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Date : 20190401


Dossier : A-217-18

Référence : 2019 CAF 61

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

PHILIP JAMES MILLER

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA

intimée

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 4 mars 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1 avril 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 


Date : 20190401


Dossier : A-217-18

Référence : 2019 CAF 61

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

ENTRE :

PHILIP JAMES MILLER

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LASKIN

[1]  Philip James Miller interjette appel d’un jugement rendu par le juge Mosley de la Cour fédérale (2018 CF 599), qui a accueilli une requête de la Couronne dans le cadre d’une action intentée par M. Miller. Par cette requête, la Couronne demandait l’autorisation de modifier sa défense pour invoquer le délai de prescription de six mois prévu au paragraphe 269(1) de la Loi sur la défense nationale, (1985), c. N-5 (LDN), ainsi qu’un jugement sommaire rejetant l’action pour cause de prescription.

[2]  L’action devant la Cour fédérale a été intentée en juin 2015. M. Miller réclamait entre autres des dommages-intérêts pour un incident tragique survenu en juillet 1974 à la Base des Forces canadiennes Valcartier, au Québec. M. Miller était alors âgé de 15 ans. Il était l’un des Cadets royaux de l’Armée canadienne qui participaient à une séance de formation militaire de six semaines. Cette séance prévoyait un cours à l’intérieur sur la manutention sécuritaire des munitions. Une grenade active avait accidentellement été mêlée aux munitions « fictives » qui se trouvaient dans une boîte que les cadets avaient été autorisés à manipuler. La grenade a explosé. Six cadets ont été tués et de nombreux autres ont été blessés.

[3]  M. Miller ne figurait pas sur la liste des blessés et il n’a reçu aucun traitement médical à la suite de l’explosion. Peu après l’explosion, une commission d’enquête militaire a été mise sur pied pour faire enquête sur l’incident. M. Miller a été interrogé à plusieurs reprises. On l’a alors informé qu’il ne devait pas divulguer la nature de son témoignage à quiconque ni en discuter avec personne.

[4]  En réponse à la requête de la Couronne, M. Miller a témoigné que l’explosion et l’interrogatoire avaient transformé sa vie. Il a notamment déclaré avoir commencé à consommer de l’alcool et de la drogue et avoir cessé de pratiquer des sports, d’aller à l’école et à l’église et de travailler. Il dit avoir subi un choc commotionnel, une forme de traumatisme cérébral, et on lui a diagnostiqué un syndrome de stress post-traumatique. Il a également déclaré ressentir encore des bourdonnements constants dans les oreilles et avoir réprimé pendant des années ses souvenirs de l’incident.

[5]  Dans la défense qu’elle a initialement déposée puis modifiée, la Couronne alléguait que la demande de M. Miller était frappée de prescription selon la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, et le Code civil du Québec, LQ 1991, c. 64 (CCQ). Le paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales précise les conditions dans lesquelles les règles de droit des provinces en matière de prescription s’appliquent aux instances devant la Cour fédérale :

39 (1) Sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale dont le fait générateur est survenu dans cette province.

39 (1) Except as expressly provided by any other Act, the laws relating to prescription and the limitation of actions in force in a province between subject and subject apply to any proceedings in the Federal Court of Appeal or the Federal Court in respect of any cause of action arising in that province.

[6]  La Couronne demandait l’autorisation d’ajouter une défense fondée sur la prescription, en application du paragraphe 269(1) de la LDN, au motif qu’il existait une « disposition contraire » au sens où il faut entendre ces termes pour l’application du paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales. À l’époque en cause, le paragraphe 269(1) prévoyait un délai de prescription de six mois dans les conditions suivantes :

269 (1) Les actions pour un acte accompli en exécution – ou en vue de l’application – de la présente loi, de ses règlements, ou de toute fonction ou autorité militaire ou ministérielle, ou pour une prétendue négligence ou faute à cet égard, se prescrivent par six mois à compter de l’acte, la négligence ou la faute en question ou, dans le cas d’un préjudice ou dommage, par six mois à compter de sa cessation.

269 (1) No action, prosecution or other proceeding lies against any person for an act done in pursuance or execution or intended execution of this Act or any regulations or military or departmental duty or authority, or in respect of any alleged neglect or default in the execution of this Act, regulations or any such duty or authority, unless it is commenced within six months after the act, neglect or default complained of or, in the case of continuance of injury or damage, within six months after the ceasing thereof.

