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Date : 20100111

 

Dossier : A-255-09

 

Référence : 2010 CAF 3

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LE JUGE PELLETIER

                        LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE et

AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

(DIRECTEUR, DIVISION DES ALIMENTS D’ORIGINE VÉGÉTALE)

appelants

et

SELECT BRAND DISTRIBUTEURS INC. et GERBER PRODUCTS COMPANY

intimées

et

 

FABRICANTS DE PRODUITS ALIMENTAIRES DU CANADA

 

intervenante

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 13 octobre 2009

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 11 janvier 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                              LE JUGE EVANS

LA JUGE TRUDEL

 


Date : 20100111

 

Dossier : A-255-09

 

Référence : 2010 CAF 3

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LE JUGE PELLETIER                    

                        LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE et

AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

(DIRECTEUR, DIVISION DES ALIMENTS D’ORIGINE VÉGÉTALE)

appelants

et

SELECT BRAND DISTRIBUTEURS INC. et GERBER PRODUCTS COMPANY

intimées

et

 

FABRICANTS DE PRODUITS ALIMENTAIRES DU CANADA

 

intervenante

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

INTRODUCTION

[1]               Dans le jugement Select Brand Distributeurs c. Canada (Procureur général), 2009 CF 547, [2009] A.C.F. no 294, (motifs)), le juge Hughes de la Cour fédérale (le juge de première instance) a décidé que l’alinéa 9.1(5)a) du Règlement sur les produits transformés, C.R.C., ch. 291, (le Règlement) était ultra vires au motif qu’il outrepassait la portée de sa loi habilitante, à savoir la Loi sur les produits agricoles au Canada, L.R.C. 1985 (4e suppl.), ch. 20 et plus particulièrement son article 32 ( la Loi). Suivant le juge de première instance, la Loi n’autorise pas le gouverneur en conseil à confier à l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’Agence) le mandat de réglementer la « structure commerciale habituelle » de l’industrie alimentaire lorsqu’elle est saisie d’une demande d’essai de mise en marché de certains produits alimentaires. Pour des motifs qui deviendront évidents, je ne partage pas l’opinion du juge de première instance et je suis d’avis de faire droit à l’appel de sa décision.

 

FAITS ET GENÈSE DE L’INSTANCE

[2]               Gerber Products Company (Gerber) fabrique et vend des aliments pour bébés. Select Brand Distributeurs Inc. (Select Brands) est distributeur de divers produits alimentaires et est l’auteur de la demande d’autorisation d’essai de mise en marché. Comme Gerber et Select Brands agissaient de concert dans la présente affaire, toute mention de Gerber s’entend à la fois de Gerber et de Select Brands, à moins que le contexte ne s’y oppose.

 

[3]               À une certaine époque, Gerber avait une usine au Canada. Elle a fermé cette usine en 1990 et a répondu à la demande du marché canadien à l’aide de produits qu’elle fabriquait aux États‑Unis. À l’issue d’une enquête antidumping, des droits d’importation spéciaux ont été imposés sur les produits Gerber importés au Canada, à la suite de quoi Gerber s’est retirée du marché canadien. Depuis 2003, les produits alimentaires pour bébé de Gerber ne sont plus frappés de ces droits d’importation spéciaux.

 

[4]               Les aliments pour bébés sont des produits alimentaires transformés qui sont vendus sur le marché interprovincial. Ils sont donc assujettis à la Loi et au Règlement, lequel autorise la vente d’aliments pour bébés au Canada en deux dimensions, à savoir 4½ oz liq (128 ml) et 7½ oz liq (213 ml) (voir le Règlement, annexe III, tableau III). Le Règlement précise également le critère régissant l’essai de mise en marché des produits qui ne sont pas conformes au règlement :

91. (1) L’exploitant d’un établissement agréé ou l’importateur d’un produit alimentaire peut présenter au directeur, par écrit, une demande d’autorisation pour l’essai de mise en marché d’un produit alimentaire qui n’est pas conforme au présent règlement.

 

[. . . ]

 

(5) Le directeur peut accorder par écrit à l’exploitant d’un établissement agréé ou à l’importateur d’un produit alimentaire l’autorisation d’effectuer un essai de mise en marché pendant une période d’au plus 24 mois s’il est convaincu, d’après les renseignements dont il dispose, que l’essai :

 

 

a) ne perturbera pas la structure commerciale habituelle du secteur;

 

b) ne créera pas de confusion chez le public ni ne l’induira en erreur;

 

c) n’aura pas d’effets néfastes sur le processus de fixation des prix ni sur la santé et la sécurité publiques.

 

9.1 (1) The operator of a registered establishment or an importer of food products may apply in writing to the Director for an authorization to test market a food product that does not meet the requirements of these Regulations.

 

                   . . .

 

 

(5) The Director may issue a written authorization to the operator of a registered establishment or to an importer of food products to test market a food product for a period of up to 24 months where the Director is satisfied, based on information available to the Director, that the test marketing of the food product will not

 

(a) disrupt the normal or usual trading patterns of the industry;

 

(b) confuse or mislead the public; or

 

 

(c) have an adverse affect on public health or safety or on product pricing.

 

 

 

 

[5]               Gerber vend ses aliments pour bébés aux États-Unis dans des contenants de dimensions plus petites que celles qui sont prescrites par le Règlement. Le 9 août 2006, Gerber a écrit à l’Agence pour lui demander de l’autoriser à faire un essai de mise en marché en vue de vendre ses aliments pour bébés dans les mêmes contenants que ceux qu’elle utilise aux États-Unis. Dans sa demande, Gerber expliquait qu’elle prévoyait vendre jusqu’à 70 millions d’unités d’aliments pour bébés dans le cadre de son essai de mise en marché. Par lettre datée du 29 janvier 2007 adressée aux avocats de Gerber, l’Agence a refusé la demande d’autorisation d’essai de mise en marché en attendant un examen plus approfondi de la question. Cette décision, appelée la décision provisoire, a fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Voici les passages essentiels de la lettre en question :

[traduction]

 

À la suite de la réception de votre lettre, nous vous avons rencontré ainsi que M. Kesting le 19 décembre 2006. Lors de cette rencontre, nous avons expliqué que certaines préoccupations étaient soulevées par le gouvernement américain, par les importateurs et par le secteur canadien, démontrant l’absence de consensus parmi les intéressés au sujet de l’ajout de contenants de nouvelles dimensions pour les aliments pour bébés et des répercussions possibles sur la structure commerciale habituelle du secteur. Il a donc été conclu qu’il était nécessaire de poursuivre l’examen des répercussions possibles de votre demande avant de donner une autorisation d’essai de mise en marché (l’AEM).

