Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20190211


Dossier : A-94-17

Référence : 2019 CAF 29

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

AIRBUS HELICOPTERS, S.A.S.

appelante

et

BELL HELICOPTER TEXTRON

CANADA LIMITÉE

intimée

Audience tenue à Montréal (Québec), le 23 octobre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 11 février 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20190211

Dossier : A-94-17

Référence : 2019 CAF 29

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

AIRBUS HELICOPTERS, S.A.S.

appelante

et

BELL HELICOPTER TEXTRON

CANADA LIMITÉE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Notre Cour est saisie de l’appel et de l’appel incident du jugement de la Cour fédérale (par le juge Martineau) daté du 10 février 2017 (jugement en dommages) et modifié le 2 mars 2017 qui établissait le montant des dommages-intérêts à accorder à Airbus Helicopters, S.A.S. (l’appelante) par suite de la contrefaçon par Bell Helicopter Textron Canada Limitée (l’intimée) du brevet canadien no 2 207 787 (le brevet 787), contrefaçon établie par un arrêt antérieur. La Cour fédérale avait ordonné à l’intimée de verser à l’appelante des dommages-intérêts de 1 500 000 $, soit 500 000 $ en dommages-intérêts compensatoires et 1 000 000 $ en dommages-intérêts punitifs. Seul le montant des dommages-intérêts punitifs est contesté devant notre Cour.

[2]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’octroi des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ doit être confirmé, car il est fondé sur une interprétation correcte du droit applicable et une appréciation raisonnable des faits.

I.  Faits et procédures

[3]  Pour la plupart, les faits ne sont pas controversés et sont bien résumés dans les motifs du juge.

[4]  Les deux parties sont d’importants producteurs d’hélicoptères qu’elles commercialisent et écoulent dans le monde entier. Au milieu des années 1990, l’appelante a mis au point un train d’atterrissage « à patins » connu comme « train Moustache » dont on sait qu’il résout les problèmes d’instabilité par résonance au sol, difficulté technique de taille en matière de trains d’atterrissage. Le train Moustache se situe à la base du brevet en cause qui a été déposé au Canada le 5 juin 1997 et dont la date de priorité était le 10 juin 1996 selon la demande de brevet déposée en France. Le brevet porte le titre « Train d’atterrissage à patins pour hélicoptère » et est enregistré sous le numéro de brevet canadien 2 207 787.

[5]  En 2003, l’intimée a étudié, dans le cadre de la mise au point de son hélicoptère Bell 429, les performances d’un EC120, un hélicoptère d’Airbus muni du train Moustache. Elle a loué et exploité l’EC120 de mars à juin 2003 et l’a soumis à divers essais. Ses employés ont également reçu une formation sur cet hélicoptère à peu près à la même époque.

[6]  De 2004 à 2007, l’intimée a mis au point le train d’atterrissage à patins « Legacy » destiné à l’hélicoptère Bell 429. À l’époque, l’ingénieur Robert Gardner de l’intimée a fait part à Malcom Foster, responsable technique et ingénieur en chef, de ses préoccupations quant aux similitudes entre le train Legacy et le train Moustache. M. Foster n’en a pas moins conseillé à M. Gardner de « poursuivre le travail » (jugement en dommages au paragraphe 10). C’est ainsi que la mise au point du train Legacy et les démarches d’obtention de la certification de Transport Canada ont continué.

[7]  Les maquettes initiales du Bell 429 avec le train Legacy ont été présentées à divers salons professionnels, depuis le Seoul Air Show en octobre 2005 jusqu’au Farnborough Air Show en juillet 2008.

[8]  Lors d’une conférence à Montréal en avril 2008, Peter Minderhoud, l’expert en trains d’atterrissage de l’intimée, a produit sur le train Legacy un article où il faisait l’éloge de l’amélioration du comportement dynamique, des qualités d’absorption d’énergie et du moindre poids du [traduction] « train d’atterrissage à patins de type traîneau » par rapport au [traduction] « type classique ». Comme le prétendait l’article, ce train [traduction] « a été conçu pour la première fois par [l’intimée] pour l’intégrer à son nouvel hélicoptère [le modèle 429] » (jugement en dommages au paragraphe 136).

[9]  Le Bell 429 muni du train Legacy a effectué son premier vol le 27 février 2007 dans les installations de l’intimée à Mirabel (Québec).

[10]  En mai 2008, l’appelante a intenté une action en contrefaçon contre l’intimée au Canada. Cette dernière n’avait reçu aucune une mise en demeure avant que l’instance ne soit introduite. Des poursuites ont également été intentées dans d’autres pays, notamment en France et aux États-Unis. Dans ce contexte, l’intimée a mis au point un train modifié pour le Bell 429, le train « Production », et a mis sous séquestre les 21 trains produits jusque‑là (jugement en dommages au paragraphe 405).

[11]  Le 9 juin 2008, l’appelante a modifié son action pour y inclure le nouveau train. Outre une déclaration de contrefaçon et une injonction permanente, elle a demandé une ordonnance de remise ou de destruction de tout train contrefait. Elle a également sollicité des dommages-intérêts compensatoires et punitifs de 25 000 000 $, intérêts et dépens compris.

[12]  Le 30 janvier 2012, après une longue bataille juridique des parties, la Cour fédérale (sous la plume du juge Martineau) a rendu un jugement sur l’allégation de contrefaçon (Eurocopter c. Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 113 (jugement en responsabilité)). Elle a conclu que, en utilisant le train Legacy, l’intimée avait contrefait la revendication 15 du brevet en cause. Elle a aussi rejeté à la fois le moyen de défense fondé sur l’arrêt Gillette et l’exception pour cause expérimentale invoquée par l’intimée à cet égard. Elle a néanmoins écarté l’allégation de contrefaçon de l’appelante en ce qui concerne le train Production au motif que les éléments essentiels de la revendication 1 n’étaient pas tous présents dans le nouveau train d’atterrissage.

[13]  En ce qui concerne les sanctions, la Cour fédérale a ordonné que le train Legacy ne soit pas utilisé avant l’expiration du brevet, de même que la destruction des 21 trains mis sous séquestre. Elle a finalement déclaré que l’appelante avait droit aux dommages-intérêts, y compris aux dommages-intérêts punitifs, dont le montant devait être établi ultérieurement conformément à l’ordonnance de disjonction du 2 octobre 2009.

[14]  Les deux parties ont interjeté appel de la décision de 2012 devant notre Cour. Dans son appel, l’intimée a soutenu qu’il n’y avait pas eu contrefaçon de brevet et qu’il ne convenait pas que, à ce stade, la Cour fédérale statue sur la question des dommages-intérêts punitifs. L’appelante y est allée d’un appel incident en faisant valoir que les revendications du brevet étaient toutes valables et que le train Production était contrefait.

[15]  Le 24 septembre 2013, notre Cour a rejeté et l’appel et l’appel incident de la décision de 2012 (Bell Helicopter Textron Canada Limitée c. Eurocopter (Société par actions simplifiée), 2013 CAF 219 (appel en responsabilité)). Il est à noter qu’il fut conclu que nul motif n’appelait la remise en cause de la conclusion de la Cour fédérale quant au droit de l’appelante aux dommages-intérêts, y compris aux dommages-intérêts punitifs.

II.  La décision attaquée

[16]  Le 10 février 2017, la Cour fédérale a rendu un jugement sur la question des dommages-intérêts. Elle a d’abord statué sur les dommages-intérêts compensatoires, qu’elle a fixés à 500 000 $. Comme elle l’a dit, ce montant « appartient aux issues acceptables d’une négociation hypothétique ayant lieu à l’automne 2005, pour le paiement d’une redevance correspondant à l’utilisation illicite de vingt et un trains Legacy » (jugement en dommages au par. 307). Cette partie du jugement n’a pas fait l’objet d’un appel.

[17]  La Cour fédérale a ensuite apprécié le montant des dommages-intérêts punitifs à accorder à l’appelante [traduction] « par suite de la contrefaçon […] ainsi que de la conduite délibérée et scandaleuse de [l’intimée] » (par. 380). Après avoir passé en revue les conclusions de fait du jugement en responsabilité (par. 381 et 382), elle a repris les six facteurs consacrés par l’arrêt Whiten c. Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18, [2002] 1 R.C.S. 595 (Whiten) en matière de quantification des dommages-intérêts punitifs (par. 384 et 385) et a résumé les observations des parties (par. 386 à 395).

