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Date : 20190325


Dossier : A-409-16

Référence : 2019 CAF 54

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

appelante

et

JOANNE SCHNURR POUR SON PROPRE COMPTE ET À TITRE DE REPRÉSENTANTE DEMANDERESSE

intimée

et

PREMIÈRE NATION SAKIMAY

intervenante

Audience tenue à Regina (Saskatchewan), les 29 et 30 novembre 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 mars 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20190325


Dossier : A-409-16

Référence : 2019 CAF 54

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

appelante

et

JOANNE SCHNURR POUR SON PROPRE COMPTE ET À TITRE DE REPRÉSENTANTE DEMANDERESSE

intimée

et

PREMIÈRE NATION SAKIMAY

intervenante

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]  La Cour est saisie de l’appel d’une décision de la Cour fédérale dans l’affaire Schnurr c. Canada, 2016 CF 1079 (les motifs).

[2]  Les présents motifs accompagnent ceux énoncés dans un appel connexe, dans l’affaire Canada c. Piot (2019 CAF 53), lesquels sont publiés au même moment. Les deux jugements diffèrent sur la forme de bail dont la Première Nation Sakimay s’est servie pour la location de terrains à vocation récréative sur ses deux réserves au lac Crooked dans la vallée de la Qu’Appelle dans le sud-est de la Saskatchewan.

[3]  On désigne par « bail de 1991 » le bail sur lequel porte l’affaire Piot et par « bail de 1980 », celui dont il est question en l’espèce. Mis à part la clause sur l’ajustement du loyer, il s’agit essentiellement du même bail. Il est stipulé dans le bail de 1991 que le loyer est établi selon la [traduction] « juste valeur marchande » du terrain, alors que selon le bail en l’espèce le loyer est établi par le ministre à un montant qui représente « la juste valeur locative du terrain aux fins permises aux présentes », abstraction faite des améliorations apportées au terrain par le locataire pendant la durée du bail.

[4]  Malgré les différences entre ces baux, la méthode à laquelle a eu recours M. Thair, l’évaluateur dont la Cour fédérale a privilégié le témoignage, a été essentiellement la même dans les deux cas. M. Thair a soumis un seul rapport pour les deux cas et est arrivé à la même conclusion dans les deux cas pour ce qui est du calcul du loyer pour la période de reconduction.

[5]  La Cour fédérale a apprécié la preuve présentée foncièrement de la même façon dans les deux cas. En l’espèce, elle a retenu la preuve de M. Thair pour les mêmes motifs que ceux rendus dans l’arrêt Piot : voir les motifs, au paragraphe 58. Par conséquent, les critiques quant à cette démarche que j’ai exprimées dans l’arrêt Piot s’appliquent en l’espèce.

[6]  Les motifs de l’appel étant sensiblement les mêmes dans les deux cas, mis à part le bail auquel il est fait référence, mon évaluation des motifs d’appel dans l’affaire Piot s’applique en l’espèce. Il existe cependant un argument précis qui ne se rapporte qu’à l’espèce.

[7]  La Couronne affirme que l’interprétation du bail de 1980 fait intervenir une question de droit, susceptible de révision selon la norme de la décision correcte, et invoque la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, aux paragraphes 24 et 46, [2016] 2 R.C.S. 23 (arrêt Ledcor). Dans cet arrêt, la Cour suprême a fait une distinction entre l’interprétation d’un contrat type (contrat d’adhésion) et l’interprétation des contrats en général, comme elle l’a expliqué dans l’arrêt antérieur Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633 (arrêt Sattva). Dans l’arrêt Sattva, la Cour suprême a conclu que l’interprétation contractuelle fait intervenir une question mixte de fait et de droit dont le contrôle en appel doit être régi par une norme caractérisée par la déférence.

[8]  L’arrêt Ledcor de la Cour suprême se fonde sur deux facteurs non présents dans l’arrêt Sattva, à savoir, d’une part, la valeur de précédent donnée à l’interprétation par la Cour d’un contrat d’adhésion pour les autres personnes liées par ce contrat et, d’autre part, l’absence d’un fondement factuel significatif propre aux parties.

[9]  La Cour fédérale a conclu que le bail de 1980 est un contrat type rédigé par la Couronne dont les dispositions n’ont pas été négociées par les locataires, le bail étant « à prendre ou à laisser » (au paragraphe 16 des motifs). Par conséquent, il est satisfait aux deux conditions de l’arrêt Ledcor. En réponse, Mme Schnurr soutient que la Cour fédérale a abordé la question du fondement factuel [traduction] « lorsqu’elle a interprété les dispositions des baux » (mémoire des faits et du droit, au paragraphe 30). Je n’ai pas été en mesure de déterminer à quel endroit la Cour fédérale avait interprété les modalités du bail de 1980. Je poursuis en tenant pour acquis que la norme de la décision correcte s’applique en l’espèce. Je ne conclus pas pour autant que tous les baux ou tous les baux de nature récréative signés par la Couronne sont susceptibles de révision selon la norme de la décision correcte. Il faudra décider dans chaque cas de la norme de contrôle à appliquer selon les critères établis dans les arrêts Ledcor et Sattva.