[7]  Le paragraphe 269(1) a été modifié en 2013 afin, notamment, de prolonger à deux ans le délai de prescription. La disposition modifiée ne s’applique toutefois qu’à l’égard des actes, négligences ou manquements commis après le 1er septembre 2018 (L.C. 2013, ch. 24, art. 99 et 114; TR/2018-36).

[8]  La Couronne demandait également que soit rendu un jugement sommaire rejetant la demande pour cause de prescription. Les parties ont convenu que le contre-interrogatoire de M. Miller sur l’affidavit qu’il avait déposé en réponse à la requête servirait également d’interrogatoire préalable. L’avocat a indiqué que l’interrogatoire préalable du représentant de la Couronne avait aussi eu lieu avant l’audition de la requête.

[9]  Après un examen attentif et exhaustif des motifs, le juge saisi de la requête a autorisé la modification et prononcé le jugement sommaire en faveur de la Couronne au motif que l’action était prescrite.

[10]  Dans l’appel interjeté auprès de notre Cour, la décision discrétionnaire du juge saisi de la requête d’autoriser la modification, ainsi que sa décision de rendre un jugement sommaire, doivent être examinés au regard de la norme de contrôlée énoncée dans les arrêts Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, aux paragraphes 8, 10 et 37, [2002] 2 R.C.S. 235, et Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 75, [2017] 1 R.C.F. 331. Pour que notre Cour intervienne, nous devons relever une erreur manifeste et dominante concernant une conclusion de fait ou une conclusion mixte de fait et de droit ou une décision erronée sur une pure question de droit ou une question susceptible d’être isolée. Or, selon cette norme, je ne vois aucune raison pour laquelle notre Cour peut modifier la décision du juge saisi de la requête.

[11]  Premièrement, je ne constate aucune erreur de droit de la part du juge saisi de la requête quant aux facteurs qu’il a pris en compte dans son examen de la requête en modification. Ainsi que l’indique le juge (par. 37), en renvoyant aux affaires Valentino Gennarini SRL c. Andromeda Navigation Inc., 2003 CFPI 567 et à Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 C.F. 3, 1993 CanLII 2990 (C.A.), la Cour fédérale

a toujours jugé que, en règle générale, une modification devait être autorisée aux fins de régler la question véritable qui sépare les parties, dans la mesure où il n’en résulte pas pour l’autre partie un préjudice qui ne puisse être réparé par l’octroi de dépens, et dans la mesure où la modification est conforme à l’intérêt de la justice [...]

[12]  Puis, citant à nouveau Valentino, le juge énonce les facteurs permettant de dire si une modification causerait un préjudice qu’il serait impossible de réparer par l’octroi de dépens, ces facteurs étant l’à-propos de la requête en modification, la mesure dans laquelle la modification retarderait l’issue du procès, la mesure dans laquelle la position initiale a obligé une autre partie à suivre une ligne de conduite qui ne pourra être facilement modifiée et la question de savoir si la modification facilitera pour la Cour l’examen du bien-fondé de l’action.

[13]  Je ne relève pas non plus d’erreur, à plus forte raison aucune erreur manifeste et dominante, dans l’application de ces facteurs et dans la décision du juge d’autoriser la modification. Aux paragraphes 39 et 40, le juge précise que, bien qu’aucune mention n’ait été faite du paragraphe 269(1), que ce soit dans la défense ou dans la défense modifiée, les deux documents mentionnaient que l’action était frappée de prescription. M. Miller savait donc dès le départ que le délai de présentation de sa demande poserait problème, et le fait que la modification visant à invoquer le paragraphe 269(1) ait été présentée quelque deux ans et demi après le dépôt de la défense ne constitue pas en soi un facteur déterminant pour décider si l’autorisation devait être accordée. Le juge a également tenu compte (par. 39) du fait que l’instance n’était pas prête à être instruite et que, contrairement à d’autres affaires où l’autorisation de modifier avait été refusée, la modification ne retarderait pas l’instruction expéditive de l’affaire. Il arrive à la conclusion suivante, au paragraphe 42 :

Dans les circonstances, y compris le fait que l’action a été intentée plus de quarante ans après l’événement, que la plupart des éléments de preuve relatifs aux répercussions de l’incident sur le demandeur n’existent plus, et que la question du délai a été invoquée d’emblée en défense, [...] le fait d’autoriser la modification servirait les intérêts de la justice.

