Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20190125


Dossier : A­283­17

Référence : 2019 CAF 15

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITÉE

appelante

et

PFIZER CANADA INC., WYETH LLC

et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2019.

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

 

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20190125


Dossier : A­283­17

Référence : 2019 CAF 15

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITÉE

appelante

et

PFIZER CANADA­ INC., WYETH LLC

et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I.  Introduction

[1]  Le 22 août 2017, suite à une action introduite sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93­133, le juge Brown de la Cour fédérale (le « juge de la Cour fédérale ») a, dans le cadre de son jugement (2017 CF 777), interdit au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité (AC) à l’égard de l’avis d’allégation du 10 juillet 2015 envoyé par Teva Canada Ltée (Teva) à Pfizer Canada Inc., anciennement Wyeth LLC (Pfizer ou Wyeth), avant l’échéance du brevet canadien no 2 436 668 (le brevet 668). Le brevet 668 vise un médicament appelé « o­desméthyl­venlafaxine » (ODV), qui est utilisé dans le traitement de la dépression. Le présent appel porte sur le succinate d’ODV de forme I, une certaine forme cristalline d’un sel d’ODV particulier, soit le succinate d’ODV.

[2]  Teva interjette appel de la décision rendue par le juge de la Cour fédérale. Le présent appel, ainsi que son pourvoi frère, Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc. et al. (2019 CAF 16), portent sur des questions relatives au critère de l’évidence, comme il a été analysé par le juge de la Cour fédérale relativement au brevet 668. Les présents appels n’ont pas été entendus conjointement et les audiences ont eu lieu séparément. Un certain nombre de moyens soulevés par Teva et Apotex et contre Pfizer se chevauchent toutefois, de même que, dans une certaine mesure, les présents motifs et ceux qui accompagnent le jugement rendu à l’égard du pourvoi frère.

[3]  Teva soutient essentiellement que le juge de la Cour fédérale a mal interprété et mal appliqué le critère de l’évidence consacré par la décision Apotex Inc. c. Sanofi­Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265 [Sanofi] et que son analyse relative à ce critère est entièrement contraire à l’enseignement de deux arrêts rendus par notre Cour, à savoir Société Bristol Myers Squibb Canada c. Teva Canada Limitée, 2017 CAF 76, 146 C.P.R. (4e) 216 [Atazanavir] et Pfizer Limited c. Radiopharm Inc., 2010 CAF 204, 87 C.P.R. (4e) 185 [Amlodipine] Teva soutient en outre que le juge de la Cour fédérale a commis des erreurs manifestes et dominantes en tenant compte des propriétés du succinate d’ODV dans ses motifs, car ces propriétés ne font pas partie du concept inventif, et qu’il a également commis une erreur en prenant en compte de la preuve par ouï­dire et en ayant une mauvaise compréhension de certains éléments de la preuve, particulièrement en ce qui concerne les travaux que Wyeth avait réalisés.

[4]  Pour les motifs ci­après, je rejetterais l’appel, avec dépens.

II.  Décision du juge de la Cour fédérale

[5]  Le juge de la Cour fédérale a rendu une décision dont les motifs couvrent plus de 350 paragraphes. Il convient donc de résumer cette décision aux fins de l’appel.

[6]  Il est indiqué d’emblée que le juge de la Cour fédérale a procédé à l’examen approfondi et exhaustif des faits et des éléments de preuve présentés par les parties. Parmi ceux­ci, mentionnons l’historique de l’invention; les travaux d’expérimentation relatifs au fumarate d’ODV; la tentative infructueuse de développement d’un nouveau médicament à partir de l’ODV; la tentative de création d’un sel d’ODV acceptable; le criblage des polymorphes et des cristaux; l’évaluation de la solubilité des médicaments candidats; la préparation du succinate d’ODV; les épreuves de perméabilité et de biodisponibilité menées à l’égard des formes les plus prometteuses de sel d’ODV, dont l’essai cellulaire in vitro Caco­2 chez l’être humain et le test de perfusion in vivo chez le rat; les tests chez le chien beagle; les tests chez l’être humain et la sous­traitance du criblage des polymorphes à SSCI, Inc. (SSCI).

[7]  Vu ce contexte, le juge de la Cour fédérale a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les allégations d’invalidité formulées par Teva pour cause d’évidence et d’inutilité sont dénuées de fondement. Pour tirer cette conclusion, il a longuement discuté le critère de l’évidence, la principale question discutée en première instance et la question qui demeure au cœur du présent appel. Le juge de la Cour fédérale a examiné attentivement le critère de l’évidence en se fondant en majeure partie sur une jurisprudence de la Cour suprême, l’arrêt Sanofi. Il a signalé plus particulièrement que, par cet arrêt Sanofi, la Cour suprême a retenu le critère de l’« essai allant de soi », mais que ce faisant, elle recommande l’utilisation de ce critère avec prudence (motifs, aux paragraphes 167 à 169).

