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Cour d’appel fédérale

  CANADA

Federal Court of Appeal

Date : 20100719

Dossier : A-453-09

Référence: 2010 CAF 192

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

 

ENTRE :

ALI TAHMOURPOUR

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 23 juin 2010

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), 19 juillet 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LA JUGE SHARLOW

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE NADON

                                                                                                    LA JUGE LAYDEN-STEVENSON           

 


Cour d’appel fédérale

  CANADA

Federal Court of Appeal

Date : 20100719

Dossier : A-453-09

Référence: 2010 CAF 192

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

 

ENTRE :

ALI TAHMOURPOUR

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE SHARLOW

[1]               Le 21 mars 2001, M. Ali Tahmourpour a saisi la Commission canadienne des droits de la personne d’une plainte contre la Gendarmerie royale du Canada, alléguant des contraventions aux articles7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑­6. La plainte a donné lieu à une audience du Tribunal canadien des droits de la personne, tenue en août et septembre 2007. Dans sa décision rendue le 16 avril 2008, le Tribunal a conclu au bien‑fondé de la plainte sur certains points, et il a ordonné à la GRC de prendre certaines mesures correctives (2008 TCDP 10). La GRC a demandé le contrôle judiciaire de la décision à la Cour


fédérale, laquelle a accueilli sa demande et, dans un jugement en date du 6 octobre 2009, a annulé l’ordonnance du Tribunal et lui a renvoyé la plainte pour qu’un membre différent la réentende (2009 CF 1009). M. Tahmourpour a porté ce jugement en appel. Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’accueillerais l’appel sauf en ce qui concerne un élément de la décision du Tribunal portant sur l’indemnisation.

 

Le cadre législatif

[2]               Voici le texte des dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui s’appliquent en l’espèce :

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

[…]

 

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

 

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

[...]

 

...

 

14. (1) Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :

a) lors de la fourniture de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public;

b) lors de la fourniture de locaux commerciaux ou de logements;

c) en matière d’emploi.

14. (1) It is a discriminatory practice,

 

(a) in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public,

(b) in the provision of commercial premises or residential accommodation, or

(c) in matters related to employment,

to harass an individual on a prohibited ground of discrimination.

[...]

 

...

 

50. (1) Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

50. (1) After due notice to the Commission, the complainant, the person against whom the complaint was made and, at the discretion of the member or panel conducting the inquiry, any other interested party, the member or panel shall inquire into the complaint and shall give all parties to whom notice has been given a full and ample opportunity, in person or through counsel, to appear at the inquiry, present evidence and make representations.

(2) Il tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente partie.

(2) In the course of hearing and determining any matter under inquiry, the member or panel may decide all questions of law or fact necessary to determining the matter.

(3) Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir :

[…]

c) de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire;

[…]

e) de trancher toute question de procédure ou de preuve.

(3) In relation to a hearing of the inquiry, the member or panel may

...

(c) subject to subsections (4) and (5), receive and accept any evidence and other information, whether on oath or by affidavit or otherwise, that the member or panel sees fit, whether or not that evidence or information is or would be admissible in a court of law;

(e) decide any procedural or evidentiary question arising during the hearing.

[...]

 

...

 

 53. (2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

 

 

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

 

 

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

 

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

 53. (2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:

(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future, including

(i) the adoption of a special program, plan or arrangement referred to in subsection 16(1), or

(ii) making an application for approval and implementing a plan under section 17;

(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice;

(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;

(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and

(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.

[...]

 

...

 

53. (4) Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

53. (4) Subject to the rules made under section 48.9, an order to pay compensation under this section may include an award of interest at a rate and for a period that the member or panel considers appropriate.

 

 

Les faits

[3]               Les faits pertinents sont exposés en détail dans la décision du Tribunal et résumés dans les motifs du juge de la Cour fédérale, et il n’est pas nécessaire de les répéter. Les faits se rapportant à chacun des motifs d’appel seront résumés dans l’analyse qui suivra. Il suffit, pour l’heure, d’indiquer que les actes et les circonstances en cause dans la plainte déposée par M. Tahmourpour se sont produits en 1999 et se rapportent à sa situation de cadet à l’École de la GRC de Regina, en Saskatchewan (appelée le Dépôt). M. Tahmourpour est arrivé au Dépôt au mois de juillet 1999. Au mois d’octobre 1999, son contrat de formation a été résilié et, au mois de décembre suivant, une recommandation de non‑réadmission a été formulée.

 

[4]               Les conclusions du Tribunal sont résumées de la façon suivante aux paragraphes 25 à 30 des motifs du juge de la Cour fédérale :

A) Les commentaires discriminatoires, le traitement hostile et la violence verbale

 

25. Le Tribunal a conclu que M. Tahmourpour avait fait l’objet de commentaires discriminatoires, de traitement hostile et de violence verbale de la part de ses instructeurs au Dépôt. En particulier, il a conclu que :

 

a)    le code vestimentaire et les règles d’hygiène de la GRC ainsi que le commentaire formulé par le sergent Hébert devant la Troupe 4, selon lequel le plaignant avait le droit de porter son pendentif religieux lors des cours d’éducation physique, constituaient une différence de traitement défavorable fondée sur la religion de M. Tahmourpour;

 

b)    en formulant une remarque désobligeante au sujet de la signature de M. Tahmourpour en écriture persane, soit de droite à gauche, le caporal Boyer a exercé de la discrimination contre M. Tahmourpour sur le fondement de son origine ethnique ou nationale;

 

c)    en se montrant particulièrement violent verbalement et hostile à l’égard de M. Tahmourpour, le caporal Boyer a traité M. Tahmourpour de manière différente et défavorable du fait de sa race, de sa religion ou bien de son origine ethnique ou nationale.