[14]  Dans son appel, M. Miller fait valoir que la modification autorisée lui a bel et bien causé un préjudice, car il avait fondé tous ses arguments sur l’hypothèse selon laquelle le délai de prescription applicable était celui prévu par le Code civil du Québec. Cependant, le juge saisi de la requête déclare, au paragraphe 40, que M. Miller « n’a pas été porté à suivre une ligne de conduite dans la préparation du procès qui n’aurait pas pu aisément être modifiée », et cette conclusion appelle la déférence. Quoi qu’il en soit, dans ses arguments présentés à notre Cour, M. Miller n’explique pas concrètement comment la modification a influé sur la structure de sa cause.

[15]  De même, je suis d’avis que l’examen, par le juge saisi de la requête, de la requête en jugement sommaire présentée par la Couronne ne révèle aucune erreur de droit ou de fait justifiant l’intervention de la Cour. Dans son examen des arguments des parties, le juge s’est d’abord demandé (par. 43 et suivants) si un jugement sommaire pouvait être rendu sur la base d’un argument fondé sur le délai de prescription, et il a répondu à cette question dans l’affirmative. Il a examiné des affaires s’étant soldées par un jugement sommaire pour cause de prescription, y compris celle prévue par le paragraphe 269(1). Le juge cite l’arrêt Baron c. Canada, 2001 CAF 38, dans lequel notre Cour a maintenu le jugement sommaire fondé sur cette disposition.

[16]  Devant le juge, M. Miller a invoqué la décision rendue dans l’affaire Duplessis c. Canada, 2004 CF 154, pour appuyer le rejet de la requête en jugement sommaire. Dans cette affaire, la Cour fédérale avait rejeté la requête en jugement sommaire de l’État présentée au titre du paragraphe 269(1), à l’égard d’une demande formulée par un ancien membre des Forces canadiennes qui présentait un syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et qui soutenait, entre autres, que l’État avait manqué à son obligation fiduciaire envers lui. La Cour fédérale a conclu dans cette affaire que la demande méritait d’être instruite.

[17]  Le juge saisi de la requête note (par. 54) que M. Miller a modifié sa déclaration juste avant l’audition de la requête pour invoquer un manquement continu à l’obligation fiduciaire. Le juge ajoute toutefois (par. 55) que les motifs invoqués dans l’affaire Duplessis ne s’appliquaient pas dans l’affaire en cause, concluant que, contrairement à la situation qui existait dans l’affaire Duplessis, il n’y avait pas de relation continue dans le cas de M. Miller qui créerait une obligation fiduciaire. Il signale également que M. Miller n’avait pas satisfait au critère auquel, selon la Cour suprême du Canada, un demandeur doit satisfaire pour établir l’existence d’une obligation fiduciaire (par. 57 et 58). Le juge renvoie également à l’article 214 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, qui exige que les deux parties dans une requête en jugement sommaire doivent « présenter leur cause sous son meilleur jour », ajoutant que : « [c]ela signifie qu’il ne suffit pas à un demandeur de faire de simples affirmations concernant des réclamations en matière de responsabilité dans l’espoir que ces dernières seront établies au procès » (par. 60 et 61). Il tranche la question en ces termes, au paragraphe 62 :

En l’espèce, le demandeur n’a pas établi de faits précis ou produit d’éléments de preuve pour étayer la conclusion voulant qu’il existe une véritable question litigieuse quant au fait qu’une obligation fiduciaire subsistait à son égard, plusieurs années après l’événement, et que le manquement à cette obligation devrait faire obstacle à l’application du délai de prescription. Le dossier révèle qu’il y a eu un accident tragique. Des soins ont été prodigués sur-le-champ aux personnes blessées. Le demandeur ne figurait pas dans la liste des personnes blessées. Il n’a demandé aucune aide immédiatement ou à long terme après l’incident. Aucun élément de preuve n’a été produit visant à établir que, dans ces circonstances, il existait toujours une obligation fiduciaire à l’égard du demandeur plusieurs années après l’événement.