[8]  Le juge de la Cour fédérale a également cité la jurisprudence relative au critère de l’évidence de notre Cour postérieure à l’arrêt Sanofi. Il a expressément cité notre récente décision Atazanavir, qui non seulement confirme que l’élément nouveau consacré de la jurisprudence Sanofi est l’acceptation de la notion d’« essai allant de soi », mais aussi que l’analyse consacré sur cette notion ne vise pas à réfuter tous les autres examens relatifs à l’évidence et que d’autres examens demeurent possibles (motifs, aux paragraphes 177 à 182).

[9]  Après avoir examiné les principes de droits pertinents, le juge de la Cour fédérale a entamé le « premier volet » de l’analyse fondée sur l’évidence, conformément au cadre consacré par la Cour suprême par l’arrêt Sanofi. Après avoir défini la notion de personne versée dans l’art, il s’est penché de plus près sur les connaissances générales courantes que possède cette personne. Ces connaissances générales courantes, a­t­il dit, comprendront les méthodes et techniques générales de production de sels et de cristaux, de même que l’ODV en tant que métabolite actif de la venlafaxine et en tant que forme libre et forme saline d’un fumarate (motifs, aux paragraphes 189 et 190). Il a également noté que, bien que l’art antérieur ait divulgué le succinate d’ODV en tant que sel éventuel, aucune forme cristalline de ce sel, et encore moins le succinate d’ODV de forme I cristalline, n’a jamais été divulguée explicitement, produite ou caractérisée (motifs, au paragraphe 191). Il a donc conclu que la personne versée dans l’art ne pouvait prédire si des travaux d’expérimentation portant sur un sel particulier donneraient lieu ou non à la formation de cristaux stables. Elle n’aurait donc pas pu savoir à l’avance que le succinate d’ODV en général, ou que le succinate d’ODV de forme I en particulier « aurait fonctionné » (motifs, aux paragraphes 192 et 193). Le juge de la Cour fédérale a conclu également que le criblage des polymorphes ne constituait pas un travail mécanique et répétitif et que la personne versée dans l’art n’aurait donc pas pu prédire, au début d’un criblage de formes polymorphes, « combien de formes solides seraient identifiées par un test polymorphe, quelles seraient ces formes, ou quelles formes solides résulteraient peu importe la méthode ou l’ensemble des conditions établies » (motifs, au paragraphe 194).

[10]  Le juge de la Cour fédérale est ensuite passé au « deuxième volet » de l’analyse fondée sur l’évidence consistant à définir le « concept inventif ». Il a conclu que le concept inventif visé par les revendications en cause dans le brevet 668 était la nouvelle forme cristalline, dite de forme I, du succinate d’ODV (motifs, au paragraphe 211). Cette conclusion a abouti au « troisième volet » de l’analyse fondée sur l’évidence, qui a permis au juge de la Cour fédérale de conclure que la différence entre l’état de la technique et le concept inventif dans les revendications en cause était « l’invention d’une nouvelle composition de matières, notamment forme I ODV succinate » (motifs, au paragraphe 229).

[11]  Le juge de la Cour fédérale est ensuite passé au « quatrième volet » de l’analyse fondée sur l’évidence consistant à déterminer si les différences entre l’état de la technique et le concept inventif « constituent [...] des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art » ou si elles dénotent quelque inventivité. Le juge de la Cour fédérale a entamé ce volet en appliquant la définition antérieure à la jurisprudence Sanofi du critère de l’évidence consacré par notre Cour par l’arrêt Beloit Canada Ltd. c. Valmet Oy (1986), 64 N.R. 287, 8 C.P.R. (3e) 289 (C.A.F.) [Beloit] quant à savoir si la personne versée dans l’art serait directement et facilement arrivée à la solution qu’enseigne le brevet 668 (motifs, aux paragraphes 242, 243 et 248). Le juge de la Cour fédérale a conclu en l’espèce, que la personne versée dans l’art n’aurait pas trouvé directement et sans difficulté la nouvelle forme cristalline de l’ODV succinate nommée forme I. En se fondant sur la preuve d’expert, il a conclu qu’il n’aurait pas été possible à l’époque en question de prévoir « si le sel ODV succinate formerait un solide, si ce solide se cristalliserait, ou quelles seraient les caractéristiques de toute forme cristalline hypothétique » (motifs, au paragraphe 247). Le juge de la Cour fédérale a ajouté que la personne versée dans l’art verrait une route difficile et non directe qui serait essentiellement un programme de recherche (motifs, aux paragraphes 248 et 249).

[12]  Le juge de la Cour fédérale a examiné ensuite le critère de l’« essai allant de soi » et a conclu qu’il s’appliquait dans les circonstances puisque l’affaire relève du « secteur pharmaceutique ». Ce faisant, il a rappelé que le critère de l’« essai allant de soi » commandait la prudence, et que ce n’est qu’un des éléments à considérer dans le cadre de la recherche fondée sur l’évidence (motifs, au paragraphe 253). Le juge de la Cour fédérale a examiné l’affaire au regard du critère de l’« essai allant de soi » en tenant compte des facteurs discutés par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi, étant entendu qu’ils ne sont pas censés être exhaustifs.

