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Cour d'appel fédérale

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Federal Court of Appeal

Date : 20101201

Dossier : A-524-07

 

Référence : 2010 CAF 322

 

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE NADON  

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

ASSOCIATION DE L’INDUSTRIE CANADIENNE DE L’ENREGISTREMENT

 

demanderesse

 

et

 

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS,

 COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

 

défenderesse

 

et

 

CMRRA-SODRAC INC.

intervenante

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 3 mai 2010.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er décembre 2010.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                 LE JUGE LÉTOURNEAU

Le juge Nadon

 


Cour d'appel fédérale

emblem

 

Federal Court of Appeal

Date : 20101201

Dossier : A-524-07

Référence : 2010 CAF 322

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU.

                        Le juge Nadon              

                        le juge Pelletier

 

ENTRE :

ASSOCIATION DE L’INDUSTRIE CANADIENNE DE L’ENREGISTREMENT

 

demanderesse

 

et

 

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS,

 COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

 

défenderesse

 

et

 

CMRRA-SODRAC INC.

intervenante

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               Il s’agit de la dernière d’une série de contestations visant la décision de la Commission du droit d'auteur (la Commission) concernant la communication de musique au public par Internet. Ce qui distingue la présente demande des autres contestations, c’est qu’elle vise le tarif homologué par la Commission, plutôt que le fondement juridique sur lequel la Commission s’est fondée pour imposer ce tarif.

 

[2]               La question en litige dans la présente demande est celle de savoir si la Commission a commis une erreur dans son appréciation des éléments de preuve qu’on lui a présentés. Plus précisément, il est allégué que la Commission a commis une erreur en appliquant une norme de preuve erronée à l’établissement de certains coûts dans l’industrie musicale numérique, qu’elle a admis à tort une preuve d’expert irrecevable, que son calcul du taux de redevance était erroné et, enfin, qu’elle n’a pas suffisamment motivé sa décision.

 

[3]               Pour les motifs suivants, je rejetterais l'appel avec dépens.

 

LES PARTIES

[4]               L'Association de l'industrie canadienne de l'enregistrement (CRIA) est un groupe constitué de membres qui enregistrent et composent de la musique, en font la promotion, la commercialisent, et la distribuent. De façon générale, la CRIA fait la promotion des objectifs et représente ses intérêts. La Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN) est une société de gestion qui gère le droit d’exécution et de communication d’œuvres musicales. L’intervenante, la CMRRA-SODRAC Inc. est un collectif qui gère les droits de reproduction au Canada.

 


LA DÉCISION À L'EXAMEN

[5]               Dans l’arrêt Shaw Cablesystems G.J. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2010 C.A.F. 220 (Shaw Cablesystems), notre Cour a jugé que le téléchargement d’un fichier musical à partir d’un site Web constituait une communication de l’œuvre musicale au public par télécommunication, au sens de l’alinéa 3(1) f) de la Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42 ( la Loi). Devant notre Cour, la CRIA n’a pas contesté cette décision. La contestation portait uniquement sur la décision de la Commission concernant le taux de redevance approprié visé par le tarif homologué no22.A, publié dans la Partie 1 de la Gazette du Canada datée du 24 novembre 2007. Le tarif 22.A s’applique aux redevances payables à l’égard des téléchargements permanents, des téléchargements limités et des transmissions sur demande.

 

[6]               Les motifs de la Commission justifiant le tarif 22.A sont datés du 18 octobre 2007 et s’intitulent Motifs de la décision homologuant le tarif 22.A de la SOCAN (Internet−Services de musique en ligne) pour les années 1996 à 2006. Toutes les parties parlaient de la « décision homologuant le  tarif 22.A » pour renvoyer à ces motifs et je ferai la même chose par souci de commodité. Je limiterai mon examen de la décision aux aspects que la CRIA met en doute dans sa demande de contrôle judiciaire.