 

Compte tenu des renseignements dont je dispose, je ne suis donc pas convaincu qu’un essai de mise en marché d’aliments pour bébés dans des contenants de dimensions différentes de celles qui sont autorisées au Canada, à l’heure actuelle, ne perturberait pas la structure commerciale habituelle du secteur. C’est avec regret que je dois vous informer qu’il n’est pas fait droit à votre demande pour le moment.

 

Dans l’intervalle, je tiens à vous assurer que nous garderons votre demande d’AEM active et que nous continuerons à étudier la demande tant que nous n’aurons pas examiné la question ainsi que les préoccupations exprimées par tous les intéressés.

 

Paragraphe 8 des motifs.

 

 

[6]               Des mois se sont écoulés. Gerber a continué à demander l’autorisation de procéder à un essai de mise en marché. Le 2 novembre 2007, l’Agence a écrit aux avocats de Gerber pour les informer du refus de la demande d’autorisation d’essai de mise en marché. Voici les passages essentiels de cette lettre :

[traduction]

 

J’ai examiné tous les documents qui sont en ma possession à l’heure actuelle, notamment les rapports sur la consommation d’aliments pour bébés au Canada, les chiffres d’importation et les préoccupations exprimées par les Fabricants de produits alimentaires du Canada, par le secteur et par les intéressés, au sujet de l’introduction de contenants de nouvelles dimensions.

 

Le Règlement sur les produits transformés (le RPT) prescrit deux dimensions de contenants en ce qui concerne les produits de fruits et de légumes pour bébés. Dans sa demande du 31 juillet 2006, votre cliente a demandé une autorisation d’essai de mise en marché de 70 millions d’unités d’aliments pour bébés de Gerber, de marques 1ers et 2e aliments, dans des contenants de deux nouvelles dimensions.

 

Selon les estimations, la consommation globale actuelle d’aliments pour bébés au Canada est chaque année de 80 millions d’unités (source : extrait des Grocery Manufacturers Share Reports d’ACNeilsen Canada), dont un pourcentage se rapporte aux produits de fruits et de légumes; la consommation n’a pas énormément changé depuis quelques années. Toutefois, les importations de produits de fruits et de légumes pour bébés ont considérablement augmenté depuis 2002 (plus de dix fois; source : Statistique Canada). À l’heure actuelle, toutes les entreprises vendent au Canada des produits dans des contenants de deux dimensions prescrites par règlement. Compte tenu de ces faits, je ne suis pas convaincu que la délivrance d’une autorisation d’essai de mise en marché de contenants de nouvelles dimensions, à l’égard de 70 millions d’unités, demandée par votre cliente, ne perturbera pas la structure commerciale habituelle conformément à l’alinéa 9.1(5)a) du RPT.

 

Par conséquent, la demande que Select Brand Distributors Inc. a présentée en vue d’être autorisée à procéder à un essai de mise en marché de 70 millions d’unités de produits alimentaires pour bébés emballés dans des contenants de 67 ml (2,6 oz liq) et de 95 ml (3,6 oz liq) est refusée. Cette décision met fin à l’examen de la demande d’autorisation d’essai de mise en marché présentée par Select Brand Distributors Inc.

 

Paragraphe 10 des motifs.

 

 

[7]               Cette décision, appelée la décision finale, a également fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Les deux demandes ont été instruites conjointement et tranchées dans la décision frappée d’appel.

 

 

 

LA DÉCISION FRAPPÉE D’APPEL

[8]               Après avoir exposé les faits, le juge de première instance a commencé son analyse par un examen de la preuve. Il a signalé que l’Agence n’avait pas déposé d’affidavit, mais qu’elle avait plutôt versé dans les dossiers de l’Agence des copies certifiées conformes de certains documents dont elle affirmait avoir tenu compte pour prendre sa décision. Comme aucun affidavit n’avait été déposé, aucun agent de l’Agence ne pouvait être contre-interrogé. Cette réticence apparente de la part de l’Agence a influencé l’appréciation que le juge de première instance a faite de la preuve et l’a conduit à tirer certaines conclusions au sujet de la valeur probante de certains des documents portés à sa connaissance. En bref, le juge de première instance a conclu que, chaque fois que les assertions faites par l’Agence dans les décisions à l’examen n’étaient pas appuyées par des documents, il considérait que ces assertions n’étaient pas fondées.

 

[9]               Dans le cadre des démarches ayant conduit à sa demande de contrôle judiciaire, Gerber avait présenté plusieurs demandes en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. 1985, ch. A-1 et avait ainsi pu obtenir certains documents. Elle a produit de longs affidavits dans lesquels elle reprenait ces documents et dans lesquels elle adoptait certains points de vue en se fondant sur ces documents ou sur l’omission de l’Agence de les produire. Par ailleurs, l’affidavit de Gerber renfermait un grand nombre d’éléments qui n’étaient tout simplement pas pertinents.

 

[10]           Au terme de son analyse, le juge de première instance a tiré les conclusions suivantes :

1.      Les projets d’essai de mise en marché de Gerber ne suscitent pas de préoccupations sur le plan de la santé.

 

2.      L’Agence ne dispose d’aucun document sur lequel elle peut se fonder pour arriver à des conclusions au sujet de ce qu’était la « structure commerciale habituelle du secteur [des aliments pour bébés] ». Sans énumérer tous les différents facteurs, disons qu’il y a par exemple la question de la durée pendant laquelle la structure doit être examinée, la définition du secteur en cause, la question de savoir si les pratiques monopolistiques doivent être considérées comme faisant partie de la structure commerciale habituelle.