[18]  Le juge saisi de la requête renvoie (par. 64) à une déclaration de la Cour suprême du Canada selon laquelle un procès n’est pas nécessaire si la requête en jugement sommaire permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires et d’appliquer les règles de droit aux faits, et si cela constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste : Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87. Il déclare ensuite ce qui suit au paragraphe 65 : « Je suis satisfait que les faits sur cette question sont suffisamment clairs pour que l’action se règle dans le cadre du jugement sommaire ». Je suis d’avis que l’analyse que le juge a faite des arguments de M. Miller au regard de la décision Duplessis ne révèle aucune erreur justifiant l’infirmation de la décision.

[19]  Le juge s’est ensuite penché sur l’application du paragraphe 269(1) de la LDN. Il note, au paragraphe 69, que « [l]e principal argument [de M. Miller] est que les tribunaux ont rarement appliqué l’article 269 de la LDN, et ont trouvé de nombreuses raisons pour l’éviter ». Il ajoute qu’il ne pouvait retenir cet argument.

[20]  M. Miller a aussi fait valoir qu’il pouvait, en raison des effets persistants de l’explosion et des interrogatoires, invoquer la dernière partie du paragraphe 269(1), selon laquelle le délai de prescription « dans le cas d’un préjudice ou dommage » expire « six mois à compter de sa cessation ». Le juge a examiné en détail (par. 70 à 79) la jurisprudence offrant une interprétation de ce libellé. Au paragraphe 80, il conclut que, à la lumière de la jurisprudence prépondérante, il devait « interpréter l’expression “dans le cas d’un préjudice ou dommage” comme se rapportant aux actes immédiats qui ont causé un préjudice ou un dommage, et à non aux conséquences de ces actes ». Cette jurisprudence inclut la décision rendue par notre Cour dans l’arrêt Baron c. Canada (par. 4).

[21]  Le juge a examiné puis rejeté deux autres arguments invoqués par M. Miller. Suivant le premier,  la conduite en litige constituait un acte criminel, ainsi que l’avait conclu le coroner chargé de faire enquête sur l’incident (bien que l’agent de la Force régulière qui dirigeait la séance de formation ait par la suite été acquitté de l’accusation de négligence criminelle ayant causé la mort). M. Miller a fait valoir que, puisqu’il s’agissait d’un acte criminel, il ne pouvait s’agir d’un « acte accompli en exécution – ou en vue de l’application – de la présente loi » au sens où il faut l’entendre pour l’application du paragraphe 269(1). M. Miller a cité à l’appui une décision rendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique, White v. Canada (Attorney General), 2002 BCSC 1164, 4 B.C.L.R. (4th) 161, dans laquelle il a été établi (par. 81 à 89) que les demandes fondées sur une inconduite sexuelle ne sont pas assujetties au paragraphe 269(1), car les agressions sexuelles n’étaient d’aucune façon liées aux pouvoirs conférés par la LDN. Le juge saisi de la requête a toutefois établi une distinction avec White, précisant (par. 81 à 86) que la formation des cadets et la tenue d’une commission d’enquête relevaient des pouvoirs conférés par la LDN, de sorte que le paragraphe 269(1) s’appliquait.

[22]  Dans son deuxième argument, M. Miller soutenait que le paragraphe 269(1) ne protège que les préposés de la Couronne, et non la Couronne elle-même. Le juge saisi de la requête note, aux paragraphes 87 à 90, que l’alinéa 24a) de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, autorise l’État à faire valoir « tout moyen de défense qui pourrait être invoqué […] devant un tribunal compétent dans une instance entre personnes ». Il s’agit là, précise-t-il, « d’une déclaration expresse de l’intention du législateur voulant que l’État puisse faire valoir tous les moyens, y compris ceux qui sont fondés sur des délais de prescription, comme le délai prévu au paragraphe 269(1) » (renvois omis).

[23]  Je ne relève aucune erreur de droit de la part du juge saisi de la requête dans son interprétation du paragraphe 269(1). Devant notre Cour, M. Miller invoque un autre argument lié à l’interprétation de cette disposition, un argument qui n’a pas été présenté au juge saisi de la requête. M. Miller soutient ainsi que le Code civil du Québec [traduction] « éclaire » le paragraphe 269(1) (mémoire de l’appelant, par. 27) et que cela signifie que, même si le paragraphe 269(1) [traduction] « prévoit expressément un délai de prescription différent de celui du Code civil du Québec, [il] doit être appliqué en respectant le cadre régissant la prescription au Québec » (mémoire de l’appelant, par. 30).

