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Cour d’appel fédérale

  CANADA

Federal Court of Appeal

 

Date : 20100729

 

Dossier : A‑415‑09

Référence : 2010 CAF 203

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE LAYDEN‑STEVENSON

 

ENTRE :

HERON BAY INVESTMENTS LTD.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 23 juin 2010

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LA JUGE SHARLOW

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE NADON

                                                                                                    LA JUGE LAYDEN‑STEVENSON

 


Cour d’appel fédérale

  CANADA

Federal Court of Appeal

 

Date : 20100729

 

Dossier : A‑415‑09

Référence : 2010 CAF 203

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE LAYDEN‑STEVENSON

 

ENTRE :

HERON BAY INVESTMENTS LTD.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE SHARLOW

[1]        Par un jugement en date du 8 septembre 2009 (2009 CCI 337), la Cour canadienne de l’impôt a rejeté le recours exercé par Heron Bay Investments Ltd. contre une cotisation appliquée à l’année d’imposition 1995 sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.). Le principal moyen invoqué par Heron Bay devant notre Cour est que le juge du fond a mené l’instruction en manquant à l’équité procédurale à son égard, de sorte que son jugement doit être infirmé. Subsidiairement, Heron Bay soutient que le juge a interprété et appliqué de manière erronée les alinéas 20(1)l) et p) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Pour les motifs dont l’exposé suit, j’accueillerais le présent appel sur le fondement du manquement à l’équité procédurale et renverrais l’affaire à la Cour de l’impôt pour une nouvelle instruction par un juge différent.

Les faits

[2]        Les faits non contestés peuvent se résumer comme suit.

 

[3]        Le Conservatory Group est un groupe de sociétés opérant dans le secteur de l’aménagement immobilier. Il a été fondé par le défunt Ted Libfeld. Depuis le décès de ce dernier, il est dirigé par ses quatre fils : Sheldon, Jay, Mark et Corey. Heron Bay est membre du Conservatory Group, qui réunit également les sociétés Rosehue Downs Developements Inc., Burlmarie Developments Inc., Marlo Developments Inc., Viewmark Homes Ltd. et Shellfran Investments Ltd.

 

[4]        Heron Bay achète, aménage et vend des biens immobiliers, et prête aux entités qui lui sont apparentées. Ses actions sont détenues par les quatre frères Libfeld, et Sheldon Libfeld en est le président et secrétaire.

 

[5]        En août 1994, Rosehue et Burlmarie ont contracté l’achat de 289 terrains à bâtir, sis à Ajax (Ontario), avec la Runnymede Development Corporation Ltd., société non apparentée au Conservatory Group. Rosehue s’est engagée à acheter 147 de ces terrains pour 11 764 000 $, et Burlmarie les 142 autres pour 12 202 800 $.

 

[6]        À peu près au même moment, Marlo a contracté l’achat de la totalité des 289 terrains avec Rosehue et Burlmarie pour la somme de 24 500 000 $, dont 12 000 000 $ revenaient à Rosehue en contrepartie de ses 147 terrains, et les 12 500 000 $ restants à Burlmarie pour les 142 autres. Marlo a signé cet accord en tant que fiduciaire d’une coentreprise réunissant Viewmark (dont la part y était de 95 %) et Shellfran (qui détenait les 5 % restants).

[7]        En octobre et novembre 1994, Viewmark a emprunté à Heron Bay la somme de 3 770 000 $ pour financer le plus gros de sa part de l’acompte nécessaire aux fins de l’achat des 289 terrains à bâtir. Le prêt consenti à Viewmark était payable sur demande, portait intérêt au taux annuel de 8 % et était garanti par la mise en gage de sa participation dans la coentreprise Viewmark/Shellfran, mais ne comportait pas de recours, c’est‑à‑dire qu’en cas de défaillance, Heron Bay aurait droit seulement à la participation de Viewmark dans ladite coentreprise, à l’exclusion de tous autres actifs de l’emprunteur.

[8]        Certains éléments de la preuve indiquent que Sheldon Libfeld considérait le prix d’achat des 289 terrains à bâtir comme gonflé par suite d’un litige opposant Runnymede et le Conservatory Group au sujet de biens-fonds sis à Ajax qui comprenaient ces 289 terrains. En novembre 1994, Heron Bay a fait évaluer ceux‑ci; selon cette évaluation, les 289 terrains valaient en tout 17 235 000 $.

 

[9]        Heron Bay, dans le calcul de ses bénéfices aux fins fiscales pour l’exercice ayant pris fin le 31 août 1995, a déduit 3 770 000 $ à l’égard du prêt consenti à Viewmark. Elle a opéré cette déduction au motif que le prêt à Viewmark était devenu une créance douteuse ou irrécouvrable, étant donné que la valeur de la participation de cette société dans la coentreprise Viewmark/Shellfran se trouvait inférieure à sa part du prix d’achat impayé des 289 terrains à bâtir (environ 20 millions de dollars).

[10]    Le ministre a établi une nouvelle cotisation par laquelle il refusait la déduction. Heron Bay a fait opposition à cette cotisation, puis a exercé un recours devant la Cour de l’impôt, qui l’a déboutée. Elle fait maintenant appel de cette décision de la Cour de l’impôt devant notre Cour.

 

Le dispositif législatif applicable

[11]    La Loi de l’impôt sur le revenu met en œuvre un ensemble complexe de dispositions pour le traitement des créances douteuses et irrécouvrables. Il n’est pas nécessaire de comprendre ce dispositif en détail pour les besoins du présent appel : le résumé qui suit de ses principaux éléments suffira.

 

[12]    Le contribuable qui a fait un prêt imputable à son revenu dont on peut raisonnablement douter qu’il sera remboursé peut déduire tout ou partie du montant de ce prêt à titre de « provision » pour créance douteuse sous le régime du sous-alinéa 20(1)l)(ii) de la Loi de l’impôt sur le revenu, si sont remplies certaines conditions que prévoit cette loi. [Le sous‑alinéa 20(1)l)(ii) étant cité dans l’exposé des motifs du juge du fond, il n’est pas nécessaire de le reproduire ici.]

 

[13]    Dans le contexte factuel de la présente affaire, trois de ces conditions prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu peuvent se résumer comme suit : 1) l’activité d’entreprise habituelle du contribuable dans l’année pour laquelle il demande la déduction doit consister en tout ou en partie à prêter de l’argent; 2) le contribuable doit avoir consenti le prêt à l’égard duquel il demande la déduction dans le cours normal des activités de son entreprise de prêt d’argent; et 3) le prêt doit être devenu une créance douteuse à la fin de l’année pour laquelle la déduction est demandée, c’est‑à‑dire qu’il doit y avoir alors un doute raisonnable quant à la possibilité de recouvrer cette créance.