 

B) L’évaluation discriminatoire du rendement

 

26. Le Tribunal a conclu que l’évaluation du rendement de M. Tahmourpour a été faite, en partie, sur le fondement de motifs illicites de discrimination. En particulier, il a conclu que :

 

a)       bien que l’évaluation de la GRC se trouvant dans le document d’évaluation daté du 8 septembre 1999 et portant sur ses lacunes en communication reflétait fidèlement le rendement de M. Tahmourpour, le traitement discriminatoire dont il était victime au Dépôt constituait un facteur expliquant ses difficultés à développer et à montrer des aptitudes acceptables en communication;

 

b)       la mention qui se trouve dans le document d’évaluation du 8 septembre 1999, selon laquelle M. Tahmourpour n’avait pas participé à un exercice portant sur le vaporisateur de poivre de Cayenne le 26 août 1999, n’était pas exacte, étant donné que la preuve vidéo montrait qu’il avait participé à l’exercice et qu’il s’était conduit de façon appropriée;

 

c)       des parties du document d’évaluation du 8 septembre 1999 ont été rédigées ce jour­là, mais que des ajouts ont été faits les 9 et 10 septembre 1999 et que des parties sont erronées ou bien ont été inventées en réponse à l’altercation survenue le 9 septembre 1999 entre le caporal Boyer et M. Tahmourpour, qui avait alors contesté l’évaluation du caporal Boyer, selon laquelle le pistolet de M. Tahmourpour était sale;


M. Tahmourpour n’avait pas immédiatement reçu d’évaluation verbale de son rendement, contrairement à la pratique d’usage au Dépôt;

 

d)       la race, la religion ou bien l’origine nationale ou ethnique de M. Tahmourpour a constitué un facteur lors de l’évaluation de la propreté du pistolet de M. Tahmourpour faite par le caporal Boyer les 9 et 28 septembre 1999.

 

C) La résiliation discriminatoire du contrat

 

27. Le Tribunal a conclu que la décision de résilier le contrat de M. Tahmourpour était fondée sur des évaluations discriminatoires des habiletés de M. Tahmourpour et sur une évaluation de son rendement effectuée alors qu’il n’avait pas eu une occasion équivalente à celle des autres cadets de développer et de montrer ses habiletés et ses capacités au Dépôt.

 

D) La décision discriminatoire d’empêcher la réadmission de M. Tahmourpour

 

28. Le Tribunal a conclu que la décision d’empêcher M. Tahmourpour d’être réadmis dans le programme de formation avait été prise sur le fondement d’un avis médical donné sans avoir rencontré M. Tahmourpour et que les facilitateurs avaient joué un rôle actif pour faire en sorte que M. Tahmourpour ne puisse pas être réadmis au Dépôt, et ce, en partie sur le fondement de sa race, de sa religion ou bien de son origine ethnique ou nationale.

 

(E) Le harcèlement

 

29. Le Tribunal a conclu que M. Tahmourpour n’avait pas fait l’objet de harcèlement sur la base d’un motif de distinction illicite.

 

L’ordonnance réparatoire

 

30. Le Tribunal a ordonné ce qui suit comme réparation aux actes discriminatoires exercés par la GRC :

 

a)  la GRC devait offrir à M. Tahmourpour l’occasion d’être réadmis dans le programme de formation des cadets et son programme aurait été fondé sur une évaluation équitable des domaines où il a besoin de formation;

 

b)  M. Tahmourpour devait être indemnisé pour le salaire et les avantages sociaux qu’il aurait touché pour les deux premières années plus douze semaines de travail en tant que policier de la GRC après l’obtention du diplôme au Dépôt; l’indemnité serait diminuée de 8 %;

 

c)  jusqu’à ce que M. Tahmourpour rejette ou accepte une offre lui permettant de réintégrer le programme de formation, il doit lui être versé la différence entre le salaire moyen pour un travail à temps plein sur le marché du travail au Canada pour les personnes de son âge et le salaire qu’il aurait reçu en tant que policier de la GRC;

 

d)  M. Tahmourpour recevra le salaire moyen pour les heures supplémentaires payé aux autres agents diplômés du Dépôt en 1999; l’indemnité sera diminuée de 8 %;

 

e)  toute indemnité doit tenir compte d’une promotion au rang de caporal après 7 ans;

 

f)  M. Tahmourpour recevra à titre d’indemnité 9 000 $ pour le préjudice moral causé par les actes discriminatoires commis par la GRC;

 

g)  M. Tahmourpour recevra à titre d’indemnité spéciale 12 000 $ en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi;

 

h)  M. Tahmourpour recevra à titre d’indemnité 9 500 $ pour les dépenses engagées pour atténuer ses pertes

 

i)   le remboursement des intérêts et des frais juridiques engagés.

 

 

 

Analyse

[5]               Les conclusions suivantes du Tribunal, favorables à M. Tahmourpour, n’ont pas été contestées devant la Cour fédérale : premièrement, la conclusion selon laquelle le code vestimentaire et les règles d’hygiène de la GRC étaient discriminatoires parce qu’ils interdisaient de porter des bijoux lors des cours de conditionnement physique mais n’établissaient pas de mesure d’accommodement pour les bijoux religieux; deuxièmement, la conclusion qu’un instructeur, le caporal Boyer, avait agi de façon discriminatoire en ridiculisant M. Tahmourpour et en lui tenant un langage vulgaire parce qu’il signait son nom à la manière persane, et en se montant particulièrement abusif et hostile envers lui; troisièmement, la conclusion que M. Tahmourpour s’est senti vulnérable au racisme du fait que les instructeurs du Dépôt ont laissé passer des blagues racistes faites pendant la formation en sensibilisation; quatrièmement, la conclusion que beaucoup d’évaluations du rendement de M. Tahmourpour ont été inventées et qu’elles ont été influencées par des attitudes discriminatoires; cinquièmement, la conclusion

qu’une note versée au dossier de M. Tahmourpour, portant qu’il ne devait pas être réadmis en raison de son instabilité mentale, alors qu’il n’avait jamais été vu par le psychologue du service, constituait de la discrimination.