[13]  Le juge de la Cour fédérale a d’abord conclu a priori que le critère de l’« essai allant de soi » était « plus ou moins évident que l’essai sera fructueux ». Il a pris acte de la jurisprudence citée par les parties à cet égard, mais a conclu qu’elle ne confirmait pas que les essais de criblage de sels et les essais de criblage des polymorphes ou des cristaux allaient de soi ou qu’ils ne nécessitaient que des travaux d’expérimentation courants; au contraire, il a observé que chaque décision portait sur ses propres faits particuliers (motifs, au paragraphe 257). Le juge de la Cour fédérale a conclu en l’espèce, à partir des éléments de preuve présentés par les témoins experts de Pfizer le docteur Myerson et le docteur Park, ainsi que par le témoin expert de Teva, le docteur Fiese, que la personne versée dans l’art ne saurait ni ne pourrait prédire l’existence du succinate d’ODV de forme I, pas plus qu’elle ne pourrait détecter ni prédire les propriétés qu’il posséderait ou, le cas échéant, son mode de préparation (motifs, au paragraphe 258).

[14]  Le juge de la Cour fédérale a également conclu qu’en l’espèce, « il [n’]existe [pas] un nombre déterminé de ‘solutions prévisibles connues’ par les personnes versées dans l’art ». En fait, « le nombre d’expérimentations potentielles qui peuvent être effectuées « est extrêmement élevé » (motifs, au paragraphe 264). Connaître les criblages de sels et les criblages des polymorphes, a­t­il expliqué, n’aurait donné à la personne versée dans l’art que de simples pistes de recherche. Les éléments de preuve ont permis de constater ce qui n’était que « de simples possibilités, d’abord la possibilité d’identifier par l’entremise d’un test de sel le sel ODV succinate, ou peut-être non plus aucun sel, et ensuite par l’entremise de tests de cristallisation et polymorphes la possibilité de découvrir la forme I ODV succinate cristalline, ou peut­être non plus aucune forme cristalline », et que « de simples possibilités ne suffisent pas » (motifs, aux paragraphes 267 et 274).

[15]  En outre, le juge de la Cour fédérale a conclu que « l’ampleur, la nature et le niveau d’effort pour arriver à l’invention » étaient considérables (motifs, au paragraphe 276). Il ne ressort d’aucun élément de preuve que la personne versée dans l’art aurait su lequel des sels ou des formes cristallines permettait de réaliser l’invention. Au contraire, il y avait des raisons de croire que les travaux d’expérimentation liés au succinate d’ODV auraient été infructueux, puisque des travaux réalisés précédemment avec le fumarate d’ODV n’avaient pas été concluants. L’ODV à son état dissocié, c’est­à­dire lorsqu’il est séparé du fumarate d’ODV après sa dissolution, n’avait pas été fructueux une fois introduit dans le corps. Il ressortait donc des éléments de preuve qu’on pouvait logiquement s’attendre à ce qu’un autre sel, à savoir le succinate d’ODV, ne soit pas non plus fructueux « parce que la forme dissociée d’ODV du sel succinate serait le même que la forme dissociée d’ODV du sel fumarate » (motifs, au paragraphe 277). D’après le juge de la Cour fédérale, « la nature du travail était croissante » (ibid.).

[16]  Le juge de la Cour fédérale a également conclu que, bien que le criblage des sels ne puisse être qualifié à lui seul d’expérimentation longue et ardue, le programme de recherche dans son ensemble, compte tenu des travaux d’expérimentation concernant un promédicament et des travaux de criblage des sels et des polymorphes de SSCI, serait vu comme étant « loin d’être trivial[e] » (motifs, au paragraphe 279).

[17]  Pour ce qui est du motif fourni par l’antériorité, le juge de la Cour fédérale a affirmé :

[282] Il n’y a aucun (sic) preuve de la motivation dans l’art antérieur qui cible le sel succinate de l’ODV, ni toute autre forme à l’état solide ODV succinate, encore moins la forme I monohydratée. Cela n’est pas inattendu étant donné que la personne versée dans l’art n’aurait eu aucune connaissance ou n’aurait pu prévoir quelles formes existeraient ni comment elles pourraient être formées.

[18]  Le juge de la Cour fédérale a expliqué que, bien qu’il y ait pu avoir un motif de rechercher une forme d’ODV susceptible d’être formulée, il n’y avait aucune preuve d’un motif qui pointait dans la direction du succinate en tant que solution (motifs, au paragraphe 283).

[19]  Enfin, le juge de la Cour fédérale a examiné la démarche qui a abouti à la découverte du succinate d’ODV de forme I. Il a conclu que la démarche entreprise dans le cadre de l’historique de l’invention ayant mené à la découverte du succinate d’ODV de forme I n’était pas courante. Les formes salines étaient considérées comme contraire au sens commun et envisagées avec scepticisme du fait de l’issue des travaux d’expérimentation antérieurs avec le fumarate d’ODV. Plus précisément, le juge de la Cour fédérale a indiqué que cinq des sept sels criblés par Wyeth au cours de l’été 2000 ne pouvaient être produits ni prendre une forme cristalline. De plus, des travaux avaient été réalisés avant le criblage des sels, notamment des travaux portant sur le fumarate d’ODV et des promédicaments. C’est sans compter les travaux d’envergure que Wyeth avait réalisés après le criblage détaillé des sels et le criblage spécialisé des polymorphes cristallins (motifs, aux paragraphes 294 à 297). Bien que certaines étapes des travaux n’étaient pas ardues en soi, le juge de la Cour fédérale s’est dit d’avis que la démarche, considérée dans son ensemble, comportait un programme de recherche et que la personne versée dans l’art l’aurait perçu ainsi (motifs, aux paragraphes 301 et 302).

