Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20090128

Dossier : A-141-08

Référence : 2009 CAF 23

 

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE EVANS

                        LEJUGE RYER

 

ENTRE :

AGENCE DU REVENU DU CANADA

appelante

et

Mme DIANNE TELFER

intimée

 

 

 

Entendu à Toronto (Ontario), le 9 décembre 2008.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2009.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                            LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                      LE JUGE SEXTON

                                                                                                                        LE JUGE RYER

 


Date : 20090128

Dossier : A-141-08

Référence : 2009 CAF 23

 

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE RYER

 

ENTRE :

AGENCE DU REVENU DU CANADA

appelante

et

Mme DIANNE TELFER

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

A.        INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par l’Agence du revenu du Canada (ARC) à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2008 CF 218) rendue par le juge suppléant Frenette autorisant Mme Dianne Telfer à présenter une demande de contrôle judiciaire en vue d’annuler la décision du ministre de refuser de renoncer aux intérêts dus par Mme Telfer sur des impôts impayés. Le juge a renvoyé l’affaire au ministre afin qu’il procède à une nouvelle détermination.

 

[2]               Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu est celle de la décision déraisonnable. À mon avis, la décision du ministre de ne pas renoncer aux intérêts sur la base des faits décrits en l’espèce n’était pas déraisonnable et j’estime que l’intervention du juge suppléant n’était pas fondée. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler l’ordonnance de la Cour fédérale et de rejeter la demande de contrôle judiciaire de Mme Telfer.

 

B.        CONTEXTE

[3]               Les faits invoqués au soutien de cet appel peuvent être résumés assez brièvement. Le ministre a établi de nouvelles cotisations à l’égard de Mme Telfer pour les années d’imposition 1993 à 1999 inclusivement (à l’exception de 1995) et celle-ci elle s’est vu refuser le droit de déduire les pertes survenues à la suite d’un investissement dans une société en commandite. Elle s’est opposée à ces nouvelles cotisations dans des avis d’opposition datés du 31 juillet 2000 et du 19 mai 2001.

 

[4]               Le ministre a accusé réception des avis et a avisé Mme Telfer que des intérêts continueraient de s’accumuler sur sa dette fiscale tant que celle-ci ne serait pas réglée en entier. Le ministre a ajouté que Mme Telfer pourrait éviter de payer l’intérêt ou qu’elle pourrait en réduire le montant en payant, en tout ou en partie, la dette fiscale contestée.

 

[5]               Le 15 janvier 2002, le ministre a écrit de nouveau à Mme Telfer, cette fois pour l’informer qu’elle pouvait consentir par écrit à ce que ses avis d’opposition soient tenus en suspens en attendant qu’une décision soit rendue dans Brown c. Canada, car les questions en litige dans cette affaire étaient déterminantes pour la dette fiscale de Mme Telfer. Curieusement, la lettre mentionnait également que les avis d’opposition de Mme Telfer étaient tenus en suspens (bien qu’elle n’ait pas fait part de son consentement) en attendant qu’une décision soit rendue dans Brown.

 

[6]               Mme Telfer n’a jamais consenti par écrit à ce que ses avis d’opposition soient tenus en suspens, mais elle ne s’y est pas non plus opposée. De plus, elle ne s’est pas prévalue de son droit d’interjeter appel devant la Cour canadienne de l’impôt 90 jours après avoir produit ses avis d’opposition, tel que le prévoit l’alinéa 169(1)b). Le recouvrement a été interrompu pendant que les avis d’opposition étaient tenus en suspens.

 

[7]               Dans la même lettre, le ministre a rappelé à Mme Telfer que les intérêts continueraient de s’accumuler si elle ne payait pas son solde. Il a souligné qu’elle aurait droit à un remboursement avec intérêts dans l’éventualité où ses avis d’opposition seraient accueillis après qu’elle eut payé son solde. Le ministre a indiqué le montant des impôts, des pénalités et des intérêts que Mme Telfer devait à ce jour.