 

[14]    Le montant de la déduction que le contribuable opère en vertu du sous-alinéa 20(1)l)(ii) pour une année déterminée doit être inclus dans son revenu pour l’année suivante. Si, à la fin de cette dernière, la créance est encore douteuse, une nouvelle provision est établie et une nouvelle déduction peut être demandée. Ce schéma se répète jusqu’à l’année où le prêt est remboursé ou cesse d’être une créance douteuse. Pour cette dernière année, le contribuable inclut dans son revenu le montant de la provision de l’année précédente et ne peut se prévaloir d’une nouvelle déduction.

[15]    Si la créance devient « irrécouvrable » (c’est‑à‑dire se trouve entièrement perdue), le contribuable peut en déduire le montant, en vertu du sous-alinéa 20(1)p)(ii) de la Loi de l’impôt sur le revenu, au titre de l’année où elle l’est devenue. S’il recouvre tout ou partie de la créance dans une année ultérieure, il inclut le montant recouvré dans son revenu de cette année.

 

La décision de la Cour de l’impôt

[16]    Devant la Cour de l’impôt, Heron Bay a soutenu que, en 1995, le prêt consenti à Viewmark était une créance douteuse qui lui donnait droit à une déduction de 3 770 000 $ en vertu du sous‑alinéa 20(1)l)(ii) de la Loi de l’impôt sur le revenu, ou, subsidiairement, une créance irrécouvrable qui lui donnait droit à une déduction égale en vertu du sous-alinéa 20(1)p)(ii). Heron Bay a fait valoir les mêmes moyens devant notre Cour. Or il est évident que si, comme le juge du fond l’a conclu, les conditions du sous-alinéa 20(1)l)(ii) ne sont pas remplies, le critère plus rigoureux que prévoit l’alinéa 20(1)p)(ii) ne peut l’être non plus.

[17]    Il n’est pas contesté que, sous le régime du sous-alinéa 20(1)l)(ii), Heron Bay a droit à la déduction de 3 770 000 $ qu’elle a demandée si les trois conditions suivantes sont remplies. Premièrement, l’activité d’entreprise habituelle de Heron Bay dans l’année d’imposition 1995 doit avoir consisté en tout ou en partie à prêter de l’argent. Deuxièmement, Heron Bay doit avoir consenti le prêt en question à Viewmark dans le cours normal des activités de son entreprise de prêt d’argent. Troisièmement, à la fin de l’année d’imposition 1995 de Heron Bay, il devait y avoir un doute raisonnable quant à la possibilité de recouvrer cette créance.

 

[18]    Le juge du fond a conclu que la première condition était remplie, au motif que, dans l’année d’imposition 1995 de Heron Bay, son activité d’entreprise habituelle consistait en tout ou en partie à prêter de l’argent. Cette conclusion n’est pas contestée. Cependant, le juge du fond a aussi conclu que la deuxième condition n’était pas remplie, au motif que Heron Bay n’avait pas consenti le prêt à Viewmark dans le cours normal des activités de son entreprise de prêt d’argent. Cette conclusion aurait suffi à justifier le rejet du recours de Heron Bay, mais le juge a en outre conclu que la troisième condition n’était pas remplie non plus, au motif qu’il n’y avait pas, à la fin de l’année d’imposition 1995 de cette société, de doute raisonnable quant à la possibilité de recouvrer la créance en question.

 

L’appel

[19]    Dans le présent appel, Heron Bay soutient que le juge du fond a commis une erreur de droit en concluant que n’étaient remplies ni la deuxième ni la troisième des conditions prévues par la Loi de l’impôt sur le revenu. Cependant, le principal moyen de Heron Bay est que le juge du fond a manqué à l’équité procédurale à son égard en prenant en considération des textes de jurisprudence ou de doctrine que n’avaient cités ni l’une ni l’autre des parties, sans donner à ces dernières la possibilité de présenter des observations sur ces textes, en examinant des questions que n’avaient plaidées ni l’une ni l’autre des parties, sans donner à celles‑ci la possibilité de présenter des observations sur ces questions, et en intervenant de manière excessive dans les interrogatoires des témoins, donnant ainsi lieu à une crainte raisonnable de partialité.

 

Analyse

La prise en considération de textes que n’avait cités aucune des parties sans les inviter à présenter des observations

 

[20]    Ce moyen d’appel est fondé sur le fait que le juge de première instance a pris en considération les 16 textes suivants ou y a fait référence, alors que ni l’une ni l’autre des parties ne les avaient cités ou invoqués :

 

No

Texte

Usage par le juge du fond

1.        

Ainsworth Lumber Co. c. Canada, [2001] 3 C.T.C. 2001, 2001 DTC 496 (C.C.I.).

Motifs, paragraphe 60. Il est renvoyé à ce texte dans une citation du texte no 5.

2.        

British Columbia Telephone Co. c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.) [1986] 1 C.T.C. 2410, 86 DTC 1286 (C.C.I.).

Motifs, paragraphe 53 (à propos de la signification de « dans le cours normal des activités de [l’]entreprise »).

3.        

Canada Trustco Mortgage Co. c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, 2005 CSC 54.

Arrêt non cité dans les motifs.

4.        

Canadian Commercial Bank c. Prudential Steel Ltd. (1986), 49 Alta. L.R. (2d) 58, 75 A.R. 121, 66 C.B.R. (N.S.) 172 (B.R. Alb.).

Motifs, paragraphe 56 (à propos de la notion du « cours normal des affaires »).

5.        

Brian R. Carr et Duane R. Milot « Copthorne: Series of Transaction Revisited » dans « Corporate Tax Planning », Revue fiscale canadienne = Canadian Tax Journal, vol. 56, no 1 (2008), p. 243‑268.

Motifs, paragraphe 60 (à propos du principe d’interprétation selon lequel il faut attribuer à un terme d’une loi donnée la même signification dans l’ensemble de cette loi).

6.        

Pierre‑André Côté, Interprétation des lois, 2e éd., Québec, Les Éditions Yvon Blais Inc., 1991.

Motifs, paragraphe 50 (même usage que celui du no 5).

7.        

Guy Fortin et Melanie Beaulieu, « The Meaning of the Expressions "In the Ordinary Course of Business" and "Directly or Indirectly", Report of Proceedings of the Fifty-fourth Tax Conference, 2002 Conference Report, Toronto, Association canadienne d’études fiscales / Canadian Tax Foundation, 2003, n36, p. 1‑60.