[20]  Vu ce qui précède, le juge de la Cour fédérale a conclu que la découverte du succinate d’ODV de forme I n’était pas évidente et qu’elle ne relevait pas d’un « essai allant de soi ». Les allégations de Teva ont été rejetées en conséquence.

[21]  De plus, en réponse à l’allégation de Teva, le juge de la Cour fédérale a conclu que le brevet 668 n’est pas un brevet de sélection. Même si d’autres brevets (US 186 et WO 851) réfèrent au succinate d’ODV et à d’autres sels possibles, ils ne divulguent pas la forme cristalline de l’ODV, soit le succinate d’ODV de forme I, qui fait l’objet des revendications pertinentes du brevet 668 (motifs, au paragraphe 290). Le juge de la Cour fédérale a conclu par conséquent que « [b]ien que le sel soit divulgué, la forme cristalline ne l’est pas » et que le succinate d’ODV de forme I est une « nouvelle composition de matières » (motifs, aux paragraphes 290 et 291).

III.  Questions en litige

[22]  Les questions en litige dans le présent appel sont les suivantes :

  • - Le juge de la Cour fédérale a­t­il commis une erreur en appliquant le critère de l’évidence?

  • - Le juge de la Cour fédérale a­t­il commis une erreur dans sa conclusion concernant le fumarate et en s’appuyant sur le scepticisme de Wyeth?

IV.  Norme de contrôle

[23]  L’évidence est un critère factuel qui soulève des questions mélangées de fait et de droit. Par conséquent, chaque affaire est un cas d’espèce, et il revient au final au juge d’appliquer le droit aux faits en question. En l’absence de toute erreur de droit isolable, l’application du droit aux faits doit être assujettie à la norme déférente de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33; [2002] 2 RCS 235 [Housen]; Alcon Canada Inc. c. Actavis Pharma Company, 2015 CAF 191, [2015] A.C.F. no 1083 (QL) [Alcon]).

V.  Analyse

A.  Cadre juridique du critère de l’évidence

[24]  Teva soutient essentiellement dans le présent appel que le juge de la Cour fédérale a commis des erreurs de droit isolables en appliquant le critère de l’évidence et qu’il a également commis des erreurs manifestes et dominantes dans l’application de ce critère. Avant de se pencher sur les allégations de Teva, il convient de rappeler le droit actuel en matière d’évidence.

[25]  Le cadre d’examen de l’évidence bien établi reste celui qu’a consacré la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Sanofi. Dans cette affaire, la Cour suprême a consacré une démarche à quatre volets (Sanofi, au paragraphe 67) :

  • 1- Identifier la « personne versée dans l’art » et déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

  • 2- Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

  • 3- Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous-tend la revendication ou son interprétation;

  • 4- Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée rechercher si ces différences constituent des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent elles quelque inventivité.

[26]  L’arrêt Sanofi, la Cour suprême a également introduit au quatrième volet, le critère de l’« essai allant de soi », qui énumère un certain nombre de facteurs non exhaustifs à prendre en considération pour déterminer si l’invention était un « essai allant de soi » (Sanofi, au paragraphe 69). Bien que le critère de l’« essai allant de soi » ne joue pas dans toutes les affaires, il peut être indiqué dans celles où l’antériorité comprend des progrès qui sont le fruit de l’expérimentation.

[27]  Postérieurement à la jurisprudence Sanofi, notre Cour a retenu, par l’arrêt Atazanavir, l’examen de la Cour suprême relatif à l’évidence en rappelant que le critère de l’« essai allant de soi » commande la prudence, puisque ce n’est qu’un des nombreux facteurs à considérer dans une recherche portant sur l’évidence (Atazanavir, au paragraphe 38; Sanofi, aux paragraphes 64 et 65). Dans l’arrêt Atazanavir, notre Cour a expliqué que le critère de l’« essai allant de soi » appliqué à l’occasion de l’affaire Sanofi ne réfutait en aucun cas les autres critères, y compris le critère consacrée par l’arrêt Beloit. Notre Cour a également expressément rappelé que, bien que la Cour suprême ait appliqué à l’occasion de l’affaire Sanofi le critère de l’« essai allant de soi », elle préconise « une démarche large et flexible englobant “toute considération accessoire pouvant se révéler éclairante” » (Atazanavir, au paragraphe 61, en référence à Sanofi, au paragraphe 63). Par conséquent, une approche catégorique de l’examen de l’évidence et l’élaboration d’une « règle rigide » ont été expressément jugées inappropriées et rejetées par notre Cour (Atazanavir, au paragraphe 62).

[28]  Vu ces éléments, je discuterai les moyens avancés par Teva dans le présent appel.

