à l’évidence de manière approfondie et réfléchie, et l’on ne peut dégager du décorticage de son raisonnement par Apotex nulle erreur de sa part.

[36]  En réalité, Apotex cherche à amener notre Cour à appliquer la norme de la décision correcte à l’analyse de l’évidence menée par le juge de la Cour fédérale. Cependant, en l’absence de question de droit isolable, le droit est bien fixé: la norme de l’erreur manifeste et dominante est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux conclusions de fait ou aux conclusions mixtes de fait et de droit (Housen; Alcon). De plus, le juge de la Cour fédérale a le pouvoir d’apprécier les éléments de preuve en toute déférence, notamment le poids accordé aux preuves concurrentes. Le rôle de notre Cour n’est pas d’examiner à nouveau les éléments de preuve dont elle a été saisie et de remettre en question l’appréciation que le juge a faite des preuves dont il disposait (Nova Chemicals Corporation c. Dow Chemical Company, 2016 CAF 216, [2016] A.C.F. no 995 (QL), au paragraphe 14). En bref, si le juge de la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante, notre Cour ne doit pas intervenir pour infirmer ses conclusions de fait ou conclusions mixtes de fait et de droit.

(2)  L’examen des propriétés par le juge de la Cour fédérale relativement à l’idée originale

[37]  Il n’est pas controversé par Apotex que l’idée originale en cause dans les revendications est le succinate d’ODV de forme I. Cependant, elle soutient que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en évoquant dans ses motifs les propriétés du succinate d’ODV, plus particulièrement les propriétés du succinate d’ODV de forme I, puisque celles-ci ne font pas partie de l’idée originale.

[38]  Dans mon examen de la thèse d’Apotex, je garde à l’esprit que, dans l’arrêt Atazanavir, notre Cour a recommandé de ne pas retenir implicitement une définition de l’idée originale qui serait axée sur les propriétés si celles-ci ne font pas partie de l’idée originale (Atazanavir, au paragraphe 74). Cependant, en l’espèce, le juge de la Cour fédérale n’a pas conclu à l’absence d’évidence au motif que les propriétés n’étaient pas prévisibles de la manière apparemment avancée par Apotex. Bien que le juge de la Cour fédérale fasse référence aux propriétés à plusieurs reprises dans ses motifs, sa conclusion selon laquelle la découverte du succinate d’ODV de forme I n’était pas évidente ne repose pas uniquement sur le caractère imprévisible des propriétés de la forme saline. Le juge de la Cour fédérale se fonde plutôt sur des éléments de preuve dont il ressort que la personne versée dans l’art n’aurait pu savoir ni prédire que le succinate d’ODV de forme I, c’est-à-dire la forme cristalline, pouvait être produit ni même exister :

[229] Pfizer a toutefois raison de dire que, bien que l’antériorité divulguait explicitement l’ODV sous forme libre et sous la forme saline d’une fumarate, et le succinate d’ODV en tant que sel éventuel, aucune forme cristalline de ce sel, et encore moins le succinate d’ODV de forme I cristalline, n’avait été divulguée explicitement, produite ou caractérisée. De plus, aucune antériorité n’a démontré la préparation fructueuse d’un sel sous la forme du succinate d’ODV, ni, ce qui est plus important en l’espèce, la préparation fructueuse du succinate d’ODV de forme I, et aucune antériorité n’a divulgué l’une des propriétés ni le succinate d’ODV ou le succinate d’ODV de forme I.