Motifs, paragraphe 52 (à propos de la signification de « dans le cours normal des activités de [l’]entreprise »).

8.        

Hogan c. Ministre du Revenu national, 15 Tax A.B.C. 1 (C.A.I.R.).

Motifs, paragraphe 84 [à propos des facteurs à prendre en considération pour établir si une créance est irrécouvrable; les facteurs énumérés proviennent de Rich c. Canada, [2003] 3 C.F. 493 (C.A.F.), arrêt cité par les parties qui invoque Hogan comme précédent].

9.        

Industrial Investments Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1973] C.T.C. 2161, 73 DTC 118 (C.R.I.).

Motifs, paragraphe 57 (à propos de la signification de « dans le cours normal des activités de [l’]entreprise »).

10.    

Elizabeth J. Johnson et James R. Wilson, « Financing Foreign Affiliates: The Term Preferred Share Rules and Tower Structures », dans « International Tax Planning », Revue fiscale canadienne = Canadian Tax Journal, vol. 54, no3 (2006), p. 726‑761.

Motifs, paragraphe 55 (à propos de la signification de « dans le cours normal des activités de son entreprise »).

11.    

Re Pacific Mobile Corp., (1982) 141 D.L.R. (3d) 696 (C.A. Qc).

Motifs, paragraphe 59 (un passage relatif à l’expression « dans le cours normal des activités de [l’]entreprise » est cité comme ayant été approuvé par le texte no 12).

12.    

Pacific Mobile Corp. (syndic) c. American Biltrite (Canada) Ltée., [1985] 1 R.C.S. 290.  

Motifs, paragraphe 59 (voir le no 11).

13.    

Royal Bank of Canada c. Tower Aircraft Hardware Inc. (1991), 78 Alta. L.R. (2d) 271, 118 A.R. 86, 3 C.B.R. (3d) 655 (B.R. Alb.).

Motifs, paragraphe 56 (à propos de la signification de « dans le cours normal des activités de [l’]entreprise »).

14.    

Saltzman c. Ministre du Revenu national, 64 DTC 259 (C.A.I.).

Motifs, paragraphe 43 (à propos des principes à appliquer pour établir si le contribuable exploite une entreprise de prêt d’argent).

15.    

Société d’investissement Desjardins c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.) [1991] 1 C.T.C. 2214, 91 DTC 373 (fr.), 91 DTC 393 (angl.), (C.C.I.).

Motifs, paragraphe 62 (à propos de la signification de « dans le cours normal des activités de [l’]entreprise »).

16.    

Swystun Management Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1979] C.T.C. 2476, 79 DTC 417 (C.R.I.)

Décision non citée dans les motifs.

 

 

 

[21]    Il n’est pas interdit au juge de se référer dans ses délibérations à des décisions qu’aucune des parties n’a invoquées et qu’il ne cite pas dans l’exposé de ses motifs, ce qui règle le cas des textes nos 3 et 16.

 

[22]    Il n’est pas non plus interdit au juge de se référer, dans l’examen d’une question de droit soulevée par une partie, à une décision qu’il estime pertinente à cette fin, pour la simple raison qu’aucune des parties ne l’a citée. Selon mon interprétation des motifs du juge du fond, la plupart des textes énumérés ci‑dessus sont pertinents pour son interprétation du membre de phrase « dans le cours normal des activités de son entreprise [...] de prêt d’argent » du sous‑alinéa 20(1)l)(ii), et l’un d’eux se rapporte aux principes à appliquer pour établir si une créance est irrécouvrable. Heron Bay peut soutenir que le juge a mal interprété les dispositions législatives applicables ou qu’il a été induit en erreur par la prise en considération d’une jurisprudence ou de lois non pertinentes, mais, à mon sens, le simple fait pour lui de s’être référé à des décisions que n’avait citées aucun des avocats n’est en soi ni une erreur de droit ni un manquement à l’équité procédurale. Cette conclusion règle donc le cas des textes nos 2, 4, 8, 9, 11, 12, 13, 14 et 15.

 

[23]    Pour ce qui concerne le recours aux écrits de juristes, il me paraît que le juge du fond s’est simplement appuyé sur des passages de ces écrits (y compris les renvois à la jurisprudence qui s’y trouvent) où les auteurs formulent des principes qu’ils ont déduits de la jurisprudence pertinente pour les questions en litige dans le recours dont il était saisi. À mon sens, le juge, en se référant à ces textes de doctrine, n’a pas commis d’erreur de droit ni n’a manqué à l’équité procédurale. Cette conclusion règle le cas des textes restants, soit les nos 1, 5, 6, 7 et 10.

 

[24]    On aurait pu conclure au manquement à l’équité procédurale si le juge du fond, en se référant à l’un ou l’autre des 16 textes énumérés plus haut, avait introduit un principe de droit qu’aucune des parties n’aurait invoqué explicitement ou susceptible de se déduire logiquement, ou s’il avait ainsi engagé l’affaire sur une voie d’analyse substantiellement nouvelle et différente. Cependant, selon mon interprétation de ses motifs, le juge du fond n’a utilisé aucun des textes susénumérés à de telles fins. J’en conclus que ce moyen d’appel n’est pas fondé.

 

La prise en considération d’une question que n’avait soulevée aucune des parties sans les inviter à présenter des observations

 

[25]    Ce moyen d’appel se rapporte à l’analyse par le juge du fond de la troisième des conditions auxquelles la Loi de l’impôt sur le revenu subordonne le droit d’opérer une déduction sous le régime de son sous-alinéa 20(1)l)(ii). Cette troisième condition était que le prêt consenti à Viewmark soit devenu une créance douteuse au 31 août 1995, c’est‑à‑dire qu’il y aurait à cette date un doute raisonnable quant à la possibilité d’obtenir le remboursement de ce prêt.

 

[26]    Le débat sur cette question, tel que mené par les parties, avait pour axe principal la valeur des 289 terrains à bâtir dont la coentreprise Viewmark/Shellfran avait contracté l’achat en août 1994 pour 24 500 000 $. La garantie de Heron Bay pour le prêt à Viewmark était la participation de 95 % de celle‑ci dans cette coentreprise. L’emprunt de Viewmark avait pour but de financer le plus gros de sa part de 95 % de l’acompte à verser sur le prix d’achat susdit.

 

[27]    Heron Bay a produit des éléments de preuve tendant à établir que son principal dirigeant avait conclu pour des motifs raisonnables que, au 31 août 1995, soit à la fin de l’exercice 1995 de cette société, la valeur de la participation de 95 % de Viewmark dans la coentreprise Viewmark/Shellfran était inférieure à sa part du prix d’achat impayé et que, comme le prêt à Viewmark était sans recours, il y avait lieu de douter qu’il puisse être recouvré.