B.  Le juge de la Cour fédérale a­t­il commis une erreur en appliquant le critère de l’évidence?

(1)  L’application du critère de l’évidence par le juge de la Cour fédérale

[29]  Teva soutient que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur dans son application du critère de l’évidence. Comme il ressort des observations détaillées ci-dessus portant sur la décision du juge de la Cour fédérale, ce moyen n’est pas fondé.

[30]  En effet, il est parfaitement clair que le juge de la Cour fédérale a procédé à l’examen de l’évidence en suivant la démarche à quatre volets exposée dans l’arrêt Sanofi. De plus, il ressort de l’examen de sa décision qu’il a pleinement tenu compte des enseignements de notre Cour dans l’arrêt Atazanavir et qu’il a appliqué correctement le critère consacré par l’arrêt Beloit. Il a également examiné de façon méthodique la question de savoir si l’invention « allait de soi ». Il a reconnu plus précisément que les facteurs sous­jacents au critère de l’« essai allant de soi » recensés par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi n’étaient pas exhaustifs et que le critère de l’« essai allant de soi » « ne saurait permettre de réfuter toute allégation de contrefaçon » (motifs, aux paragraphes 252 et 253; Sanofi, au paragraphe 64). Le juge de la Cour fédérale a appliqué le cadre analytique relatif à l’évidence de manière approfondie et réfléchie, et l’analyse de son raisonnement par Teva ne met au jour aucune erreur de sa part.

[31]  En réalité, Teva cherche à amener notre Cour à appliquer la norme de la décision correcte à l’analyse relative à l’évidence effectuée par le juge de la Cour fédérale. Cependant, en l’absence de question de droit facilement isolable, le droit est fixé : la norme de l’erreur manifeste et dominante est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux conclusions de fait ou aux conclusions mélangées de fait et de droit (Housen; Alcon). De plus, le juge de la Cour fédérale a le pouvoir d’apprécier les éléments de preuve en toute déférence, notamment le poids accordé aux témoignages contradictoires admis en preuve. Le rôle de notre Cour n’est pas d’examiner à nouveau les éléments de preuve dont elle a été saisie et de contester l’appréciation que le juge a faite de la preuve dont il disposait (Nova Chemicals Corporation c. Dow Chemical Company, 2016 CAF 216, [2016] ACF no 995 (QL), au paragraphe 14) En bref, si le juge de la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante, notre Cour ne doit pas intervenir pour infirmer ses conclusions de fait ou conclusions mélangées de fait et de droit.

(2)  L’examen des propriétés par le juge de la Cour fédérale relativement au concept inventif

[32]  Dans son mémoire des faits, il n’est pas controversé par Teva que le concept inventif en cause dans les revendications est le succinate d’ODV de forme I (mémoire des faits et du droit de Teva, au paragraphe 52) et il n’est pas controversé entre les parties que le concept inventif n’inclut pas les propriétés; le concept inventif ou la solution qui sous­tend le brevet 668 est le nouveau succinate d’ODV de forme I cristalline.

[33]  Cependant, Teva soutient que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en évoquant dans ses motifs les propriétés du succinate d’ODV, plus particulièrement les propriétés du succinate d’ODV de forme I, puisque celles­ci ne font pas partie du concept inventif. Teva fait également grief au juge de la Cour fédérale d’avoir tenu compte de l’incapacité de la personne versée dans l’art de prédire les propriétés du succinate d’ODV, le sel, pour conclure que les revendications pertinentes n’étaient pas évidentes.

[34]  Dans mon examen de la thèse de Teva, je garde à l’esprit que, dans l’arrêt Atazanavir, notre Cour a recommandé de ne pas retenir implicitement une définition du concept inventif qui serait axée sur les propriétés si celles­ci ne font pas partie du concept inventif (Atazanavir, au paragraphe 74). Cependant, en l’espèce, le juge de la Cour fédérale n’a pas conclu à l’absence d’évidence au motif que les propriétés n’étaient pas prévisibles de la manière apparemment soutenue par Teva. D’ailleurs, bien que le juge de la Cour fédérale fasse référence aux propriétés à plusieurs reprises dans ses motifs, sa conclusion selon laquelle la découverte du succinate d’ODV de forme I n’était pas évidente ne repose pas uniquement sur le caractère imprévisible des propriétés de la forme saline. Le juge de la Cour fédérale se fonde plutôt sur des éléments de preuve démontrant doit il ressort que la personne versée dans l’art n’aurait pu savoir ni prédire que le succinate d’ODV de forme I, sous sa forme cristalline, pouvait être produit ni même exister. Je ne peux souscrire à l’argument de Teva selon lequel le juge de la Cour fédérale aurait fondé sa conclusion sur une notion générale portant qu’il est impossible de prévoir une quelconque propriété avant de procéder à des essais, compte tenu de l’appréciation de la preuve qu’il a fait des connaissances générales courantes et de l’état de la technique, qui a fait mention de ce qui était connu au sujet des propriétés :

[191]  Toutefois, Pfizer a raison lorsqu’elle déclare que, même si l’art antérieur a explicitement divulgué l’ODV comme base à l’état pur et le sel fulmarate, ainsi que l’ODV succinate comme sel potentiel, aucune forme cristalline de ce sel, sans compter la forme cristalline forme I ODV succinate, n’avait été expressément divulguée, fabriquée ou caractérisée. Également, aucun art antérieur enseigne la préparation réussie du sel succinate de l’ODV ni n’enseigne, ce qui est le plus important dans la présente affaire, la préparation réussie de la forme I ODV succinate, et rien dans l’art antérieur ne divulgue aucune de ses propriétés, ni l’ODV succinate ni la forme I ODV succinate.