 

[6]               M. Tahmourpour soutient que le juge de la Cour fédérale (le juge) n’aurait pas dû annuler la totalité de la décision du Tribunal puisqu’un nombre important des conclusions de fond de celui‑ci qui lui étaient favorables n’ont pas été rescindées. La Couronne oppose que quelques‑unes de ces conclusions, à tout le moins, sont inextricablement mêlées à celles que la Cour a jugées viciées. Le juge n’a pas expliqué pourquoi il a conclu à l’annulation intégrale de la décision du Tribunal alors certaines conclusions de celui‑ci n’avaient pas été contestées. Une telle explication aurait pu être utile. Quoi qu’il en soit, puisque je ne souscris qu’à une seule des conclusions du juge, j’estime qu’il n’y a pas lieu de s’attarder à cette question.

 

Examen

a) La norme de contrôle

[7]               Selon M. Tahmourpour, le juge de la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs dans la détermination de la norme de contrôle à appliquer. Il a notamment conclu, en s’appuyant sur l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9, que la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait du Tribunal était celle de la raisonnabilité et que celle qui s’appliquait aux questions de droit et aux questions mixtes de droit et de fait était celle de la décision raisonnable. J’estime cette conclusion erronée.

 

[8]               C’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique à la plupart des éléments d’une décision du Tribunal, y compris les questions de droit faisant intervenir l’interprétation de sa loi habilitante par le Tribunal et les questions générales de droit à l’égard desquelles le Tribunal a acquis une connaissance spécialisée (voir Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63, Chopra c. Canada (Procureur général) (C.A.F.), [2008] 2 R.C.F. 393, 2007 CAF 268, et Brown c. Canada (Commission de la capitale nationale), 2009 CAF 273). Lorsque le contrôle se fait en fonction d’une norme incorrecte ou que la norme correcte n’est pas bien appliquée, le rôle de notre Cour est de procéder à l’instruction de novo de la demande de contrôle judiciaire : Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, 2003 CSC 19, par. 44.

 

b) Le critère applicable en matière de différence préjudiciable de traitement

[9]               Ce motif d’appel se rapporte à la conclusion du Tribunal selon laquelle, en annonçant à la troupe dont M. Tahmourpour était membre que celui‑ci était autorisé à porter un bijou religieux lors du cours de conditionnement physique, le sergent Hébert se montrait discriminatoire à son endroit sur le fondement de la religion. Voici le raisonnement tenu par le Tribunal sur ce point, aux paragraphes 13 à 27 de sa décision :

13. Le 12 juillet 1999, M. Tahmourpour s’est présenté à son premier jour de conditionnement physique au Dépôt. L’instructeur, le sergent Paul Hébert (aujourd’hui surintendant), a ordonné aux cadets de se changer pour mettre leurs vêtements d’entraînement et d’enlever tout bijou ou montre. M. Tahmourpour est allé parler au sergent Hébert pour lui expliquer qu’il portait un pendentif religieux et qu’il ne voulait pas l’enlever. Le sergent Hébert a répondu que c’était acceptable.

 

14. M. Tahmourpour a demandé au sergent Hébert de ne pas parler de son pendentif religieux, car il ne voulait pas être traité différemment en raison de son appartenance religieuse. M. Tahmourpour a témoigné que, contrairement à ce qu’il avait demandé, le sergent Hébert a annoncé à tous les cadets de la Troupe 4 que [traduction] « aucun bijou ne peut être porté durant le conditionnement physique, sauf pour Ali ici présent, qui a le droit de porter son pendentif religieux ». Il affirme que le sergent Hébert a formulé ce commentaire d’une voix forte et sur un ton sarcastique et condescendant, tout en roulant les yeux en direction de M. Tahmourpour.

 

15. M. Tahmourpour a affirmé dans son témoignage que, pendant plusieurs jours après cet incident, ses camarades de troupe lui ont posé des questions sur sa religion et lui ont demandé pourquoi il portait un pendentif. Il a soutenu que ces questions l’avaient rendu mal à l’aise et qu’il craignait avoir été étiqueté comme étant « différent ».

                

16. Le 14 octobre 1999, M. Tahmourpour a eu une conversation avec le sergent Hébert au cours de laquelle le sergent Hébert a demandé pardon pour son commentaire au sujet du pendentif religieux. Selon M. Tahmourpour, le sergent Hébert a déclaré qu’à l’avenir, il emploierait une méthode différente pour répondre aux demandes d’exemption pour le port de bijoux religieux.

 

17. Les instructions relatives au code vestimentaire et aux règles d’hygiène de la GRC données aux cadets à l’époque où M. Tahmourpour était au Dépôt précisaient qu’aucun bijou ne pouvait être porté, à l’exception des bracelets MedicAlert. Elles ne prévoyaient pas d’exception pour les bijoux religieux. Ceci obligeait les cadets soit à enlever leurs bijoux religieux, soit à aller parler à l’instructeur pour demander une exemption, comme l’a fait M. Tahmourpour.

 

18. Compte tenu de cette preuve, j’estime que M. Tahmourpour a établi prima facie que les instructions relatives au code vestimentaire et aux règles d’hygiène de la GRC ainsi que le commentaire formulé par le sergent Hébert devant la Troupe 4 constituaient une différence de traitement défavorable fondée sur la religion de M. Tahmourpour.

 

L’explication de l’intimée

 

19. Le sergent (aujourd’hui surintendant) Paul Hébert a témoigné au nom de la GRC. Il a reconnu avoir déclaré à la Troupe 4 qu’aucun bijou ne pouvait être porté durant le conditionnement physique, à l’exception de M. Tahmourpour, qui aurait le droit de porter son pendentif à caractère religieux.

 

20. Le sergent Hébert a expliqué avoir fait cette annonce à tous les cadets parce qu’il ne voulait pas que ces derniers causent des difficultés à M. Tahmourpour parce qu’il ne suivait pas la règle. Normalement, si un cadet n’enlève pas un bijou pour le conditionnement physique, la troupe est obligée de faire des tractions pour se rappeler la règle. Pour éviter d’avoir à faire des tractions, les cadets se rappellent les uns les autres d’enlever leurs bijoux. Le sergent Hébert a cru qu’il devait annoncer à la Troupe 4 que M. Tahmourpour avait le droit de porter son bijou à caractère religieux pour éviter que les cadets lui rappellent de le retirer avant le conditionnement physique.