[230]  À mon avis, les expériences requises pour passer de sels pharmaceutiquement acceptables au succinate d’ODV de forme I étaient très nombreuses et de la nature d’un programme de recherche, et non pas de travaux d’expérimentation courants. Même si une personne versée dans l’art aurait pu avoir certaines attentes générales concernant les sels qui seraient formés, ces attentes étaient théoriques, et les éléments de preuve démontrent que des essais empiriques étaient requis pour établir si un sel pouvait être produit et que ce n’est qu’alors que ses propriétés pouvaient être évaluées. Il était impossible de prédire lesquels de nombreux sels possibles, le cas échéant, auraient les propriétés les mieux indiquées pour être formulés en tant que médicaments en ce qui concerne la stabilité, la solubilité, la perméabilité et la biodisponibilité. La connaissance de l’antériorité des cristaux était sensiblement la même : la personne versée dans l’art ne saurait pas et ne pourrait pas prédire quel sel se cristalliserait, ni les propriétés que la forme cristalline éventuelle présenterait. On n’aurait pas su à l’avance que le succinate, ou que le succinate d’ODV de forme I, selon la formulation du critère établi dans l’arrêt Sanofi, « aurait fonctionné ».

[39]  En outre, les arrêts Sanofi et Atazanavir enseignent que l’analyse de l’évidence ne doit pas être effectuée de manière rigide. Au contraire, elle doit s’inscrire dans une démarche large et flexible fondée sur les faits et le contexte. En appliquant ce principe à la présente affaire, il était loisible au juge de la Cour fédérale de prendre en considération les propriétés de l’invention comme il l’a fait dans son analyse. Cependant, plus précisément, il ressort d’une lecture loyale de sa décision que son analyse s’appuie sur le fait que la découverte du succinate d’ODV de forme I n’était pas évidente en soi (motifs, au paragraphe 303). En conséquence, les références aux propriétés contenues dans les motifs du juge de la Cour fédérale offrent un contexte pertinent quant à savoir si l’invention était évidente ou si l’essai allait de soi. Ces références ne peuvent confirmer les allégations d’Apotex d’une erreur commise par le juge de la Cour fédérale.

(3)  L’application de la doctrine des arrêts Atazanavir et Amlodipine par le juge de la Cour fédérale

[40]  Dans le même ordre d’idées, Apotex a soutenu devant notre Cour que le juge de la Cour fédérale avait aussi commis une erreur en ne suivant pas la doctrine des arrêts Atazanavir et Amlodipine, les faits au cœur de la présente affaire n’appelant « nulle distinction des faits » de ces deux arrêts qui constituent une jurisprudence contraignante. Si le juge de la Cour fédérale avait suivi la doctrine des arrêts Atazanavir et Amlodipine, soutient Apotex, il aurait conclu au bien-fondé de ses allégations d’évidence.

[41]  L’argument d’Apotex est mal fondé. En effet, avant d’entreprendre son analyse fouillée de l’évidence, le juge de la Cour fédérale a examiné attentivement la jurisprudence portant sur le critère de l’« essai allant de soi », dont l’arrêt Atazanavir, mais aussi les décisions Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2009 CAF 8, [2009] 4 R.C.F. 223; Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2013 CF 985, 440 F.T.R. 1; et Eli Lilly Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, [2015] CAF 286, 2015 A.C.F. no 1463 (QL) (motifs, aux paragraphes 211 à 222). Il ne fait aucun doute que les arrêts Atazanavir et Amlodipine, de même que d’autres décisions antérieures, peuvent fournir des exemples utiles d’analyse de l’évidence; toutefois, contrairement à ce qu’Apotex affirme avec beaucoup d’insistance, les arrêts Atazanavir et Amlodipine ne peuvent forcer la conclusion de l’évidence à partir de similitudes factuelles générales au détriment de divergences par ailleurs importantes. Aussi commune soit-elle, chaque affaire doit être tranchée sur la foi des éléments de preuve dont le juge est saisi dans ce cas précis.

[42]  Dans la présente affaire, le juge de la Cour fédérale a examiné la jurisprudence citée par les parties tout en sachant bien que cette jurisprudence n’établit pas de « règle rigide » permettant de déterminer si le criblage des sels ou d’autres travaux d’expérimentation étaient évidents ou non :

