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Date : 20190325


Dossier : A-68-18

Référence : 2019 CAF 55

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

VITERRA INC.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 20 mars 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 mars 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RIVOALEN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20190325


Dossier : A-68-18

Référence : 2019 CAF 55

CORAM:

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

LA JUGE RIVOALEN

 

 

ENTRE :

VITERRA INC.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE RIVOALEN

[1]  Viterra Inc. interjette appel, de même que la Couronne par voie incidente, de l’ordonnance rendue le 7 février 2018 par le juge D’Arcy de la Cour canadienne de l’impôt (2018 CCI 29). Devant la Cour de l’impôt, l’appelante a présenté, au titre de la Règle 58 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90-688a (les Règles de la Cour de l’impôt), une requête afin que soit déterminée avant l’audience la question de savoir si les nouvelles cotisations établies par le ministre du Revenu national en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E-15 (la Loi sur la taxe d’accise) étaient frappées de prescription. La question à trancher suivant la Règle 58 est ainsi énoncée :

La cotisation pour la TPS de 640 492,69 $ établie par le ministre le 19 février 2016 relativement à la fourniture par l’appelante de services de gestion de placements à trois fiducies de régimes de retraite (à supposer que ces services aient été fournis) pour les périodes de déclaration allant du 1er août 2003 au 31 juillet 2004 et du 1er août 2004 au 31 juillet 2005 est-elle prescrite?

[2]  Le juge a refusé de répondre à cette question au motif que la preuve dont il était saisi était insuffisante.

[3]  La Règle 58 prévoit un processus en deux étapes. À la première, la Cour peut ordonner qu’une question soit tranchée avant l’audience. Le juge Bocock a rendu une telle ordonnance le 8 novembre 2016, et la question est passée à la seconde étape. C’est l’ordonnance rendue à la seconde étape qui fait l’objet de l’appel en l’espèce.

[4]  Les deux parties prétendent que le juge a commis une erreur, justifiant l’intervention de notre Cour, en affirmant être incapable de répondre à la question à la lumière du dossier dont il disposait.

[5]  L’intimée prétend également dans son appel incident que le juge a commis une erreur de droit dans son interprétation des limites des pouvoirs de nouvelle cotisation que confère au ministre le paragraphe 298(3) de la Loi sur la taxe d’accise en cas d’opposition et après l’expiration du délai normal de prescription.

I.  La norme de contrôle

[6]  La norme de contrôle applicable aux appels interjetés de décisions relevant du pouvoir discrétionnaire des juges est énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. C’est celle de l’erreur manifeste et dominante pour les questions de fait et de la décision correcte pour les questions de droit (Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, par. 79). La décision de trancher une question en vertu de la Règle 58 est discrétionnaire et, sauf erreur de droit, ne peut s’annuler qu’en cas d’erreur manifeste et dominante (Paletta c. Canada, 2017 CAF 33, au par. 4; 3488063 Canada Inc. c. Canada, 2016 CAF 233, par. 32 à 34).

[7]  Je suis d’avis que le juge n’a commis aucune erreur justifiant notre intervention en décidant qu’il ne pouvait répondre à la question à trancher suivant la Règle 58 en se fondant sur le dossier dont il disposait.

II.  Les faits

[8]  Les faits au cœur de l’appel, comme en sont convenues les parties, sont exposés aux paragraphes 3 à 7 de la décision du juge. Pour faciliter la consultation, je les reproduis ci‑après.

[9]  L’exposé conjoint des faits est le suivant :