[192]  À mon avis, le nombre d’expérimentations requises pour arriver d’un sel de qualité pharmaceutique à former la forme I ODV succinate était « extrêmement élevé », comme l’a témoigné le Dr Myerson au paragraphe 81 de son affidavit, et, dans le cadre d’un programme de recherche, n’est pas une expérimentation routinière. Même si une personne versée dans l’art pouvait avoir en quelque sorte des attentes générales concernant quels sels se formeraient potentiellement, ces attentes sont théoriques et l’évidence commune est que des tests empiriques sont requis pour déterminer si un sel pourrait être créé et seulement à ce moment­là ses propriétés pourraient être étudiées. Il était impossible de prédire lesquels des nombreux sels possibles, s’il y en avait, auraient les propriétés les plus appropriées pour formuler un médicament en termes de stabilité, de solubilité, de perméabilité et de biodisponibilité. Les mêmes connaissances existaient avant l’art des cristaux : la personne versée dans l’art aurait su et n’aurait pas pu prévoir quel sel se cristalliserait ni quelles propriétés sa forme cristalline aurait, le cas échéant. Une personne ne saurait à l’avance ou que le sel succinate, ou que le test de la forme cristalline forme I ODV succinate, selon le langage de Sanofi, « aurait fonctionné. »

[35]  En outre, les arrêts Sanofi et Atazanavir enseignent que l’analyse relative à l’évidence ne doit pas être effectuée de manière rigide. Au contraire, elle doit s’inscrire dans une démarche large et flexible fondée sur les faits et le contexte. En appliquant ce principe à la présente affaire, il était loisible au juge de la Cour fédérale de prendre en considération les propriétés de l’invention comme il l’a fait dans son analyse. Mais, plus précisément, il ressort d’une lecture loyale de sa décision que son analyse s’appuie sur le fait que la découverte du succinate d’ODV de forme I n’était pas évidente en soi (motifs, au paragraphe 274). En conséquence, les références aux propriétés contenues dans les motifs du juge de la Cour fédérale constituent en l’espèce un contexte pertinent sur la question de savoir si l’invention était évidente ou si l’essai allait de soi. Ces références ne vont pas dans le sens des allégations de Teva quant à une erreur commise par le juge de la Cour fédérale.

[36]  Teva a de plus soutenu à plusieurs reprises au cours des débats à l’audience que le juge de la Cour fédérale avait commis une erreur en s’appuyant sur les témoins experts pour conclure « qu’il aurait été impossible pour une personne versée dans l’art de prédire que le sel ODV succinate formerait un solide, que ce solide pourrait être formé en composé cristallin ou même qu’il aurait hypothétiquement des propriétés de solide cristallin » parce que, ce faisant, le juge de la Cour fédérale a exclu toute forme d’expérimentation (motifs, aux paragraphes 196 no 84; 244 et 247). Teva soutient donc que, dans ces conditions, une personne doit être en mesure de prédire les résultats [traduction] « à partir de son bureau » avant de procéder aux expérimentations pour qu’un nouveau sel ou forme cristalline soit considéré comme évident. Je suis toutefois d’avis que le juge de la Cour fédérale a conclu sur le fondement des preuves que la quantité d’expériences requise et l’imprévisibilité de leur résultat étaient trop élevées, de sorte que la solution enseignée par le brevet n’est pas évidente à essayer. Sa conclusion selon laquelle il n’existait pas un nombre déterminé de solutions prévisibles et que « le nombre d’expérimentations potentielles qui peuvent être effectuées est extrêmement élevé », c’est­à­dire que le degré d’imprévisibilité était trop élevé, va dans le sens de sa conclusion de l’essai n’allant pas de soi (motifs, aux paragraphes 191 à 194). Par conséquent, ce motif d’appel est rejeté.

(3)  L’application de la doctrine des arrêts Atazanavir et Amlodipine par le juge de la Cour fédérale

[37]  Dans le même ordre d’idées, Teva a soutenu devant notre Cour que le juge de la Cour fédérale avait aussi commis une erreur en ne suivant pas la doctrine des arrêts Atazanavir et Amlodipine, les faits au cœur de la présente affaire étant prétendument « indissociables » de cette jurisprudence. Si le juge de la Cour fédérale avait suivi la doctrine des arrêts Atazanavir et Amlodipine, soutient Teva, il aurait conclu au bien­fondé de ses allégations d’évidence.

[38]  La thèse de Teva est mal fondée. En effet, avant d’entreprendre son analyse fouillée relative à l’évidence, le juge de la Cour fédérale a examiné attentivement une certaine jurisprudence portant sur le critère de l’ « essai allant de soi », dont l’arrêt Atazanavir, mais aussi  Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2009 CAF 8, [2009] 4 RCF 223; Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. c. Cobalt Pharmaceuticals Company, 2013 CF 985, 440 F.T.R. 1 et Eli Lilly Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, [2015] CAF 286, 2015 ACF no 1463 (QL) (motifs, aux paragraphes 172 à 183).