[289] [...] Les parties ont mentionné des décisions dans lesquelles, sur la foi des éléments de preuve admis dans une affaire donnée, divers tribunaux ont tiré des conclusions sur la notion d’essai allant de soi. Bien que ces décisions soient pertinentes, chacune d’elles est fondée en fonction des faits particuliers qui s’y appliquaient, compte tenu des observations des experts et des avocats. Même si Apotex s’est montrée très insistante, il reste qu’aucune de ces décisions n’affirme que les essais de criblages de sels va [sic] d’eux-mêmes ou qu’ils ne nécessitent que des travaux d’expérimentation courants. Aucune de ces décisions n’affirme non plus que toute recherche portant sur le criblage des polymorphes ou des cristaux va de soi ou qu’elle ne nécessite qu’une expérimentation courante. Aucune ne l’affirme et, bien entendu, aucune ne pourrait le faire. Pour caractériser correctement chaque cas, il s’agit ultimement d’appliquer le droit relatif à l’essai allant de soi énoncé dans l’arrêt Sanofi aux éléments de preuve dont la Cour est saisie.

[43]   Il existe, entre d’une part les faits des affaires Atazanavir et Amlodipine, et d’autre part les faits de la présente affaire, des différences bien précises sur le plan des faits et des éléments de preuve qui vont dans le sens de la conclusion du juge de la Cour fédérale sur la question de l’évidence. Parmi ces différences, mentionnons le fait que, dans les affaires Amlodipine et Atazanavir, l’idée originale correctement interprétée était celle des sels pharmaceutiques, tandis que dans la présente affaire, elle s’agissait d’une nouvelle forme cristalline (à savoir le succinate d’ODV de forme I). De plus, dans l’arrêt Amlodipine, la conclusion d’évidence reposait sur le fait que la « personne versée dans l’art aurait été motivée à faire des essais sur des sels de l’acide sulfonique en général et aurait toutes les raisons de soumettre le bésylate à des essais, car il avait déjà été prouvé qu’il offrait des avantages par rapport à d’autres sels sur le plan de la stabilité » (Amlodipine, au paragraphe 28). De même, dans l’arrêt Atazanavir, il n’était pas controversé que « la personne versée dans l’art se serait attendue à ce qu’un filtre salin permette de découvrir au moins un sel affichant des propriétés pharmaceutiques améliorées par rapport à la base libre [...] » (Atazanavir, au paragraphe 7).

[44]  En l’espèce, le juge de la Cour fédérale a conclu qu’il était impossible de prédire si le succinate d’ODV de forme I pouvait être préparé du tout (motifs, au paragraphe 290). Il a également signalé qu’il n’y avait aucune raison d’effectuer des essais sur le succinate d’ODV et qu’en fait, il y avait des motifs de croire que le succinate d’ODV ne fonctionnerait pas, pas plus d’ailleurs qu’aucun autre sel, comme l’observe le juge de la Cour fédérale au paragraphe 306 de ses motifs :

Toujours par analogie avec l’arrêt Sanofi, au paragraphe 86, rien ne démontre que la personne versée saurait au moment pertinent lequel des sels, permettrait de réaliser l’invention, c.‑à‑d., le succinate d’ODV de forme I. En fait, les éléments de preuve contre l’essai allant de soi en l’espèce semblent plus probants que ceux de l’arrêt Sanofi, parce qu’il y a en l’espèce des éléments de preuve que je retiens, selon la prépondérance des probabilités, selon lesquels le succinante d’ODV ne serait pas fructueux en fait. Ces éléments de preuve reposaient sur le fait que le fumarate d’ODV, un autre sel d’ODV, n’avait pas été fructueux. Étant donné que l’ODV à son état dissocié, c.‑à‑d. lorsqu’il est séparé du sel étant le fumarate d’ODV après sa dissolution, n’avait pas été fructueux une fois introduit dans le corps, on pouvait logiquement s’attendre à ce qu’un autre sel, soit le succinate d’ODV, ne serait pas non plus fructueux, parce que l’ODV qui est dissocié du succinate serait le même que l’ODV qui est dissocié du fumarate. Si l’un n’était pas fructueux, il était logique que l’autre ne le soit pas. [...] Les travaux, considérés dans ce contexte, étaient de la nature d’une lourde tâche.