[18]  Avant de passer à l’analyse des facteurs consacrés par l’arrêt Whiten, la Cour fédérale a fait remarquer que, en ce qui concerne l’affaire Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., [1994] A.C.F. no 1441 (CF) (Lubrizol), où des dommages-intérêts punitifs de 15 000 000 $ avaient initialement été octroyés, cette décision ne faisait pas autorité, ayant été annulée en appel au motif que les dommages-intérêts compensatoires accordés n’avaient pas été pris en considération dans l’appréciation des dommages-intérêts punitifs (par. 388). Elle a également conclu que la somme de 500 000 $ attribuée à titre de dommages-intérêts compensatoires « ne permettrait pas, en l’espèce, d’atteindre l’objectif de punir et de dissuader » (paragraphe 396) et que des dommages-intérêts punitifs étaient donc nécessaires. Elle a ajouté, à titre d’« indication non contraignante » tirée de la jurisprudence, que les dommages-intérêts punitifs à accorder dans de tels cas « pourraient se situer entre 500 000 $ et 2 000 000 $, selon les circonstances » (par. 397).

[19]  Le premier facteur auquel s’est attachée la Cour fédérale est celui du caractère répréhensible de la conduite de l’intimée (par. 398). Au départ, la Cour a fait mention de ses conclusions antérieures portant que la conduite répréhensible avait été « planifiée et délibérée », que « la contrefaçon s’était poursuivie pendant un certain nombre d’années », que « la direction [de l’intimée] savait que les actes de celle‑ci étaient fautifs et […] avait persisté dans son inconduite, tout en prétendant que le train Legacy était sa propre technologie » (par. 399 par référence au jugement en responsabilité aux par. 431 à 434), et que « Bell a aussi tiré profit de son inconduite » (par. 401). Le caractère répréhensible de l’inconduite, a conclu la Cour fédérale, milite « en faveur d’une attribution de dommages-intérêts punitifs importants afin de dénoncer précisément ce comportement inacceptable » (par. 413).

[20]  La Cour fédérale a ensuite rejeté certaines des circonstances atténuantes alléguées. Tout d’abord, elle a dit que « les excuses sont arrivées très tard » (par. 402 et 403). En second lieu, elle a dit ne pas avoir la conviction que le passage au nouveau train démontrait, comme il était prétendu, « un engagement clair, à ce moment‑là, de respecter les droits de propriété intellectuelle [de l’appelante] » (par. 407). Elle s’interrogeait sur le poids à accorder aux politiques et aux procédures nouvelles adoptées par l’intimée en matière de propriété intellectuelle en faisant observer que [traduction] « des politiques semblables [de l’intimée] existaient au moment de la contrefaçon du brevet » (par. 408). Elle a ajouté à ce sujet qu’« [u]n montant élevé de dommages-intérêts punitifs servira de moyen dissuasif puissant à l’égard de la société et permettra d’éviter qu’une inconduite de ce genre ne se reproduise » (ibid.). Elle a souligné que l’intimée et sa société mère « sont aussi des personnes morales sophistiquées » et que, de ce fait, leur décision de ne pas vérifier les droits de propriété intellectuelle « était simplement inacceptable » et constituait par ailleurs « un aveuglement volontaire » (par. 409). La Cour fédérale a néanmoins « considéré comme un facteur atténuant important » les mesures prises pour mettre en quarantaine les trains contrefaits et pour mettre au point le train Production (par. 414).

[21]  Le deuxième facteur pris en compte par le juge est celui de la vulnérabilité de l’appelante (par. 415). À cet égard, la Cour fédérale a conclu que, comme « il n’y a pas d’inégalité de pouvoir » en l’espèce, ce deuxième facteur est « plus ou moins neutre » (par. 416). Elle a également rejeté la thèse de l’intimée selon laquelle « l’attribution de dommages-intérêts punitifs importants dans la jurisprudence est généralement fondée sur la vulnérabilité du demandeur » (par. 417). La Cour a plutôt conclu que l’on « doit soupeser tous les faits pertinents afin de déterminer la somme qui serait proportionnée au besoin de dissuasion » (par. 418). Selon la Cour fédérale donc, le fait que ce facteur soit neutre n’appelait pas en soi la diminution du montant des dommages-intérêts.

[22]  Le troisième facteur examiné par la Cour est celui du préjudice causé ou susceptible d’être causé à l’appelante (par. 419). Elle a entrepris son analyse en signalant qu’il y avait eu seulement une « perte financière minime » résultant de la « conduite inacceptable » de l’intimée en ce « qu’il n’y a eu aucune vente effective d’hélicoptères Bell 429 équipés des trains Legacy contrefaits » (par. 420). Elle a en outre signalé que l’intimée « n’a utilisé ou fait fabriquer que vingt et un trains Legacy » (par. 421).

[23]  Cependant, la Cour fédérale a exprimé l’avis que ce nombre « ne tient pas compte de la réalité de la durée et de la gravité de la contrefaçon, ni de l’intention derrière elle » (par. 421). « Le risque d’infliger un préjudice [à l’appelante] était important en l’espèce » (ibid.). Non seulement l’appelante a-t-elle été contrainte d’introduire une action, mais « l’ensemble de l’activité commerciale de la demanderesse a subi un préjudice en raison de la contrefaçon de Bell, puisque celle‑ci avait déjà fait la commercialisation et la publicité pendant un certain nombre d’années du Bell 429 équipé du train Legacy contrefait » (par. 422). Cela dit, la Cour fédérale n’avait trouvé « aucun élément de preuve d’une quelconque atteinte à la réputation » (par. 423). De plus, bien qu’elle ait qualifié le montant des dommages-intérêts compensatoires de «somme modeste », elle a néanmoins résisté à la tentation d’augmenter le montant des dommages-intérêts punitifs, compte tenu du fait que le préjudice potentiel a été atténué par la décision de mettre en quarantaine et l’absence de ventes (par. 424).

[24]  À propos de l’élément de dissuasion, la Cour fédérale a dit que « le montant de la condamnation doit être suffisamment important, de manière à attirer l’attention [de l’intimée] et de la collectivité » et que, pour déterminer ce montant, il faut tenir compte de la taille et de la rentabilité relatives de l’intimée (par. 427) et du fait que la contrefaçon ait duré quatre ans (par. 428). Elle a aussi insisté sur l’importance de la prise en compte des circonstances atténuantes. La « bonne réputation » de l’intimée et l’absence de condamnations antérieures pour contrefaçon des droits de propriété intellectuelle (par. 428) sont deux des circonstances qui doivent entrer en ligne de compte à ce titre. Vu ce dernier point et la conduite de l’intimée après la notification de la contrefaçon, la Cour fédérale a conclu « qu’il ne serait ni justifié ni nécessaire […] d’adjuger des dommages-intérêts supérieurs à 1 000 000 $ » (par. 429 et 430).

[25]  Le cinquième facteur est celui des « autres sanctions civiles ou criminelles imposées » (par. 431). La Cour fédérale a conclu que cette considération était neutre en l’espèce (par. 435). Elle a conclu que, si « les répercussions sociales d’une poursuite judiciaire ne devraient pas être considérées comme faisant partie des sanctions en question » en justifiant une réduction du montant des dommages-intérêts (par. 434), « il n’en demeure pas moins que [l’intimée] a été poursuivie dans différents pays pour la même contrefaçon » (par. 435).

[26]  À propos du dernier des six facteurs de la jurisprudence Whiten, la Cour fédérale a conclu que l’intimée « a tiré de sa conduite répréhensible un certain nombre d’avantages » (par. 439).

[27]  En conclusion, elle a affirmé être « convaincue qu’une somme totale de 1 000 000 $ attribuée au titre de dommages-intérêts punitifs est proportionnée au caractère répréhensible de la conduite » pour les facteurs en question (par. 440), qu’elle « respecte les limites de la rationalité et qu’elle n’est pas excessive » (par. 441). « [D]eux facteurs majeurs », écrit la Cour, « militent en faveur de l’attribution de dommages-intérêts punitifs [aussi] élevés : la conduite répréhensible de [l’intimée] et le besoin de dissuasion » (par. 440). Vu la conduite répréhensible de l’intimée, la Cour a conclu que p Pour que « l’effet de dissuasion soit réel », une « somme de 1 000 000 $ est le minimum de dommages-intérêts punitifs que la Cour peut accorder pour atteindre ces objectifs » (par. 441).

[28]  Les décisions du juge concernant les dépens et les intérêts n’ont pas fait l’objet d’un appel.

III.  Questions en litige

[29]  Les questions soulevées par l’appel peuvent ainsi se résumer :

    1. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de droit en se limitant au « plafond de deux millions de dollars »?
    2. A-t-elle commis une erreur en concluant que des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ suffisaient à réaliser les objectifs de la sanction, de la dissuasion et de la dénonciation?
    3. À l’inverse, des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ sont-ils le minimum requis aux fins de réaliser ces objectifs?