 

3.      Dans la mesure où le secteur constituait essentiellement un monopole pour Heinz, le Bureau de la concurrence éprouve de sérieuses préoccupations. On ne saurait dire que ce monopole forme une « structure commerciale habituelle ».

 

4.   L’Agence ne s’est pas efforcée d’obtenir l’avis des « intéressés », tels que d’autres fabricants, des détaillants ou des consommateurs, et elle n’avait entre les mains aucun renseignement, sauf ceux qui avaient été fournis par Heinz, cette dernière ayant menacé d’une façon peu subtile de réexaminer ce qu’elle a appelé ses options en matière d’investissement.

 

5.      Au moins six mois avant que la décision « provisoire » soit prise, l’Agence a eu à remettre un projet de lettre de refus. Rien ne montre qu’un projet de lettre d’acceptation ait été préparé.

 

            Paragraphe 18 des motifs.

 

[11]           Le juge de première instance s’est ensuite penché sur la question de la validité de l’alinéa 9.1(5)a) du Règlement. Il s’est référé au Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (le REIR) qui avait été publié au moment où le Règlement avait été modifié pour prévoir l’autorisation d’effectuer des essais de mise en marché. Le juge a examiné la disposition habilitante de la Loi, l’article 32, qui prévoit que le gouverneur en conseil peut, par règlement, prendre toute mesure d’application de la loi et notamment régir la commercialisation des produits alimentaires transformés, collecter des renseignements sur les marchés et accorder des exemptions en ce qui concerne les conditions par ailleurs prévues par le Règlement.

 

[12]           Le juge de première instance a conclu comme suit :

28      La Loi se rapporte à l’offre de produits alimentaires sur le marché canadien pour consommation et utilisation. Elle ne vise pas à réglementer la « structure » du marché. Pareille réglementation est prévue ailleurs, comme dans la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C‑34. L’ACIA n’a pas pour mandat de réglementer la structure « habituelle » du secteur des produits alimentaires.

 

29.       L’alinéa 9.1(5)a) du Règlement ne renferme aucune définition de ce qu’est une structure commerciale « habituelle » et aucune disposition du Règlement ou de la Loi ne renferme de lignes directrices sur la façon de déterminer cette structure. Cela outrepasse tout simplement la portée de la Loi.

 

30.       Je conclus que l’alinéa 9.1(5)a) du Règlement est ultra vires pour le motif qu’il outrepasse la portée de la loi habilitante.

 

 

[13]           Compte tenu du fait que la décision provisoire et la décision finale étaient toutes les deux fondées sur la perturbation prévue de la structure commerciale habituelle du secteur advenant le cas où Gerber serait autorisée à effectuer des essais de mise en marché, la conclusion du juge de première instance impliquait qu’aucune des deux décisions ne pouvait être confirmée. Le juge de première instance a toutefois poursuivi en expliquant qu’il aurait de toute façon infirmé les deux décisions parce qu’ils les considéraient comme déraisonnables. Le juge de première instance a conclu que l’Agence n’avait pas établi quelle était la structure « habituelle » du secteur, de sorte qu’il n’y avait rien qui lui aurait permis de déterminer les incidences de l’autorisation d’effectuer des essais de mise en marché. Le juge a également conclu, vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, que les enquêtes menées par l’Agence étaient « insuffisantes et déficientes » (paragraphe 32 des motifs). Enfin, le juge de première instance a fait observer que l’Agence semblait avoir préparé un projet de lettre de refus plusieurs mois avant que la décision « provisoire » ne soit prise, mais qu’elle n’avait pas préparé de projet de lettre d’acceptation. Suivant le juge de première instance, la décision provisoire et la décision finale de l’Agence « étaient entachées d’erreurs […] manquaient de transparence et […] étaient déraisonnables », et elles devaient en conséquence être annulées (paragraphe 33 des motifs).

 

[14]           En conclusion, le juge de première instance a abordé la question des réparations à accorder. Il a fait observer que la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, confère à la Cour le pouvoir, non seulement d’annuler une décision, mais aussi celui de donner des instructions appropriées à celui à qui la décision est renvoyée. Exerçant ce pouvoir, le juge de première instance a décidé ce qui suit :

35.     Le manque de coopération de l’Agence en ce qui concerne la preuve ainsi que le fait que l’Agence a pris beaucoup trop de temps pour examiner l’affaire et qu’elle a fondé sa décision sur des considérations erronées me préoccupent. Il est ordonné à l’Agence de réexaminer la demande sans délai et, puisqu’il ne se pose aucune question sur le plan de la santé, de faire droit à la demande pour une période d’au plus 24 mois.

 

[15]           Enfin, le juge de première instance a conclu qu’en omettant de fournir une preuve, l’Agence avait agi d’une façon irrégulière. Il a par conséquent adjugé les dépens à Select Brand Distributors et à Gerber, ces dépens devant être taxés selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne V.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[16]           Dans son mémoire, le procureur général déclare : [traduction] « Bien que les décisions de l’Agence soient défendables, le procureur général ne s’oppose pas à leur annulation dans le cadre de l’appel. » En revanche, le procureur général conteste la conclusion que l’alinéa 9.1(5)a) est ultra vires parce qu’il outrepasse la portée de sa loi habilitante. Il conteste aussi l’instruction donnée à l’Agence d’autoriser un essai de mise en marché, ainsi que l’adjudication des dépens.

 

[17]           En conséquence, les questions en litige dans le présent appel sont les suivantes :

1.   Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.   L’alinéa 9.1(5)a) est-il ultra vires parce qu’il outrepasse la portée de sa loi habilitante?