 

21. Le sergent Hébert a soutenu que M. Tahmourpour ne lui avait pas dit qu’il voulait garder l’information confidentielle. S’il l’avait su, il ne l’aurait pas annoncé à toute la troupe. Il ne l’aurait dit qu’au guide de droite. Le guide de droite veille à ce que tous les membres de la troupe arrivent à l’heure au cours et soient habillés correctement. Il serait nécessaire d’avertir le guide de droite qu’une exception a été faite à la règle relative à l’uniforme pour qu’il ne cause pas de difficultés au cadet dont l’uniforme n’est pas conforme.

 

22. L’affirmation du sergent Hébert par laquelle il reconnaît qu’il n’aurait pas parlé du pendentif devant toute la troupe si M. Tahmourpour le lui avait demandé affaiblit son explication voulant qu’il fût nécessaire de donner ce renseignement à tous.

 

23. Le sergent Hébert a également reconnu qu’il aurait mieux valu informer publiquement les cadets de la règle et des exceptions pour les bijoux à caractère religieux et les bracelets MedicAlert, sans mentionner de noms. Par la suite, s’il y avait des problèmes causés par le port de bijoux dans le cours de conditionnement physique, l’instructeur aurait pu aborder individuellement et discrètement le(s) cadet(s) concerné(s) pour discuter de la situation.

24. Le sergent Hébert a soutenu qu’il aurait fait l’annonce d’une voix forte parce qu’il se trouvait dans un milieu bruyant. Cependant, il ne l’aurait pas fait sur un ton sarcastique parce qu’il respecte les croyances et les valeurs des gens.

 

25. J’accepte le témoignage du sergent Hébert selon lequel l’annonce a été faite publiquement à la Troupe 4, mais sur un ton neutre. Toutefois, cela ne change rien au fait que M. Tahmourpour s’est senti visé comme étant différent du reste de la troupe en raison de sa religion. Bien que de nombreux de ses camarades de troupe aient témoigné pour la GRC et affirmé ne pas savoir qu’il était de religion musulmane, cela ne signifie pas que M. Tahmourpour n’a pas été interrogé sur sa religion par d’autres cadets qui n’ont pas témoigné.

 

26. Une des difficultés éprouvées par M. Tahmourpour en l’espèce a été de présenter des témoignages de ses anciens camarades de troupe qui sont aujourd’hui des agents de la GRC. M. Tahmourpour soutient qu’il a eu de la difficulté à trouver des personnes qui accepteraient de témoigner contre la GRC en l’espèce.

 

27. En outre, l’impression qu’a ressentie M. Tahmourpour d’avoir été ciblé comme étant différent me suffit pour conclure que, bien que non intentionnel, l’effet de la politique de la GRC relativement au code vestimentaire et aux règles d’hygiène ainsi que la mention faite par le sergent Hébert du pendentif religieux de M. Tahmourpour constituaient un acte discriminatoire contre M. Tahmourpour fondé sur sa religion. Cette allégation est par conséquent fondée selon la prépondérance des probabilités.

 

 

[10]           Le juge a estimé que cette partie de la décision reposait sur une erreur de droit et conclu qu’en l’absence de preuve que l’annonce faite par le sergent Hébert avait entraîné des différences de traitement à l’égard de M. Tahmourpour lors des cours de conditionnement physique ou avait porté préjudice à ses relations avec les autres membres de la troupe ou avec ses instructeurs ou à son rendement en tant que cadet, « il n’y avait aucun fondement valable en droit sur lequel le Tribunal pouvait se baser pour raisonnablement conclure que l’annonce faite par le sergent Hébert constituait une différence de traitement défavorable ou une discrimination ... ».

 

[11]           Le juge a conclu ainsi parce qu’il a compris du paragraphe 27 de la décision du Tribunal que la plainte de M. Tahmourpour relative à l’annonce reposait uniquement sur la perception de celui‑ci que cette annonce le définissait comme différent. On ne saurait cependant apprécier convenablement la conclusion du Tribunal en fonction du seul paragraphe 27. Il faut lire les paragraphes 13 à 27 en entier.

 

[12]           L’annonce du sergent Hébert lors du premier cours de conditionnement physique au Dépôt a eu pour résultat immédiat de faire connaître à toute la classe l’appartenance religieuse de M. Tahmourpour et le fait qu’il avait demandé une mesure d’accommodement l’autorisant à porter son pendentif religieux. La preuve de cette annonce établit qu’il y a eu différentiation fondée sur la religion, mais elle n’établit pas en soi qu’il y a eu discrimination. Pour que la différence de traitement soit discriminatoire, un élément supplémentaire, que le juge a correctement décrit comme préjudiciable, dommageable ou mauvais, doit être présent. Selon lui, cet élément faisait défaut, mais je suis d’avis que cette conclusion procédait d’une vision trop étroite du dossier.

 

[13]           Le Tribunal a estimé que l’annonce avait été faite sans hostilité, mais a accepté l’affirmation de M. Tahmourpour selon laquelle elle l’avait blessé. Cette conclusion reposait sur le témoignage de ce dernier au sujet de sa réaction subjective à l’annonce, mais ce témoignage s’inscrivait dans un contexte factuel particulier que le Tribunal a certainement pris en compte, ainsi qu’il en avait l’obligation. Entraient dans ce contexte la politique mise en place par le code vestimentaire et les règles d’hygiène de la GRC et le fait que l’annonce avait été faite dès le premier cours de conditionnement physique, qu’elle avait immédiatement singularisé M. Tahmourpour par rapport aux autres cadets et qu’elle avait créé pour lui une situation inconfortable pendant quelques jours en l’obligeant à répondre à des questions sur ses pratiques religieuses. Autre fait pertinent, le sergent Hébert avait reconnu lors de l’audience devant le Tribunal qu’il aurait mieux valu qu’il fasse état publiquement de la règle et des exceptions sans mentionner de nom, afin que les questions s’y rapportant puissent être traitées avec discrétion.