 

[28]    La Couronne, quant à elle, a produit des éléments de preuve tendant à établir que la valeur des 289 terrains à bâtir, et par conséquent la valeur de la participation de Viewmark dans la coentreprise Viewmark/Shellfran, n’avaient pas diminué entre novembre 1994, moment où l’intégralité des fonds avait été avancée à Viewmark, et le 31 août 1995. La Couronne a fait valoir sur la base de ces éléments de preuve que, soit le prêt à Viewmark n’était pas une créance douteuse au 31 août 1995, soit Heron Bay l’avait consenti à des conditions si déraisonnables qu’il n’entrait pas dans le cours normal des activités de son entreprise de prêt d’argent.

 

[29]    À l’étape des conclusions finales, le juge du fond a engagé un dialogue avec Me Shipley, l’avocat de la Couronne, concernant l’application possible de l’article 69 de la Loi de l’impôt sur le revenu. L’alinéa 69(1)a) dispose que le contribuable qui a acquis un bien auprès d’une personne avec laquelle il avait un lien de dépendance pour une somme supérieure à la juste valeur marchande de ce bien au moment de son acquisition est réputé, aux fins fiscales, l’avoir acquis pour une somme égale à cette juste valeur marchande. La Couronne n’invoquait pas l’article 69, et celui‑ci ne faisait pas partie de sa thèse, ainsi que son avocat l’a bien fait comprendre dans ses conclusions.

 

[30]    Le passage suivant de la transcription rend compte des préoccupations que le juge du fond a exprimées touchant l’article 69 à l’étape des conclusions finales (dossier d’appel, transcription, de la page 442, ligne 12, à la page 443, ligne 24) :

 

[TRADUCTION]

LA COUR : Il y a une autre possibilité, à savoir [que] le coût a peut-être été surestimé au départ.

Je vous ai posé cette question, et vous avez répondu que cette possibilité ne faisait pas partie de votre thèse, parce que, normalement, si le prêt était non marchand au départ, son coût initial aurait pu dépasser sa juste valeur marchande. Après quoi, on pourrait soutenir l’absence d’amortissement, au motif que la valeur n’a pas changé entre les deux dates.

Mais ce n’est pas là votre thèse, si je vous comprends bien. Votre thèse est que le coût initial était valable, de sorte que la seule question réelle est celle de la valeur future.

ME SHIPLEY : Il semble que notre interprétation de ces dispositions ait été différente de celle de Votre Honneur, que nous n’en respectons pas moins.

Notre interprétation était que le coût du prêt était de 3,7 millions de dollars, parce que c’est là le montant payé par –

LA COUR : [ L’article] 69 de la Loi ne dispose‑t‑il pas que si j’acquiers un bien, si j’échange de l’argent contre un prêt sur un bien, le coût ne peut jamais dépasser la [juste valeur marchande]?

Je pense que oui. Peut-être que vous essayez de régler la question du point de vue de l’extrémité aval, plutôt que d’avoir à la régler du point de vue de l’extrémité amont.

L’extrémité aval, c’est que la valeur est peut-être nulle; or elle était peut-être nulle aussi au départ.

Mais ce n’est pas là votre thèse.

ME SHIPLEY : Supposons que vous avez raison – je sais que vous avez beaucoup plus d’expérience que moi en matière de fiscalité, de sorte que je ne vais pas essayer de contester le moindrement ce que vous venez de dire [...]

 

 

[31]    Me Shipley a ensuite fait valoir la thèse de la Couronne sans faire référence à l’article 69.

 

[32]    En fin de compte, le juge du fond a conclu que le prêt à Viewmark n’était pas douteux au 31 août 1995. Il expose son analyse aux paragraphes 79 à 113 de ses motifs. C’est aux paragraphes 79 à 89 qu’il propose plus particulièrement son analyse de ce qu’il estimait être la jurisprudence pertinente : Rich c. Canada, [2003] 3 C.F. 493, 2003 CAF 38; Flexi-Coil Ltd. c. Canada, [1996] 1 C.T.C. 2941 (C.C.I.), confirmée par (1996), 199 N.R. 120, [1996] 3 C.T.C. 57, 96 DTC 6350 (C.A.F.); Coppley Noyes & Randall Ltd c. Canada (1991), 43 F.T.R. 291, [1991] 1 C.T.C. 541, 91 DTC 5291 (C.F. 1re inst.), modifiée sur consentement par 93 DTC 5508 (C.A.F.); et Highfield Corp. c. Ministre du Revenu national, [1982] C.T.C. 2812, 82 DTC 1835 (C.R.I.).

 

[33]    Le juge du fond examine ensuite un certain nombre de facteurs selon lui pertinents pour établir s’il était raisonnable de conclure que le prêt à Viewmark était une créance douteuse au 31 août 1995. Il étudie ces facteurs sous les titres suivants : « L’histoire et l’âge de la créance » (paragraphes 90 à 92), « La situation financière du débiteur » (paragraphe 93), « Les rapports d’évaluation concernant la valeur du bien-fonds » (paragraphes 94 à 108), « Les conditions économiques générales ayant cours dans la collectivité » (paragraphe 109) et « L’expérience antérieure du contribuable en matière de radiation de créances douteuses » (paragraphes 110 à 114).

 

[34]    Sous la rubrique « Les rapports d’évaluation concernant la valeur du bien-fonds », le juge examine la preuve des experts en évaluation de Heron Bay (M. Atlin) et de la Couronne (M. Davies). Il déclare au paragraphe 104 de ses motifs qu’il retient de préférence l’approche de M. Davies, « étant donné que [ce dernier] se fonde sur la vente réelle, où les parties n’avaient aucun lien de dépendance, pour conclure que la valeur des actifs de la coentreprise de Viewmark [...] n’avait pas baissé au moment où Heron Bay a radié la dette ».

 

[35]    Le juge passe ensuite, aux paragraphes 105 et 106 de ses motifs, à l’examen de la preuve de M. Atlin, à la lumière de l’article 69. Ces deux paragraphes sont rédigés comme suit :

 

[¶105] Si je retenais le point de vue de M. Atlin, je crois qu’il pourrait être raisonnable de conclure que le coût du prêt pour Heron Bay a au départ été surestimé et qu’il devrait être réduit conformément à l’alinéa 69(1)a) de la LIR.