IV.  Analyse

[30]  Le droit est aujourd’hui bien fixé : en matière de dommages-intérêts punitifs, le juge d’appel ne peut revenir sur la décision du juge de première instance que si ce dernier a commis une erreur de droit ou une « erreur sérieuse dans l’évaluation du montant » (Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8, [2012] 1 R.C.S. 265, au par. 190 (Time)). Dans l’arrêt Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168 (Cinar), la Cour suprême a ainsi résumé la norme de contrôle applicable :

La Cour a conclu dans [Time] qu’une cour d’appel ne peut modifier le montant des dommages-intérêts punitifs établi par le juge de première instance que (1) en présence d’une erreur de droit; ou que (2) lorsque ce montant n’a pas de lien rationnel avec les objectifs de l’attribution de dommages-intérêts punitifs, soit la prévention, la dissuasion (particulière et générale) et la dénonciation […]

Cinar, par. 134.

[31]  Dans l’arrêt Time, la Cour suprême a insisté sur ce que « la Cour d’appel doit faire preuve de beaucoup de retenue avant de modifier le quantum des dommages-intérêts » (par. 189), puisque la mission du juge de première instance, qui est d’examiner toutes les circonstances de chaque affaire à la lumière des principes encadrant les dommages-intérêts punitifs, est essentiellement constituée par l’appréciation des faits. Il n’y a qu’en cas d’ « erreur manifeste et dominante » démontrée qu‘une cour d’appel peut « infirmer la décision de première instance à propos de conclusions et inférences de fait relatives à la fixation de ces dommages-intérêts » (ibid.).

[32]  Cela dit, il ne faut pas oublier que les juges d’appel peuvent être plus interventionnistes en matière de dommages-intérêts punitifs qu’en matière de dommages-intérêts généraux. Dans ce dernier cas, le juge ne peut uniquement intervenir que si le montant « est si exorbitant ou si manifestement exagéré [par rapport au préjudice] qu’il choque la conscience de la Cour et le sentiment de justice » (Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, au par. 159), alors que, dans le premier cas, le tribunal doit s’attacher à la rationalité du montant. En d’autres termes, comme la Cour suprême l’a dit à l’occasion de l’affaire Whiten, « [i]l s’agit de déterminer [dans le contrôle du montant des dommages-intérêts punitifs] si cette somme heurte le sens du raisonnable de la Cour et non si elle choque sa conscience » (par. 108).

[33]  Gardant à l’esprit cette norme de contrôle, j’examinerai maintenant les questions soulevées dans l’appel et l’appel incident.

A.  La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de droit en se limitant au « plafond de deux millions de dollars »?

[34]  L’appelante soutient que la décision du juge quant au montant des dommages-intérêts punitifs reposait sur sa croyance erronée en l’existence du plafond de 2 000 000 $. Selon elle, ce plafond n’a aucun fondement en droit, qu’il soit légal ou jurisprudentiel, et il risque de compromettre, dans des affaires comme la présente, la réalisation des fins visées par ces dommages-intérêts. Elle s’appuie en outre à cet égard sur la décision Lubrizol, qui serait la seule affaire comparable mettant en cause deux grandes sociétés multinationales. La Cour fédérale avait alors accordé des dommages-intérêts punitifs de 15 000 000 $, ce qui, affirme l’appelante, aurait été implicitement avalisé en appel.

[35]  Ayant attentivement passé en revue les motifs du juge, je ne puis retenir ces arguments. En fait, l’argumentaire de l’appelante semble reposer sur une lecture étroite de deux extraits isolés des 61 paragraphes consacrés par le juge à la question des dommages-intérêts punitifs. Voici ces deux extraits :

[397] … Compte tenu de la jurisprudence, si la Cour devait fournir une quelconque indication non contraignante, les dommages-intérêts punitifs à accorder dans un litige mettant en cause deux sociétés multinationales pourraient se situer entre 500 000 $ et 2 000 000 $, selon les circonstances. La Cour a retenu la somme de 1 000 000 $, qui se situe au milieu de l’échelle. Cela découle du fait que, bien qu’il existe des facteurs aggravants, il existe aussi des facteurs atténuants dans cette affaire en particulier.

[…]

[413] Suivant ce principe, la Cour attache beaucoup d’importance à la conduite répréhensible de la défenderesse […] En bref, tous ces éléments militent en faveur d’une attribution de dommages-intérêts punitifs importants afin de dénoncer précisément ce comportement inacceptable. C’est pour cette raison que le montant octroyé ne devrait pas se situer dans la partie inférieure de la gamme des dommages-intérêts punitifs comme le propose la défenderesse.

[36]  Selon une lecture raisonnable ces deux paragraphes, plus particulièrement au regard de l’ensemble des motifs du juge, j’ai du mal à admettre qu’il se sentait [traduction] « limité » ou [traduction] « lié » par un soi-disant plafond de 2 000 000 $. À mes yeux, il ressort plutôt de sa propre qualification de ces observations comme « indication non contraignante » (jugement en dommages au par. 397) qu’il voyait simplement dans cette échelle une indication utile quant à l’ordre de grandeur des dommages-intérêts punitifs antérieurement accordés.

[37]  Pour moi, il n’y a rien d’inopportun ni de contre-indiqué à s’inspirer des montants accordés par la jurisprudence comme balises au moment d’apprécier le montant de dommages-intérêts punitifs. Même la Cour suprême a tenu compte d’une telle fourchette à l’occasion de l’affaire Whiten quand elle a conclu que « les dommages-intérêts punitifs de un million de dollars se situent certainement à la limite supérieure de la fourchette applicable, mais ils ne l’excèdent pas » (par. 4). Il est en fait fort courant et même logique au demeurant de tenir compte des dommages-intérêts déjà accordés par la jurisprudence au moment d’évaluer un montant de dommages-intérêts punitifs dans une affaire donnée (voir, par exemple, Pate Estate c. Galway-Cavendish and Harvey (Township), 2013 ONCA 669, au par. 148; Mont-Tremblant Residence Trust c. Chartier, 2013 QCCA 199, au par. 58; Elgert c. Home Hardware Stores Limited, 2011 ABCA 112, au par. 102, autorisation d’en appeler à la C.S.C. refusée, 34335 (24 novembre 2011).

[38]  De plus, il est clair que le juge a dûment considéré et appliqué les facteurs pertinents consacrés par l’arrêt Whiten pour déterminer les dommages-intérêts punitifs à accorder qui serait proportionnés et nécessaires à la réalisation des trois objectifs généraux relevés par la Cour suprême, soit la sanction, la dissuasion et la dénonciation. Après avoir expressément approuvé le principe général établi par notre Cour à l’occasion de l’affaire Lubrizol « concernant le pouvoir discrétionnaire important dont disposent les juges de première instance pour fixer le montant adéquat des dommages-intérêts punitifs » (jugement en dommages au par. 388), le juge s’est efforcé de trouver un montant qui, sans excéder ce qui était nécessaire, permettrait de réaliser rationnellement les objectifs déclarés de l’octroi de dommages-intérêts punitifs. On ne relève nulle part dans ses motifs d’indication selon laquelle le juge aurait été limité dans cette recherche ou limité de quelque manière par un [traduction] « plafond fixe » en matière de dommages-intérêts punitifs. Tout au contraire, il s’est attaché aux circonstances de l’affaire pour juger du montant qui serait proportionné au caractère répréhensible de la conduite de l’intimée, au degré de vulnérabilité de l’appelante, au préjudice particulier causé à celle‑ci, au besoin de dissuasion, aux autres sanctions et à tout avantage tiré par l’intimée de sa conduite répréhensible. Bref, le juge a bien pris connaissance du droit applicable sans se méprendre à propos d’un quelconque plafond artificiel.

[39]  D’ailleurs, l’essentiel de l’argumentaire de l’appelante (et de l’intimée dans l’appel incident) porte sur l’appréciation des différents facteurs par le juge. L’appelante est clairement d’avis que celui‑ci n’a pas accordé suffisamment d’importance au caractère répréhensible de la conduite de l’intimée et n’a donc pas établi de dommages-intérêts punitifs ayant véritablement un effet dissuasif; quant à l’intimée, elle aurait aimé que le juge prête une plus grande attention à un certain nombre de facteurs faisant contrepoids. Quel qu’en soit le bien-fondé, ces arguments ne vont pas dans le sens de la thèse selon laquelle le juge a commis une erreur de droit ou s’est trompé en déterminant le critère juridique et les facteurs relatifs aux dommages-intérêts punitifs.