 

[7]               Comme c’est si souvent le cas, l’audience devant la Commission est devenue, en grande partie, un débat entre experts. Le principal témoin expert de la SOCAN était le professeur Liebowitz, un économiste qui a comparu à maintes reprises devant la Commission. Il a proposé une analyse économique et une méthode permettant d’établir les taux de redevance applicables aux sites de musique. Le témoin expert de la CRIA était le professeur Brander, qui a lui aussi proposé une analyse économique concernant les sites de musique, ainsi qu’une analyse des caractéristiques et de la rentabilité du marché numérique. En plus de ses témoins experts, la CRIA a fait entendre quatre témoins possédant une connaissance de l’industrie de la musique en ligne : M. Graham Henderson, président de la CRIA; Mme Christine Prudham, vice-présidente de BMG Music Canada Inc.; M. Mark Jones, vice-président aux finances et à la technologie de Universal Music Canada; et M. Eddy Cue, vice-président mondial d’Apple Inc., responsable entre autres d’iTunes.

 

 

[8]               La CRIA reproche principalement à la Commission d’avoir mal apprécié la preuve. On le voit clairement dans l’énoncé des questions en litige, au paragraphe 59 du mémoire des faits et du droit de la CRIA :

[TRADUCTION]

a)      Quelle est la norme de contrôle judiciaire applicable à la décision de la Commission?

 

b)      La décision de la Commission homologuant le tarif pour la communication pour les téléchargements permanents, les téléchargements limités et la transmission sur demande était-elle raisonnable, eu égard aux éléments suivants :

i)                    la conclusion de la Commission selon laquelle la mesure de référence appropriée est le prix à payer pour la reproduction de l’œuvre musicale sur un CD;

ii)                   le fait pour la Commission d’avoir mal évalué l’effet combiné des droits de reproduction et de communication ;

iii)                 la méthode retenue par la Commission en général?

 

c)      La Commission a-t-elle commis une erreur de droit dans son appréciation des éléments de preuve concernant la rentabilité et les coûts des maisons de disques et sa décision était-elle à d’autres égards déraisonnable en ce qui concerne les éléments suivants :

i)                    le fait pour la Commission d’avoir mal apprécié la preuve directe présentée par la CRIA à ce sujet;

ii)                   le fait pour la Commission d’avoir exigé que les éléments de preuve de la CRIA soient détaillés, sûrs et précis, une telle exigence constituant une norme juridique inapplicable et une erreur de droit ;

iii)                 l’adoption par la Commission des calculs et des estimations du professeur Liebowitz, lesquels dépassaient son expertise, étaient spéculatifs et ont été réfutés par une preuve directe ignorée par la Commission.

 

d)      Les motifs de la Commission sont-ils suffisants?

 

e)      Le taux de redevance pour la communication devrait-il être nominal?

 

 

[9]               Il ressort clairement de cet énoncé des questions en litige que la CRIA estime que la Commission a eu tort d’accepter la déposition du témoin de la SOCAN, le professeur Liebowitz, plutôt que celles de son témoin expert, M. Brander, et de ses quatre témoins des faits. La CRIA s’élève surtout contre le processus décisionnel employé par la Commission. En ce sens, la décision en soi est de moindre importance dans la présente analyse que le processus décisionnel.

 

[10]           À part son énoncé des questions en litige, la CRIA expose dans son mémoire les questions en litige autres que la question concernant la norme de contrôle, sous les trois rubriques suivantes :

            -La décision de la Commission du droit d’auteur n’a aucun fondement probatoire

            -Le taux devrait-il être nominal?

            -Les motifs de la Commission du droit d’auteur sont nettement insuffisants.

 

[11]           Je propose d’aborder les questions de la même façon qu’elles ont été présentées dans le mémoire de la CRIA. Je n’examinerai pas la décision proprement dite de la Commission, mais plutôt le processus ayant mené à cette décision, puisque c’est ce que visait la contestation de la CRIA.