[10]  Voici le passage pertinent de la clause sur l’ajustement du loyer :

[traduction]

2.01 […] Le loyer annuel pour la période subséquente de cinq (5) ans commençant le premier jour de janvier 1985 sera fixé et établi par le ministre à un montant qui, de l’avis du ministre, représente la juste valeur locative du terrain aux fins permises aux présentes à la date de l’examen, mais abstraction faite de la valeur de toute amélioration de nature permanente apportée au terrain par le locataire au cours de la durée du bail.

[11]  L’utilisation de la locution « la juste valeur locative du terrain » dans le bail soulève la question de savoir s’il existe une différence significative entre cette locution et la « juste valeur marchande du terrain », locution qui figure dans le bail de 1991 et dans l’arrêt Bande indienne de Musqueam c. Glass, 2000 CSC 52, [2000] 2 R.C.S. 633 (arrêt Musqueam).

[12]  La Couronne fait valoir que le bail de 1980 nécessite que les baux soient évalués comme s’ils visaient des domaines francs. Dans son mémoire des faits et du droit, la Couronne invoque la décision NRI Manufacturing Inc. c. Gross, 1998 CarswellOnt 2741 (C. Ont., Div. gén.) (décision NRI) pour soutenir la proposition selon laquelle le choix du mot « locative » plutôt que « marchande » dans l’expression « juste valeur [...] » ne permet pas d’exiger que les modalités du bail soient prises en considération lors de l’évaluation. Dans la décision NRI, le bail concernait un bien commercial et il fallait décider si le loyer devait faire l’objet d’une approche [traduction] « subjective » ou « objective ». Après avoir examiné certains ouvrages de doctrine et la jurisprudence, la Cour a opté pour l’approche objective et conclu que l’insertion du mot « locative » ne devait pas éloigner la Cour d’une interprétation raisonnable de la clause sur l’ajustement du loyer.

[13]  La Couronne invoque également un article de Cynthia Kuehl et de Rivka Birkan-Bradley intitulé « Arbitrating ‘Rent’ – A Case Study of the Arbitration Process and Contract Interpretation » et paru dans Todd L. Archibald et Randall Scott Echlin, juges, Annual Review of Civil Litigation, 2015, 15e éd. (Toronto : Carswell Thomson Reuters, 2015). Selon les citations de la Couronne, les auteures affirmeraient que, dans le cas où le bail s’applique à un terrain non grevé, l’insertion mot « locative » dans la disposition sur l’ajustement du loyer est dépourvue de pertinence, et l’analyse de l’ajustement du loyer est effectuée comme s’il s’agissait d’un droit dans un domaine franc.

[14]  De plus, voici ce que mentionne la Couronne au paragraphe 43 de son mémoire des faits et du droit :

[traduction]

Le bail de 1980 en l’espèce stipule également que le terrain doit être évalué compte non tenu de « la valeur de toute amélioration de nature permanente apportée au terrain par le locataire au cours de la durée du bail ». C’est là un autre facteur en faveur du calcul du loyer du terrain en fonction d’une tenure franche plutôt que d’une tenure à bail. Mmes Kuehl et Birkan-Bradley affirment que les termes [traduction] « vacant », « non grevé » et  « non aménagé » indiquent que le loyer doit être établi en fonction d’une tenure franche plutôt que d’une tenure à bail même si le terme « juste valeur locative » figure dans le bail.

[15]  La Couronne ne tient pas compte dans ses observations de l’importante distinction à faire entre le bail en l’espèce et celui dans l’affaire Musqueam. Dans cette dernière, le bail stipulait que le loyer fixé à l’égard des périodes successives devait correspondre à un « juste loyer », terme défini au paragraphe 2(4) du bail en tant que loyer représentant six pour cent de la valeur courante du terrain. Aux termes du bail, le loyer devait être calculé sur la base d’un taux de rendement donné (6 %) s’appliquant à la valeur d’une immobilisation (la valeur courante du terrain). Devant toutes les instances, c’est la nature de l’immobilisation qui faisait débat.

[16]  Le bail en l’espèce ne contient aucune clause de ce genre. Il prévoit simplement que le ministre doit établir le loyer selon ce qui, de l’avis du ministre, représente la « juste valeur locative du terrain aux fins permises aux présentes ». Il n’impose pas de méthode de calcul du loyer. Le ministre peut opter pour n’importe quelle méthode qui donnerait, à son avis, un loyer représentant la juste valeur locative du terrain. Par conséquent, il rien n’exige ou n’oblige d’établir la valeur théorique de l’immobilisation pour l’application d’un taux de rendement. Autrement dit, vu les modalités du bail, la question de la tenure franche ou de la tenure à bail n’est pas soulevée comme le prétend la Couronne.