[TRADUCTION]

a)  l’appelante était autrefois dénommée Saskatchewan Wheat Pool (« SWP »);

b)  SWP était une société de manutention de grain, de transformation et de commercialisation de produits agroalimentaires établie à Regina, en Saskatchewan;

c)  aux époques pertinentes, SWP administrait trois régimes de retraite à prestations déterminées distincts (les « régimes de retraite »);

d)  chacun des régimes de retraite était administré par une fiducie distincte créée pour détenir et placer les éléments d’actifs du régime;

e)  du 1er août 2003 au 31 juillet 2004 et du 1er août 2004 au 31 juillet 2005 (les « périodes pertinentes »), SWP a eu recours aux services de gestionnaires indépendants afin de gérer les fonds des régimes de retraite (les « services de placement »);

f)  durant les périodes pertinentes et à toutes les dates pertinentes, SWP était inscrite à la TPS et elle devait produire chaque mois une déclaration de TPS;

g)  pour chaque période de déclaration mensuelle pendant les périodes pertinentes, SWP a produit une déclaration de TPS (collectivement, les « déclarations de TPS ») et, le 19 février 2016, plus de quatre années s’étaient écoulées depuis la dernière des dates suivantes :

i.  la date à laquelle SWP devait produire sa déclaration de TPS;

ii.  la date à laquelle SWP a produit sa déclaration de TPS;

h)  dans ses déclarations de TPS, SWP a demandé notamment des crédits de taxe sur les intrants (« CTI ») de 640 492,69 $ pour la TPS versée aux gestionnaires relativement aux services de placement;

i)  le ministre a d’abord établi des cotisations à l’égard de SWP pour les périodes pertinentes le 10 août 2007 et le 17 septembre 2008 (les « cotisations »);

j)  dans ces cotisations, le ministre a refusé les demandes de CTI faites par SWP au titre de la TPS payée aux gestionnaires relativement aux services de placement au motif que SWP n’avait pas acquis ces services pour consommation, utilisation ou fourniture dans le cadre de ses activités commerciales;

k)  SWP s’est opposée aux cotisations le 2 novembre 2007 et le 10 décembre 2008 respectivement, et le ministre et elle ont convenu de suspendre les oppositions en attendant l’issue de l’appel interjeté par la Compagnie General Motors du Canada (« GM ») à la Cour d’appel fédérale, lequel portait sur une question semblable;

l)  le 19 février 2016, presque sept ans après que la Cour d’appel fédérale eut statué sur l’appel de GM, le ministre a établi de nouvelles cotisations pour les périodes pertinentes (les « nouvelles cotisations »);

m)  dans ces nouvelles cotisations, le ministre a accordé les demandes de CTI de 640 492,69 $ faites  par SWP relativement à la TPS payée aux gestionnaires relativement aux services de placement;

n)  toutefois, le ministre a également inclus dans les nouvelles cotisations un montant de 640 492,69 $ au titre de la TPS non déclarée et à percevoir par SWP pour les services de placement fournis par SWP aux régimes de retraite;

o)  il n’y a aucune prétention à l’effet que SWP a fait une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire en ce qui concerne les services de placement.

[10]  L’exposé conjoint supplémentaire des faits, que résume le juge au paragraphe 6, mentionne ce qui suit :

-  Par la cotisation établie le 10 août 2007 pour les périodes de déclaration terminées du 1er août 2003 au 31 juillet 2004, le ministre a refusé les crédits de taxe sur les intrants de 551 956,19 $ demandés à l’égard des services de placement.

-  Par la cotisation établie le 17 septembre 2008 pour les périodes de déclaration terminées du 1er août 2004 au 31 juillet 2005, le ministre a refusé les crédits de taxe sur les intrants de 88 536,50 $ demandés à l’égard des services de placement.

-  Les détails de la nouvelle cotisation établie le 19 février 2016 pour les périodes de déclaration de l’appelante terminées du 1er août 2003 au  31 juillet 2004 sont les suivants :

  L’appelante s’est vu imposer la somme de 68 043,38 $ au titre de la TPS à percevoir pour des [traduction] « services de ressources et d’administration internes »;

  L’appelante s’est vu accorder des crédits de taxe sur les intrants de 551 956,19 $ relativement à des « services de placement»;

  L’appelante s’est vu imposer la somme de 551 956,19 $ au titre de la TPS à percevoir pour la [traduction] « nouvelle fourniture de services de placement ».