 

ANALYSE

La norme de contrôle

[12]           Depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S., de la Cour suprême du Canada, notre Cour a confirmé que la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait de la Commission était celle de la raisonnabilité : Voir Alberta (Éducation) c. Access Copyright, 2010 CAF 198, [2010] A.C.F. no 952, au paragraphe 32. Il en est de même pour les questions de fait et de droit. Cette règle vaut, en particulier, à l’égard du rôle de la Commission de fixer le bon taux de redevance, son domaine de spécialité : voir FWS Joint Sports c. Border Broadcasters, 2001 CAF 336, [2001] A.C.F. no1657, au paragraphe 11.

 

 

La décision de la Commission n’a aucun fondement probatoire

[13]           La CRIA met en doute la raisonnabilité du tarif homologué par la Commission, étant donné son appréciation inadéquate de l’effet combiné des droits de reproduction et de communication, sa  conclusion à l’égard de la mesure de référence appropriée et la méthode qu’elle a employée en général. Ces questions concernent toutes l’importance qui doit être donnée aux éléments de preuve, questions dans lesquelles notre Cour est normalement peu disposée à intervenir en raison de la retenue que commande l’appréciation de la preuve dont la Commission disposait.

[14]           Or, dans l’exposé de son argument sur ce point, la CRIA considère qu’il s’agit d’une question de droit, comme on peut le constater en lisant le paragraphe 74 de son mémoire :

[TRADUCTION]

Pour fixer le tarif, la Commission devait apprécier la preuve et les arguments qui lui étaient présentés, en conformité avec les règles de droit et la common law régissant le droit de la preuve et les normes de preuve applicables au pouvoir que la loi lui confère.

 

La CRIA élabore ensuite sa thèse en relevant les erreurs de droit dans l’appréciation de la preuve.

 

[15]           En règle générale, la mesure dans laquelle les tribunaux sont forcés d’appliquer les règles de preuve constitue une question accessoire qui se rattache à la question plus générale de l’équité procédurale. Ce principe est clairement exprimé dans Selmeci c. Canada, 2002 CAF 293, [2002] A.C.F. 293, no1086 (Selmeci), affaire sur laquelle s’appuie la CRIA. Voir aussi Lavallee v. Alberta (Securities Commission), 2010 ABCA 48, [2010] A.A. no 144, au paragraphe 17; Hotel Cambie (Nanaimo) Ltd. (C.O.B.Cambie Hotel) v. British Columbia (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2006 BCCA 119, [2006] B.C.J. no 501 (Cambie Hotel), au paragraphe 40; Brown, J.M., Evans J.M., Judicial Review of Administrative Action in Canada 2 ed. (Toronto : Canvasback Publishing, 2010), au paragraphe 10:5110.

 

[16]           Lorsque la contestation d’une décision d’un tribunal administratif repose sur le non-respect des règles de preuve et qu’elle ne comporte aucune allégation portant que le demandeur a de ce fait été privé de l’équité procédurale, la Cour devrait agir avec prudence, au cas où le principe fondamental, c’est-à-dire l’équité procédurale, n’aurait pas été en cause dans l’argumentation formelle concernant les règles de preuve.

 

[17]           En ce qui concerne l’argument de la CRIA, il est important de noter que ni la Loi, ni ses règlements d’application ne comportent une disposition précise qui soustrait la Commission de l’application des règles de preuve. La CRIA fait valoir que même si une telle disposition existait, elle n’autoriserait pas la Commission à admettre des éléments de preuve irrecevables. Pour soutenir sa thèse, la CRIA se fonde sur l’arrêt Selmeci, précité, où notre Cour s’est penchée sur la procédure informelle prévue dans la Loi sur la Cour canadienne de l'impôt, L.R.C. 1985, ch. T‑2. Cette Loi contient la disposition suivante, qui s’applique au déroulement des appels, dans le cadre de la procédure informelle :

18.15(4) Par dérogation à la loi habilitante, la Cour n'est pas liée par les règles de preuve lors de l'audition d'un appel interjeté en vertu de cette loi et visé à l'article 18; ces appels sont entendus d'une manière informelle et le plus rapidement possible, dans la mesure où les circonstances et l'équité le permettent.