 

[14]           Il appert du dossier que, toute brève qu’ait été la singularisation, M. Tahmourpour a été traité différemment des autres cadets lors du cours de conditionnement physique, par suite de l’annonce, et que ses relations avec ses camarades de troupe en ont souffert pendant une courte période. Le Tribunal pouvait donc raisonnablement conclure que la plainte de M. Tahmourpour au sujet de l’annonce faite par le sergent Hébert était fondée. J’accueillerais l’appel sur ce point.

 

[15]           Comparé au reste de la plainte de M. Tahmourpour, cet élément revêtait une importance secondaire qui n’aurait pas justifié de réparation au‑delà de la nécessité manifeste (et, semble‑t‑il non contestée) de changer de façon de faire concernant les demandes d’accommodement d’ordre religieux concernant le port de bijoux lors du conditionnement physique. Il a été reconnu que la conclusion du Tribunal sur ce point n’a pas compté pour beaucoup dans sa décision globale (voir la page 14 du mémoire des faits et du droit de l’appelant). Si j’avais souscrit à l’opinion du juge que le Tribunal avait commis une erreur de droit sur ce point, j’aurais considéré que cette erreur ne pouvait à elle seule justifier l’annulation de la décision dans son ensemble.

c) Les données brutes fondant les témoignages d’expert et l’analyse des autres données

[16]           Ce motif d’appel se rapporte à la conclusion du juge que le Tribunal a commis une erreur de droit en prenant en compte les données brutes figurant dans le rapport de M. N. Scot Wortley, témoin expert cité par M. Tahmourpour, parce qu’ayant été exclues du dossier du tribunal dans les circonstances qui seront décrites aux paragraphes suivants, ces données ne faisaient pas partie de la preuve. Sur une question connexe, le juge a conclu que le Tribunal avait mal analysé d’autres données déposées en preuve.

 

(i) Les données brutes

[17]           Avant l’audience, deux employés de la GRC, MM. Michael Rannie et Garry Bell, ont rédigé un rapport en réponse à l’affirmation de M.Tahmourpour selon laquelle un nombre disproportionné de contrats de formation de cadets appartenant à des minorités visibles était résilié au Dépôt, et que cette tendance était attribuable au racisme systémique. La première partie du rapport Rannie/Bell est consacrée à l’analyse de trois tableaux (intitulés [traduction] « Échantillon 1 », « Échantillon 2 » et « Échantillon 3 ») élaborés à partir de renseignements tirés des dossiers de la GRC.

 

[18]           Ces trois tableaux renferment des données au sujet de tous les cadets qui ont été en formation au Dépôt pendant cinq exercices (de 1998/1999 à 2002/2003). En dépit du titre donné aux tableaux, les données ne correspondent pas à des « échantillons » au sens d’ensembles restreints de données extraites d’un ensemble plus large; elles se rapportent en fait à toute la population des cadets en stage pendant les années visées.

 

[19]           L’« échantillon 1 » donne le nombre de cadets inscrits au Dépôt qui ont réussi leur formation et le nombre de cadets qui ont échoué pour chacune des années en cause.  Pour chaque année, étaient inclus dans ce nombre des cadets réinscrits après avoir échoué au cours d’une année précédente ou des cadets ayant échoué pendant l’année et qui se sont réinscrits dans une année ultérieure. L’« échantillon 2 » donne le nombre de cadets fréquentant le Dépôt pour la première fois dans chacune des années visées qui ont réussi leur formation au cours de l’année visée et le nombre de ceux qui ont échoué. L’« échantillon 3 » donne le nombre de cadets fréquentant le Dépôt pour la dernière fois dans chacune des années visées qui ont réussi leur stage au cours de l’année et le nombre de ceux qui ont échoué.

 

[20]           Chaque tableau comporte une catégorie « minorités visibles » (composée de ceux qui se sont définis ainsi) et une catégorie « caucasien » (composée de ceux qui se sont définis ainsi et de ceux qui ne se sont pas définis comme appartenant à une minorité visible). Pour des raisons non élucidées, les cadets autochtones n’ont été inclus dans aucune des catégories mais comptent dans les totaux. Personne n’a soutenu que cela posait problème pour l’analyse des données.

 

[21]           MM. Rannie et Bell ont réfuté les allégations d’effet préjudiciable ou de discrimination systémique de M. Tahmourpour en se fondant sur les données brutes de leurs trois tableaux et en formulant l’hypothèse qu’[traduction] « est indicatif d’effet préjudiciable un taux de réussite du groupe désigné de 80 % inférieur à celui du groupe témoin ».

 

[22]           Le rapport Rannie/Bell a été fourni à M. Tahmourpour quelques mois avant l’audience devant le Tribunal. M. Wortley a préparé un rapport dans lequel il a critiqué la méthodologie et les conclusions du rapport Rannie/Bell, y compris la [traduction] « règle du 80 % ». Il a également étayé son opinion que des préjugés raciaux pouvaient exister au sein de la GRC et qu’ils pouvaient avoir joué un rôle dans la résiliation du contrat de M. Tahmourpour en se fondant sur les données brutes figurant dans les tableaux du rapport Rannie/Bell.

 

[23]           Personne n’a soutenu que ces données brutes étaient inexactes ni n’a invoqué de raison d’ordre juridique ou autre s’opposant à ce que M. Wortley s’en serve pour étayer son opinion.

 

[24]           À l’audience, M. Wortley a témoigné lors de la présentation de la preuve de M. Tahmourpour. La GRC a quant à elle cité M. Bell comme témoin expert, mais le Tribunal n’a pas permis qu’il témoigne pour les raisons suivantes, exposées au paragraphe 156 de sa décision :

La GRC a nié l’existence de racisme systémique au Dépôt. Elle a présenté le Dr Garry Bell, un employé de la GRC, en tant que témoin expert pour répondre à l’analyse qu’a faite le Dr Wortley des données sur les taux d’attrition. Le Dr Bell était l’officier en charge par intérim de la Formation des cadets qui a accepté la recommandation que la candidature de M. Tahmourpour ne soit pas prise en compte pour une nouvelle admission au Dépôt. Compte tenu de l’étroitesse de ses liens avec l’une des parties en l’espèce et de sa participation à l’un des incidents faisant l’objet du litige, le Tribunal est d’avis que l’effet préjudiciable de l’opinion du Dr Bell l’emporterait de beaucoup sur sa valeur probante. Par conséquent, le Tribunal n’a pas permis au Dr Bell de témoigner en tant qu’expert en l’espèce.