[45]  Il ressort par ailleurs de ce qui précède que le juge de la Cour fédérale a appliqué correctement le cadre analytique de l’évidence consacré par l’arrêt Sanofi et examiné par notre Cour à l’occasion de l’affaire Atazanavir. Apotex n’a réussi à établir aucune erreur susceptible de contrôle appelant notre intervention.

(4)  L’examen de la démarche de Wyeth par le juge de la Cour fédérale

[46]  Apotex soutient que le juge n’aurait dû tenir compte que des travaux d’expérimentation sur les sels et les cristaux ayant directement mené à la préparation initiale du succinate d’ODV de forme I et qu’il n’aurait pas dû examiner la démarche élargie de Wyeth. Apotex avance deux arguments à l’appui de cette allégation.

[47]  Tout d’abord, Apotex soutient que le juge de la Cour fédérale n’aurait pas dû tenir compte, dans l’« historique de l’invention », des travaux que Wyeth a réalisés avant de se tourner vers le criblage des sels, à savoir les travaux relatifs au fumarate et aux pro-médicaments. Il convient de souligner à cet égard qu’au cours des années 1990, le défi de Wyeth était de trouver une forme d’ODV susceptible d’être convertie en médicament. Des études ont donc été menées sur le fumarate d’ODV, une forme saline, sans résultats concluants, puisque le fumarate d’ODV administré par voie orale présentait une faible biodisponibilité. Afin de régler le problème du fumarate d’ODV, Wyeth a tenté de mettre au point un pro-médicament à base d’ODV, mais sans succès (motifs, aux paragraphes 44, 50 et 51).

[48]  Apotex affirme que les travaux réalisés à l’égard du fumarate et le développement infructueux d’un pro-médicament ne doivent pas être pris en compte parce que [traduction] « les efforts déployés dans d’autres directions ne sont pas pertinents » (mémoire des faits et du droit d’Apotex, au paragraphe 57). Encore une fois, cette affirmation n’est pas fondée. Dans le cadre de la démarche large et flexible, fondée sur les faits et le contexte, consacrée par la jurisprudence Sanofi et la jurisprudence de notre Cour, il était loisible au juge de la Cour fédérale d’examiner la démarche des personnes impliquées dans l’invention alléguée, dont l’inventeur et les membres de son équipe. Le facteur de la démarche peut comprendre la question de savoir si « temps, fonds et efforts ont été consacrés à la recherche ayant finalement mené à l’invention, et ce, avant que l’inventeur ne se mette à la recherche de l’invention ou qu’on ne lui enjoigne de le faire » (Sanofi, au paragraphe 71).

[49]  Dans un deuxième temps, Apotex soutient que les essais effectués par SSCI ne sont pas pertinents parce qu’ils ont eu lieu après que Wyeth eut d’abord préparé et décelé le succinate d’ODV de forme I. Apotex soutient en outre que, compte tenu des essais supplémentaires réalisés par SSCI après que Wyeth a d’abord préparé et décelé le succinate d’ODV de forme I, le juge de la Cour fédérale a « creusé » l’écart entre l’idée originale et l’état de la technique.

[50]  En réalité, la détection d’une forme cristalline stable n’était pas la fin du procédé de Wyeth. Wyeth souhaitait développer le composé en tant que médicament, mais la nouvelle forme cristalline avait encore besoin d’être caractérisée. De plus, Wyeth ne savait pas si d’autres formes de succinate d’ODV pouvaient être produites et si celles-ci étaient suffisamment stables pour être utilisées comme médicament. Autrement dit, Wyeth ne savait pas [traduction] « ce qu’elle avait entre les mains ». Wyeth a donc jugé nécessaire de procéder au criblage complet des polymorphes du succinate d’ODV et a retenu les services du laboratoire spécialisé SSCI pour réaliser une analyse plus poussée de l’échantillon cristallisé. SSCI a procédé aux essais dans des conditions variées pour tenter de déceler le plus grand nombre possible de formes à l’état solide. Il ressort de l’élément de preuve retenu par le juge de la Cour fédérale à cet égard que la création et l’analyse d’une nouvelle forme à l’état solide sont le fruit d’un travail d’expérimentation détaillé. Le juge de la Cour fédérale a conclu sur la foi de cet élément de preuve qu’il ne s’agissait pas de travaux courants et a retenu le témoignage d’un des experts de Pfizer, la docteure Park, selon qui les « conditions telles que les solvants utilisés, la température, le taux de refroidissement, la durée de l’expérience et la présence de réactifs sont tous des exemples de matières susceptibles d’avoir une incidence sur la forme à l’état solide du composé éventuel qui est produit » (motifs, au paragraphe 125, n34; voir aussi les motifs, au paragraphe 123). Fait important, le témoignage de la docteure Park atteste ce qui suit (motifs, au paragraphe 125, no 36) :