[39]  Il ne fait aucun doute que cette jurisprudence de même que la jurisprudence antérieure, peuvent constituer des exemples utiles d’analyse relative à l’évidence; toutefois, contrairement à ce que Teva affirme avec beaucoup d’insistance, la jurisprudence antérieure ne peut imposer telle ou telle conclusion en ce concerne l’évidence à partir de similitudes factuelles générales au détriment de divergences par ailleurs importantes. Aussi banale soit­elle, chaque affaire est tranchée en fonction du dossier de preuve précis dont le juge est saisi.

[40]  Dans la présente affaire, le juge de la Cour fédérale a examiné la jurisprudence citée par les parties, étant entendu que cette jurisprudence ne consacre pas de « règle rigide » en matière d’évidence lorsqu’il faut déterminer si le criblage des sels ou d’autres travaux d’expérimentation étaient évidents ou non :

[257]  [...] Les deux parties ont cité des affaires où, selon la preuve qui a été acceptée dans une affaire en particulier, les cours sont arrivées d’une manière ou d’une autre à la conclusion de l’essai allant de soi. Bien que pertinente, la décision de chacune des affaires à cet égard été prise à partir de faits qui leur étaient particuliers, et au regard des présentations des experts et des avocats. Aucune de ces affaires n’affirme que tous les tests de sel sont évidents à essayer, ou font machinalement partie des expérimentations en général. Aucune n’affirme également que tous les tests de recherche de polymorphes ou de cristaux sont évidents à essayer ou demandent une simple expérimentation de routine. Aucune ne le font et bien sûr aucune ne le pouvait. Enfin, cette question relève de l’application du droit de l’essai allant de soi sur la preuve établie devant la Cour.

[41]  Il existe, entre d’une part les faits et les éléments de preuve des affaires Atazanavir et Amlodipine, et, d’autre part, ceux de la présente affaire, des différences bien précises qui vont dans le sens de la conclusion du juge de la Cour fédérale sur la question de l’évidence. Parmi ces différences, mentionnons le fait que, dans les affaires Amlodipine et Atazanavir, le concept inventif correctement interprété était celui des sels pharmaceutiques, tandis que dans la présente affaire, il s’agissait d’une nouvelle forme cristalline (à savoir le succinate d’ODV de forme I). De plus, dans l’arrêt Amlodipine, la conclusion d’évidence reposait sur le fait que la « personne versée dans l’art aurait été motivée à faire des essais sur des sels de l’acide sulfonique en général et aurait toutes les raisons de soumettre le bésylate à des essais, car il avait déjà été prouvé qu’il offrait des avantages par rapport à d’autres sels sur le plan de la stabilité » (Amlodipine, au paragraphe 28). De même, en ce qui concerne l’affaire Atazanavir, il n’était pas controversé que « la personne versée dans l’art se serait attendue à ce qu’un filtre salin permette de découvrir au moins un sel affichant des propriétés pharmaceutiques améliorées par rapport à la base libre [...] » (Atazanavir, au paragraphe 7).

[42]  En l’espèce, le juge de la Cour fédérale a conclu qu’il était impossible de prédire si le succinate d’ODV de forme I pouvait être préparé du tout (motifs, au paragraphe 258). Il a également noté qu’il n’y avait aucune raison d’effectuer des essais sur le succinate d’ODV et qu’en fait, il y avait des motifs de croire que le succinate ODV ne fonctionnerait pas, pas plus d’ailleurs qu’aucun autre sel, comme l’observe le juge de la Cour fédérale au paragraphe 277 de ses motifs :

Citant encore Sanofi au paragraphe 86, rien n’établissait qu’à l’époque pertinente une personne versée dans l’art aurait su quel sel ou quelle forme cristalline aurait permis d’arriver à l’invention, p. ex., la forme cristalline forme I ODV succinate. En fait, la preuve en l’espèce est encore plus forte que celle de Sanofi contre la notion d’évidence et l’essai allant de soi, parce qu’en l’espèce il est établi que, selon la prépondérance des probabilités, le sel ODV succinate ne devrait en fait pas fonctionner, et je l’accepte. Cette preuve se fonde sur le fait que l’ODV fumarate, un autre sel d’ODV, n’a pas fonctionné. Parce que ODV dans son état dissocié, p. ex., séparé du sel ODV fumarate lorsque dissout, ne fonctionnait pas lorsqu’il est introduit dans le corps, il était logique de s’attendre à ce qu’un sel différent, notamment ODV succinate, ne fonctionnerait pas non plus, parce que la forme dissociée d’ODV du sel succinate serait le même que la forme dissociée d’ODV du sel fumarate. Si l’un ne fonctionnait pas, il était logique que l’autre fonctionne[...] La nature du travail était croissante dans ce contexte.

[43]  Il ressort aussi de ce qui précède que le juge de la Cour fédérale a appliqué correctement le cadre analytique relative à l’évidence consacré par la jurisprudence Sanofi et examiné par notre Cour à l’occasion de l’affaire Atazanavir. Teva n’a réussi à établir aucune erreur susceptible de contrôle qui appellerait notre intervention.