 

[8]               En janvier 2004, la Cour suprême du Canada est parvenue à une conclusion dans Brown et a rejeté la demande de pourvoi de l’appelant (Brown c. Canada (2001), D.T.C. 1094 (C.C.I.), confirmée par 2003 CAF 192, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 29843 (22 janvier 2004)). Peu de temps après, le ministre a offert à Mme Telfer de conclure une entente afin qu’elle règle sa dette fiscale. Cette dernière, après avoir consulté un avocat, a accepté l’offre en septembre 2004, plus de trois ans après avoir produit ses avis d’opposition. Le 21 mars 2005, le ministre a confirmé, suivant les termes de l’entente, les nouvelles cotisations pour les années d’imposition 1993 et 1994 et a établi une nouvelle cotisation pour les années 1996 à 1999.

 

[9]               Dans une lettre datée du 22 septembre 2006, Mme Telfer a demandé au ministre de lui accorder [TRADUCTION] « un peu de répit » concernant les 10 467 $ d’intérêts qu’elle devait sur sa dette fiscale impayée. Elle expliquait qu’elle n’avait aucun revenu et alléguait que le ministère avait mis beaucoup de temps à établir le montant de sa dette. Sa requête a été rejetée par une lettre datée du 19 février 2007, au motif qu’il n’existait aucune preuve d’un retard attribuable au ministère. Les notes et la recommandation sur lesquelles s’est appuyée la décision établissent les faits pertinents.

 

[10]           Dans une lettre datée du 26 mars 2007, Mme Telfer a demandé la tenue d’un examen administratif de deuxième niveau de la décision initiale, faisant valoir à nouveau ses difficultés financières et le retard attribuable à l’ARC en raison de sa décision de tenir les avis d’opposition en suspens en attendant qu’une décision soit rendue dans Brown. Sa demande a été rejetée dans une lettre datée du 23 mai 2007. C’est de cette décision que l’intimée cherche à obtenir le contrôle judiciaire.

 

[11]           La lettre de décision rappelait que l’argument principal de Mme Telfer était fondé sur un retard attribuable au ministère quant au traitement des avis d’opposition et expliquait que sa demande serait rejetée parce qu’il n’existait aucune preuve à cet égard et parce qu’elle avait été tenue pleinement informée de la situation. Plus particulièrement, la lettre mentionnait qu’elle avait été avisée que les avis seraient tenus en suspens en attendant qu’une décision soit rendue dans Brown et que les intérêts continueraient à s’accumuler si elle ne remboursait pas sa dette. On rappelait également à Mme Telfer que peu après qu’une décision fut rendue dans Brown, le ministre lui avait présenté une offre de règlement, qu’elle avait acceptée.

 

[12]           La lettre informait également Mme Telfer que sa demande d’allègement des intérêts fondée sur des difficultés financières avait été transférée au Comité de l’équité du service d’encaissement de l’ARC, dans un service différent, lequel possédait l’expertise nécessaire pour rendre une décision en la matière. La question des difficultés financières soulevée dans la demande d’allègement de Mme Telfer n’est pas pertinente en l’espèce.

 

[13]           Les faits propres à l’affaire de Mme Telfer ont été décrits plus en détail dans le résumé préparé par l’ARC, sur lequel s’appuyait la recommandation de rejeter sa demande. La recommandation expliquait l’opinion du ministère selon laquelle, conformément à ses lignes directrices, le pouvoir discrétionnaire n’est normalement exercé qu’en faveur des contribuables qui n’ont pu payer leur dette fiscale en raison de « circonstances exceptionnelles indépendantes de leur volonté ». La recommandation concluait que ce n’était pas le cas en l’espèce. Il n’y avait eu aucun retard puisque Mme Telfer avait consenti à ce que ses avis d’opposition soient tenus en suspens et qu’elle avait été avisée qu’elle se devait de payer les intérêts qui s’accumulaient sur sa dette.

 

C.        CADRE LÉGISLATIF

[14]           Les dispositions législatives directement pertinentes en l’espèce sont reproduites ci-dessous :

Loi sur l’impôt sur le revenu , L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.)

161.(1) Dans le cas où le total visé à l’alinéa a) excède le total visé à l’alinéa b) à un moment postérieur à la date d’exigibilité du solde qui est applicable à un contribuable pour une année d’imposition, le contribuable est tenu de verser au receveur général des intérêts sur l’excédent, calculés au taux prescrit pour la période au cours de laquelle cet excédent est impayé :

 

a) le total des impôts payables par le contribuable pour l’année en vertu de la présente partie et des parties I.3, VI et VI.1;

 

b) le total des montants représentant chacun un montant payé au plus tard à ce moment au titre de l’impôt payable par le contribuable et imputé par le ministre, à compter de ce moment, sur le montant dont le contribuable est redevable pour l’année en vertu de la présente partie ou des parties I.3, VI ou VI.1.