La création et l’analyse de nouvelles formes à l’état solide n’étaient pas des processus courants. Nous ne pouvions pas prédire au départ le nombre de formes solides que nous pourrions déceler, ni en quoi elles consisteraient, ni les formes solides qui seraient produites par l’usage d’une méthode ou de conditions données. Par conséquent, ce processus nécessite souvent la réalisation de nombreuses analyses et expériences et le recours à la stratégie et au jugement afin de prendre des décisions sur la façon de procéder selon les résultats obtenus.

[Soulignement omis]

[51]  Il est intéressant de noter qu’au cours du processus de création et de détection de nouvelles formes à l’état solide, SSCI a découvert une nouvelle forme à l’état solide qui n’était pas cristalline, ainsi que plusieurs autres formes cristallines (motifs, aux paragraphes 132 et 137). Étant donné l’incertitude entourant la découverte de la nouvelle forme cristalline par Wyeth, les vastes travaux de recherche empiriques menés par SSCI constituaient la suite des travaux de Wyeth et étaient nécessaires pour en arriver à la conclusion que le succinate d’ODV de forme I est la forme hydratée la plus stable. Il était donc justifié de la part du juge de la Cour fédérale d’examiner cet aspect.

(5)  La distinction entre les sels et les cristaux

[52]  Enfin, Apotex soutient que la distinction entre les sels et les cristaux est factice et que la présente affaire ne concerne pas la formation de cristaux, mais uniquement la formation de sels. Elle ne devrait donc pas être interprétée différemment des autres [traduction] « affaires de sels ». Plus précisément, Apotex soutient que les cristaux sont le fruit du criblage des sels et que pour les obtenir, [traduction] « il suffit d’une bonne nuit de sommeil ». Il y a lieu de noter que cet argument a été présenté à l’audience par Apotex, mais qu’il n’est pas développé dans son mémoire des faits. Il recoupe dans une certaine mesure l’argument d’Apotex selon lequel le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en omettant de suivre la jurisprudence antérieure portant sur les « affaires de sels » notamment la doctrine des arrêts Atazanavir et Amlodipine.

[53]  Il ressort des éléments de preuve dont le juge de la Cour fédérale était saisi que la qualification de la formation de cristaux sur laquelle repose cet argument n’est pas aussi simple que le soutient Apotex. En effet, des témoins experts des deux parties ont rendu devant le juge de la Cour fédérale des témoignages concernant la complexité de la situation concernant les cristaux. Par exemple, le docteur Steed, témoin pour Apotex, a confirmé que les structures cristallines sont imprévisibles (motifs, au paragraphe 243) :

L’extrait ci-dessus porte sur les sels. La situation concernant les cristaux est plus complexe à tout le moins et, à mon humble avis, loin des capacités de la personne versée dans l’art qui est dépourvue d’imagination et d’esprit inventif, selon l’expérience de la docteure Park, que j’ai retenue, et celle du docteur Myerson mentionnée au paragraphe 234 ci-dessus. Les témoins d’Apotex confirment un certain nombre de points, dont un point central est le fait que la détection de cristaux n’était pas prévisible. Le docteur Steed a convenu que la personne versée dans l’art en 2001 « ne peut pas prédire le nombre de structures cristallines d’un composé qui pourraient être stables dans des conditions données ». [...] En 2009, il a publié un livre dans lequel il a affirmé que les formes cristallines sont généralement imprévisibles : [...]. Il a confirmé que, si les structures cristallines étaient généralement imprévisibles en 2009, elles étaient aussi généralement imprévisibles pour la personne versée d’art [sic] en 2001 [...]