 

[¶106] L’alinéa 69(1)a) prévoit que, lorsqu’un contribuable acquiert un bien d’une personne avec qui il a un lien de dépendance pour un montant supérieur à sa juste valeur marchande à ce moment‑là, le coût pour le contribuable est réputé être cette juste valeur marchande. Heron Bay a remis de l’argent à Viewmark Homes, une personne avec laquelle Heron Bay avait un lien de dépendance, en échange d’un bien incorporel sous la forme d’un prêt non remboursé. À première vue, l’alinéa 69(1)a) pourrait donc s’appliquer, de sorte qu’il n’y aurait pas de déduction étant donné que le coût du prêt sans recours serait nul pour Heron Bay. Comme M. Atlin a témoigné que rien n’avait changé sur le marché immobilier au cours de la période en question, les coûts d’absorption qu’il a utilisés pour justifier une baisse de la valeur du bien-fonds existaient probablement aussi au moment de l’achat. Je reconnais que l’intimée n’a pas cherché à poursuivre sur ce point lorsque je l’ai soulevé à l’audience. Toutefois, je ne puis tout simplement pas omettre d’en tenir compte s’il s’applique par ailleurs.

 

 

[36]    Heron Bay soutient que le juge du fond a violé les règles de l’équité procédurale en appliquant l’article 69 à son détriment sans lui donner la possibilité de présenter des observations à ce sujet.

 

[37]    Heron Bay affirme aussi que l’application par le juge du fond de l’article 69 est erronée en droit. Selon la formule du sous-alinéa 20(1)l)(ii), le montant sur lequel se fonde la détermination de la provision autorisée par ce sous-alinéa n’est pas le « coût » du prêt, mais le « coût amorti » tel que le définit le paragraphe 248(1). Selon cette définition, le coût amorti d’un prêt consenti par le contribuable (par opposition à un prêt « acquis », par exemple au moyen d’un achat) est le total des avances effectuées quant au prêt. Au 31 août 1995, le coût amorti du prêt consenti à Viewmark était de 3 770 000 $.

 

[38]    La Couronne n’a pas pris position sur l’interprétation de l’article 69 par le juge du fond, mais elle soutient que les observations de celui‑ci sur cet article ne faisaient pas partie des éléments sur lesquels il a fondé sa conclusion que le prêt à Viewmark n’était pas une créance douteuse au 31 août 1995. Par conséquent, selon la Couronne, lesdites observations n’ont entraîné aucun préjudice pour Heron Bay.

 

[39]    Je ne me prononce pas sur la justesse de l’interprétation et de l’application proposées par le juge de l’article 69. Je pense comme Heron Bay que le juge n’aurait pas dû introduire l’article 69 sans inviter les parties à présenter des observations à ce sujet et que, en le faisant, il a violé les règles de l’équité procédurale. Cependant, je suis aussi d’accord avec la Couronne pour dire que cette violation n’a pas entraîné de préjudice pour Heron Bay. Après avoir examiné attentivement la totalité des observations du juge sur le point de savoir si le prêt à Viewmark était une créance douteuse au 31 août 1995, je conclus que ses renvois à l’article 69 ont statut de remarques incidentes. Ce manquement particulier, en soi, ne justifie pas la tenue d’une nouvelle instruction.

 

La question de savoir si le juge du fond est intervenu de manière excessive dans les interrogatoires et les contre-interrogatoires

 

[40]     Heron Bay soutient que le juge du fond est intervenu de manière excessive dans l’interrogatoire principal de Sheldon Libfeld, son seul témoin profane. Le principe n’est pas contesté que les interventions du juge de première instance, si elles sont excessives, peuvent justifier la tenue d’une nouvelle instruction; voir James c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.) (2000), 266 N.R. 104, [2001] 1 C.T.C. 227, 2001 D.T.C. 5075 (C.A.F.); et Chippewas of Mnjikaning First Nation c. Ontario (Ministre délégué aux Affaires autochtones), 2010 ONCA 47.

 

[41]    Les principes applicables sont énoncés comme suit aux paragraphes 51 à 53 de James :

 

[¶51] Les principes applicables ne sont pas contestés. Ils sont bien établis comme l’indiquent les affaires suivantes : Yuill v. Yuill, [1945] 1 All E.R. 183 (C.A.); Jones v. National Coal Board, [1957] 2 All E.R. 155 (C.A.); Majcenic v. Natale, [1968] 1 O.R. 189 (C.A.); R. c. Brouillard, [1985] 1 R.C.S. 39; Rajaratnam c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1991), 135 N.R.  300, [1991] F.C.J. No. 1271 (C.A.F.) (QL); Sorger v. Bank of Nova Scotia (1998), 39 O.R. (3d) 1, 160 D.L.R. (4th) 66 (C.A.).

 

[¶52] En règle générale, un juge peut poser des questions aux témoins pour préciser certaines choses ou obtenir des détails mais il ne doit pas intervenir dans l’interrogatoire des témoins au point de donner l’impression qu’il agit comme un avocat. Un juge qui se comporterait ainsi donnerait automatiquement l’impression qu’il a adopté une position contraire à l’une des parties. Cela compromettrait l’apparence d’impartialité qui est essentielle si l’on veut que justice soit non seulement faite mais qu’elle paraisse l’être. Une telle attitude risque également de nuire au travail des avocats.

 

[¶53] Il y a lieu d’examiner dans le contexte de l’instance, prise globalement, l’allégation selon laquelle le juge serait intervenu de façon irrégulière au cours de l’interrogatoire des témoins. L’objectif recherché n’est pas d’apprécier les motifs ou les intentions à l’origine de ces interventions. Il s’agit plutôt de déterminer si ces interventions amèneraient un observateur raisonnable et bien informé à craindre que l’attitude du juge de première instance empêche celui-ci d’examiner les faits de façon juste et impartiale : Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369. Si le tribunal constate que certaines interventions ont eu cet effet, la seule réparation possible est de renvoyer l’affaire pour un nouveau procès.

[42]    J’insiste sur le fait qu’il n’est pas allégué ici que le juge se soit montré impatient, impoli ou irrespectueux à quelque moment que ce soit. En outre, il n’est pas affirmé qu’il ait fait preuve de partialité réelle, et le dossier ne le donne pas non plus à penser. La seule question est celle de savoir si ses interventions ont donné lieu à une crainte raisonnable de partialité.