[40]  Enfin, je conclus que la thèse avancée par l’appelante portant que le juge a commis une erreur en ne se fondant pas sur la décision Lubrizol est sans fondement. Le juge a nettement exposé aux paragraphes [387] et [388] de ses motifs les raisons pour lesquelles il jugeait que cette décision devait être distinguée de la présente affaire et n’avait que peu de valeur jurisprudentielle. Il a fait remarquer que non seulement la décision Lubrizol portait sur la violation d’une injonction interlocutoire, ce qui la distinguait des faits de la présente affaire, mais qu’elle avait aussi été annulée en appel parce que le montant des dommages-intérêts compensatoires n’était pas entré en ligne de compte dans l’analyse. Comme l’a observé le juge :

[388] […] Bien que la CAF n’ait pas en tant que tel invalidé la décision relative au quantum des dommages-intérêts punitifs, elle ne l’a pas non plus confirmée. La Cour d’appel fédérale souligne le principe selon lequel les dommages-intérêts exemplaires ne peuvent être accordés « que dans les situations où les dommages-intérêts généraux et majorés réunis ne permettent pas d’atteindre l’objectif qui consiste à punir et à dissuader » […] Par la suite, la CAF a décidé qu’elle ne pouvait évaluer le montant adéquat des dommages-intérêts exemplaires qu’après avoir tranché la question de savoir si les dommages-intérêts généraux ne permettaient pas d’atteindre les objectifs consistant à punir et à dissuader. La Cour d’appel fédérale n’a jamais eu l’occasion de se pencher à nouveau sur la question, étant donné que les parties ont réglé l’affaire. Par conséquent, cette affaire ne peut constituer un précédent en ce qui a trait au montant accordé pour des dommages-intérêts punitifs ou exemplaires en première instance […]

[41]  L’appelante ne m’a pas convaincu que cette interprétation par le juge de la décision rendue par notre Cour à l’occasion de l’affaire Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., [1996] 3 C.F. 40, [1996] A.C.F. no 454 (CAF) est erronée. Elle affirme simplement, d’après sa propre interprétation de la décision, que notre Cour est [traduction] « implicitement convenue » que de tels dommages-intérêts importants pourraient raisonnablement être accordés. Cette observation est fondée sur un paragraphe de la même décision que l’on doit lire au complet :

[traduction]

Pour ce qui est du montant à octroyer à la fin, ce pourrait être 15 000 000 $, peut-être moins ou même plus. Tout dépend du chiffre qui serait nécessaire pour un effet dissuasif sur l’appelante et d’autres dans toutes les circonstances de l’affaire […] La Cour n’a aucune observation à faire sur le montant, s’il y en a un, à fixer dans cette affaire, mais laisse au juge de première instance dans la poursuite de l’affaire de prendre une décision d’après tous les éléments de preuve, nouveaux et anciens, et les principes énoncés dans les présents motifs et compte tenu des dommages-intérêts compensatoires qui auront été évalués.

[Je souligne.]

[42]  Vu ce paragraphe, je ne saurais conclure que la Cour était « implicitement » convenue de tout montant en dommages-intérêts ou que le juge a commis une erreur à cet égard. Je prends acte de surcroît des observations de la Cour suprême dans l’arrêt Whiten au sujet de la décision Lubrizol :

[125] Il faut toutefois prendre soin de ne pas appliquer de façon irrationnelle le facteur des « profits injustement obtenus ». Ainsi, dans [Lubrizol], le tribunal a ordonné à la défenderesse de rendre compte à la demanderesse de tous les profits que lui avait rapportés la contrefaçon du brevet de cette dernière, majorés des intérêts, puis il a ajouté des dommages-intérêts punitifs de 15 millions de dollars (sans attendre la détermination du montant des profits) parce que, d’affirmer le juge Cullen, « [l]e chiffre de ventes du produit [breveté], même s’il n’a pas été quantifié, doit être énorme » et que la défenderesse était « une grande entreprise dont le chiffre d’affaire annuel atteignait 10 milliards de dollars » (p. 209). Par cette double réparation, la défenderesse s’est vue retirer deux fois les profits, une première fois par la reddition de compte et une seconde (du moins en partie) par sa condamnation au paiement des dommages-intérêts punitifs. La Cour d’appel a infirmé la décision du juge de première instance […]

[43]  Pour conclure, j’aimerais ajouter que la décision Lubrizol date d’il y a presque 25 ans et ne semble pas s’être vue accorder une grande valeur jurisprudentielle. Je n’ai pas été en mesure de trouver quelque autre décision où des dommages-intérêts punitifs aussi importants ont été accordés, et les avocats n’ont pas attiré notre attention sur quelque décision de la sorte. D’ailleurs, les avocats de l’intimée affirment dans leur mémoire des faits et du droit (par. 64) qu’un relevé de la jurisprudence canadienne ayant octroyé des dommages-intérêts punitifs entre 1994 et 2017 dans le contexte de la propriété intellectuelle révèle que les sommes accordées étaient généralement de 10 000 $ à 100 000 $, les exceptions dignes de mention étant les 500 000 $ accordés par la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Cinar et les 1 000 000 $ accordés par la Cour fédérale à l’occasion de l’affaire Nintendo of America Inc. c. King, 2017 CF 246; cela n’a pas été contesté par l’appelante. La décision Lubrizol semble donc être l’exception en ce qui concerne l’importance des dommages-intérêts punitifs accordés et le juge avait certainement le droit d’opérer une distinction entre les faits de cette affaire et ceux du présent litige.

B.  La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ suffisaient à réaliser les objectifs de la sanction, de la dissuasion et de la dénonciation?

[44]  L’appelante soutient que des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ sont insuffisants en l’espèce au regard des objectifs de sanction, de dissuasion et de dénonciation. Elle soutient que l’importante situation financière de l’intimée et de sa société mère, le fait qu’elle continue à tirer profit de son inconduite, le caractère hautement répréhensible de ses agissements et l’objet même du droit des brevets constituent autant de facteurs militant en faveur de l’octroi de dommages-intérêts punitifs de 25 000 000 $. L’appelante soutient également que le juge a accordé des dommages-intérêts trop bas, ayant commis deux erreurs de droit dans l’application des facteurs de l’arrêt Whiten. Je discuterai successivement ces deux arguments.

(1)  Caractère répréhensible de la conduite

[45]  L’appelante affirme que des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ ne suffisent pas à une dénonciation du caractère hautement répréhensible de l’inconduite en cause. Citant l’arrêt Whiten, où il est dit que « [p]lus la conduite est répréhensible, plus les limites rationnelles de la somme susceptible d’être accordée seront élevées » (par. 112), elle souligne un certain nombre de conclusions tirées par le juge au sujet de la gravité du comportement de l’intimée :

  • l’inconduite de l’intimée, laquelle est une personne morale sophistiquée, était « planifiée et délibérée » (jugement en dommages aux par. 399, 413 et 424; jugement en responsabilité aux par. 425, 430 à 433, 440 et 456; appel en responsabilité aux par. 56, 186 et 192);
  • l’inconduite constituait de l’« aveuglement volontaire » de la part de l’intimée; celle‑ci a eu un « comportement téméraire » (jugement en dommages au par. 409; jugement en responsabilité aux par. 425 et 430 à 433; appel en responsabilité aux par. 56, 186 et 190);
  • l’inconduite « s’était poursuivie pendant un certain nombre d’années », et même un certain temps après la réception de la mise en demeure (jugement en dommages aux par. 399, 421, 422 et 428; jugement en responsabilité aux par. 440 et 442);
  • l’intimée avait dissimulé son inconduite au public et prétendu que le train d’atterrissage était sa propre technologie (jugement en dommages aux par. 399, 413 et 430; jugement en responsabilité aux par. 272, 273 et 439 à 441; appel en responsabilité aux par. 191 et 192);
  • l’intimée avait tiré profit de son inconduite dans la mise au point d’une pièce d’équipement hautement complexe, le train d’atterrissage (jugement en dommages aux par. 218, 328, 329, 373, 401 et 439; jugement en responsabilité aux par. 435 et 441);
  • l’ensemble de l’activité commerciale de l’appelante avait subi un préjudice (jugement en dommages au par. 422); le risque de préjudice à l’égard de l’appelante était important en l’espèce (jugement en dommages au par. 421; jugement en responsabilité au par. 436);
  • l’inconduite de l’intimée va à l’encontre de l’essence ainsi que de l’objet du droit des brevets (jugement en dommages aux par. 430 et 441);
  • la société n’avait pas pris de mesures contre les membres de la direction personnellement responsables de la conduite répréhensible, d’où la nécessité d’adopter un « moyen dissuasif puissant » (jugement en dommages au par. 408).

[46]  Fort de ces conclusions, le juge a statué sur le caractère répréhensible de l’inconduite de l’intimée et dit que « tous ces éléments militent en faveur d’une attribution de dommages-intérêts punitifs importants afin de dénoncer précisément ce comportement inacceptable » (jugement en dommages aux par. 413, 440 et 441). Il reste que, objecte l’appelante, le juge a négligé d’accorder en dommages-intérêts punitifs un montant suffisamment proportionné au caractère répréhensible de la conduite de l’intimée, surtout si l’on considère qu’elle a tiré profit de son inconduite et continue à le faire à ce jour. L’appelante soutient que, dans les circonstances en l’espèce où les dommages-intérêts compensatoires sont modestes au point de n’être guère plus qu’une invite à profiter encore plus de la contrefaçon, des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ n’ont rien de rationnel.