3.   Si l’alinéa 9.1(5)a) est valide, les décisions de l’Agence devraient-elle être annulées pour d’autres motifs?

4.   L’instruction que le juge de première instance a donnée à l’Agence devrait‑elle être annulée?

5.   L’adjudication des dépens devrait-elle être modifiée ou annulée?

 

1- LA NORME DE CONTRÔLE

[18]           La question de savoir si l’alinéa 9.1(5)a) est ultra vires parce qu’il outrepasse la portée de sa loi habilitante est une pure question de droit. De plus, il ne s’agit pas d’une question qui a été soumise à l’Agence, de sorte que la question de l’éventuelle déférence dont on devrait faire preuve envers la décision de l’Agence sur cette question ne se pose tout simplement pas. Notre Cour est par conséquent saisie de l’appel d’une décision de la Cour fédérale portant sur une pure question de droit, et la norme de contrôle applicable à une question de droit pure est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 35, au paragraphe 8).

 

[19]           L’instruction qui a été donnée à l’Agence et la condamnation aux dépens prononcée contre le procureur général sont toutes les deux des décisions prises en vertu d’un pouvoir discrétionnaire qui commanderaient normalement de la déférence de notre part, sauf si le pouvoir discrétionnaire en question repose sur un principe erroné.

 

2- L’ALINÉA 9.1(5)a) EST-IL ULTRA VIRES PARCE QU’IL OUTREPASSE LA PORTÉE DE SA LOI HABILITANTE?

[20]           Gerber soutient que le pouvoir de régir la commercialisation des fruits et légumes frais ou transformés se trouve à l’alinéa 32l) de la Loi, qui prévoit ce qui suit :

 

32. Le gouverneur en conseil peut, par règlement, prendre toute mesure d’application de la présente loi, et notamment : […]

 

 

 

 

l) régir ou interdire, relativement aux fruits et légumes frais ou transformés, la commercialisation — soit interprovinciale, soit liée à l’importation ou l’exportation —, et à cet effet :

 

(i) fixer toutes conditions et modalités liées à cette activité,

 

[…]

 

n) exempter toute personne, tout établissement, agréé ou non, tout produit agricole — ou la classe correspondante — , tout contenant ou tout autre objet de l’application totale ou partielle de la présente loi ou de ses règlements;

 

o) prévoir la collecte de renseignements ou statistiques sur les marchés, la publication d’études sur la commercialisation des produits agricoles et la tenue d’enquêtes ou sondages sur tout aspect touchant à la présente loi et à ses règlements;

[…]

 

 

32.The Governor in Council may make regulations for carrying out the purposes and provisions of this Act and prescribing anything that is to be prescribed under this Act and, without limiting the generality of the foregoing, may make regulations …

 

(l) regulating or prohibiting the marketing of any fresh or processed fruit or vegetable in import, export or interprovincial trade, including regulations

 

 

(i) establishing the terms and conditions governing that marketing,

 

 

(n) for exempting any person, establishment, agricultural product, class of agricultural products, container or other thing from the application of any or all of the provisions of this Act or the regulations;

 

(o) providing for the collection of market information and statistics, the publication of studies dealing with the marketing of agricultural products and the conduct of surveys on any matter related to this Act or the regulations; and

 

 

[21]           Gerber insiste ensuite sur la définition du terme « commercialisation » qui figure à l’article 2 de la Loi :

« commercialisation » Les opérations de conditionnement, de promotion et de vente des produits agricoles et toute opération nécessaire à leur offre pour consommation ou utilisation. Y sont assimilés l’acheminement et l’achat de ces produits.

“marketing” means the preparation and advertisement of agricultural products and includes the conveyance, purchase and sale of agricultural products and any other act necessary to make agricultural products available for consumption or use;

 

[22]           Gerber soutient que la « commercialisation » se limite au conditionnement et à la promotion des produits agricoles et que le pouvoir de régir la commercialisation ne s’étend pas à la réglementation du marché des produits agricoles frais ou transformés. La mission de régir le marché lui-même est confiée à d’autres organismes et notamment au Bureau de la concurrence. L’Agence n’a donc pas le mandat d’enquêter sur la « structure commerciale habituelle » d’un secteur donné ou de tenter de préserver cette structure.

 

[23]           Suivant Gerber, le pouvoir de réglementation qui est conféré au gouverneur en conseil par ces dispositions se limite aux questions de santé et de sécurité et à celles concernant la protection des consommateurs sur le plan publicitaire. Gerber affirme de surcroît que les outils dont dispose l’Agence en vertu de la loi ne lui permettent pas de prendre des décisions complexes au sujet de la structure et de la taille des marchés.

 

[24]           Gerber affirme donc que la décision du juge de première instance était bien fondée et qu’elle devrait être confirmée.

 

[25]           À mon sens, cette analyse, que le juge de première instance a fait sienne, ne tient pas compte du contexte dans lequel se trouve l’alinéa 9.1(5)a). Suivant la règle moderne qui s’applique en matière d’interprétation des lois, il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Rizzo c. Rizzo’s Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21).

 

[26]           Comme le juge de première instance le souligne, la Loi permet au gouverneur en conseil de régir, par règlement, la commercialisation des produits agricoles. Mais elle lui permet également de prendre des règlements pour exempter toute personne de l’application de la loi ou des règlements pris en application de la Loi. Le paragraphe 91.5 du Règlement prévoit une telle exemption.

 

[27]           On trouve dans le Règlement une série de conditions détaillées que les fabricants et les distributeurs doivent respecter. Parmi ces conditions, il y a lieu de signaler celles ayant trait aux catégories et normes (partie I.1), à la mise en conserve (partie III) et au marquage (partie IV), sans parler d’autres qui ne nous intéressent pas dans le cadre de la présente analyse. Pour prévoir une certaine souplesse dans le cas des nouveaux produits, la partie I.2 du Règlement (dans laquelle se trouve l’article 9.1) prévoit la possibilité de présenter une demande d’autorisation pour l’essai de mise en marché d’un produit alimentaire qui ne respecte pas une ou plusieurs des conditions prévues dans le Règlement.

 

[28]           Le paragraphe 9.1(5) impose trois limites au pouvoir de l’Agence (plus précisément, de son directeur) d’accorder des exemptions sous forme d’autorisations d’essai de mise en marché. Ainsi, l’Agence doit être convaincue que l’essai de mise en marché :

 

-           ne perturbera pas la structure commerciale habituelle du secteur;

-           ne créera pas de confusion chez le public ni ne l’induira en erreur;

            -           n’aura pas d’effets néfastes sur le processus de fixation des prix ni sur la santé et la sécurité publiques.