 

 

165. (3) Sur réception de l’avis d’opposition, le ministre, avec diligence, examine de nouveau la cotisation et l’annule, la ratifie ou la modifie ou établit une nouvelle cotisation. Dès lors, il avise le contribuable de sa décision par écrit

 

 

220.(3.1) Le ministre peut, au plus tard le jour qui suit de dix années civiles la fin de l’année d’imposition d’un contribuable ou de l’exercice d’une société de personnes ou sur demande du contribuable ou de la société de personnes faite au plus tard ce jour-là, renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable ou la société de personnes en application de la présente loi pour cette année d’imposition ou cet exercice, ou l’annuler en tout ou en partie. Malgré les paragraphes 152(4) à (5), le ministre établit les cotisations voulues concernant les intérêts et pénalités payables par le contribuable ou la société de personnes pour tenir compte de pareille annulation.

161.(1) Where at any time after a taxpayer’s balance-due day for a taxation year

 

(a) the total of the taxpayer’s taxes payable under this Part and Parts I.3, VI and VI.1 for the year

 

exceeds

 

(b) the total of all amounts each of which is an amount paid at or before that time on account of the taxpayer’s tax payable and applied as at that time by the Minister against the taxpayer’s liability for an amount payable under this Part or Part I.3, VI or VI.1 for the years,

 

the taxpayer shall pay to the Receiver General interest at the prescribed rate on the excess, computed for the period during which that excess is outstanding.

 

 

 

 

165.(3) On receipt of a notice of objection under this section, the Minister shall, with all due dispatch, reconsider the assessment and vacate, confirm or vary the assessment or reassess, and shall thereupon notify the taxpayer in writing of the Minister’s action.

 

220.(3.1) The Minister may, on or before the day that is ten calendar years after the end of a taxation year of a taxpayer (or in the case of a partnership, a fiscal period of the partnership) or on application by the taxpayer or partnership on or before that day, waive or cancel all or any portion of any penalty or interest otherwise payable under this Act by the taxpayer or partnership in respect of that taxation year or fiscal period, and notwithstanding subsections 152(4) to (5), any assessment of the interest and penalties payable by the taxpayer or partnership shall be made that is necessary to take into account the cancellation of the penalty or interest.

 

 

D.        QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

[15]           Bien que l’avocat de Mme Telfer ait soulevé plusieurs questions dans son mémoire, son plaidoyer a porté principalement sur la question de savoir si le refus du ministre d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré au paragraphe 220(3.1) est susceptible d’être annulé sur demande de contrôle judiciaire au motif que la décision était déraisonnable parce que le ministre n’a pas prêté attention, ou n’a pas accordé suffisamment d’importance, au fait qu’il était dans l’intérêt des deux parties que les avis de Mme Telfer soient tenus en suspens en attendant qu’une décision soit rendue dans Brown.

 

(i) La décision de la Cour fédérale

[16]           Le ministre fait valoir que bien que le juge des demandes ait correctement reconnu que la norme de contrôle à appliquer était celle de la raisonnabilité, une analyse de son raisonnement montre qu’il n’a pas appliqué cette norme. L’avocat du ministre a affirmé que le juge a plutôt substitué son point de vue à celui du ministre au sujet du caractère « équitable » de la décision de rejeter la demande d’allègement de Mme Telfer. En d’autres mots, le juge a contrôlé la décision du ministre en appliquant la norme de la décision correcte, et non celle de la décision déraisonnable. Par conséquent, l’avocat a fait valoir que la Cour devait déterminer elle‑même si la décision du ministre était déraisonnable.

 

[17]           L’analyse de la décision du juge faite par l’avocat du ministre est peut-être juste. En effet, la lecture des motifs du juge, il n’est pas facile de discerner l’erreur qu’a commise le ministre, mis à part le fait qu’il en est résulté une injustice. J’estime toutefois que la Cour n’a pas à trancher la question potentiellement complexe de déterminer si le juge a appliqué la norme de contrôle appropriée ou s’il s’est trompé en le faisant.