[24]  Selon le mémoire et la plaidoirie de M. Miller, le principe du bijuridisme exige que la LDN et le Code civil du Québec soient interprétés de manière à [traduction] « s’harmoniser », ce qui signifie que les dispositions de la LDN doivent être interprétées en [traduction] « tenant compte » de toutes les dispositions du Code civil du Québec portant sur la prescription, autre que le délai de prescription fondamental de trois ans prévu à l’article 2925, ce qui inclurait l’article 2926.1, qui fixe à dix ans le délai de prescription pour une action en réparation d’un préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle, à compter du jour où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte, et qui porte ce délai à 30 ans pour les préjudices résultant d’un comportement violent subi durant l’enfance. Le principal précédent sur lequel M. Miller fonde son argumentation est l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Canada (Procureur général) c. St Hilaire, 2001 CAF 63, [2001] 4 C.F. 289, où la Cour a examiné le caractère supplétif du droit civil lorsque le droit fédéral est silencieux.

[25]  Cet argument n’est pas fondé. À mon avis, il vise non pas à suppléer au paragraphe 269(1) de la LDN, mais plutôt à le remplacer, ce qui va à l’encontre du libellé non équivoque de la disposition et du paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales (cité plus haut au paragraphe 5).

[26]  Cette dernière disposition, selon laquelle les règles de droit des provinces en matière de prescription s’appliquent généralement aux instances devant la Cour fédérale dont le fait générateur est survenu dans une province, prévoit une exception particulière dans les cas où la loi fédérale applicable définit expressément un délai de prescription. La première disposition définit expressément ce délai; à l’époque pertinente, un délai de prescription de six mois s’appliquait aux causes d’action auxquelles elle renvoie. Notre Cour a déclaré que, dans ces circonstances, le délai de prescription établi par la loi fédérale s’applique, et un juge de la Cour d’appel du Québec (siégeant seul) a considéré cette décision comme décisive : Ingredia S.A. c. Canada, 2010 CAF 176, par. 32; Procureur général du Canada c. Zen Cigarette inc., 2017 QCCA 1928, par. 6, [2017] J.Q. no 17270 (QL).

[27]  Je prends acte de l’observation du juge saisi de la requête (par. 30) qui déclare que, s’il était parvenu à une autre conclusion concernant l’application du paragraphe 269(1), la question de savoir si le Code civil du Québec s’appliquait aurait alors été justiciable. Cependant, vu le libellé du paragraphe 269(1), les délais de prescription prévus dans le Code civil du Québec ne sauraient d’aucune façon s’appliquer à la demande de M. Miller.

[28]  Si l’on revient aux questions en litige sur lesquelles le juge saisi de la requête devait statuer, la question suivante était de déterminer si la règle de la possibilité de découvrir s’appliquait au paragraphe 269(1) et, dans l’affirmative, à quel moment la cause d’action de M. Miller avait pris naissance et aurait pu raisonnablement être découverte. Comme l’explique le juge (par. 91), cette règle est un outil d’interprétation des lois qui établissent des délais de prescription, une règle prétorienne qui, dans certains cas, a été codifiée : voir Ryan c. Moore, 2005 CSC 38, aux paragraphes 22 et 23, [2005] 2 R.C.S 53. Selon cette règle, une cause d’action prend naissance au moment où les faits substantiels sur lesquels repose cette cause d’action – à savoir la survenance du préjudice et l’identité des responsables – sont découverts par le demandeur ou auraient dû l’être s’il avait fait preuve de diligence raisonnable. Devant notre Cour, les parties ont convenu que cette règle est la même, qu’il s’agisse du droit civil ou de la common law.

[29]  Le juge saisi de la requête a examiné (par. 90 à 99) les arguments de M. Miller selon lesquels cette règle s’appliquait, et ceux de la Couronne qui alléguait le contraire, ainsi que la jurisprudence invoquée à l’appui des positions opposées, et a finalement conclu qu’il n’avait pas à statuer sur cette question. Il indique ainsi (par. 100) que, même si la règle de la possibilité de découvrir s’appliquait, elle ne serait d’aucun secours pour M. Miller.