 

[43]    Pour mettre cette question en contexte, il faut rappeler certains faits fondamentaux au sujet de l’instruction. Celle‑ci a duré en tout deux jours et demi, y compris l’exposé introductif et la présentation des conclusions finales. Les interrogatoires de M. Libfeld ont rempli la première journée. Son interrogatoire principal a commencé après l’exposé introductif de l’avocat de Heron Bay et s’est poursuivi jusqu’à la pause de midi (ce qui faisait environ trois heures). Son contre-interrogatoire a commencé après la pause de midi et a pris la plus grande partie de l’après-midi (un peu plus de deux heures). Après quoi, il a subi un bref réinterrogatoire, non interrompu.  

 

[44]    Le juge a posé 56 (environ 22 %) de l’ensemble des questions de l’interrogatoire principal de M. Libfeld, et 6 (environ 2 %) des 315 questions de son contre-interrogatoire.

 

[45]    Le nombre des interventions du juge pendant l’interrogatoire principal de M. Libfeld est supérieur à la normale, mais cela n’établit pas en soi que ces interventions soient irrégulières. Un bon nombre des questions du juge visaient de manière légitime à démêler les faits et à bien comprendre les opérations en question.

 

[46]    Cependant, très tôt dans l’interrogatoire principal de M. Libfeld, le juge a semblé prendre l’habitude de relayer l’avocat dans sa tâche de poser les questions. Par exemple, on constate à la lecture des pages 22 à 24 de la transcription de l’audience que, après que l’avocat de Heron Bay ait posé des questions invitant le témoin à exposer l’histoire de cette société et la manière dont elle menait ses activités, le juge est intervenu – légitimement – pour demander des éclaircissements sur la pratique de Heron Bay consistant à offrir des crédits hypothécaires aux acheteurs de maisons.

 

[47]    Mais le juge s’est ensuite mis à poser d’autres questions, pour savoir si cette pratique était [TRADUCTION] « habituelle » (c’est‑à‑dire habituelle chez les promoteurs immobiliers), si Heron Bay prenait des hypothèques de premier ou de deuxième rang, si elle vendait les prêts hypothécaires, et comment elle finançait, le cas échéant, le rachat des hypothèques à la banque.

 

[48]    L’avocat a ensuite orienté l’interrogatoire vers les opérations particulières en question. Là encore, le juge a posé de nombreuses questions, toutes apparemment aux fins de clarification. Mais le juge, encore une fois, a vite pris carrément en charge l’interrogatoire, sur cinq pages entières (pages 52 à 56) de la transcription, s’enquérant des conditions de l’achat des terrains à Runnymede, de l’intérêt sur le prix d’achat impayé, ainsi que du temps nécessaire pour aménager et vendre lesdits terrains. Il a fait de même, sur trois autres pages (64 à 66) de la transcription, à propos du différend avec Runnymede et de son arbitrage. Tout cela s’est passé avant la pause du matin.

 

[49]    C’est peu après la pause du matin que le juge a fait ce qui me paraît être sa série d’interventions la plus discutable (pages 67 à 70). Elle commence immédiatement après que l’avocat de Heron Bay ait amené M. Libfeld à mettre en lumière le fait que la seule garantie du prêt consenti à Viewmark était la participation de cette dernière dans la coentreprise. Le juge s’est alors mis à mener lui-même l’interrogatoire, comme suit (dossier d’appel, transcription, de la page 67, ligne 14, à la page 70, ligne 13) :

 

[TRADUCTION]

LA COUR : J’aimerais poser une question au témoin.

Il s’agit ici de sociétés liées. Sans mettre votre jugement en question, pourquoi consentiriez‑vous un prêt sans recours? Quelle différence cela faisait‑il, sur le plan des affaires ou au point de vue commercial?

LE TÉMOIN : Nous voulions protéger les sociétés faisant partie du système.

Il était avantageux de consentir un prêt sans recours, de sorte que s’il se posait un problème pour l’une des autres sociétés, cela ne la toucherait pas.

 

LA COUR : Je comprends bien. Mais si les deux sociétés vous appartiennent, vous pouvez toujours changer les conditions de l’accord, que le prêt soit avec ou sans recours, non?

 

Si je possède les deux sociétés, je pourrais consentir un prêt avec recours, et décider le lendemain de renoncer à la créance ou de changer les modalités du prêt pour n’importe quelle raison qui me paraîtrait bonne.

 

LA COUR : En fait, ma question serait la suivante : Y a‑t‑il une raison commerciale péremptoire qui vous aurait d’une certaine façon amené à demander que ce prêt soit sans recours?

 

LE TÉMOIN : Le motif d’ordre commercial était d’assurer une protection. S’il arrivait quelque chose, nous ne voulions pas qu’on puisse passer d’une société à l’autre afin de pouvoir obtenir le remboursement du prêt.

 

Nous ne voulions pas exposer Viewmark à un risque, s’il arrivait quelque chose à Heron Bay.

 

LA COUR : Viewmark avait-elle d’autres actifs que vous essayez de protéger?

 

LE TÉMOIN : Nous avions établi à l’époque que c’était Heron Bay qui disposait de l’excédent nécessaire, c’est pourquoi le prêt est venu d’elle.

 

Viewmark, plus tard, s’est trouvée lourdement endettée envers la banque aussi : elle était liée à la banque par des clauses de sûreté négative.

 

Donc, il a été établi que Heron Bay disposait de l’excédent nécessaire. Deuxièmement, c’est structuré de façon à protéger les intérêts du système, pour ainsi dire, en ce sens qu’on fait en sorte qu’une société ne puisse pas provoquer un effet domino dans tout le reste du système.

LA COUR : Mais, fondamentalement, vous créez un avantage pour le vendeur et l’acheteur, parce que si le prêt est sans recours – évidemment, il est propriétaire du bien-fonds parce qu’il en a conservé le titre de propriété, mais vous lui devez quand même l’argent.

 

Supposons, par exemple, que vous n’ayez pas rempli votre obligation contractuelle. Il pourrait vous poursuivre afin d’obtenir le paiement intégral de la somme que vous lui devez. Vraisemblablement, il poursuivrait Viewmark ou l’autre partie, quelle qu’elle soit, au contrat.

 

Ne créez-vous pas indirectement un droit sur l’actif de Viewmark en consentant un prêt sans recours?

 

ME INNES : Votre Honneur, la sûreté de Runnymede provenait de Rosehue et Burlmarie.

 

LE TÉMOIN : L’opération était structurée de telle sorte que, si nous ne remplissions pas notre obligation contractuelle relativement au bien-fonds, c’est à Rosehue et Burlmarie qu’ils devraient s’adresser.

 

Parce que c’était un prêt, ils n’auraient pas pu remonter jusqu’à nos autres sociétés.

 

Tout s’est fait de manière commerciale afin de protéger les intérêts du groupe.