[47]  Comme l’appelante l’a elle-même exprimé clairement dans ses observations, nul doute que le juge était bien au fait du mépris flagrant de l’intimée à l’égard du brevet 787, ainsi que de la gravité de sa conduite. Dans sa conclusion générale en matière de dommages-intérêts punitifs, il est allé jusqu’à reconnaître le caractère répréhensible de la conduite de l’intimée et le besoin de dissuasion comme les deux principaux facteurs militant en faveur de dommages-intérêts significatifs (jugement en dommages au par. 440). Cela dit, il a aussi relevé à bon droit un certain nombre de circonstances atténuantes qui, à ses yeux, font « qu’il ne serait ni justifié ni nécessaire […] d’adjuger des dommages-intérêts supérieurs à 1 000 000 $ » :

  • l’intimée jouit d’une bonne réputation et n’a pas été condamnée par le passé pour violation importante dans le domaine de la propriété intellectuelle (jugement en dommages au par. 48);
  • il n’y a pas eu de ventes des 21 trains Legacy contrefaits, ni d’hélicoptères Bell 429 munis de ce train (jugement en dommages aux par. 420 et 424);
  • l’intimée a fait séquestrer les trains contrefaits après avoir été avisée de l’instance introduite (jugement en dommages aux par. 414, 424, 429 et 430);
  • l’intimée a mis au point un train de remplacement appelé « Production » après cette notification (jugement en dommages aux par. 414 et 430).

[48]  Le juge a aussi conclu en la neutralité de divers facteurs dans son analyse :

  • il n’y avait pas d’inégalité de pouvoir entre les parties (jugement en dommages au par. 416);
  • s’il y a eu, au final, des excuses publiques de la part de la haute direction de l’intimée, « les excuses étaient arrivées très tard et n’expriment pas un véritable repentir » (jugement en dommages au par. 403);
  • s’il a pris acte que l’intimée s’était dotée de politiques et de procédures nouvelles en matière de propriété intellectuelle, il signalait néanmoins que « des politiques semblables existaient au moment de la contrefaçon » et n’avaient pas empêché celle‑ci (jugement en dommages aux par. 408 et 409);
  • il n’y avait aucun élément de preuve d’une quelconque atteinte à la réputation de l’appelante (jugement en dommages au par. 423);
  • la situation financière de l’appelante et de sa société mère, bien que pertinente quant à la question de la dissuasion, a une « importance limitée » (jugement en dommages aux par. 426 et 427);
  • les répercussions sociales des procédures ne constituent pas une « autre sanction » infligée à l’intimée; le fait que celle‑ci ait été poursuivie dans d’autres pays en est une en revanche; on peut penser donc que, dans l’ensemble, « ce facteur est plutôt neutre » (jugement en dommages au par. 435).

[49]  Ce n’est qu’après avoir considéré tous ces facteurs et examiné la proportionnalité des dommages-intérêts punitifs « sous plusieurs aspects » (Whiten au par. 111) que le juge a arrêté un montant total de 1 000 000 $. Il a conclu que cette somme était proportionnée aux facteurs consacrés par l’arrêt Whiten, qu’elle « respecte les limites de la rationalité et qu’elle n’est pas excessive » (jugement en dommages aux par. 440 et 441). Il a également conclu que la « somme de 1 000 000 $ est le minimum de dommages-intérêts punitifs que la Cour peut accorder pour atteindre [l]es objectifs » des dommages-intérêts punitifs et, plus particulièrement, celui de la dissuasion (par. 441).

[50]  L’appelante (et, d’ailleurs, l’intimée, mais pour des raisons diamétralement opposées) est manifestement insatisfaite de l’appréciation finale, par le juge, des dommages-intérêts punitifs. Il n’y a toutefois pas lieu pour la Cour d’intervenir. Le juge a reconnu avec justesse les facteurs pertinents à l’évaluation de la proportionnalité d’un montant admissible de dommages-intérêts punitifs et les a dûment appliqués aux circonstances de l’affaire. Une telle détermination est étroitement tributaire du contexte (Lam c. Chanel S. de R.L., 2017 CAF 38, au par. 13). Ayant soupesé les faits de cette affaire, je suis d’avis que l’octroi de dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ est conforme à leurs objectifs, à savoir la sanction, la dissuasion et la dénonciation, et se situe tout à fait dans les limites du rationnel.

[51]  Non seulement le juge a-t-il été nettement sensible au caractère répréhensible de la conduite de l’intimée, mais il s’est aussi soucié de bien peser le besoin de dissuasion tant sur le plan individuel que sociétal. L’appelante soutient que des dommages-intérêts de 1 000 000 $ n’envoient pas un signal assez fort qu’une entreprise multinationale ne saurait faire d’économies en recherche-développement en comptant plutôt sur les nouveautés mises au point par ses concurrents. Il suffit là encore de lire attentivement les motifs du juge pour constater qu’il était bien au fait de ce risque et n’a pas manqué d’en tenir compte au moment d’arrêter des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $, ainsi qu’en témoignent les deux paragraphes qui suivent :

[401] Bell a aussi tiré profit de son inconduite. Comme la Cour l’a déjà conclu, en 2012, les experts d’Airbus supposent que les avantages économiques réalisés par Bell comprennent les économies relatives aux coûts du capital se rapportant à la sollicitation ainsi qu’à la collecte d’acomptes versés par les clients en utilisant les hélicoptères Bell 429 équipés d’un train Legacy contrefait, les économies de coûts ainsi que les bénéfices additionnels découlant du fait de ne pas devoir refaire les essais relatifs à l’optimisation et à la certification, les économies de coûts et les bénéfices additionnels découlant du fait que Bell a préféré adopter le train d’atterrissage contrefait plutôt que d’utiliser son propre train d’atterrissage mis au point de façon indépendante ainsi qu’une meilleure relation avec les clients et une valeur de la marque accrue par suite de l’introduction sur le marché par Bell du modèle d’hélicoptère Bell 429 (jugement CF 2012, au paragraphe 441) […] Un octroi de 1 000 000 $ au titre des dommages-intérêts punitifs n’est sûrement pas disproportionné à la conduite répréhensible de la défenderesse ni aux avantages directs et indirects découlant de son inconduite. À cet égard, cette somme tient aussi compte des facteurs atténuants qui militent en faveur de la défenderesse.

[…]

[439] […] la défenderesse a tiré de sa conduite répréhensible un certain nombre d’avantages qui ont déjà été mentionnés par la Cour, et ce, malgré l’affirmation de la défenderesse selon laquelle il n’y avait aucun lien de causalité avec la contrefaçon. Quoi qu’il en soit, Bell soutient que les dommages-intérêts punitifs ne sont pas, par nature, compensatoires, et qu’il serait erroné d’inclure dans le calcul des dommages-intérêts punitifs les quatre catégories d’avantages économiques […]relevées. Pour bien clarifier les choses, la Cour s’est assurée de l’absence d’un « double recouvrement ». À cet égard, le montant de 1 000 000 $ de dommages-intérêts punitifs ne fait pas double emploi avec le montant de 500 000 $ de dommages-intérêts compensatoires, et est, de l’avis de la Cour, proportionné à tout avantage que la défenderesse a injustement tiré de la conduite répréhensible.

[Je souligne.]

[52]  Répétons qu’il ressort clairement des motifs du juge qu’il a pris ce facteur en considération au moment d’arrêter des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $. Cela va dans le sens de l’enseignement de la Cour suprême dans l’arrêt Whiten selon lequel les dommages-intérêts punitifs visent notamment « à faire en sorte que le défendeur ne voit pas les dommages-intérêts compensatoires simplement comme des frais à payer pour être autorisé à agir comme bon lui semble, sans égard aux droits d’ordre juridique ou autre du demandeur » (par. 124). Par ailleurs, le juge a aussi tenu compte, comme il ressort des paragraphes cités plus haut, des circonstances atténuantes, ce qu’il avait également le loisir de faire. Ce faisant, il a pris soin « de ne pas appliquer de façon irrationnelle le facteur des "profits injustement obtenus" » (Whiten au par. 125). Dans ce contexte, je conclus que les dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ n’ont rien d’irrationnel et qu’ils ne doivent pas être remis en cause.

(2)  Moyens financiers de l’intimée

[53]  L’appelante soutient en outre que, si l’on considère la taille et les moyens financiers de l’intimée et de ses deux sociétés mères, Bell Helicopter Textron Incorporated (BHTI) et Textron Incorporated (Textron Inc.), des dommages-intérêts punitifs de 25 000 000 $ s’imposent en l’espèce aux fins de dissuasion. Cette thèse n’a pas réellement été étoffée ni de vive voix ni dans le mémoire des faits et paraît faire appel à de simples hypothèses. Le seul élément de preuve allant en ce sens semble être le contre-interrogatoire de M. Donald Hatcher confirmant que l’absence de mention de requête de l’appelante en dommages-intérêts punitifs de 25 000 000 $ dans le rapport annuel que Textron Inc. doit produire aux États-Unis en application de la Securities Exchange Act of 1934, 48 Stat. 881 constitue bien une indication que ce fait n’était pas considéré comme important.