 

[18]           La question en litige dans l’affaire Selmeci était celle de savoir si le juge de la Cour de l’impôt avait commis une erreur en refusant des éléments de preuve documentaire présentés par l’appelante, au motif qu’il s’agissait de ouï-dire. En fin de compte, la Cour a conclu que le juge de la Cour de l’impôt n’avait pas expressément refusé d’admettre les documents, bien que l’appelante était convaincue qu’ils ne seraient pas admis si elle les présentait. Selon notre Cour, le juge de la Cour de l’impôt avait tout simplement exprimé des réserves quant à la pertinence et à la fiabilité des documents, sans toutefois se prononcer sur leur admissibilité. Pour en arriver à cette conclusion, la Cour a cité une autre décision de notre Cour, Suchon c. Canada, 2002 CAF 282, [2002] A.C.F. no 972, dont les paragraphes 31 et 32 décrivent adéquatement à mon avis la portée du paragraphe 18.15(4) :

Enfin, contrairement à l’opinion exprimée par le juge de la Cour de l’impôt, le paragraphe 18.15(4) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt peut imposer au juge de la Cour de l’impôt, sous la procédure informelle, de faire fi des règles de preuve, y compris des dispositions de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, si cela peut permettre le déroulement expéditif et équitable de l’audition sur le fond de l’appel. La preuve présentée sous le régime de la procédure informelle ne peut être exclue du simple fait qu’elle serait inadmissible dans une procédure ordinaire.

 

Cela ne veut pas dire qu’un juge de la Cour de l’impôt, procédant suivant la procédure informelle, soit tenu d’accepter toute la preuve qui est présentée. Rien de tel n’est exigé. Cependant, ce serait une erreur de la part d’un juge de la Cour de l’impôt, dans le cadre de cette procédure, de rejeter un élément de preuve pour des motifs techniques sans examiner si, malgré les règles de preuve ordinaires ou les dispositions de la Loi sur la preuve au Canada, cet élément est suffisamment fiable et probant pour justifier son admission. En examinant cette question, le juge de la Cour de l’impôt devrait tenir compte d’un certain nombre de facteurs, y compris la somme en jeu dans l’affaire et le coût probable pour les parties de l’obtention d’une preuve plus formelle des faits.

 

[19]           Par conséquent, j’estime que la CRIA prétend à tort qu’une exclusion, même expresse, des règles de preuve ne permet pas au tribunal d’admettre des éléments de preuve irrecevables.

 

[20]     Quoi qu’il en soit, la Commission n’est pas un tribunal judiciaire, mais un tribunal administratif. Bien qu’un grand nombre de tribunaux administratifs sont expressément dispensés de l’obligation de se conformer aux règles de preuve, la jurisprudence indique que même en l’absence d’une telle disposition, ils ne sont pas tenus par exemple de se conformer à la règle du ouï-dire. La Cour d’appel de l’Alberta a expliqué comme suit le principe dans Alberta (Workers’ Compensation Board) v. Appeals Commission, 2005 ABCA 276, [2005] A.J. no 1012, aux paragraphes 63-64 :

[TRADUCTION]

Cet argument ne suit pas les principes établis du droit administratif. Les règles de preuve strictes ne s’appliquent généralement pas aux tribunaux administratifs, sauf lorsqu’elles sont explicitement prescrites : Toronto (City) v. CUPE, Local 79 (1982), 35 O.R. (2d) p.545, à p.556 (C.A.). Voir également Principles of Administrative Law, aux pages 289-290; Sara Blake, Administrative Law in Canada, 3e édition, (Markham, Ont. : Butterworths, 2001), aux pages 56-57; Robert W. MacAulay, Q.C. & James L.H. Sprague, Practice and Procedure before Administrative Tribunals, feuilles mobiles (Toronto : Carswell, 2004), à la page 17-2. Bien que les règles concernant l’inadmissibilité de la preuve (comme dans l’arrêt Mohan) sont généralement fixes et formelles devant une cour de justice, un tribunal administratif est rarement, sinon jamais, tenu d’appliquer ces règles strictes : Practice and Procedure before Administrative Tribunals, à la page 17-11. « Les tribunaux administratifs sont autorisés à se prononcer sur tout élément dont la valeur est logiquement probante, même s’il n’est pas considéré comme une preuve recevable devant une cour de justice » : T.A. Miller Ltd. v. Minister of Housing and Local Government, [1968] 1 W.L.R. p.992, à la p. 995 (C.A.); Trenchard v. Secretary of State for the Environment, [1997] E.W.J. no 1118, au paragraphe 28 (C.A.). Voir également Bortolotti v. Ontario (Ministry of Housing) (1977), 15 O.R. (2d) 617 (C.A.).