-  Les détails de la nouvelle cotisation établie le 19 février 2016 pour les périodes de déclaration de l’appelante terminées du 1er août 2004 au 31 juillet 2005 sont les suivants :

  L’appelante s’est vu imposer la somme de 61 739,68 $ au titre de la TPS à percevoir pour des [traduction] « services de ressources et d’administration internes »;

  L’appelante s’est vu accorder des crédits de taxe sur les intrants de 88 536,50 $ relativement à des « services de placement »;

  L’appelante s’est vu imposer la somme de 88 536,50 $ au titre de la TPS à percevoir pour la [traduction] « nouvelle fourniture des services de placement ».

-  Les nouvelles cotisations établies le 19 février 2016 n’ont pas augmenté la taxe nette de l’appelante pour les périodes visées.

[11]  Enfin, il est convenu que, pour chaque période de déclaration de l’appelante se terminant entre le 1er août 2003 et le 31 juillet 2005, la dernière des deux dates suivantes tombait plus de quatre ans avant le 19 février 2016, soit le jour où le ministre a établi de nouvelles cotisations à l’intention de l’appelante pour ces périodes de déclaration :

  1. la date à laquelle ou avant laquelle l’appelante était tenue de produit sa déclaration de TPS pour la période de déclaration en question; et

  2. la date à laquelle l’appelante a produit sa déclaration de TPS pour la période de déclaration en question.

III.  Arguments des parties

[12]  Les deux parties affirment que le juge a commis une erreur dominante et manifeste en refusant de répondre à la question à trancher suivant la Règle 58. À leur avis, il n’y avait pas de différend entre elles sur quelque fait que ce soit à prendre en considération pour trancher cette question, et les faits dont la Cour de l’impôt disposait étaient suffisants pour qu’elle se prononce.

[13]  Les parties divergent toutefois quant à la nature de la réponse que le juge aurait dû apporter à la question. D’une part, l’appelante soutient qu’il faut répondre par l’affirmative, puisqu’il ressort du dossier qu’il y avait là deux opérations bien distinctes pour la cotisation à établir. Dans ses observations orales, l’avocat de l’appelante a réitéré que les faits présentés au juge étaient clairs. Il a exhorté la Cour à conclure que, vu les faits énoncés aux alinéas 9j) et k) plus haut et compte tenu des motifs dans l’arrêt General Motors du Canada Ltée c. Canada, 2009 CAF 114, [2010] 2 R.C.F. 344 (General Motors), le juge n’avait pas besoin d’autres éléments de preuve pour répondre par l’affirmative à la question à trancher suivant la Règle 58.

[14]  L’appelante demande également à la Cour d’annuler le refus du juge de répondre à la question et d’y aller elle-même d’une réponse affirmative plutôt que de renvoyer le tout à la Cour de l’impôt, et ce par souci de célérité. Ses avocats ont informé la Cour que les deux parties avaient perdu leurs dossiers et que, par conséquent, elles ne disposeraient pas d’autres éléments de preuve à produire au procès.

[15]  À l’opposé, l’intimée fait valoir qu’il faut répondre par la négative à la question à trancher suivant la Règle 58, parce que (1) le juge aurait été en mesure de répondre s’il ne s’était pas mépris sur les pouvoirs de cotisation du ministre dans l’examen d’une opposition sous le régime de la Loi sur la taxe d’accise et (2) parce que les faits présentés au juge étaient suffisants pour qu’il puisse répondre à la question à trancher suivant la Règle 58 et décider que les opérations que le ministre avait prises en considération au moment d’établir les cotisations initiales étaient identiques à celles qu’il avait considérées au moment d’établir les nouvelles cotisations. L’avocat de l’intimée maintient que le ministre prenait acte en l’appliquant du changement qu’avait apporté au droit l’arrêt General Motors et qu’il avait redéfini les opérations à la lumière de ce changement. L’intimée fait valoir que les nouvelles cotisations n’ont pas accru le montant de l’obligation fiscale nette, n’étant que le reflet de l’application de ce changement récent du droit.

[16]  Elle plaide aussi la diligence pour que le juge réponde à la question à trancher suivant la Règle 58.