[54]  Là encore, je conclus qu’aucune erreur susceptible de révision ne peut être dégagée du jugement rendu en première instance. L’arrêt Whiten enseigne clairement que les moyens financiers du défendeur peuvent constituer un facteur pertinent dans certaines circonstances (par. 119). Comme la Cour suprême l’a observé à l’occasion de l’affaire Time à propos de l’article 1621 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64 (« C.c.Q. »), « plus le patrimoine du débiteur est considérable, plus la condamnation à des dommages-intérêts punitifs doit être élevée pour que les objectifs généraux qu’ils poursuivent soient atteints et pour décourager la récidive » (par. 201). Cela dit, l’ « importance » de ce facteur est « limité » (Whiten au par. 118) et la considération ultime portera invariablement sur le rapport rationnel entre le montant des dommages-intérêts punitifs et l’objet de leur octroi (Time au par. 201).

[55]  Dans l’arrêt Whiten, le juge Binnie a évoqué trois cas où le pouvoir financier du défendeur peut devenir pertinent : a) si le défendeur invoque des difficultés financières; b) si les ressources financières du défendeur ont un lien direct avec sa conduite répréhensible; c) s’il existe d’autres circonstances permettant rationnellement de conclure que des dommages-intérêts moindres ne suffiraient pas à produire un effet dissuasif (par. 119). Les deux premiers facteurs ne jouent pas en l’espèce et il n’a pas été établi que le troisième joue.

[56]  Quant aux moyens financiers de Textron Inc., il faut dire que celle‑ci n’est pas partie à la présente procédure contentieuse. Selon l’article 1621 du C.c.Q. qui régit l’octroi de dommages-intérêts punitifs au Québec, c’est la situation patrimoniale du débiteur qui doit être prise en considération. À titre exceptionnel, on peut tenir compte du patrimoine d’un tiers s’il est démontré que ce tiers assumera, en tout ou en partie, le paiement des dommages-intérêts (Time au par. 213). Répétons que rien au dossier ne prouve que tel est le cas en l’espèce. Mis à part le fait que le recours en dommages-intérêts punitifs de 25 000 000 $ ne soit pas mentionnée dans le rapport annuel de Textron Inc., les seules conclusions du juge portent sur ce qui suit : 1) l’intimée « est une filiale de BHTI qui, à son tour, est une propriété exclusive de Textron Inc. » (jugement en dommages au par. 427; jugement en responsabilité au par. 4); 2) les bénéfices de l’intimée sont versés à BHTI (ibid.); 3) Textron Inc. « doit présenter un rapport annuel […] qui vise les activités aussi bien de Bell que de BHTI » (jugement en dommages au par. 427). On est très loin de montrer qu’une société mère de l’intimée aurait à assumer le règlement de dommages-intérêts punitifs. Par conséquent, les moyens financiers de Textron Inc. ou d’une société affiliée ne peuvent entrer en ligne de compte dans la quantification des dommages-intérêts punitifs.

[57]  Il convient d’insister sur une chose : bien que le juge n’ait pas prêté beaucoup de poids à la question des ressources financières de l’intimée, il en a néanmoins fait un facteur pertinent dans son analyse (en particulier aux par. 426 et 427 du jugement en dommages). S’il a finalement décidé de ne pas y accorder trop de poids, c’est, du moins en partie, parce qu’il a aussi reconnu des circonstances atténuantes en l’espèce, notamment la bonne réputation et les antécédents de l’intimée, suivant en cela l’enseignement professé par la Cour suprême dans l’arrêt Whiten (par. 118, 120 et 121) et sa conclusion à cet égard mérite un haut degré de déférence.

[58]  Enfin, l’appelante soutient que le juge a commis deux erreurs de droit dans son application des facteurs de l’arrêt Whiten. En premier lieu, elle soutient que le juge a pris en considération à tort la conduite de l’intimée après l’institution de l’action comme circonstance atténuante dans son analyse du [traduction] « préjudice potentiel » de la contrefaçon. Pour que le facteur du [traduction] « préjudice potentiel » ait un sens, affirme l’appelante, son appréciation doit se faire au moment de la violation, et non à un moment ultérieur. Il ne subsisterait autrement aucune distinction entre préjudice [traduction] « réel » et préjudice [traduction] « potentiel ». En second lieu, l’appelante soutient que le juge n’aurait pas dû considérer comme circonstance atténuante les poursuites dirigées contre l’intimée dans d’autres pays. Pour elle, ce ne serait pas là une [traduction] « sanction ou amende » au sens de l’arrêt Whiten et ce ne serait pas non plus la même contrefaçon qui est en cause. Je discuterai tour à tour de ces erreurs alléguées.

(3)  Préjudice potentiel et préjudice réel

[59]  L’appelante fait grief au paragraphe [424] de la décision, où le juge observe après avoir conclu que « [l]e risque d’infliger un préjudice à la demanderesse était important en l’espèce » (par. 421) :

[424] De plus, bien que le montant des dommages-intérêts compensatoires de 500 000 $ […] puisse sembler important, en réalité […] il s’agit réellement d’une somme modeste. Par ailleurs, la Cour a résisté à toute tentation d’augmenter sensiblement le montant des dommages-intérêts punitifs compte tenu du fait que le préjudice potentiel infligé à la demanderesse par suite des gestes prémédités et délibérés de la défenderesse a été atténué par la décision prise par la défenderesse de mettre en quarantaine les vingt et un trains Legacy contrefaits et par le fait qu’aucun Bell 429 équipé du train Legacy contrefait n’a été vendu. La Cour a particulièrement pris en compte tous ces éléments pour établir qu’une somme de 1 000 000 $ attribuée au titre des dommages-intérêts punitifs serait proportionnée au préjudice, réel ou potentiel, infligé à la demanderesse en particulier.

[Je souligne.]

[60]  L’appelante soutient que le juge a eu tort de tenir compte de la conduite de l’intimée après l’introduction de l’instance dans son appréciation du « préjudice potentiel » et qu’il a, de ce fait, vidé ce facteur de sa signification. En se fondant sur l’intitulé précédant la discussion du troisième facteur dans l’arrêt Whiten (« La proportionnalité de la somme au préjudice, réel ou potentiel, infligé au demandeur en particulier »), l’appelante soutient que le préjudice tant réel que potentiel doit être pris en considération et que la gravité du préjudice doit être appréciée selon le moment du comportement répréhensible, qu’un préjudice en ait découlé ou non.

[61]  À mon avis, ce n’est pas ce que la Cour suprême avait à l’esprit lorsqu’elle a examiné ce facteur. Si on lit le seul paragraphe consacré à ce critère (Whiten au par. 117), il est clair que ce que la Cour a voulu souligner en concluant qu’il fallait tenir compte du préjudice tant potentiel que réel est que l’inconduite « n’est pas nécessairement excusée parce que le hasard a voulu qu’elle ne cause pas beaucoup de dommage » (je souligne). Que le mot « hasard » soit employé montre clairement selon moi que, ce que la Cour voulait vraiment empêcher, c’est que la pure chance soit considérée comme circonstance atténuante.

[62]  En l’espèce, le juge a conclu que c’est la diligence de l’intimée après l’introduction de l’instance qui a réduit, du moins en partie, le préjudice tant réel que potentiel découlant de l’inconduite. Plus précisément, il a conclu que les mesures prises par l’intimée − la mise sous séquestre et la création d’un train d’atterrissage de remplacement − non seulement diminuaient le « préjudice réel », c’est-à-dire la vente de matériel contrefait, mais aussi le « préjudice potentiel », c’est-à-dire la possibilité de ventes futures. Comme il l’a noté dans la discussion du facteur suivant (« La proportionnalité de la somme au besoin de dissuasion »), ce comportement est à mettre en contraste avec celui de défendeurs qui continuent à enfreindre les droits de propriété intellectuelle même après la notification de la contrefaçon et parfois même pendant le procès (jugement en dommages au par. 429). Dans ce contexte, il était loisible au juge de voir dans les mesures prises par l’intimée après la contrefaçon une circonstance atténuante.

[63]  En outre, si on devait retenir l’approche défendue par l’appelante, ce serait s’écarter de l’approche holistique et équilibrée développée par la Cour suprême pour apprécier la proportionnalité des dommages-intérêts punitifs. Dans l’arrêt Whiten, le juge Binnie a clairement indiqué que, pour accorder de justes dommages-intérêts punitifs, l’on doit considérer la proportionnalité « sous plusieurs aspects » (par. 111). Il soulignait, à cet égard, que si le préjudice potentiel et le préjudice réel constituent une mesure raisonnable de l’inconduite répréhensible, c’est le cas également d’autres facteurs tel la motivation, la préméditation, la vulnérabilité, l’abus de position dominante et les autres amendes ou sanctions imposées (par. 127). Dans ce contexte, il serait tout à fait illogique que la conduite de l’intimée après la réception de l’avis de contrefaçon n’entre pas en ligne de compte.