 

[29]           Comme Gerber ne conteste pas le pouvoir du gouverneur en conseil de prévoir des restrictions pour empêcher que le public ne soit induit en erreur et pour protéger la sécurité publique et empêcher que le processus de fixation des prix ne subisse des effets néfastes, je présume que Gerber admet que le pouvoir de prendre des règlements prévoyant certaines exemptions comporte aussi celui de définir les conditions auxquelles ces exemptions peuvent être accordées. Il s’agit simplement de savoir si la condition relative à la structure commerciale est implicitement prévue dans le pouvoir d’exempter les fabricants de l’obligation de se conformer au Règlement.

 

[30]           Le fait de soustraire un fabricant à l’obligation de respecter une norme réglementaire crée des conditions propices à la création d’une situation de concurrence déloyale. En effet, le fabricant qui bénéficie d’une telle exemption peut être en mesure d’exploiter la situation de manière à obtenir un avantage qui lui permettrait d’accéder au marché avant les autres fabricants, qui sont tenus de se conformer aux normes réglementaires, et d’accaparer ainsi une part du marché aux dépens des autres fabricants. Les essais de mise en marché ont pour objet de vérifier s’il existe un marché pour un produit déterminé et non de créer un tel marché ou de déloger les autres acteurs qui existent sur le marché. Ils visent à sonder les réactions du marché à un produit donné.

 

[31]           Dans ces conditions, j’estime que l’emploi de l’expression « structure commerciale habituelle » vise à préserver le statu quo en ce qui concerne les parts de marché ainsi que la fixation des prix pour un produit. La question à laquelle l’Agence doit répondre pour décider si elle doit accorder ou non une autorisation d’essai de mise en marché est celle de savoir si l’autorisation d’essai de mise en marché risque, si elle est accordée, de perturber le statu quo. Si, à la suite d’une campagne réussie d’essai de mise en marché d’un nouveau produit, le Règlement est modifié pour tenir compte de ce produit, l’incidence que ce produit aura par la suite sur le marché n’est pas une question qui intéresse l’Agence. Ce qui intéresse l’Agence, pour ce qui est de la protection de la structure commerciale habituelle, est tout ce qui se rattache à l’autorisation d’essai de mise en marché proposée.

 

[32]           Cette question a une portée beaucoup plus restreinte que celle sur laquelle le juge de première instance a prétendu statuer lorsqu’il a déclaré que « l’ACIA n’a pas pour mandat de réglementer la structure “habituelle” du secteur des produits alimentaires » (paragraphe 28 des motifs). Comme nous l’avons déjà fait observer, la question ne vise pas la réglementation de la structure « habituelle » du marché, mais bien le pouvoir de l’Agence de refuser d’autoriser un essai de mise en marché qui perturbera la structure commerciale « habituelle » du secteur.

 

[33]           À mon avis, une condition qui empêche de se servir d’une autorisation d’effectuer un essai de mise en marché pour obtenir un avantage commercial déloyal s’apparente à la condition que l’on trouve à l’alinéa 9.1(5)c), qui exige que l’autorisation d’essai de mise en marché n’ait pas d’effets néfastes sur le processus de fixation des prix. Le législateur fédéral envisageait de toute évidence la possibilité pour l’Agence de tenir compte de facteurs économiques et de facteurs de marché pour décider d’accorder ou non une autorisation d’effectuer des essais de mise en marché.

 

[34]           Pour ces motifs, je conclus que l’alinéa 9.1(5)a) du Règlement n’est pas ultra vires de l’article 32 de la Loi.

 

3- SI L’ALINÉA 9.1(5)a) EST VALIDE, LES DÉCISIONS DE L’AGENCE DEVRAIENT‑ELLE ÊTRE ANNULÉES POUR D’AUTRES MOTIFS?

[35]           Malgré sa conclusion que les décisions devaient être annulée parce que l’alinéa 9.1(5)a) était ultra vires, le juge de première instance a poursuivi en concluant que, même s’il en était arrivé à la conclusion contraire, il aurait quand même annulé la décision de l’Agence parce qu’il la considérait déraisonnable.

 

[36]           Le juge de première instance a expliqué que, vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, l’Agence n’avait pas établi quelle était la « structure commerciale habituelle » du secteur et qu’elle n’était donc pas en mesure d’évaluer les répercussions de l’autorisation d’essai de mise en marché proposée. Le juge de première instance a par ailleurs estimé que les consultations externes menées par l’Agence étaient « insuffisantes et déficientes » et il a fait remarquer que l’Agence semblait avoir préparé une lettre de refus, mais non une lettre d’acceptation, plusieurs mois avant de prendre la première décision de refus.

 

[37]           Comme le procureur général a admis que les décisions doivent être annulées dans le cadre du présent appel pour cause de manquement à l’équité procédurale, il suffit que j’examine les autres moyens qui sont invoqués pour obtenir l’annulation des décisions et qui soulèvent d’autres questions que celles relatives à l’équité procédurale, et plus précisément celle de savoir si l’Agence était tenue d’établir quelle était la « structure commerciale habituelle » du secteur avant de déterminer si l’autorisation accordée à Gerber d’effectuer des essais de mise en marché perturberait la structure commerciale en question.

 

[38]           On se souviendra que, dans sa décision finale, l’Agence écrit ce qui suit :

Selon les estimations, la consommation globale actuelle d’aliments pour bébés au Canada est chaque année de 80 millions d’unités (source : extrait des Grocery Manufacturers Share Reports d’ACNeilsen Canada), dont un pourcentage se rapporte aux produits de fruits et de légumes; la consommation n’a pas énormément changé depuis quelques années. Toutefois, les importations de produits de fruits et de légumes pour bébés ont considérablement augmenté depuis 2002 (plus de dix fois; source : Statistique Canada). À l’heure actuelle, toutes les entreprises vendent au Canada des produits dans des contenants de deux dimensions prescrites par règlement. Compte tenu de ces faits, je ne suis pas convaincu que la délivrance d’une autorisation d’essai de mise en marché de contenants de nouvelles dimensions, à l’égard de 70 millions d’unités, demandée par votre cliente, ne perturbera pas la structure commerciale habituelle conformément à l’alinéa 9.1(5)a) du RPT.