 

[18]           Bien qu’il y ait eu confusion dans le passé, la jurisprudence actuelle permet d’affirmer que lorsqu’une décision en matière de contrôle judiciaire est portée en appel, le rôle de la juridiction d’appel consiste simplement à décider si la juridiction inférieure a employé la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement. Le rôle de la juridiction d’appel ne se limite pas à se demander si la juridiction inférieure a commis une erreur manifeste et dominante en appliquant la norme de contrôle appropriée.

 

[19]           Le droit est exposé de manière précise par le juge Rothstein (alors juge à la Cour d’appel fédérale) dans Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), [2006] 3 R.C.F. 610, 2006 CAF 31.

[13] Dans l’arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43, la Cour suprême a traité du rôle de la cour d’appel dans le contrôle d’une décision judiciaire portent sur le contrôle judiciaire d’une décision administrative. La Cour suprême a conclu que « les règles usuelles applicables au contrôle en appel d’une décision judiciaire énoncées dans Housen [. . .] s’appliquent ». L’approche adoptée dans l’arrêt Housen (Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235) prévoit que sur une question de droit la cour d’appel révise la décision du tribunal de première instance suivant la norme de la décision correcte (paragraphe 8). Sur toutes les autres questions, la norme de contrôle est l’erreur manifeste et dominante (paragraphes 10, 19 et

28).

 

[14] Cependant, dans une jurisprudence plus récente, la Cour suprême a adopté le point de vue selon lequel la cour d’appel se met à la place du tribunal de première instance pour réviser la décision administrative. Voir, par exemple, l’arrêt du juge Major Zenner c. Prince Edward Island College of Optometrists, [2005] 3 R.C.S. 645, aux paragraphes 29 à 45. Voir également l’arrêt du juge Berger Alberta (Minister of Municipal Affairs) v. Telus Communications Inc. (2002), 312 A.R. 40 (C.A.), aux paragraphes 25 et 26. La cour d’appel établit la norme de contrôle appropriée puis décide si elle a été appliquée correctement : voir Zenner aux paragraphes 29 et 30. Concrètement, cela signifie que la cour d’appel elle-même révise la décision administrative en appliquant la norme de contrôle appropriée.

 

(ii) Le motif de contrôle

[20]           L’avocat du ministre a fait valoir que le juge a omis de préciser le motif autorisant la Cour à intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre prévu au paragraphe 220(3.1).

 

[21]           À une certaine époque, les tribunaux étaient d’avis que le seul motif qui pouvait être invoqué en common law pour justifier le contrôle judiciaire d’une décision résultant de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire était l’abus de pouvoir. Une décision administrative pouvait être considérée comme un abus de pouvoir si le dépositaire du pouvoir discrétionnaire avait commis une des erreurs communément reconnues, comme le fait de prendre en compte des éléments non pertinents ou d’ignorer des éléments pertinents, d’exercer le pouvoir à des fins injustifiées ou d’omettre illégalement d’exercer le pouvoir, par exemple en l’entravant. En droit anglais, les multiples erreurs en raison desquelles une décision discrétionnaire pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire ont parfois été désignées sous le nom de contrôle pour motif de décision déraisonnable : Associated Provincial Picture Houses Ltd. v. Wednesbury Corporation, [1949] 1 K.B. 223 (C.A. Angl.).

 

[22]           Au Canada, la formulation « abus de pouvoir discrétionnaire », plus parlante, semble avoir été retenue pour désigner le motif en vertu duquel les tribunaux contrôlent les décisions résultant de l’exercice du pouvoir discrétionnaire (voir surtout, Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, 2001 CSC 41, aux paragraphes 52 à 54). Quoique les différentes catégories d’erreurs consistant en des abus de pouvoir demeurent pertinentes comme moyen d’établir s’il y a effectivement eu abus de pouvoir discrétionnaire, les tribunaux d’appel doivent également adopter une approche plus holistique de la norme de contrôle. Par conséquent, afin de refléter la déférence due à l’autorité à qui le pouvoir législatif a délégué le pouvoir discrétionnaire, les tribunaux ne doivent pas nécessairement prendre pour acquis qu’ils sont autorisés à substituer leur point de vue, notamment dans l’appréciation de l’opportunité des objectifs et de la pertinence des facteurs pris en compte (voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 53 et 56; Dr Q c. British Columbia (College of Physicians and Surgeons), [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19, aux paragraphes 24 à 25 (Dr Q)).