[54]  Pour sa part, le docteur Myerson, témoin expert pour Pfizer, s’est exprimé dans le même sens (motifs, au paragraphe 234, no 84) :

La nucléation du cristal initial est imprévisible, et il est souvent difficile de cristalliser un nouveau composé synthétisé pour la première fois. Après l’obtention du cristal initial, il peut servir à faire « germer » des solutions visant à faciliter la cristallisation accrue du composé. Dans certaines circonstances, l’étape de la nucléation peut être retardée presque indéfiniment. Par exemple, une solution de salicylate de phényle peut être conservée à l’état liquide pendant plusieurs années sans qu’aucune forme solide n’émerge de cette solution. 

[Souligné dans l’original]

[55]  Encore une fois, je suis d’avis qu’Apotex n’a établi nulle erreur manifeste et dominante de la part du juge de la Cour fédérale. Bien qu’un juge puisse tirer une conclusion différente dans une autre affaire où un nouveau cristal fait partie de l’idée originale, dans la présente affaire, le juge de la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en opérant une distinction entre les sels et les cristaux.

C.  Le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en concluant que les allégations d’antériorité d’Apotex n’étaient pas fondées?

[56]  Le droit est bien fixé : l’évidence et l’antériorité appellent des analyses différentes. Cependant, il est difficile de voir comment un seul art antérieur peut à la fois permettre la divulgation et étayer le caractère réalisable du succinate d’ODV de forme I, alors même que le juge de la Cour fédérale a conclu que l’art antérieur qu’Apotex allègue démontre l’antériorité, prises collectivement, ne contribuait pas à l’évidence de cette forme cristalline. En effet, le seul art antérieur qui aurait pu divulguer l’invention, c’est-à-dire le brevet international 851, a été expressément prise en compte par le juge de la Cour fédérale : « J’ai déjà examiné le brevet international 851 et conclu qu’il ne divulguait pas, en tant qu’antériorité, le succinate d’ODV de forme I en cause dans les revendications » (motifs, aux paragraphes 387 et 300R). Par conséquent, même si le témoignage présenté par Apotex avait été retenu par le juge de la Cour fédérale, il n’aurait pas suffi à démontrer l’antériorité de l’invention.

VI.  Conclusion

[57]  En somme, le juge de la Cour fédérale a examiné correctement les preuves dont il était saisi en l’espèce. En présentant des arguments fondés sur un certain nombre d’erreurs allégués, Apotex a essentiellement tenté de convaincre notre Cour d’apprécier à nouveau les preuves. Le juge de la Cour fédérale était conscient des opinions divergentes des experts; il a privilégié certains points de vue au détriment d’autres et fait état de motifs complets à cet égard. Ses conclusions s’appuient sur les faits et les éléments de preuve et ne doivent pas être rejetées.

[58]  Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

[59]  Les présents motifs peuvent contenir des renseignements visés par une ordonnance préventive et sont donc communiqués sous le sceau de la confidentialité. Apotex et Pfizer disposent de quatre jours pour présenter conjointement leurs observations à la Cour quant aux passages qui, à leur avis, doivent être expurgés des motifs. À défaut, les présents motifs seront rendus publics et versés au dossier public.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Wyman W. Webb j.c.a. » 

« Je suis d’accord

Yves de Montigny j.c.a. »


 

COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-288-17

 

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c. PFIZER CANADA INC., WYETH LLC et LA MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 NOVEMBRE 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Andrew R. Brodkin

Richard Naiberg

 

POUR L’APPELANTE

 

Andrew Shaughnessy

Andrew Bernstein

Nicole Mantini

Rachael Saab

 

POUR LES INTIMÉES

 (Pfizer canada inc., wyeth llc)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GOODMANS LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

TORYS LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES INTIMÉES

(Pfizer canada inc., wyeth llc)

 

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