 

 

 

[25]           Une cote a été donnée au rapport Rannie/Bell, mais le Tribunal n’a pas permis qu’il soit versé au dossier.

 

[26]           Devant la Cour fédérale, la GRC a soutenu que le Tribunal avait commis une erreur de droit en refusant de recevoir le rapport Rannie/Bell et en ne permettant pas à M. Bell de témoigner. Le juge a conclu que la décision de ne pas entendre le témoignage d’expert de M. Bell en raison de ses liens avec l’affaire n’était pas erronée.  Toutefois, il a estimé que le Tribunal avait commis une erreur de droit en acceptant le témoignage de M. Wortley reposant sur les données brutes du rapport Rannie/Bell, parce que ces données n’avaient pas été mises en preuve. Il a commis une erreur de droit sur ce point, à mon avis.

 

[27]           Il est vrai que le rapport de M. Wortley était fondé en partie sur des données brutes fournies par la GRC qui n’avaient pas été autrement déposées en preuve, mais aucune raison d’ordre juridique n’obligeait le Tribunal à ne pas tenir compte des données brutes. Au contraire, il pouvait admettre ces données en preuve, telles qu’elles figuraient dans le rapport de M. Wortley, s’il estimait qu’il s’agissait d’un élément de preuve fiable (voir, de façon générale, Alan W. Bryant, Sydney N. Lederman et Michelle K. Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant: The Law of Evidence in Canada, 3éd. (Toronto : LexisNexis Canada Inc., 2009) aux par. 12.159‑12.177, pages 834-843).

 

[28]           L’appréciation par le Tribunal de la fiabilité des données brutes figurant aux tableaux inclus dans le rapport Rannie/Bell est une décision dont le contrôle s’effectue suivant la norme de la raisonnabilité. Le Tribunal a indiqué (aux paragraphes 150-152 de ses motifs) que M. Wortley s’était appuyé sur trois séries de statistiques fournies par la GRC relativement au taux d’attrition et d’échec au Dépôt, dont l’une était constituée des données brutes figurant dans les trois tableaux inclus dans le rapport Rannie/Bell. Il a ensuite conclu (au paragraphe 153) que les données dont s’était servi M. Wortley constituaient les meilleurs renseignements disponibles et qu’elles étaient fiables. Je suis d’avis qu’il pouvait raisonnablement tirer cette conclusion dans les circonstances. Il ressort clairement du dossier que M. Wortley ne pouvait se procurer ces renseignements qu’auprès de la GRC. De plus, je le répète, l’exactitude des données n’a pas été mise en doute. Le fait qu’elles puissent être interprétées diversement par différents experts ne les rend pas moins fiables.

 

[29]           Eussent‑elles même été inadmissibles en vertu des principes applicables du droit de la preuve, le Tribunal n’aurait pas nécessairement été empêché de prendre en compte les données brutes du rapport Rannie/Bell. En effet, le paragraphe 50(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (précité) autorise le Tribunal à recevoir des éléments de preuve ou renseignements par tout moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire. Cette règle ne connaît que deux exceptions, qui ne sont pas applicables en l’espèce (visant les éléments de preuve confidentiels et le témoignage de conciliateurs nommés pour régler les plaintes).

 

(ii) L’analyse d’autres données par le Tribunal

[30]           Le juge a également estimé que le Tribunal avait commis une erreur de droit en s’appuyant sur d’autres données, dûment admises en preuve, pour conclure que le taux d’attrition était de 16,98 % pour les cadets appartenant à des minorités visibles et de 6,88 % pour les autres à l’égard de l’année où le contrat de formation de M. Tahmourpour au Dépôt a été résilié. Le Tribunal avait inféré de cette preuve et d’éléments de preuve circonstancielle d’attitudes discriminatoires envers des membres et des cadets appartenant à des minorités visibles que l’évaluation des habiletés de M. Tahmourpour était fondée, partiellement du moins, sur sa race, sa religion ou son origine nationale ou ethnique.

[31]           Le juge a reçu l’argument de la GRC que le Tribunal avait commis une erreur en s’appuyant sur la preuve statistique des taux d’attrition sans faire d’ajustement pour tenir compte des abandons motivés par des raisons personnelles, comme une maladie dans la famille, une blessure, des raisons de santé ou un changement d’orientation, et ne résultant pas de la résiliation du contrat par la GRC.  Il a considéré que la seule preuve dont le Tribunal aurait dû considérer était la preuve relative aux cadets appartenant à des minorités visibles qui se trouvaient dans la même situation que M. Tahmourpour – c’est‑à‑dire ceux dont le contrat avait été résilié par la GRC.

 

[32]           La pertinence et la force probante des statistiques de la GRC sur les taux d’attrition étant une question de fait pour le Tribunal, ses conclusions sur ces points s’examinent suivant la norme de la raisonnabilité. Le juge a erré en ne déférant pas à l’opinion du Tribunal à cet égard.

 

[33]           Compte tenu de la preuve statistique et des autres éléments de preuve au dossier (y compris l’opinion de M. Wortley), le Tribunal pouvait raisonnablement considérer qu’il ressortait de la totalité des chiffres d’attrition des cadets pour l’année 1999‑2000 qu’il existait en fait des taux d’attrition différents pour les cadets appartenant à des minorités visibles et les autres. Puisque M. Tahmourpour était cadet pendant cette période, le Tribunal pouvait aller plus loin et inférer que la preuve de l’existence de taux d’attrition différents étayait dans une certaine mesure l’allégation de M. Tahmourpour selon laquelle la GRC avait fait preuve de discrimination dans l’évaluation de ses habilités.