 

[23]           La Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, paragraphe 18.1(4), ne précise pas exactement le motif en vertu duquel la Cour peut accueillir une demande de contrôle judiciaire concernant l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un office fédéral, tel que celui conféré au ministre au paragraphe 220(3.1). Cependant, les motifs énoncés au paragraphe 18.1(4) sont potentiellement applicables à une mesure administrative discrétionnaire, notamment l’erreur de droit (alinéa 18.1(4)c)) et le motif résiduel prévu à l’alinéa 18.1(4)f) (« a agi de toute autre façon contraire à la loi »).

 

(iii) norme de contrôle

[24]           La norme de la décision déraisonnable est la norme de contrôle qui s’applique normalement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9, au paragraphe 51 (Dunsmuir)). De fait, notre Cour avait déjà décidé dans Lanno c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2005 DTC 5245, 2005 CAF 153, que le caractère déraisonnable simpliciter (une des deux normes déférentes appliquées à l’époque par les tribunaux) était la norme de contrôle applicable à une décision prise en vertu du paragraphe 220(3.1).

 

[25]           Lors d’un contrôle judiciaire suivant la norme de la raisonnabilité, le juge doit examiner le processus décisionnel (y compris les raisons avancées pour justifier la décision) afin de s’assurer qu’il offre une « justification » rationnelle de la décision, qu’il est transparent et qu’il est intelligible. De plus, le tribunal d’appel doit déterminer si la décision en soi appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au paragraphe 47).

 

[26]           En approfondissant la notion de déférence judiciaire inhérente à la norme de la décision déraisonnable, la Cour a également affirmé dans Dunsmuir (au paragraphe 49) :

La déférence commande en somme le respect de la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs, de même que des raisonnements et des décisions fondés sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier, ainsi que de la différence entre les fonctions d’une cour de justice et celles d’un organisme administratif dans le système constitutionnel canadien.

 

 

[27]           En l’espèce, l’avocat convient que, sur la base des faits, le ministre pouvait raisonnablement refuser la demande d’allègement des intérêts de Mme Telfer. La plainte reproche plutôt au ministre de n’avoir pas pris en compte les faits pertinents, ou de ne pas leur avoir accordé suffisamment d’importance, notamment en ce qui concerne le retard attribuable au fait que l’ARC ait tenu les avis d’opposition de Mme Telfer en suspens en attendant l’issue de l’affaire Brown, un choix pour lequel aucune des parties n’était en faute et dont toutes deux ont bénéficié en raison du règlement de la dette fiscale de Mme Telfer par suite de la décision rendue dans Brown.

 

[28]           Mme Telfer n’a pas non plus allégué que le ministre aurait commis une erreur de droit en interprétant mal le paragraphe 220(3.1), ce qui aurait pu être le cas si le ministre avait affirmé que le fait de tenir les avis d’opposition en suspens en attendant qu’une décision soit rendue dans une autre instance ne pourrait jamais servir de base à l’octroi d’un allègement. L’avocat soutient plutôt que les motifs justifiant la décision de l’ARC ne prenaient pas explicitement en compte les caractéristiques particulières des circonstances dans lesquelles les avis de Mme Telfer avaient été tenus en suspens, et donc qu’elles ne possédaient pas le degré «  de justification, de transparence et d’intelligibilité » exigé par la norme de la décision déraisonnable.

 

(iv) Application de la norme de la décision déraisonnable

[29]           Bien que la formulation de la norme de la décision déraisonnable appliquée au processus permettant la prise de décisions discrétionnaires soit immuable, son application dépend du contexte. Dans Mills c. Ontario (Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal), 2008 ONCA 435, aux paragraphes 21 et 22), la cour a « replacé en contexte » l’application de la norme de la décision déraisonnable à des conclusions de fait. Afin de déterminer si le processus décisionnel suivi en l’espèce comportait la justification, la transparence et l’intelligibilité permettant de qualifier la décision de raisonnable, j’ai pris en compte les critères ci-dessous.