[17]  La Couronne soutient également que la Cour fédérale a commis une erreur en retenant l’évaluation fondée sur la tenure à bail d’un bien résidentiel. Cet argument ne tient pas pour deux raisons. Premièrement, le bail stipule que l’établissement de la « juste valeur locative du terrain » sera fait « aux fins permises aux présentes ». Selon l’article 10.01 du bail, le terrain visé est occupé par une habitation unifamiliale. La Cour ne commet donc pas d’erreur en établissant la juste valeur locative du terrain sur ce fondement.

[18]  Deuxièmement, comme il a été mentionné aux paragraphes 110 et 111 de la décision Piot que j’ai rendue, M. Thair a conclu que l’utilisation optimale des terrains en question était l’occupation par des habitations unifamiliales. La Cour ne commet pas d’erreur en évaluant le terrain selon son utilisation optimale.

[19]  Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le présent appel avec dépens pour les motifs énoncés dans l’arrêt Piot, que j’intègre par renvoi dans les présents motifs.

[20]  Aux pages 35 et 36 de son rapport (dossier d’appel, aux pages 690 et 691), M. Thair expose sa méthodologie pour l’évaluation des baux de 1980 fondée en grande partie sur la méthode de la comparaison directe. Par la suite, M. Thair ne fait pas de distinction entre les baux de 1980 et ceux de 1991 dans ses calculs jusqu’à ce qu’il résume ses conclusions. À la page 182 de son rapport (dossier d’appel, p. 837), il écrit ce qui suit :

[traduction]

Les taux qui ont été sélectionnés pour les baux de 1980 sont les mêmes que ceux des baux de 1991, après application du taux de rendement.

[21]  Par conséquent, même si les baux de 1980 et ceux de 1991 prévoient une base différente pour l’établissement du loyer, ces méthodes convergent pour donner les mêmes taux applicables aux deux types de baux. Dans le but de simplifier la tâche de la Cour fédérale pour ce qui est d’établir ces taux, je suis d’avis de renvoyer la question à la Cour fédérale en lui donnant la directive d’appliquer la méthodologie des baux de 1991 aux baux de 1980.

[22]  Par conséquent, je suis d’avis de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale en lui ordonnant de faire calculer le loyer des baux de 1980 en fonction de la méthode suivante :

  • a) la valeur hypothétique d’un terrain détenu en fief simple est de 1 800 $ par pied de façade pour les lots riverains;

  • b) la valeur hypothétique d’un terrain détenu en fief simple est de 700 $ par pied de façade pour les lots non riverains;

  • c) il n’y a pas d’ajustement des facteurs applicables à une réserve pour établir les valeurs hypothétiques de terrains détenus en fief simple;

  • d) le montant du loyer se calcule avec un taux de rendement de 1,92 % par année;

  • e) le rapport entre les propriétés riveraines et les propriétés non riveraines s’établit à 2,7 pour 1 dans le cas où un calcul est nécessaire;

  • f) tout autre ajustement se calcule comme le fait M. Thair dans son rapport, sauf lorsque ce calcul est incompatible avec les valeurs définies ci-dessus.

« J.D. Denis Pelletier »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

j.c.a.


LE JUGE STRATAS (Motifs dissidents)

[23]  Je suis d’accord avec mon collègue, sauf pour son raisonnement sur la réparation. Pour les motifs exprimés dans l’arrêt Piot, je suis d’avis de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle réexamine l’affaire en application des principes énoncés dans les motifs de mon collègue.

« David Stratas »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UNE DÉCISION RENDUE LE 23 SEPTEMBRE 2016 PAR LE JUGE PHELAN DE LA COUR FÉDÉRALE, SOUS LA RÉFÉRENCE 2016 CF 1079.

DOSSIER :

A-409-16

 

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ DU CHEF DU CANADA c. JOANNE SCHNURR POUR SON PROPRE COMPTE ET À TITRE DE REPRÉSENTANTE DEMANDERESSE et LA PREMIÈRE NATION SAKIMAY

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Regina (Saskatchewan)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

Les 29 novembre 2017 et 30 novembre 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Kevin J. Bell

POUR L’APPELANTE

David Smith

David Culleton

Kevin J. Bell

Pour l’intimée

 

Robert Janes

Estella White

Pour l’intervenante

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bell, Kreklewich & Chambers

Melville (Saskatchewan)

POUR L’APPELANTE

Ministère de la Justice

Saskatoon (Saskatchewan)

Pour l’intimée

 

JFK Law Corporation

Victoria (Colombie-Britannique)

Pour l’intervenante

 

 

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