 

d) Était‑il démontré que la discrimination a nui au rendement de M.  Tahmourpour

 

[34]           Diverses évaluations du rendement de M. Tahmourpour indiquent que ce dernier ne réussissait pas bien. Le Tribunal a toutefois conclu qu’à certains égards les évaluations étaient fausses et fictives. Ces conclusions n’ont pas été contestées.

 

[35]           Le Tribunal a également estimé que, bien que l’évaluation des habiletés de M. Tahmourpour en matière de communication rendît compte avec exactitude de son rendement en ce domaine, le traitement discriminatoire qu’il avait subi au Dépôt avait contribué aux difficultés qu’il avait éprouvées à acquérir et démontrer des habiletés de communication d’un niveau acceptable. Le Tribunal a formulé ainsi cette conclusion au paragraphe 171 de sa décision :

J’accepte le témoignage du caporal Bradley selon lequel elle entretenait de véritables doutes relativement aux habiletés à communiquer, au jugement et à la capacité de résoudre des problèmes de M. Tahmourpour. Elle ne croyait pas qu’il serait en mesure de faire le travail d’un policier en raison de ces lacunes. Cependant, le problème de cette explication est que, dans un milieu de formation où les commentaires désobligeants à propos de la race sont approuvés et adressés à des personnes comme M. Tahmourpour, où les évaluations sont inexactes et inadéquates et où les instructeurs sont fiers d’être « politiquement incorrects », il est difficile pour une personne comme M. Tahmourpour de se développer et de démontrer ses habiletés dans ces domaines. J’estime raisonnable de conclure que de telles conclusions érodent la confiance en soi et la capacité de bien réussir. Par conséquent, l’explication de l’intimée selon laquelle le rendement de M. Tahmourpour au Dépôt était faible n’est pas convaincante. Le rendement de M.  Tahmourpour, selon toute probabilité, a été affecté par la discrimination dont il a fait l’objet.

 

 

[36]           Il s’agit là d’une conclusion factuelle dont l’examen s’effectue suivant la norme de la raisonnabilité.

 

[37]           Selon le juge, la preuve ne permettait pas au Tribunal de conclure que la façon dont M. Tahmourpour avait été traité avait influé sur son rendement. Devant notre Cour, la GRC a soutenu le bien‑fondé de cette conclusion en invoquant principalement les propres assertions de M. Tahmourpour, maintes fois répétées, qu’il avait eu un bon rendement au Dépôt. Je suis cependant disposé à prendre connaissance d’office du fait que peu de gens sont en mesure d’évaluer leur propre rendement.

 

[38]           Des éléments de preuve au dossier indiquent qu’avant de déposer sa plainte sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne, M. Tahmourpour s’est d’abord plaint au caporal Boyer que le comportement abusif de celui‑ci envers lui nuisait à son rendement dans la formation au tir. M. Tahmourpour a également témoigné devant le Tribunal qu’il se sentait mal à l’aise, isolé et vulnérable en raison des commentaires racistes faits par les autres cadets, que les instructeurs laissaient passer. Le témoignage le plus important a émané d’un instructeur du Dépôt, le sergent Brar, lequel a déposé au sujet de sa connaissance personnelle du fait que le caporal Boyer usait de violence verbale à l’égard de la plupart des cadets mais que ce comportement était plus marqué à l’endroit des cadets appartenant à des minorités visibles et que le rendement de ceux qui le subissaient en souffrait. Conclure que le rendement de M. Tahmourpour en avait pareillement souffert ne nécessitait pas de grands efforts. Selon moi, il existait des éléments de preuve dont le Tribunal pouvait raisonnablement inférer que le traitement dont M. Tahmourpour avait fait l’objet avait probablement nui à son rendement. Je suis d’avis que le juge a eu tort de juger cette conclusion mal fondée.

 

e) Réparation : indemnité pour perte de revenus

[39]           Devant la Cour fédérale, la GRC a soutenu que la réparation accordée par le Tribunal était entachée d’erreurs. La plupart de ses allégations d’erreur ont été rejetées.  Le juge a toutefois convenu avec la GRC que le Tribunal aurait dû plafonner ou limiter l’un des éléments de l’indemnité pécuniaire qu’il a accordée.

 

[40]           La partie pertinente de l’ordonnance de réparation est ainsi conçue (paragraphe 267 de la décision du Tribunal) :

iii) l’intimée versera à M. Tahmourpour une indemnité pour le salaire et les avantages sociaux qu’il aurait touchés durant les premiers deux ans et douze semaines de travail en tant que policier de la GRC après l’obtention du diplôme au Dépôt. L’indemnité sera diminuée de 8 %;

 

iv) l’intimée paiera à M. Tahmourpour la différence entre le salaire moyen pour un travail à temps plein dans l’industrie au Canada pour les personnes de l’âge de M. Tahmourpour et le salaire qu’il aurait touché en tant que policier de la GRC jusqu’à ce que M. Tahmourpour accepte ou rejette l’offre de réadmission au programme de formation au Dépôt …

 

 

[41]           Telle que je la comprends, cette partie de l’ordonnance établit deux périodes différentes pour ce qui est de l’indemnisation pécuniaire. La première période, que les parties appellent parfois «période de grâce », d’une durée de 2 ans et 12 semaines, débute à la date à laquelle M. Tahmourpour aurait obtenu son diplôme du Dépôt si son contrat n’avait pas été résilié. Le Tribunal a estimé qu’à l’égard de cette période, M. Tahmourpour avait droit à un montant équivalent au salaire qu’il aurait touché en tant qu’agent de la GRC, moins 8 %.

 

[42]           La deuxième période commence tout de suite après la période de grâce et se termine à la date de l’acceptation ou du rejet d’une offre de réadmission par M. Tahmourpour. Pour cette période, M. Tahmourpour a droit à une autre indemnité que j’appellerai « complémentaire », dont le montant équivaut à la différence entre le salaire moyen versé dans l’industrie au Canada aux personnes de son âge pour un travail à temps plein et le salaire qu’il aurait touché pendant cette période en tant que policier de la GRC, moins 8 %. (L’ordonnance prévoit un ajustement supplémentaire pour tenir compte de l’hypothèse que M. Tahmourpour aurait touché une rémunération pour heures supplémentaires et aurait eu une promotion au cours de la deuxième période, mais il n’est pas nécessaire de s’y arrêter pour les besoins de notre analyse.)