Paragraphe 10 des motifs.

 

[39]           Dans son analyse de la preuve que l’on trouve au début de ses motifs, le juge de première instance se penche sur les conséquences de l’omission du procureur général de déposer l’affidavit d’un des représentants de l’Agence : 

Il n’existe aucun élément de preuve tendant à contredire ce que M. Klauser [l’auteur des affidavits déposés au nom de Gerber] a dit dans ses affidavits, sauf ce qui ressort de son contre‑interrogatoire. On n’a porté à mon attention aucune contradiction. En outre, lorsque l’Agence a fait des déclarations dans les lettres qui constituent la décision ici en cause, déclarations qui ne peuvent pas être corroborées à l’aide des documents fournis, je dois supposer que ces déclarations ne sont pas justifiées.

Paragraphe 19 des motifs.

 

[40]           À mon avis, cet aspect de ses motifs témoigne d’une importante méprise de la part du juge de première instance, en l’occurrence sa conclusion que c’était au procureur général qu’il incombait d’établir les faits qui appuyaient la décision de l’Agence. Le juge de première instance a abordé la tâche qui lui était soumise comme s’il était chargé de trancher la question de savoir si le fait d’accorder à Gerber l’autorisation d’effectuer un essai de mise en marché perturberait la structure commerciale habituelle de l’industrie des aliments pour bébés.

 

[41]           Le problème réside dans le fait que la norme de contrôle d’une décision d’un tribunal administratif sur une question de fait ou une question mixte de fait et de droit vise à déterminer si cette décision était raisonnable ou non, compte tenu des éléments dont disposait le tribunal en question.

 

[42]           En l’espèce, la lettre de refus finale cite deux sources d’information en ce qui concerne le marché des aliments pour bébés : un rapport d’AC Nielsen et des données de Statistique Canada. Ce sont les éléments d’information dont disposait l’Agence.

 

[43]           Dans son second affidavit, M. Klauser remet en cause la valeur probante des rapports en question, en ajoutant que Gerber ne s’est pas vue accorder la possibilité d’y répondre. Il est fort possible que cette dernière allégation ait motivé la conclusion du procureur général suivant laquelle la décision devait être renvoyée à l’Agence pour être réexaminée. Mais le juge de première instance a commis une erreur en transformant la question de savoir si la décision de l’Agence était raisonnable, compte tenu des éléments dont elle disposait, en une question de savoir si, dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, le procureur général avait établi la véracité des faits relatés dans les deux rapports sur lesquels l’Agence se fondait.

 

[44]           Une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un tribunal administratif n’est pas un nouveau procès, par la cour de révision, portant sur la question soumise au tribunal administratif. Le point de vue adopté par le juge de première instance en l’espèce peut fort bien se justifier lorsqu’une demande de contrôle judiciaire oblige la Cour à agir comme principal arbitre des faits, comme dans le cas par exemple d’une requête en interdiction présentée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133. Mais lorsque le tribunal administratif est le principal juge des faits et qu’il a rendu sa décision, la cour de révision ne peut juger de nouveau la question qui était soumise au tribunal administratif en se fondant sur un dossier qui ne correspond pas nécessairement à celui dont disposait le tribunal administratif.

 

[45]           Il ne s’ensuit pas pour autant que les questions de fait échappent totalement à la censure de la cour de révision. Les conclusions de fait du tribunal administratif peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire aux termes de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales lorsqu’il n’existe pas d’éléments de preuve qui justifiaient la conclusion à laquelle le tribunal en est venu. Mais la partie qui cherche à faire confirmer la décision du tribunal administratif n’est pas pour autant obligée de présenter des éléments de preuve pour démontrer la véracité des faits sur lesquels le tribunal administratif s’est fondé ou des conclusions de fait tirées par ce dernier.

 

[46]           L’obligation d’agir avec équité exige du tribunal administratif qu’il permette aux parties de connaître les éléments auxquels elles doivent répondre et qu’il leur accorde la possibilité de le faire. Lorsqu’en respectant l’obligation de divulgation, on constate que le tribunal administratif a ajouté foi à des faits qui sont contestés par l’une des parties, le différend quant aux faits devrait être tranché en fonction de la procédure à laquelle le tribunal administratif est assujetti. Lorsque le tribunal administratif n’a pas accordé à une partie le droit de contester les faits sur lesquels la décision est fondée, la réparation que peut obtenir cette partie ne consiste pas à chercher à démontrer devant la Cour que les conclusions de fait du tribunal administratif sont erronées, mais à réclamer, par le truchement d’une demande de contrôle judiciaire, une nouvelle audience de manière à pouvoir connaître les éléments de preuve sur lesquels le tribunal administratif s’est fondé et à pouvoir les contester. Dans le cas qui nous occupe, le raisonnement suivi par Gerber a persuadé le juge de première instance de s’arroger le rôle de juge des faits principal, rôle qu’il ne lui appartenait pas d’assumer.

 

[47]           Le juge de première instance a par conséquent commis une erreur en estimant que les éléments sur lesquels l’Agence s’était fondée n’étaient pas justifiés et qu’ils ne pouvaient donc appuyer la décision de l’Agence. La question à laquelle le juge était appelé à répondre était celle de savoir si la décision de l’Agence était raisonnable, compte tenu des éléments dont elle disposait. Comme l’affaire doit être renvoyée à l’Agence, je m’abstiens d’exprimer une opinion sur cette question, étant donné que l’Agence sera appelée à l’examiner de nouveau.

 

4- L’INSTRUCTION QUE LE JUGE DE PREMIÈRE INSTANCE A DONNÉE À L’AGENCE DEVRAIT‑ELLE ÊTRE ANNULÉE?