[30]  Pour expliquer cette conclusion, le juge mentionne d’abord le fait que la déclaration du demandeur a été produite le 2 juin 2015; si l’on applique la règle de la possibilité de découvrir et le paragraphe 269(1), il s’ensuit que l’action serait prescrite si M. Miller a découvert sa réclamation avant le 2 décembre 2014.

[31]  Le juge examine ensuite (par. 102 à 106) les éléments de preuve influant sur le moment où M. Miller a découvert sa cause d’action. Étant donné l’âge de M. Miller au moment de l’incident de 1974, le juge a estimé raisonnable qu’il n’ait pas compris à l’époque toute la portée de l’incident et tous les effets pouvant en résulter.

[32]  Il a pris acte des éléments de preuve de M. Miller selon lesquels, bien qu’il ait réprimé pendant des années ses souvenirs de l’incident, ces derniers ont commencé à refaire surface en 2005 et il a alors pris conscience des effets que ses troubles psychologiques avaient eus sur sa vie. Le juge a rappelé que M. Miller avait commencé à faire des recherches sur Internet pour recueillir des renseignements sur l’incident et, en 2006, il était tombé sur un message publié sur le blogue d’un ancien collègue cadet. En 2008, M. Miller a assisté à une réunion d’anciens cadets au cours de laquelle il a commencé à parler de l’incident. Les anciens cadets ont alors discuté de la possibilité d’intenter un recours collectif, et M. Miller a discuté avec un ancien cadet de cette possibilité. M. Miller a donné une entrevue à un journaliste qui a publié un livre sur l’incident en 2011. Il a commencé à consulter un psychologue en 2013. En 2014, il a assisté à la commémoration du 40anniversaire de l’incident et a donné deux entrevues, l’une au réalisateur d’un documentaire sur l’incident et l’autre à des enquêteurs du Bureau de l’Ombudsman du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes qui a publié un rapport sur l’incident en 2015. En 2013, M. Miller a présenté une demande de prestations d’invalidité auprès du ministère des Anciens Combattants. Dans le rapport d’une évaluation psychologique indépendante réalisée en juillet 2017, il est indiqué que M. Miller a déclaré avoir commencé, huit ans auparavant, à faire face à ce qui lui était arrivé.

[33]  Après examen des éléments de preuve, le juge a déclaré (par. 107) être « convaincu que [M. Miller] savait qu’il avait subi des dommages en raison de l’explosion et des événements qui ont suivi, et que la responsabilité pour les dommages pouvait être attribuée à la Couronne défenderesse, déjà en 2008 ». Il a donc conclu que la règle de la possibilité de découvrir ne faisait pas obstacle à l’application du délai de prescription prévu au paragraphe 269(1). Il a également conclu (par. 110) que l’action était prescrite, qu’il n’existait aucune question sérieuse à trancher et, donc, qu’un jugement sommaire rejetant l’action devait être rendu.

[34]  La naissance d’une cause d’action et le point de départ du délai de prescription « sont des questions hautement factuelles, dont la solution dépend des circonstances propres à chaque cas et à l’égard desquelles les cours d’appel doivent faire preuve d’une grande déférence » : Pellerin Savitz s.e.n.c.r.l. c. Guindon, 2017 CSC 29, par. 11, [2017] 1 R.C.S. 575. Je suis d’avis que la conclusion du juge, quant au moment où la demande de M. Miller pouvait être découverte, ne révèle aucune erreur manifeste et dominante.

[35]  Devant notre Cour, M. Miller soutient qu’une lettre datée du 28 juillet 2016, envoyée par le ministre de la Défense nationale et le Vice-Chef d’état-major de la défense aux victimes de l’incident de Valcartier, devrait être considérée comme déterminante pour la question de la possibilité de découvrir. Cette lettre faisait suite au rapport sur l’incident publié par l’Ombudsman en juin 2015 et a été suivie, en mars 2017, de l’annonce par le gouvernement du Canada d’un programme visant à offrir une reconnaissance financière et des soins de santé aux victimes de l’incident de Valcartier. La lettre contenait également des excuses pour les douleurs et souffrances causées par l’incident, ainsi que le paragraphe suivant :

[traduction]

Nous reconnaissons également que certaines victimes ont gardé le silence toutes ces années après avoir reçu des directives en ce sens de la part du personnel militaire. Nous encourageons toutes les personnes touchées par cet incident à discuter sans réserve – sur des tribunes publiques et en privé – des circonstances de l’incident et des répercussions qu’il a eues sur leur vie.