 

[30]           Premièrement, la demande produite par Mme Telfer en vue d’obtenir un examen administratif de deuxième niveau à la suite du refus initial d’accorder un allègement allègue principalement le « retard » attribuable au ministère, bien qu’elle mentionne que ses avis d’opposition ont été tenus en suspens en attendant qu’une décision soit rendue dans une autre affaire. Je remarque qu’en l’espèce Mme Telfer était représentée par un avocat et qu’elle a reçu l’aide de différents avocats au cours des négociations avec l’ARC concernant sa demande fondée sur le paragraphe 220(3.1). L’allégation de retard attribuable au ministère présente dans la demande de Mme Telfer (qui impute implicitement une faute à l’ARC) diffère significativement de l’allégation de l’avocat voulant que le ministre ait illégalement omis de prendre en compte l’argument principal qu’a soulevé Mme Telfer dans sa demande d’allègement, à savoir qu’aucune des parties n’était en faute et qu’elles ont toutes deux bénéficié du fait que les avis ont été tenus en suspens en attendant qu’une décision soit rendue dans Brown.

 

[31]           Lorsqu’une question n’a pas été présentée de manière précise au décideur, comme c’est le cas en l’espèce, il est difficile de démontrer, pour les besoins d’une demande de contrôle judiciaire, que l’omission de traiter de la question dans les motifs de la décision a pour résultat de priver le processus décisionnel « de justification, de transparence et d’intelligibilité » et que cela a entraîné une décision déraisonnable.

 

[32]           Deuxièmement, il ressort clairement de la lettre de décision envoyée à Mme Telfer, ainsi que du rapport interne et de la recommandation sur lesquels elle s’appuyait, que l’ARC n’avait pas négligé de tenir compte des circonstances survenues pendant la période de plus de trois ans qui s’est écoulée entre le moment où Mme Telfer a produit ses avis d’opposition et l’entente conclue à l’égard de sa dette fiscale. Les faits sont résumés avec précision dans les documents à l’appui, y compris la décision de tenir les avis en suspens en attendant qu’une décision soit rendue dans Brown. La recommandation, mais non la lettre de décision elle-même, mentionnait que Mme Telfer avait [TRADUCTION] « accepté » que les avis soient tenus en suspens. Il aurait été plus juste de dire que Mme Telfer a acquiescé, mais j’estime que cette nuance ne porte pas à conséquence.

 

[33]           Compte tenu des circonstances, Mme Telfer peut difficilement affirmer que le ministre n’a pas pris en considération tous les faits pertinents. Tout au plus peut-on affirmer que le ministre n’a pas insisté suffisamment sur le fait que la dette fiscale ne serait pas réglée tant et aussi longtemps qu’une décision n’aurait pas été rendue dans Brown. Puisque l’appréciation du poids à accorder à un fait en particulier est au cœur de ce qui constitue l’exercice du pouvoir discrétionnaire, il sera généralement difficile de persuader un tribunal qu’une décision administrative a été exercée de façon déraisonnable à cet égard.

 

[34]           Troisièmement, la nature du pouvoir discrétionnaire constitue un autre aspect du contexte servant à déterminer si une décision contestée est déraisonnable. En l’espèce, le refus d’accorder un allègement des intérêts accumulés n’a brimé aucun droit ou aucune attente de Mme Telfer. Au contraire, elle invoquait le pouvoir discrétionnaire extraordinaire du ministre de lui accorder une exemption quant à l’un des principes de base du régime fiscal, à savoir que les contribuables sont tenus de payer leur dette fiscale avant le mois d’avril de l’année suivante, à défaut de quoi ils doivent payer des intérêts, au taux prescrit, sur toutes sommes dues.

 

[35]           Ceux qui, comme Mme Telfer, choisissent de ne pas payer une dette fiscale dans l’attente qu’une décision soit rendue dans une cause liée ne peuvent normalement pas prétendre qu’ils n’ont pas d’intérêts à payer. S’ils avaient payé rapidement les sommes réclamées, et qu’ils avaient eu gain de cause plus tard, le ministre aurait été dans l’obligation de rembourser les montants versés en trop avec intérêts (voir Comeau c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2005 CAF 271, 2005 D.T.C. 5489, au paragraphe 20). Le taux d’intérêt relativement élevé imposé aux contribuables vise de toute évidence à les encourager, dans leur propre intérêt, à payer rapidement leurs dettes fiscales.