C.  Le juge de la Cour fédérale a­t­il commis une erreur dans sa conclusion en ce qui concerne le fumarate et en s’appuyant sur le scepticisme de Wyeth?

[44]  Teva soulève deux autres moyens concernant certaines conclusions en matière de preuve rendues par le juge de la Cour fédérale.

[45]  Tout d’abord, Teva soutient que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en s’appuyant sur l’élément de preuve présenté par Pfizer concernant le fumarate d’ODV, puisque cette information n’était pas du domaine public et que la personne versée dans l’art ne posséderait pas ces connaissances. Pourtant, le juge de la Cour fédérale a tenu compte des difficultés éprouvées avec le fumarate dans le cadre de son analyse des efforts qui étaient nécessaires pour réaliser l’invention et de la démarche de Pfizer à cet égard (motifs, aux paragraphes 277 et 295). Le cadre analytique consacré par la jurisprudence Sanofi est flexible et permet expressément la prise en considération de la démarche des personnes impliquées dans l’invention alléguée, dont l’inventeur et les membres de son équipe (Sanofi, au paragraphe 71).

[46]  Dans un deuxième temps, Teva soutient que le témoignage du docteur Shah selon lequel d’autres personnes à Wyeth étaient sceptiques quant à l’idée qu’un nouveau sel pourrait surmonter les problèmes liés au fumarate est du ouï­dire, car les « présumés sceptiques » n’ont produit aucun élément de preuve au sujet de leur scepticisme. En réponse à ces allégations, Pfizer fait valoir que le juge de la Cour fédérale a conclu que ces éléments de preuve étaient fiables, car ils ont été corroborés par d’autres éléments de preuve, et que, de toute façon, le scepticisme n’était qu’un des facteurs analysés par le juge de la Cour fédérale.

[47]  En supposant que les éléments de preuve relatifs au scepticisme ne sont que des ouï­dire, il ne s’agissait manifestement que d’un facteur dans l’analyse fouillée du juge de la Cour fédérale. Même si ces éléments de preuve devaient être écartés, les autres conclusions du juge de la Cour fédérale, selon la prépondérance des probabilités, vont dans le sens d’un constat d’absence d’évidence, en particulier les conclusions suivantes : (i) l’imprévisibilité inhérente du succinate d’ODV de forme I; (ii) l’incapacité de prédire comment il pourrait être créé; (iii) les conclusions du juge de la Cour fédérale concernant la preuve d’expert; (iv) la démarche de Pfizer avant qu’elle se mît à la recherche de l’invention, y compris l’expérimentation avec d’autres sels et promédicaments. Ces conclusions comprennent également les problèmes relatifs au fumarate, et le succès comparatif ultérieur du succinate (motifs, aux paragraphes 50 et suivants, et 87 et suivants). Les possibles ouï­dire n’étaient donc ni déterminants ni décisifs. En se fondant sur les preuves au dossier, la conclusion relative à l’évidence demeurerait la même, peu importe si les ouï­dire avaient été pris ou non en considération.

D.  Le brevet 668 est­il un brevet de sélection?

[48]  À l’audience, Teva a reconnu qu’en appel, la question à savoir si le brevet 668 était un brevet de sélection [TRADUCTION] « ne se pose pas » et que ce moyen ne serait plus soulevé. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de le discuter.

VI.  Conclusion

[49]  En résumé, le juge de la Cour fédérale a examiné correctement les preuves dont il était saisi en l’espèce. En soulevant des moyens puisés dans un certain nombre d’erreurs susceptibles de contrôle, Teva a essentiellement tenté de convaincre notre Cour d’apprécier à nouveau les preuves. Le juge de la Cour fédérale a pris acte des opinions divergentes des experts; il a privilégié certains points de vue au détriment d’autres et produit des motifs complets à cet égard. Ses conclusions s’appuient sur les faits et les éléments de preuve et notre Cour ne saurait les remettre en question.

[50]  Pour ces motifs, je rejetterais l’appel, avec dépens.

[51]  Les présents motifs peuvent contenir des renseignements visés par une ordonnance préventive; ils sont donc communiqués sous le sceau de la confidentialité. Teva et Pfizer disposent de quatre jours pour présenter conjointement leurs observations à la Cour quant aux passages qui, à leur avis, doivent être expurgés des motifs. À défaut, les présents motifs seront rendus publics et versés au dossier public.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny j.c.a »

 

 

 

 

 

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A­283­17

 

 

INTITULÉ :

TEVA CANADA LIMITED c. PFIZER CANADA INC., WYETH LLC et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 NOVEMBRE 2018

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Bryan Norrie

David Aitken

Aleem Abdulla

 

POUR L’APPELANTE

 

Andrew Shaughnessy

Andrew Bernstein

Nicole Mantini

Rachel Saab

 

POUR LES INTIMÉES

(PFIZER CANADA INC., WYETH LLC)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

AITKEN KLEE LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

TORYS LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉS

(PFIZER CANADA INC., WYETH LLC)

 

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