Cette règle générale s’applique même en l’absence d’une directive législative expresse. De nombreuses lois prévoient que certains tribunaux administratifs ne sont pas assujettis aux règles de preuve que doivent observer les tribunaux de juridiction civile et criminelle, « ces différentes dispositions ne modifient toutefois pas la common law, mais reflètent plutôt les principes de common law : les règles de preuve habituelles ne s’appliquent généralement pas aux tribunaux et organismes administratifs » : Administrative Law, op. cit, aux pages 279-280.

 

[21]     Ce principe fait depuis longtemps partie de la jurisprudence canadienne. Dans l’affaire Canadian National Railways Co. v. Bell Telephone Co. of Canada, 1939 S.C.R. 308, 50 C.R.T.C. 10, (Canadian National Railways), où il était question de la Commission des chemins de fer, la Cour suprême décrivait ainsi à la p. 317 le pouvoir de cette Commission :

[TRADUCTION]

La Commission n'est pas liée par les règles de preuve habituelles. Lorsque la Commission tranche les questions de fait, elle doit inévitablement se fonder sur son expérience dans les domaines qu’elle a examinés au fil des nombreuses affaires dont elle a été saisie et sur l’expérience de ses conseillers techniques. Ainsi, la Commission peut, lorsqu’elle examine des questions de fait en vue de trancher, par exemple, une affaire de nature administrative, se prononcer en pleine connaissance de cause sur les faits et les circonstances qu’un tribunal ne possédant pas les outils et les avantages de la Commission ne pourrait apprécier que vaguement ou de manière aléatoire.

 

L’arrêt Cambie Hotel, précité, va dans le même sens aux paragraphes 28 à 36. À mon avis, même en l’absence d’une disposition expresse, la Commission n’était pas liée par les règles de preuve.

 

[22]     Même si la Commission n’était pas tenue d’appliquer les règles de preuve, elle devait tout de même fonder sa décision sur des éléments de preuve.

 

[23]     La CRIA conteste en l’espèce les conclusions de fait de la Commission au motif qu’elles constituent une erreur de droit. Voir le mémoire des faits et du droit de la demanderesse, au paragraphe 90 :

[TRADUCTION]

La Commission a donc commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la preuve directe, pertinente, admissible et non contestée étayant les hypothèses du professeur Liebowitz.

 

 

[24]     Selon la CRIA, la Commission a commis une erreur en tirant ses conclusions à l’égard de la rentabilité des maisons de disques œuvrant dans le marché numérique. La Commission a accepté, avec certaines modifications, la déposition du témoin expert de la SOCAN, le professeur Liebowitz. Selon la CRIA, le témoignage du professeur Liebowitz était fondé sur des hypothèses factuelles que la SOCAN n’a pas prouvées. Par contre, les témoins de la CRIA se sont exprimés sur cette question mais la Commission a rejeté leurs témoignages au motif qu’ils n’étaient pas assez « détaillés, sûrs et précis ».

 

[25]     Il est important de prendre en considération ce que la Commission a dit sur cette question pour bien évaluer l’argument. Voir la décision homologuant le tarif 22.A, aux paragraphes 152 et 153 :

M. Jones et Mme Prudham ont communiqué des renseignements sur les dépenses liées à la fourniture de musique en ligne. Ces charges comprennent la mise en place du système de livraison numérique, la numérisation du catalogue existant, le changement de format, ainsi que la promotion et le soutien des ventes en ligne.