 

[36]           La Circulaire d’information IC07-1 – Dispositions d’allègement pour les contribuables, datée du 31 mai 2007, rend accessible à la population les lignes directrices élaborées par le ministre, conformément auxquelles le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 220(3.1) est normalement exercé. Bien que les lignes directrices ne se veulent pas un exposé exhaustif des situations pour lesquelles un allègement peut être accordé, elles prévoient que le pouvoir discrétionnaire sera exercé en faveur des contribuables dans des « circonstances exceptionnelles indépendantes de leur volonté ».

 

[37]           Dans Cole c. Canada (Procureur général), 2005 DTC 5667, 2005 CF 1445, la cour a conclu que le retard causé par la tenue d’un procès peut justifier l’octroi d’un allègement prévu au paragraphe 220(3.1). En l’espèce toutefois, contrairement à ce qui s’est qui passé dans Cole, le ministre a pris en considération toute la période de délai, y compris le temps qui s’est écoulé en attendant qu’une décision soit rendue dans Brown.

 

[38]           L’avocat a fait valoir que le ministre a agi illégalement en omettant d’exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de Mme Telfer, car les faits ne correspondent à aucune ligne directrice existante. Je suis en désaccord. J’estime qu’il n’y a rien dans le texte des lignes directrices ou dans la lettre de décision qui appui cette allégation. Après tout, en fondant sa demande sur le retard du ministère, Mme Telfer ne demandait pas au ministre de se pencher sur quelque chose qui n’avait pas été pris en compte dans les lignes directrices.

 

[39]           L’avocat a également allégué que le ministre avait agi injustement en décidant de traiter séparément la prétention de Mme Telfer selon laquelle elle devait bénéficier d’un allègement en raison de difficultés financières. Je ne suis pas d’accord. Il me semble au contraire qu’il était tout à fait approprié que l’ARC renvoie cet aspect des demandes faites en vertu du paragraphe 220(3.1) à un service possédant l’expertise nécessaire pour examiner les demandes de cette nature.

 

(v) conclusion

[40]           Les considérations ci-dessus et la nature non définie du pouvoir conféré au ministre au paragraphe 220(3.1) plaident contre un examen judiciaire minutieux du processus de décision. En dépit de l’obligation légale du ministre de prendre en compte l’avis d’opposition d’un contribuable « avec diligence » (paragraphe 165(3)), il faudra des circonstances plus convaincantes que celles présentées en l’espèce pour convaincre une cour de révision que le ministre a agi de manière déraisonnable en décidant de refuser d’accorder à un contribuable ce qui s’avère être en vérité un prêt sans intérêts.

 

[41]           En résumé, je ne suis pas convaincu que la décision du ministre manquait du degré « de justification, de transparence et d’intelligibilité » requis par la norme de contrôle de la décision déraisonnable. Le point précis sur lequel s’est appuyé l’avocat devant la Cour n’a pas été véritablement soumis au ministre; dans sa lettre, Mme Telfer a plutôt invoqué le « retard ». Quoi qu’il en soit, il ressort clairement des deux lettres du ministre, ainsi que des documents à l’appui, que ce dernier était parfaitement au courant des faits pertinents et qu’on ne peut considérer qu’il ne les a pas pris en compte.

 

[42]           Enfin, la Cour dans Dunsmuir (au paragraphe 47) a fait remarquer que bien que le contrôle de la raisonnabilité tienne principalement à la « justification, la transparence et l’intelligibilité» du processus décisionnel, la cour de révision devrait aussi se demander si le résultat en soi est déraisonnable. Tant à la lumière des faits présentés en l’espèce que du droit applicable, la décision du ministre appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » et n’est donc pas déraisonnable.

 

 

E.        CONCLUSIONS

[43]           Pour tous ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens, tant en appel qu’en première instance, j’annulerais l’ordonnance de la Cour fédérale et je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.

 

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord

            J. Edgar Sexton j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

            C. Michael Ryer j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-141-08

 

 

INTITULÉ :                                                                           Agence du revenu du Canada

 

                                                                                                et

 

                                                                                                Mme Dianne Telfer

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   Le 9 décembre 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                Le juge Evans

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             Le juge Sexton

                                                                                                Le juge Ryer

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 28 janvier 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nancy Arnold

Kevin Dias

POUR L’APPELANTE

 

 

Clifford Rand

Susan Thomson

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c. r.

Sous-procureur général du Canada

POUR L’APPELANTE

 

 

Stikeman Elliott LLP

Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

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