[17]  Enfin, les parties ne s’entendent pas sur la seconde question, celle de savoir si le juge a commis une erreur de droit dans son interprétation des pouvoirs de cotisation du ministre dans l’examen d’une opposition sous le régime de la Loi sur la taxe d’accise. Je traite de cette autre question plus loin dans mes motifs.

IV.  Analyse

A.  Question à trancher suivant la Règle 58

[18]  Au début de l’audience, le juge a informé les parties qu’il craignait de ne pouvoir répondre à la question à trancher suivant la Règle 58 à la lumière de la preuve limitée dont il disposait et il a invité les parties à présenter d’autres éléments de preuve. Celles-ci ont refusé son invitation. Il a entendu les observations des parties pour conclure que le dossier de preuve ne suffisait pas pour répondre à la question. Il a ordonné l’instruction  du procès en déclarant qu’il était loisible aux parties de soulever la question à trancher suivant la Règle 58 devant le juge qui instruirait l’affaire au fond.

[19]  Au cœur de la décision du juge, il y a la question de savoir s’il y a eu deux opérations à la base des cotisations initiales de taxe nette de l’appelante ou une seule, que le ministre a simplement redéfinie dans les nouvelles cotisations. Le juge a conclu à son incapacité de répondre à cette question de fait étant donné le dossier lacunaire dont il était saisi. Il n’a donc pas répondu à la question à trancher suivant la Règle 58.

[20]  Il ressort des observations écrites et orales des parties qu’elles ne s’entendent pas sur la définition des opérations à la base des cotisations initiales et des nouvelles cotisations établies par le ministre. L’exercice du pouvoir discrétionnaire par le juge lorsqu’il examine une question à trancher suivant la Règle 58 commande une grande déférence. Il n’a commis aucune erreur justifiant notre intervention en estimant qu’il ne pouvait répondre à la question compte tenu des faits dont il était saisi.

B.  Interprétation du paragraphe 298(3) de la Loi sur la taxe d’accise

[21]  En ce qui concerne la seconde question, celle de savoir si le juge a commis une erreur de droit dans son interprétation des pouvoirs de nouvelle cotisation du ministre lorsqu’il examine une opposition sous le régime de la Loi sur la taxe d’accise, le juge n’a rendu aucune ordonnance en ce sens. Il a plutôt entrepris d’analyser le paragraphe 298(3) de la Loi sur la taxe d’accise et a conclu que, si le libellé de cette disposition diffère de celui du paragraphe 165(5) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), l’intention du législateur est la même dans les deux cas. Ainsi, le ministre ne peut, après l’expiration de la période de cotisation, accroître la taxe nette de l’inscrit, ni tenir compte d’opérations différentes de celles à la base de la cotisation qui a été établie au cours de la période de nouvelle cotisation prévue par la loi.

[22]  Je remarque que l’appel incident de l’intimée s’attaque aux motifs énoncés par le juge pour avoir refusé de répondre à la question à trancher suivant la Règle 58. Il est fondamental qu’un appel incident porte sur un jugement ou une ordonnance, et non sur les motifs (Teva Canada Limitée c. Canada (Santé), 2012 CAF 106, [2013] 4 R.C.F. 391, par. 46).

[23]  J’estime qu’il vaut mieux, dans les circonstances de l’affaire, laisser le soin au juge de première instance d’interpréter ce que sont les pouvoirs de nouvelle cotisation du ministre à la suite d’une opposition sous le régime de la Loi sur la taxe d’accise. Il est mieux placé pour réexaminer les faits et le droit applicable à la lumière de tous les éléments de preuve utiles que pourront réunir les parties. Il sera également en mesure de traiter des conséquences de toute incapacité des parties à apporter des éléments de preuve supplémentaires.

[24]  Pour ces motifs, je rejetterais l’appel, sans dépens.

« Marianne Rivoalen »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

David Stratas j.c.a. »

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-68-18

 

 

INTITULÉ :

VITERRA INC. c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 MARS 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RIVOALEN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Justin Kutyan

Kristen Duerhammer

 

POUR L’APPELANTE

 

Anne Jinnouchi

 

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

KPMG LAW LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR L’APPELANTE

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

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