 

Cependant, comme l’a noté M. Liebowitz dans sa réplique, ces renseignements soulèvent plusieurs problèmes. Premièrement, un bon nombre de ces dépenses doivent être amorties sur plusieurs années. Deuxièmement, certaines doivent aussi être engagées dans la vente de CD, par exemple, les frais de numérisation ou de lutte contre le piratage. Il s’ensuit que le total des dépenses annuelles spécialement affectées aux téléchargements numériques est probablement sensiblement inférieur aux chiffres proposés par les témoins. Ni l’un ni l’autre, pas plus que M. Brander, ne nous ont communiqué de renseignements suffisants pour être utiles. Nous sommes donc incapables d’établir une estimation sûre des coûts que représente la fourniture de téléchargements pour les maisons de disque.

 

 

[26]     Ce passage met en évidence le fait que la Commission a tenu compte des éléments de preuve présentés par M. Jones et Mme Prudham. Il est également clair que la critique des éléments de preuve faite par le professeur Liebowitz a convaincu la Commission, de sorte qu’elle a retenu la majeure partie de ses hypothèses, lesquelles d’après son appréciation de la preuve n’avaient pas été réfutées par les témoins de la CRIA.

 

[27]     Il ressort également de ces paragraphes que tous les droits de la CRIA en matière d’équité procédurale ont pleinement été respectés à l’égard de cette preuve : le rapport du professeur Liebowitz lui a été communiqué; l’occasion lui a été donnée de contre-interroger le professeur; et elle a eu la possibilité de faire entendre des témoins pour contredire des éléments du témoignage du professeur. Bien que les questions concernant la preuve relèvent de l’équité procédurale, aucune règle de l’équité ne permet de contester la façon dont la Commission a considéré les éléments de preuve.

 

[28]     L’aspect le plus convaincant de l’argument de la CRIA porte sur le fait qu’elle affirme que la Commission a retenu les hypothèses factuelles du professeur Liebowitz alors qu’elles n’étaient pas étayées par la preuve. Cet argument repose lui aussi sur les règles de preuve formelles et sur la façon dont la preuve d’expert est présentée au juge des faits. Si la Commission n’est pas liée par les règles de la preuve, cet argument perd beaucoup de sa puissance. Or, à la base la valeur de l’argument demeure entière, à savoir que la preuve des témoins possédant une connaissance personnelle d’un sujet en particulier devrait être préférée aux hypothèses de celui qui ne connaît pas lui-même le sujet en question.

 

[29]     Les hypothèses du professeur Liebowitz ressemblaient plutôt, à mon avis, à des conclusions tirées à partir de faits établis. Par exemple, il a souligné qu’il n’y avait pas de produit matériel comme les CD dans l’environnement numérique. Il a par conséquent « présumé » qu’il n’y avait pas de coûts de fabrication. Il aurait aussi bien pu dire qu’il avait « conclu » qu’il n’y en avait pas. Ces propos valent également pour les hypothèses du professeur Liebowitz au sujet des coûts de distribution, des ventes et des coûts indirects; hypothèses qu’il a émises en tenant pour acquis qu’aucun produit matériel ne devait être transporté et entreposé. Bien que le professeur ait décrit ces étapes dans son raisonnement comme des hypothèses, elles étaient en fait des conclusions qu’il avait tirées du fait que la fabrication ou la manipulation de produits matériels n’a pas à être prise en compte dans le monde numérique. Le fait que le professeur ait lui-même qualifié ces conclusions comme étant des hypothèses ne signifie pas qu’il s’agit effectivement d’hypothèses. Ces conclusions constituaient des éléments de son témoignage que la Commission avait le droit de prendre en considération pour qu’elle tire ses propres conclusions sur les redevances à fixer.