[48]           Vu les observations que je viens de formuler, il est évident qu’il n’appartient pas au juge de première instance d’assumer la fonction de décider s’il convient d’accorder à Greber l’autorisation d’effectuer un essai de mise en marché. S’il existe des lacunes en ce qui concerne les obligations de l’Agence en matière d’équité procédurale, on pourra les corriger lors du réexamen de l’affaire. L’instruction que le juge de première instance a donnée à l’Agence doit être annulée.

 

[49]           Comme le procureur général admet que les décisions de l’Agence doivent être annulées pour cause de manquement à l’équité procédurale, il serait étrange que la Cour insiste pour dire que ces décisions doivent être confirmées.

5- L’ADJUDICATION DES DÉPENS DEVRAIT-ELLE ÊTRE MODIFIÉE OU ANNULÉE?

[50]           L’adjudication des dépens est une décision discrétionnaire qui ne peut être annulée que si le juge a commis une erreur de principe ou que si la décision est nettement erronée (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), [2007] 1 R.C.S 38, 2007 CSC 2, au paragraphe 49).

 

[51]           Dans le cas qui nous occupe, la décision du juge de première instance au sujet des dépens était en grande partie influencée par son opinion au sujet du bien-fondé de la décision de l’Agence de ne pas déposer d’affidavit. C’est à juste titre que le juge de première instance a conclu que l’Agence n’aurait pas dû agir comme elle l’a fait. Au lieu de produire un affidavit et d’y annexer les documents pertinents, le procureur général a effectivement déposé l’attestation de deux fonctionnaires de l’Agence qui certifiaient qu’on avait tenu compte des documents annexés pour prendre la décision finale.

 

[52]           On ne trouve dans les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, aucune disposition qui exige la production d’une copie certifiée conforme du dossier du tribunal administratif, comme on en trouve, par exemple, à l’article 17 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. Aux fins de comparaison, je reproduis les deux dispositions côte à côte :

 

317. (1) Toute partie peut demander la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents quant à la demande, qu’elle n’a pas mais qui sont en la possession de l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande, en signifiant à l’office une requête à cet effet puis en la déposant. La requête précise les documents ou les éléments matériels demandés.

 

 (2) Un demandeur peut inclure sa demande de transmission de documents dans son avis de demande.

 

 (3) Si le demandeur n’inclut pas sa demande de transmission de documents dans son avis de demande, il est tenu de signifier cette demande aux autres parties.

 

318. (1) Dans les 20 jours suivant la signification de la demande de transmission visée à la règle 317, l’office fédéral transmet :

a) au greffe et à la partie qui en a fait la demande une copie certifiée conforme des documents en cause;

b) au greffe les documents qui ne se prêtent pas à la reproduction et les éléments matériels en cause.

 

317. (1) A party may request material relevant to an application that is in the possession of a tribunal whose order is the subject of the application and not in the possession of the party by serving on the tribunal and filing a written request, identifying the material requested.

 (2) An applicant may include a request under subsection (1) in its notice of application.

 

 (3) If an applicant does not include a request under subsection (1) in its notice of application, the applicant shall serve the request on the other parties.

 

 

318. (1) Within 20 days after service of a request under rule 317, the tribunal shall transmit

(a) a certified copy of the requested material to the Registry and to the party making the request; or

(b) where the material cannot be reproduced, the original material to the Registry

 

17. Dès réception de l’ordonnance visée à la règle 15, le tribunal administratif constitue un dossier composé des pièces suivantes, disposées dans l’ordre suivant sur des pages numérotées consécutivement :

a) la décision, l’ordonnance ou la mesure visée par la demande de contrôle judiciaire, ainsi que les motifs écrits y afférents;

b) tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif,

c) les affidavits et autres documents déposés lors de l’audition,

d) la transcription, s’il y a lieu, de tout témoignage donné de vive voix à l’audition qui a abouti à la décision, à l’ordonnance, à la mesure ou à la question visée par la demande de contrôle judiciaire,

dont il envoie à chacune des parties une copie certifiée conforme par un fonctionnaire compétent et au greffe deux copies de ces documents.

 

 

 

 

 

 

 

 

17. Upon receipt of an order under Rule 15, a tribunal shall, without delay, prepare a record containing the following, on consecutively numbered pages and in the following order:

 

(a) the decision or order in respect of which the application for judicial review is made and the written reasons given therefor,

(b) all papers relevant to the matter that are in the possession or control of the tribunal,

(c) any affidavits, or other documents filed during any such hearing, and

(d) a transcript, if any, of any oral testimony given during the hearing, giving rise to the decision or order or other matter that is the subject of the application for judicial review,

 

and shall send a copy, duly certified by an appropriate officer to be correct, to each of the parties and two copies to the Registry.

 

[53]           Il existe plusieurs différences entre ces deux dispositions. Dans le cas des Règles des Cours fédérales, une partie a uniquement le droit de demander à l’office fédéral de produire les documents qui ne sont pas en sa possession. Sous réserve du paragraphe 318(2) de ces mêmes Règles, l’office fédéral doit transmettre au greffe et à la partie qui en fait la demande une copie certifiée conforme des documents en cause. Le paragraphe 318(2), que je n’ai pas reproduit, permet à l’office fédéral de s’opposer à la demande de production. En revanche, la procédure en matière de production que prévoient les Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés est déclenchée lors du prononcé de l’ordonnance autorisant le demandeur à introduire une demande de contrôle judiciaire. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié certifie conforme la totalité du dossier et en envoie une copie aux deux parties et au greffe. Aucune procédure n’est prévue pour ce qui est de l’opposition à la production.

 

[54]           Il est évident que les rédacteurs des Règles des Cours fédérales n’avaient pas l’intention de prévoir la transmission de l’ensemble du dossier de l’office fédéral au greffe et aux parties. Si telle avait été leur intention, ils l’auraient dit, comme ils l’ont fait dans le cas des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés. De plus, les Règles des Cours fédérales qui régissent le contenu du dossier de la demande doivent être suffisamment générales pour tenir compte des diverses situations qui peuvent se présenter ainsi que des tribunaux administratifs auxquels la partie V des Règles s’applique. Le contenu du dossier de la demande visant à faire annuler la décision d’un tribunal administratif ne sera pas nécessairement le même que celui du dossier d’une demande d’interdiction. En d’autres termes, les règles contenues à la partie V visent à offrir un cadre adapté au contexte de la demande soumise à la Cour.