 

[43]           Puisque la deuxième période se termine nécessairement après la date de la décision du Tribunal, le 16 avril 2008, il s’ensuit que sa durée serait nécessairement d’au moins six ans (de 2002 jusqu’au 16 avril 2008, au moins).

 

[44]           Le dossier n’indique pas clairement si la deuxième période a pris fin ni à quel moment elle pourrait vraisemblablement se terminer. Si l’on interprète de façon littérale cette partie de la réparation, la deuxième période pourrait durer indéfiniment si M. Tahmourpour s’abstient simplement d’accepter ou de rejeter une offre de réadmission, à moins qu’elle ne soit assortie d’une condition portant qu’elle sera réputée rejetée si elle n’est pas acceptée dans un délai déterminé, comme cela a été proposé lors de l’audition de l’appel.

 

[45]           La Cour fédérale a accepté l’argument de la GRC selon lequel l’octroi de l’indemnité complémentaire contrevient au principe de la nécessité de l’existence d’un lien causal entre l’acte discriminatoire et la perte (voir Chopra (précité), au paragraphe 37). M. Tahmourpour soutient que l’indemnité complémentaire est raisonnable et que le juge a erronément tiré la conclusion contraire.

 

[46]           De toute évidence, le Tribunal connaissait l’arrêt Chopra et les principes qui y étaient formulés concernant les dommages‑intérêts. Voici un résumé des conclusions de fait formulées sur ce point par le Tribunal. La discrimination dont la GRC a fait preuve à l’endroit de M. Tahmourpour a empêché celui‑ci de terminer sa formation au Dépôt et de gagner sa vie comme agent de la GRC. Il doit être indemnisé pour la perte du salaire qu’il aurait touché. La probabilité de réussite des cadets n’appartenant pas à une minorité visible étant de 93 %, il y a lieu de réduire l’indemnité (ce qui justifie une réduction de 7 %), et une réduction supplémentaire de 1 % s’impose du fait que le taux moyen d’attrition des membres réguliers au cours des 20 premières années d’emploi est de 1 %.  Il n’y a pas lieu de prévoir de réduction supplémentaire pour tenir compte du fait que les lacunes démontrées de M. Tahmourpour augmentaient la probabilité qu’il échoue, parce qu’il est impossible de savoir dans quelle mesure elles ont été causées par le traitement discriminatoire. Il s’impose de prendre en compte l’obligation d’atténuation des pertes de M. Tahmourpour. Celui‑ci ne s’est pas suffisamment efforcé d’atténuer ses pertes entre le moment où il a quitté le Dépôt et le début de l’audience. De 2000 à 2002, toutefois, il lui était difficile de travailler à cause des répercussions psychologiques de son expérience au Dépôt et parce qu’il devait nécessairement consacrer du temps à sa plainte. C’est pourquoi la « période de grâce » a été établie à 2 ans et 12 semaines. Après cette période, toutefois, il aurait pu travailler.

 

[47]           Suivant ma lecture de la décision du Tribunal, celui‑ci n’a pas tenu compte d’autres faits pour établir le montant de l’indemnité pécuniaire. La décision du Tribunal ne permet pas de déterminer pourquoi il a retenu la date du rejet ou de l’acceptation d’une offre de réadmission comme date de fin de la deuxième période au lieu d’établir une date antérieure. Je souscris à l’opinion du juge que le Tribunal ne s’est pas arrêté à la question du moment auquel la discrimination subie par M. Tahmourpour avait cessé d’agir sur sa capacité d’occuper un emploi rémunérateur, après la fin de la période de grâce. En l’absence d’explication du Tribunal, on ne saurait juger raisonnable la partie de l’ordonnance relative à l’indemnité complémentaire.

 

[48]           Puisque je partage l’avis du juge de la Cour fédérale à l’égard d’un motif d’appel, se pose la question de savoir si la réparation ordonnée par le juge (le renvoi de l’affaire devant le Tribunal pour qu’il la réentende) doit être maintenue. À mon avis, la question du plafond ou de la limite à établir à l’égard de l’indemnité complémentaire revient au Tribunal. En conséquence, je suis d’avis de lui renvoyer l’affaire afin qu’il examine uniquement la question du plafonnement ou de la limitation de l’indemnité.

 

Conclusion

[49]           Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, exception faite de la question du plafonnement ou de la limite à établir à l’égard de l’indemnité complémentaire accordée dans l’ordonnance de réparation. J’annulerais les paragraphes 2 et 3 du jugement de la Cour fédérale et je les remplacerais par les suivants :

2. La demande de contrôle judiciaire n’est accueillie qu’à l’égard de la première phrase de l’alinéa iv) du paragraphe 267 de la décision du Tribunal canadien des droits de la personne en date du 16 avril 2008, et elle est rejetée à tous autres égards.

3. L’affaire est renvoyée au Tribunal pour qu’il réexamine la première phrase de l’alinéa iv) du paragraphe 267 conformément aux motifs de la décision de la Cour d’appel fédérale rendue dans le dossier A‑453‑09.

 

 

 

[50]           Étant donné que M. Tahmourpour a eu gain de cause relativement à la plupart des questions soulevées en appel, je lui adjugerais les dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale.

 

 

« K. Sharlow »

Juge

 

 

 

« Je souscris aux présents motifs

            M. Nadon, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

            Carolyn Layden-Stevenson, juge »

           

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A-453-09

 

APPEL D’UN JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE ZINN EN DATE DU 6 OCTOBRE 2009, NO 2009 CF 1009 (DOSSIER NO T-768-08)

 

INTITULÉ :                                                   ALI TAHMOURPOUR c.

                                                                        PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 23 juin 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LA JUGE SHARLOW

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE NADON

                                                                        LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 19 juillet 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul Champ

Anne Levesque

 

POUR L’APPELANT

 

Kathryn Hucal

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Champ & Associates

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’APPELANT

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

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