 

[30]     Selon la CRIA, la préférence de la Commission pour le témoignage du professeur Liebowitz tient à l’application d’une nouvelle norme de preuve inconnue aux dépositions des témoins de la CRIA, soit qu’ils doivent présenter des renseignements suffisamment détaillés, sûrs et précis. La Commission a exprimé ses réserves à l’égard des éléments présentés par ces témoins au paragraphe 154 de la décision homologuant le Tarif 22.A.   L’examen de la preuve indique que certains renseignements issus de la preuve présentée par la CRIA étaient clairs et précis : certains autres l’étaient beaucoup moins. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve et de tirer ses propres conclusions sur le poids qui doit être accordé aux dépositions des témoins de la CRIA, en comparaison du témoignage présenté par le professeur Liebowitz. La Commission n’a pas appliqué une nouvelle norme de preuve aux éléments présentés par les témoins de la CRIA, elle a simplement expliqué pourquoi elle préférait les éléments présentés par le professeur Liebowitz aux leurs.

 

[31]     En résumé, la Commission n’était pas liée par les règles de preuve et n’a pas commis d’erreur en n’appliquant pas ces règles à la preuve qui lui était présentée. Les conclusions tirées par la Commission étaient étayées par la preuve de sorte qu’il est impossible de dire qu’elle a commis une erreur de droit en tirant ses conclusions sans se fonder sur des éléments de preuve. En conséquence, les arguments de la CRIA sur ce point sont donc irrecevables.

 

Le taux de redevance devrait-il être nominal?

[32]     L’essentiel de l’argument de la CRIA sur ce point est qu’en concluant que la mesure de référence appropriée pour télécharger une œuvre musicale est le prix à payer pour la reproduction de l’œuvre sur un CD, la Commission a commis l’erreur de ne pas reconnaître que la pleine valeur du droit de reproduction était établie dans le tarif qu’elle avait homologué dans sa décision intitulée Tarif des redevances à percevoir par CMRRA/SODRAC INC. pour la reproduction, au Canada, d’œuvres musicales par les services de musique en ligne en 2005, 2006 et 2007, datée du 16 mars 2007 (décision homologuant le tarif CSI-pour les services en ligne) : voir le mémoire des faits et du droit de la CRIA, au paragraphe 99.

 

[33]     La Commission justifie sa démarche au paragraphe 147 du Tarif 22.A. [ « La Commission a déclaré à de nombreuses reprises que l’usage d’un nouveau droit, ou un nouvel usage d’un droit qui existe déjà, doit donner lieu à rémunération selon sa juste valeur. »

 

 

[34]     La CRIA rejette cette approche, puisqu’elle récompense excessivement, à son avis, les titulaires des droits.

 

[35]     La faiblesse du raisonnement de la CRIA tient, à mon avis, au fait, qu’elle donne à la mesure de référence un rôle que la Commission ne lui a pas donné. Pour la Commission, la mesure de référence n’est qu’un modèle qui peut servir à fixer le tarif voulu à un droit particulier. L’utilisation d’une mesure de référence pour fixer la rémunération applicable à un droit donné ne détermine pas à l’avance la valeur d’un autre droit auquel la même mesure de référence pourrait convenir. En acceptant le prix à payer pour la production d’une piste sur un CD comme référence pour le droit de reproduction du fichier musical téléchargé, la Commission n’a jamais accepté que le tarif ainsi fixé était égal à la valeur de l’ensemble des droits associés à cette œuvre. Chaque droit donne lieu à une rémunération distincte : voir Bishop c. Stevens, [1990] 2 R.C.S. 467, [1990] A.C.S. no 78, aux paragraphes 18 et 19. La Commission n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a établi la valeur du droit de communication par télécommunication, en la calculant séparément du droit de reproduction.

 

[36]     Ce motif de contrôle est donc rejeté.