 

LA COUR : Est‑ce là quelque chose que vous faites aujourd’hui ou que vous avez fait dans des années ultérieures, cette sorte de prêts sans recours à des entités du groupe?

 

LE TÉMOIN : Oui.

 

 

[50]    L’avocat de Heron Bay a ensuite repris l’interrogatoire principal de M. Libfeld. Le juge a alors fait d’autres interventions, parfois pour demander des éclaircissements, parfois pour poser des questions de pertinence discutable, mais où il n’y avait par ailleurs rien à redire.

 

[51]    Au cours de sa seule autre longue intervention dans l’interrogatoire principal de M. Libfeld (pages 77 à 82 de la transcription), le juge a posé un certain nombre de questions en vue d’obtenir des éclaircissements sur une pièce contenant un organigramme, que l’avocat de Heron Bay a reconnu être quelque peu susceptible d’induire en erreur en ce qu’il n’y était pas clairement indiqué que Marlo était un prête-nom pour la coentreprise Viewmark/Shellfran.

[52]    L’examen du reste de la transcription montre que le juge est moins intervenu dans les interrogatoires des autres témoins et que ses questions s’y adressaient plus souvent à l’avocat qu’au témoin.

 

[53]    Il est à noter que l’avocat de Heron Bay n’a élevé d’objection contre aucune des interventions du juge pendant l’interrogatoire principal de M. Libfeld. Il n’a pas même fait poliment remarquer que l’interrogatoire principal est l’affaire de l’avocat.

 

[54]    Il me paraît cependant que, vu les circonstances de la présente affaire, l’usage fait par le juge du passage de la transcription cité plus haut l’emporte de beaucoup sur le fait que l’avocat n’ait pas élevé d’objection contre ses interventions. Plus précisément, l’évaluation négative faite par le juge des explications qu’a données M. Liebfeld touchant l’absence de recours du prêt à Viewmark se fonde sur ce passage, et c’est sur cette évaluation négative qu’est à son tour fondée la conclusion comme quoi Heron Bay n’a pas consenti ledit prêt à Viewmark dans le cours normal des activités de son entreprise de prêt d’argent, ainsi qu’il ressort de l’extrait suivant des motifs du jugement qui fait l’objet de l’appel (paragraphes 73 à 78, renvois omis) :  

 

[73] (...) En l’espèce, les conditions précises et les aspects précis de la créance sans recours en font une créance extraordinaire qui ne fait pas partie du cours normal des activités de l’entreprise de Heron Bay. Cela, ainsi que la relation de dépendance existant entre Heron Bay et Viewmark Homes, auquel vient s’ajouter le fait que Heron Bay a radié les deux prêts sans recours à titre de créances irrécouvrables ou de créances douteuses, me fait penser qu’il y avait quelque chose qui se passait, quelque chose qui ne faisait pas partie du cours normal des activités de l’entreprise du contribuable.

[74] Au cours du contre-interrogatoire, M. Libfeld a eu la possibilité d’expliquer le motif sous-tendant la décision de consentir à Viewmark Homes un prêt sans recours. Il a déclaré ce qui suit, à partir de la ligne 12, page 134 de la transcription de l’audience : [TRADUCTION] « [...] pour protéger les intérêts de toutes les sociétés concernées, nous avons consenti un prêt sans recours [...] ». La suite de questions et de réponses suivante, tirée de l’interrogatoire principal de M. Libfeld, à partir de la ligne 6, page 67 de la transcription de l’audience, va dans le même sens :

[TRADUCTION]

Q.           Pourriez-vous nous dire quelle garantie, si garantie il y a eu, Heron Bay a obtenue à l’égard de ce prêt?

R.           Heron Bay a pris la part de Viewmark dans Marlo à titre de garantie de ce prêt.

Q.           Y avait-il une autre forme de recours?

R.           Non.

LA COUR : J’aimerais poser une question au témoin.

Il s’agit ici de sociétés liées. Sans mettre votre jugement en question, pourquoi consentiriez‑vous un prêt sans recours? Quelle différence cela faisait-il, sur le plan des affaires ou au point de vue commercial?

LE TÉMOIN : Nous voulions protéger les sociétés faisant partie du système.

Il était avantageux de consentir un prêt sans recours, de sorte que s’il se posait un problème pour l’une des autres sociétés, cela ne la toucherait pas.

[...]

LE TÉMOIN : Le motif d’ordre commercial était d’assurer une protection. S’il arrivait quelque chose, nous ne voulions pas qu’on puisse passer d’une société à l’autre afin de pouvoir obtenir le remboursement du prêt.

Nous ne voulions pas exposer Viewmark à un risque, s’il arrivait quelque chose à Heron Bay.

[...]

LE TÉMOIN : [...] c’est structuré de façon à protéger les intérêts du système, pour ainsi dire, en ce sens qu’on fait en sorte qu’une société ne puisse pas provoquer un effet domino dans tout le reste du système.

[75] Un emprunteur peut demander qu’un prêt soit sans recours pour des motifs commerciaux valables, mais je ne crois pas que l’explication donnée par M. Libfeld – à savoir le désir de mettre les actifs de Viewmark Homes à l’abri de Heron Bay – soit crédible. Heron Bay obtenait souvent des emprunts de sociétés faisant partie du groupe et consentait aussi des prêts, et dans les deux cas le prêteur disposait de tous les moyens de recours. Figurait parmi ces prêts un prêt de plus de 5 millions de dollars consenti par Viewmark Homes à Heron Bay. Il pourrait donc en être déduit que, n’eût été la restriction quant à l’absence de recours énoncée sur le billet, Viewmark Homes aurait été en mesure de payer la dette, c’est‑à‑dire qu’au lieu de prêter de l’argent, Heron Bay aurait pu, à mon avis, rembourser l’emprunt qu’elle avait obtenu. Heron Bay aurait pu compenser un montant par l’autre, n’eût été l’absence de recours en ce qui concerne le prêt consenti à Viewmark Homes.

[76] De plus, la preuve ne semble pas montrer que Runnymede, l’entité à qui était dû le solde du prix d’achat garanti par le bien-fonds, a demandé que le prêt soit consenti sans recours. Il n’existe de plus aucun élément de preuve montrant que les banques qui prêtaient de l’argent au Conservatory Group avaient demandé qu’il en soit ainsi. D’une façon générale, des créanciers non liés peuvent demander que la dette d’une personne liée soit subordonnée, de façon à mieux garantir leurs prêts.