[64]  La nécessité de retenir une telle approche est particulièrement évidente en l’espèce. Après tout, si le juge s’est intéressé au départ au « préjudice potentiel », c’est qu’il sentait que le « préjudice réel » ne permettait pas de tenir compte « de la réalité de la durée et de la gravité de la contrefaçon, ni de l’intention derrière elle » (par. 421). S’il est possible de prendre en compte ces éléments particuliers, tous liés au caractère répréhensible de la conduite de l’intimée, à titre de facteurs aggravants dans l’appréciation du « préjudice potentiel », il serait entièrement illogique de ne pas retenir, à titre de circonstance atténuante, la conduite postérieure à la contrefaçon de l’intimée, qui a aussi à voir avec la question du comportement répréhensible.

(4)  Autres sanctions et amendes

[65]  Quant à la deuxième thèse de l’appelante portant que le juge a commis une erreur de droit en prenant compte les autres sanctions qui ont été ou sont susceptibles d’être imposées à l’intimée pour la même inconduite, j’estime qu’elle n’est pas plus fondée. Tout d’abord, il me semble que la question de savoir si ces autres sanctions sont liées à la [traduction] « même inconduite » n’est pas vraiment une question de droit, mais plutôt une question mixte de fait et de droit; la conclusion du juge à cet égard appelle donc une grande déférence.

[66]  Plus important encore, je ne peux souscrire à la thèse de l’appelante portant que les procédures civiles engagées aux États-Unis et en France n’ont rien à voir avec la même contrefaçon puisqu’elles visent la violation de brevets différents (en l’occurrence les brevets pris aux États-Unis et en France et qui correspondent au brevet canadien 787). Dans l’arrêt Whiten, la Cour suprême a centré son analyse non pas tant sur l’instrument juridique à l’origine de la contrefaçon, mais plutôt sur la « conduite répréhensible ». Ainsi, le juge Binnie a parlé de « la même conduite répréhensible » (par. 123 (en titre)), de la « conduite répréhensible en cause » (par. 94) et, dans son analyse comparative, d’une « infraction découlant en substance des mêmes faits » (par. 69). À la lumière d’une formulation aussi large et compte tenu de l’objet de ce facteur, qui est de tenir compte d’autres formes de sanction et de dissuasion dans l’appréciation du montant des dommages-intérêts punitifs nécessaires, je conclus que le raisonnement et la conclusion du juge sont inattaquables.

[67]  Pour ce qui est de la thèse de l’appelante portant qu’une action en justice ne constitue ni une « sanction » ni une « amende » aux fins de ce critère, je conclus qu’une interprétation aussi étroite de la jurisprudence Whiten est injustifiée et infondée, du moins dans le cadre particulier de la présente affaire. Bien sûr, la simple introduction d’un recours pourrait ne pas constituer dans tous les cas une sanction « infligée[s] » ou « susceptible[s] d’être infligée[s] » (Whiten, par. 123 (en titre)), puisqu’une action pourrait fort bien ne pas avoir de chances de succès ou finir par être rejetée. Tel n’est pas le cas ici. Comme le juge l’indique clairement aux paragraphes [33] à [37] du jugement, une saisie a été ordonnée en France, des injonctions ont également été accordées aux États-Unis et en France et des dommages-intérêts compensatoires sont en cours d’appréciation dans ce dernier pays. Par conséquent, on peut dire que des sanctions ont effectivement été infligées à l’intimée dans ces pays, qu’une autre le sera probablement dans un proche avenir et que toutes seront en sus des dommages-intérêts octroyés au Canada.

[68]  Il ne ressort ni de l’arrêt Whiten ni de la jurisprudence ultérieure que la Cour suprême avait l’intention d’imposer une limite géographique à l’application de ce facteur ou que seules les sanctions et les amendes prononcées au Canada devaient être prises en considération. En fait, la formulation très large de la Cour au sujet de cette notion semble indiquer tout le contraire. La Cour parle, par exemple, des « autres amendes ou sanctions infligées à ce dernier par suite de la conduite répréhensible en cause » (Whiten au par. 94), des « autres sanctions, civiles et criminelles » (Whiten, par. 123 (en titre)) et de « toutes les autres sanctions » (par. 123; soulignement dans l’original). Dans le même paragraphe, il est aussi question d’« autres mesures de châtiment, de dénonciation ou de dissuasion à l’égard de sa conduite répréhensible » (par. 123). Vu cette large formulation, je crois que la Cour voulait que la nature des sanctions et le lieu de leur imposition soient définis le plus largement possible. Telle est en effet l’interprétation la plus compatible avec l’objet de ce facteur qui est, encore une fois, de garantir que des dommages-intérêts punitifs seront accordés « si, mais seulement si » toutes les autres sanctions sont jugées insuffisantes pour réaliser les objectifs de sanction, de dissuasion et de dénonciation (Whiten, par. 123).

[69]  Quoi qu’il en soit, ce n’est pas comme si le juge avait conclu que l’introduction de recours dans d’autres pays constituait une circonstance atténuant le caractère répréhensible de la conduite de l’intimée. Non seulement le juge a-t-il refusé d’assimiler l’impact social des procédures judiciaires à une sanction, mais il a également conclu que les autres sanctions civiles imposées à l’intimée constituent un facteur « neutre » en l’espèce. L’appelante ne m’a pas convaincu qu’une telle conclusion est irrationnelle ou que des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ sont moins que proportionnés et ne permettraient donc pas d’atteindre leurs objectifs.

[70]  Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que l’appel devrait être rejeté.

C.  À l’inverse, des dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ sont-ils le minimum requis aux fins de sanction?

(1)  Caractère répréhensible de la conduite

[71]  L’intimée est d’avis que les dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ dépassent le montant le plus bas permettant de réaliser leurs objectifs. L’irrationalité de l’octroi de ce montant est claire, affirme l’intimée, si nous considérons que sa seule responsabilité reconnue en matière de [traduction] « comportement négligent » est de ne pas avoir vérifié les droits de propriété intellectuelle d’autrui, que sa conduite après la contrefaçon a été exemplaire et qu’elle a déjà été sanctionnée dans d’autres pays. Elle fait également valoir que l’irrationalité de cet octroi est évidente à la lumière de l’octroi de dommages-intérêts comparables dans la jurisprudence.

[72]  La tentative de l’intimée de minimiser les conclusions de fait du juge en ce qui concerne le caractère répréhensible de sa conduite est malavisée et inappropriée. Contrairement à ce que soutient l’intimée, le juge n’a pas conclu qu’elle s’était seulement rendue coupable de [traduction] « comportement négligent » en ne vérifiant pas les droits de propriété intellectuelle de l’appelante (mémoire des faits et du droit de l’intimée au par. 45), ainsi que de [traduction] « négligence et du défaut de faire des recherches […] sur la validité des brevets » (ibid., par. 76). Le juge a plutôt conclu, dans son jugement en responsabilité, « que l’affirmation de Bell, à savoir qu’elle n’était nullement au courant de l’existence du brevet 787 avant le mois de mai 2008, n’est tout simplement pas plausible et elle est contraire à la preuve » (par. 425). Il a en outre conclu que « l’acte de contrefaçon était planifié et délibéré » et qu’il avait « persisté pendant une longue période » (par. 440), que « sa conduite représentait un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable » (par. 431), qu’il était « invraisemblable » que Bell n’ait pas été au courant des droits de propriété intellectuelle de l’appelante toutes ces années (par. 432), qu’il existait « une preuve évidente de mauvaise foi et de conduite inacceptable » (par. 433) et que la « conduite générale de Bell est hautement répréhensible et constitue une indifférence complète à l’égard des droits [de l’appelante] » (par. 436). Ces conclusions de fait ont toutes été confirmées par la Cour dans son jugement de 2013 (voir en particulier l’appel en responsabilité aux par. 189, 190 et 192).

[73]  C’est fort de ces conclusions que le juge a estimé que l’appelante avait droit aux dommages-intérêts punitifs par suite de la violation par l’intimée du brevet 787 et de sa « conduite délibérée et scandaleuse ». Loin de revenir sur ces mêmes conclusions, le juge les a reprises en substance dans son jugement sur les dommages-intérêts. Après avoir cité une foule de paragraphes du jugement en responsabilité dont nous avons parlé, il a observé :

[399] La Cour a déjà conclu en 2012 que l’inconduite de Bell était planifiée et délibérée […], que son intention et sa motivation étaient de produire un train plus léger ayant les avantages (résonance au sol) mentionnés dans le brevet 787, que la contrefaçon s’était poursuivie pendant un certain nombre d’années, que la direction de Bell savait que les actes de celle‑ci étaient fautifs et qu’elle avait persisté dans son inconduite, tout en prétendant que le train Legacy était sa propre technologie et en promouvant les ventes du Bell 429.