 

[55]           En l’espèce, l’Agence, sur le conseil du procureur général, n’a pas donné suite à la demande de production de documents de Gerber, laquelle demande, doit-on préciser entre parenthèses, débordait largement le cadre de l’article 317 des Règles (Maax Bath Inc. c. Almag Aluminum Inc., 2009 CAF 204, [2009] A.F.C. no 725, au paragraphe 15). L’Agence a plutôt pris l’initiative de certifier qu’on avait tenu compte de certains documents pour prendre la décision finale, et elle a prétendu considérer que ces documents constituaient son dossier de demande.

 

[56]           Bien que les tribunaux aient statué que, dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire, le défendeur n’a pas à présenter de preuve (Sosiak c. Canada (Procureur général) 2003 CAF 205, [2003] A.F.C. no 715), notre Cour a déclaré à de nombreuses reprises que, si le défendeur soumet effectivement des éléments de preuve, il doit le faire par voie d’affidavit (IBM Canada Ltd. c. Canada (Sous-ministre du Revenu, Douanes et Accise), [1992] 1 C.F. 663, aux paragraphes 15 et 16 (IBM Canada); Terminaux portuaires du Québec Inc. c. Canada (Conseil canadien des relations du travail), (1993), 164 N.R. 60 (C.A.F.), au paragraphe 10 (Terminaux portuaires du Québec); Wang c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 C.F. 165 (C.A.) (Wang)). Le juge Mahoney explique succinctement la raison d’être de ce principe dans l’arrêt Wang, précité, au paragraphe 10 : « Il n’est pas juste d’accorder à un témoin au procès la possibilité de présenter des éléments de preuve d’une manière qui empêche leur vérification au moyen d’un contre-interrogatoire ». La façon de procéder adoptée par le procureur général en l’espèce ne respectait ni les Règles ni la jurisprudence de notre Cour.

 

[57]           Une certaine controverse a été soulevée en raison des décisions apparemment contradictoires rendues sur la question par des juges de notre Cour siégeant comme juges de requêtes. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Lacey, 2008 CAF 42, [2008] A.C.F. no 1241, la juge Sharlow, qui citait les dispositions de l’article 306 et du paragraphe 309(2) des Règles, a rejeté une requête en prorogation du délai imparti pour déposer un dossier de demande qui était censé renfermer le dossier du tribunal administratif mais aucun affidavit. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Vold, Jones et Vold Auction Co., 2009 CAF 192, [2009] A.C.F. no 715, le juge Létourneau a adopté le point de vue que le dossier du tribunal administratif qui avait été déposé au greffe se trouvait déjà devant la Cour et qu’il devait de ce fait faire partie du dossier de la demande d’une partie sans qu’il soit nécessaire de l’accompagner d’un affidavit. En toute déférence, j’estime qu’on élude ainsi la question de savoir comment le dossier du tribunal administratif a été déposé au greffe au départ. Le tribunal administratif dont la décision fait l’objet d’un contrôle ne peut se contenter de transmettre d’office son dossier au greffe. Les observations incidentes du juge Mahoney dans l’arrêt Wang, précité, au sujet de l’équité entre les parties s’appliquent ici. En tout état de cause, il n’est pas nécessaire que je choisisse entre les décisions de mes collègues, puisque la question a été tranchée par notre Cour dans les arrêts IBM Canada, Terminaux portuaires du Québec et Wang, précités.

 

[58]           Le procureur général ne s’est conformé ni aux Règles des Cours fédérales ni à la jurisprudence de notre Cour. Si j’avais rendu une décision défavorable à son égard dans le présent appel, je n’aurais pas été porté à intervenir dans la façon dont le juge de première instance a exercé son pouvoir discrétionnaire en accordant des dépens majorés à Gerber. Toutefois, comme je suis d’avis d’accueillir l’appel, les dépens du présent appel et ceux de la cour de première instance devraient suivre le sort du principal, de sorte que la question des dépens majorés devient sans objet.

 

DISPOSITIF

[59]           Je suis par conséquent d’avis d’accueillir l’appel et d’annuler l’ordonnance par laquelle le juge de première instance a déclaré que l’alinéa 9.1(5)a) du Règlement sur les produits transformés était ultra vires au motif qu’il outrepassait la Loi sur les produits agricoles au Canada. Avec le consentement du procureur général, je rejetterais les décisions du directeur intérimaire de l’Agence canadienne d’inspection des aliments et je lui renverrais l’affaire pour qu’il la réexamine conformément à la loi et en se fondant sur le fait que l’alinéa 9.1(5)a) du Règlement sur les produits transformés est autorisé par sa loi habilitante. Comme la décision déterminante est la décision finale, la décision provisoire est théorique et le directeur n’a pas à la réexaminer.

 

[60]           Le procureur général a droit à ses dépens tant devant notre Cour que devant la Cour fédérale.

 

 

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord.

     John M. Evans, j.c.a. »

 

 

« Je suis d’accord.

     Johanne Trudel, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre, LL.B., trad. a.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    A-255-09

 

INTITULÉ :                                                   PROCUREUR GÉNÉRAL du CANADA et al.

                                                                        et SELECT BRAND DISTRIBUTEURS INC. et al. et FABRICANTS DE PRODUITS ALIMENTAIRES DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 13 octobre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE EVANS

                                                                        LA JUGE TRUDEL

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 11 janvier 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Alexander Gay et

Lorne Ptack

 

POUR LES APPELLANTS

 

Brenda Swick et

Simon Potter

 

POUR LES INTIMÉES

 

Randall Hofley et

Craig Collins-Williams

 

POUR L’INTERVENANTE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES APPELLANTS

 

McCarthy Tétrault SRL

Ottawa (Ontario)

POUR LES INTIMÉES

 

 

Stikeman Elliott SRL

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE

 

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