[77] En fin de compte, je conclus qu’il s’agissait d’un prêt extraordinaire et anormal. Il s’écartait des types de prêts que Heron Bay consentait généralement dans le cours des activités de son entreprise. Cela est particulièrement vrai si l’on a présent à l’esprit l’interprétation à donner à la notion de « cours normal » d’après la décision de notre Cour dans l’affaire Société d’investissement Desjardins, précitée. Le prêt ne fait pas partie des affaires habituelles de l’entreprise de Heron Bay. Il est manifestement différent des activités quotidiennes de Heron Bay et de sa pratique consistant à faire des prêts comportant tous les moyens de recours. En l’absence de quelque preuve crédible et convaincante du contraire, je tire une conclusion négative des circonstances qui ont été portées à ma connaissance : à savoir que le prêt consenti était sans recours afin de faciliter une radiation plus rapide.

[78] Compte tenu des autres prêts, avec recours, consentis entre les entités liées et de la déduction presque immédiate pour créance irrécouvrable dans le cas du prêt sans recours, il est difficile d’accepter comme dépeignant d’une façon exacte et réaliste ce qui s’est réellement passé l’assertion selon laquelle l’absence de recours visait à protéger les intérêts de Heron Bay contre les tiers. L’exigence relative au « cours normal », à l’alinéa 20(1)l), sert à interdire une provision pour créance douteuse même dans le cas de personnes pour lesquelles les prêts d’argent font partie intégrante de leur entreprise, à moins que le prêt ne soit consenti dans le cours normal des activités de l’entreprise du contribuable.

 

 

[55]    L’exposé des motifs du juge du fond suffit à établir que les déclarations faites par M. Libfeld en réponse à ses questions constituent le fondement probatoire d’une conclusion cruciale qu’il a formulée en faveur de la Couronne. Il est également évident que ces déclarations ont été obtenues par le juge au cours d’une longue intervention qu’il a faite vers la fin d’une matinée d’interrogatoire de M. Libfeld où il a presque systématiquement relayé l’avocat de Heron Bay.

 

[56]    Je note aussi que le juge du fond omet des passages pertinents lorsqu’il cite la transcription de l’audience au paragraphe 74 de ses motifs. Premièrement, il omet les lignes contenant un bon nombre de ses propres questions, occultant ainsi le fait que les déclarations citées de M. Libfeld n’étaient pas des réponses aux questions de l’avocat. Deuxièmement, le juge omet de dire que, en réponse à sa dernière question de cette intervention, M. Libfeld a déclaré que Heron Bay avait fait [TRADUCTION] « aujourd’hui ou [...] dans des années ultérieures [...] cette sorte de prêts sans recours à des entités du groupe ».

 

[57]    À mon sens, le dossier est de nature à donner à l’observateur raisonnable et bien informé l’impression que le juge du fond, au cours de l’interrogatoire de M. Libfeld et par suite des questions qu’il lui avait lui-même posées, a adopté une position défavorable à Heron Bay sur un point crucial de l’affaire, faisant ainsi raisonnablement craindre à cet observateur qu’il n’ait pas agi en arbitre juste et impartial. Cette irrégularité de procédure est suffisamment grave pour motiver l’annulation du jugement qui fait l’objet de l’appel et le renvoi de l’affaire à la Cour de l’impôt pour une nouvelle instruction par un juge différent.

 

[58]    J’insiste sur le fait qu’il est permis au juge de première instance d’obtenir d’un témoin des renseignements que les questions de l’avocat ne l’ont pas amené à donner, sans risquer d’entacher ainsi l’instruction d’un défaut rédhibitoire. À ce propos, la Cour d’appel de l’Ontario a donné des conseils utiles aux paragraphes 237 à 239 de Chippewas of Mnjikaning, précité (renvois omis) :

 

 

[TRADUCTION]

 

[¶237] Dans la plupart des cas, le juge de première instance peut gérer la marche de l’instruction en posant des questions aux avocats, en formulant des observations ou en donnant des directives sur la conduite des débats. Il doit être mis en garde contre la tentation d’essayer de diriger l’instruction en interrogeant les témoins. Normalement, [TRADUCTION] « le juge de première instance devrait s’en tenir autant que possible à ses propres fonctions et laisser les avocats [...] remplir les leurs ».

 

[¶238] Il peut arriver à l’occasion que le juge de première instance soit obligé de jouer un rôle plus actif en posant lui-même des questions aux témoins. Cependant, dans ce cas, il est important qu’il fasse preuve de prudence et ne donne pas l’impression, par les questions qu’il pose, d’avoir adopté une position sur les faits, les questions en litige ou la crédibilité des témoins.

 

239] Lorsque le juge de première instance a des questions à poser à un témoin interrogé par l’un des avocats, il est généralement préférable qu’il attende pour le faire soit un moment de l’interrogatoire de ce témoin où l’avocat en aura fini avec un sujet déterminé, soit la fin de cet interrogatoire. Il évite ainsi de perturber l’organisation et le rythme de l’interrogatoire. Les interventions excessives du juge dans l’interrogatoire principal ou le contre‑interrogatoire d’un témoin peuvent gêner l’avocat dans l’application d’une stratégie d’interrogatoire soigneusement pensée et structurée.

 

 

 

Les autres questions en litige

[59]    Certains des moyens d’appel restants se rapportent à la manière dont le juge du fond a appliqué aux faits de l’espèce les dispositions législatives pertinentes, tandis que les autres concernent son interprétation de la preuve documentaire et son évaluation de la crédibilité des témoins. Comme j’ai conclu à la nécessité d’une nouvelle instruction, je préfère ne formuler d’observations sur aucun de ces moyens d’appel restants.
Conclusion

[60]    Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens, j’annulerais le jugement de la Cour de l’impôt et je renverrais la présente affaire à cette dernière pour une nouvelle instruction par un juge différent, qui serait aussi saisi de la question des dépens afférents à la première instruction.

 

 

 

« K. Sharlow »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord

            M. Nadon, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

            Carolyn Layden‑Stevenson, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑415‑09

 

APPEL DU JUGEMENT NO 2009 CCI 337 RENDU PAR LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT LE 8 SEPTEMBRE 2009 DANS LE DOSSIER NO 2003‑4006 (IT)G

 

INTITULÉ :                                                   HERON BAY INVESTMENTS LTD. c.

                                                                        SA MAJESTÉ LA REINE      

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 23 juin 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LA JUGE SHARLOW

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE NADON

                                                                        LA JUGE LAYDEN‑STEVENSON

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 29 juillet 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

William I. Innes

David Spiro

Douglas Stewart

 

POUR L’APPELANTE

 

William Softley

Perry Derksen

John Shipley

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Fraser Milner Casgrain, s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR L’APPELANTE

 

 

Myles J. Kirvin

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

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