[36]  M. Miller soutient que ce n’est qu’au moment de l’envoi de cette lettre que les directives qui lui avaient été données à lui et aux autres cadets interrogés par la Commission d’enquête ont cessé d’être exécutoires; sa cause d’action n’a donc été découverte qu’à la date de cette lettre.

[37]  Je ne peux pas accepter cette affirmation. Même si les éléments de preuve qui ont été présentés au juge saisi de la requête montrent que M. Miller a réprimé ses souvenirs de l’incident pendant de nombreuses années, ils montrent également qu’il a recouvré certains souvenirs et qu’il a commencé à discuter de l’incident et de la possibilité d’un recours en justice bien avant de recevoir cette lettre. Considérer que la date de la lettre marque le début du délai de prescription irait à l’encontre des éléments de preuve et des conclusions du juge saisi de la requête.

[38]  M. Miller soutient subsidiairement qu’une déclaration dans son affidavit –à propos de laquelle il n’a pas été contre-interrogé – soulève une question légitime qui devrait faire l’objet d’un procès pour déterminer si la date où le préjudice a été découvert est la date à laquelle M. Miller a intenté son action. Cette déclaration, qui figure au paragraphe 30 de son affidavit, est ainsi rédigée [traduction] : « Après mûre réflexion, et après avoir reçu un grand soutien psychologique, j’ai déposé une action demandant réparation devant la Cour fédérale en juin 2015. J’en étais psychologiquement incapable avant cette date. »

[39]  Je ne peux accepter non plus cette autre observation. La déclaration de M. Miller équivaut à l’opinion d’un psychologue expert; or, M. Miller n’a pas les compétences requises pour formuler pareille opinion. Comme l’a confirmé son avocat durant la plaidoirie, aucun des éléments de preuve des psychologues experts déposés à l’appui de la requête – que ce soit le résumé du rapport d’évaluation psychologique daté du 30 novembre 2014 ou le rapport publié en juillet 2017 d’une évaluation psychologique indépendante menée en juin 2017 – ne précise à quel moment M. Miller est devenu psychologiquement apte à intenter une action. La proposition énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Guarantee Co. of North America c. Gordon Capital Corp., [1999] 3 R.C.S. 423, au paragraphe 31, 1999 CanLII 664, s’applique en l’espèce : « [...] en l’absence d’un exposé détaillé des faits et d’éléments de preuve à l’appui, un affidavit intéressé n’est pas suffisant en soi pour donner naissance à une question susceptible de faire l’objet d’un débat judiciaire ».

[40]  Interrogé durant la plaidoirie au sujet de l’absence d’éléments de preuve à l’appui de cette question, l’avocat de M. Miller a indiqué que c’était une question qu’il avait l’intention d’aborder au procès. Mais, comme l’a mentionné le juge saisi de la requête (par. 61), il incombe aux deux parties dans une requête en jugement sommaire de présenter leur cause sous son meilleur jour et il ne suffit pas de faire des affirmations dans l’espoir qu’elles seront établies au procès.

[41]  Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que l’appel doit être rejeté. Comme l’a fait le juge saisi de la requête, j’insiste moi aussi sur le fait que cette conclusion ne vise nullement à minimiser les répercussions de l’incident sur M. Miller.

[42]  La Couronne ne demande pas de dépens, et je n’en adjugerais aucuns.

« J.B. Laskin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Judith M. Woods, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

Dossier : A-217-18

(APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE MOSLEY DE LA COUR FÉDÉRALE LE 11 JUIN 2018, DOSSIER NO T-920-15)

INTITULÉ :

PHILIP JAMES MILLER c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 mars 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Gordon S. Campbell

 

Pour l’appelant

 

Craig Collins-Williams

Fraser Harland

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aubry Campbell Maclean

Alexandria (Ontario)

 

Pour l’appelant

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimée

 

 

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