[…]

[413] […] la Cour attache beaucoup d’importance à la conduite répréhensible de la défenderesse. Les conclusions tirées de la première phase de l’instance ont établi que l’inconduite de la défenderesse était planifiée et délibérée. En effet, Bell a intentionnellement loué et utilisé un hélicoptère EC120, non pas à des fins [traduction] « comparatives » avec des produits concurrents, mais plutôt pour importer et copier la technologie brevetée unique et nouvelle que la demanderesse avait mise au point […] [Renvois omis.]

[74]  Il est fort clair à la lecture de ces paragraphes que l’inconduite dont l’intimée a été reconnue responsable et à l’égard de laquelle des dommages-intérêts punitifs ont été accordés est bien plus grave que celle‑ci ne le soutient. Plus précisément, le juge a conclu que l’intimée connaissait l’existence du brevet, que celui‑ci était présumé valide au sens du paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets, L.R.C., 1985, ch. P-4, et que, malgré cette connaissance avérée, elle a décidé de poursuivre la contrefaçon (jugement en responsabilité aux par. 423 à 425 et 431 à 433). Il est trop tard pour que l’intimée attaque, même indirectement, de telles conclusions de fait.

[75]  À la lumière de ces conclusions, il était loisible au juge de conclure que le caractère répréhensible de la conduite de l’intimée « milite[] en faveur d’une attribution de dommages-intérêts punitifs importants afin de dénoncer […] ce comportement inacceptable » (jugement en dommages aux par. 413, 440 et 441). Le juge avait aussi le loisir dans ce contexte de conclure que « le montant octroyé ne devrait pas se situer dans la partie inférieure de la gamme des dommages-intérêts punitifs » (par. 413). En effet, « [p]lus la conduite est répréhensible, plus les limites rationnelles de la somme susceptible d’être accordée seront élevées » (Whiten au par. 112; soulignement dans l’original).

(2)  Circonstances atténuantes

[76]  Je conclus également que l’allégation de l’intimée selon laquelle le juge n’a pas tenu compte du caractère exemplaire de sa conduite après la contrefaçon est sans fondement. Dans sa discussion du besoin de dissuasion, le juge a expressément fait référence à la bonne réputation de l’intimée et au fait qu’elle n’avait jamais été condamnée par le passé pour quelque violation importante des droits de propriété intellectuelle (jugement en dommages au par. 428). La Cour fédérale a aussi conclu qu’il serait injustifié d’accorder des dommages-intérêts de plus de 1 000 000 $ si l’on considère que Bell n’a pas vendu d’hélicoptères munis du train contrefait, qu’elle a mis sous séquestre les 21 trains Legacy contrefaits et qu’elle s’est empressée de mettre sur le marché un train Production non contrefait (jugement en dommages aux par. 414, 420, 424, 429 et 430). Dans son paragraphe en conclusion sur la dissuasion, le juge s’est clairement penché sur ces circonstances atténuantes lorsqu’il a observé :

[430] […] Par ailleurs, bien que la contrefaçon ait été commise à grande échelle et autorisée à un très haut niveau, la Cour doit néanmoins prendre en compte aussi le comportement de la défenderesse après l’introduction de l’instance, en dépit du fait qu’elle était motivée par l’atténuation du facteur de risque (et non par le repentir) pour déterminer si le montant des dommages-intérêts punitifs est proportionné au besoin de dissuasion. […]

[77]  Cette observation constitue à mes yeux, une réponse complète à l’allégation de l’intimée.

(3)  Dommages-intérêts « comparables »

[78]  L’intimée soutient, au final, que le caractère excessif de dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ ressort de l’examen de dommages-intérêts comparables. Un relevé de 127 attributions de dommages-intérêts punitifs accordés par les tribunaux canadiens hors Québec de 2011 à 2017 et des 41 octrois par les tribunaux québécois de 1994 à 2017 établirait apparemment que la vaste majorité se situe dans une fourchette allant de 5 000 $ à 200 000 $. Dans les rares cas où des montants supérieurs ont été octroyés, affirme l’intimée, le facteur déterminant était soit la vulnérabilité du demandeur, soit la conduite quasi criminelle du défendeur. Nul de ces facteurs n’est présent ici.

[79]  À mon avis, l’intimée fait trop grand cas du facteur de l’inégalité de pouvoir. En ce qui concerne l’affaire Whiten, les dommages-intérêts punitifs de 1 000 000 $ ont été jugés rationnels en raison non seulement de la vulnérabilité du demandeur, mais aussi du caractère répréhensible de la conduite du défendeur et de sa tentative d’en tirer profit financièrement (Whiten, par. 112 et 131). Selon moi, le juge a eu tout autant raison de considérer que la vulnérabilité du demandeur ne constituait qu’un facteur parmi d’autres et que les mêmes circonstances aggravantes que dans l’affaire Whiten étaient aussi présentes en l’espèce (jugement en dommages aux par. 401, 413, 439, 440 et 441).

[80]  De plus, il vaut la peine de répéter que chaque affaire est un cas d’espèce. Ainsi, je ne crois pas que l’arrêt Time de la Cour suprême puisse être invoqué à l’appui de la thèse de l’intimée portant que les dommages-intérêts de 1 000 000 $ en question sont excessifs et disproportionnés. S’il est vrai que la Cour n’a accordé que 15 000 $ en dommages-intérêts punitifs au demandeur dans l’affaire Time, il faut aussi dire que les faits de cette affaire sont très différents de ceux de la présente affaire. Bien que l’inconduite ait été délibérée dans les deux cas, la Cour a pris en considération dans l’affaire Time deux circonstances atténuantes, à savoir l’« impact réduit » de la faute du défendeur sur le demandeur (Time au par. 212) et le fait que l’attitude du demandeur avait contribué aux proportions que l’affaire a fini par prendre (Time aux par. 211 et 212). Il y a contraste avec la présente affaire où le juge a conclu que l’ensemble de l’activité commerciale de l’appelante avait subi un préjudice du fait de l’inconduite (jugement en dommages au par. 422), que le préjudice potentiel était substantiel (par. 421), que l’intimée avait tiré profit de cette inconduite (par. 401 et 439), que la conduite répréhensible s’était poursuivie pendant un certain nombre d’années et qu’elle avait été dissimulée au public (par. 399). Ajoutons que le juge a expressément rejeté, dans son jugement en responsabilité, la thèse de l’intimée selon laquelle l’appelante avait contribué à son préjudice (jugement en responsabilité aux par. 398 à 402). Pour tous ces motifs, sans parler du fait que le jugement dans Time n’a pas été rendu dans le cadre d’une contrefaçon de brevet, cette décision n’est pas concluante et ne peut être invoquée comme autorité déterminante.

[81]  Enfin, il ne faut pas perdre de vue, lorsqu’on compare la jurisprudence, les montants qui ont été accordés en dommages-intérêts compensatoires. Dans l’affaire Cinar par exemple, la Cour suprême a réévalué le montant en dommages-intérêts punitifs à 500 000 $, mais a aussi imposé des dommages-intérêts compensatoires pour plus de 2 600 000 $ (par. 71, 146 et 147). Il ne faut pas l’oublier lorsqu’on compare les montants accordés en dommages-intérêts punitifs à l’occasion de diverses affaires, d’autant que l’un des objectifs de ces dommages est de « dépouiller l’auteur de la faute des profits qu’elle lui a rapportés lorsque des dommages-intérêts compensatoires ne représenteraient rien d’autre que le coût d’un permis lui permettant d’accroître ses bénéfices » tout en bafouant de façon inacceptable les droits d’autrui (Whiten, par. 72).

[82]  En conclusion et pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que l’appel incident doit être rejeté. Je ne peux m’empêcher de penser que, lorsque les deux parties attaquent l’octroi de dommages-intérêts punitifs parce qu’ils sont trop hauts ou trop bas, c’est là un bon indice qu’ils ne sont ni trop hauts pour dépasser les limites de la rationalité ni trop bas pour empêcher la réalisation de leurs objectifs.

V.  Conclusion

[83]  L’appel et l’appel incident sont rejetés. Par conséquent, chaque partie assume ses propres dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord

J. D. Denis Pelletier j.c.a. »

« Je suis d’accord

Richard Boivin j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-94-17

 

 

INTITULÉ :

AIRBUS HELICOPTERS, S.A.S. c. BELL HELICOPTER TEXTRON CANADA LIMITÉE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 OCTOBRE 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 FÉVRIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Marek Nitoslawski

Julie Desrosiers

Patricia Hénault

 

POUR L’APPELANTE

 

Judith Robinson

Joanne Chriqui

Nikita Stepin

Sofia Lopez Bancalari

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau Dumoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR L’APPELANTE

 

Norton Rose Fulbright Canada LLP

Montréal (Québec)

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

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