 

Les motifs de la Commission sont nettement insuffisants

[37]     Les arguments invoqués par la CRIA sous la présente rubrique sont essentiellement les mêmes qu’elle avait soulevés à l’égard de la façon dont la Commission a apprécié la preuve, voir le mémoire des faits et du droit de la CRIA, aux paragraphes 107, 108, 111 et 112 :

[TRADUCTION]

Le fait pour la Commission d’arriver à une décision en précisant qu’elle ne l’appuie pas sur la preuve suffisante qui lui a été présentée et qui aurait logiquement permis d’étayer sa décision constitue une erreur de droit…

 

En l’espèce, la Commission n’indique pas dans ses motifs la raison pour laquelle l’approche du professeur Liebowitz a été préférée à celle du professeur Brander. Les participants avaient droit à plus qu’une série de conclusions…

 

[…]

 

Au lieu de se fonder sur les éléments de preuve non contestés qu’on lui a présentés, la Commission a choisi le 6 % proposé par le professeur Liebowitz, en concluant ce qui suit :

 

… seulement la moitié des coûts DVI sont économisés, ce qui nous paraît plus réaliste que l’estimation de M. Liebowitz.

 

La phrase ci-dessus résume à elle seule toute l’analyse qui figure dans la décision de la Commission concernant l’évaluation des coûts de distribution. La décision de la Commission :

 

a) ne prévoit pas la raison pour laquelle elle a choisi l’hypothèse formulée par le professeur Liebowitz sur la distribution des coûts, plutôt que tout autre pourcentage ;

b) ne prévoit aucune analyse, voire aucun raisonnement convaincant, pour justifier la raison pour laquelle elle a complètement ignoré la preuve non contestée établissant que les coûts de distribution ne s’élevaient qu’à 0,85 %.

 

[38]     J’ai déjà examiné le caractère suffisant de la preuve et la préférence de la Commission pour les éléments présentés par le professeur Liebowitz par rapport à ceux des témoins de la CRIA. Il n’est pas nécessaire de refaire l’examen dans la présente rubrique.

 

[39]     Dans son mémoire, la CRIA cite la conclusion de la Commission à l’égard du montant réservé à la distribution, aux ventes et aux coûts indirects, au soutien de sa prétention selon laquelle les motifs de la Commission sont insuffisants. Dans son rapport, le professeur Liebowitz expliquait que l’industrie phonographique pouvait réaliser des économies parce qu’il n’y avait aucun coût de transport, d’entreposage ou de présentation relié aux produits matériels, comme les CD, à défrayer dans l’environnement numérique. La Commission a souscrit à l’approche du professeur Liebowitz mais elle a réduit son estimation des économies de 50 %, un pourcentage élevé d’un petit nombre. La CRIA déplore qu’il s’agisse de la seule fois où la Commission renvoie, dans ses motifs, à cet élément dans le calcul établissant le tarif : la CRIA n’a donc pas assez d’éléments à sa disposition pour comprendre comment la Commission est arrivée à cette conclusion.

 

[40]     Dans Administration de l'aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 C.A.F. 158, [2010] A.C.F. n809, au paragraphe 16, notre Cour a récemment examiné le rôle que jouent les motifs dans le contexte du droit administratif. Or, les tribunaux doivent se garder d’imposer une norme de perfection aux tribunaux administratifs : voir R. c. H.S.B., 2008 CSC 52, [2008] A.C.S. 32 no 53, au paragraphe 2. La quête de transparence et d’intelligibilité ne doit pas devenir un prétexte facilitant une analyse grammaticale encore plus serrée des moindres composantes (toujours plus petites) d’une décision qui doit être lue et comprise comme un tout.

 

[41]     La Commission a, en l’espèce, évalué les coûts de distribution et de vente et les coûts indirects dans le cadre de l’analyse de ses conclusions, à l’égard de la rentabilité de l’industrie phonographique dans l’environnement numérique. La Commission a préféré l’approche du professeur Liebowitz à celle des témoins de la CRIA et elle a expliqué son choix. Elle a aussi posé son propre jugement à certains éléments de l’analyse du professeur Liebowitz, comme elle l’avait fait pour les coûts de distribution et de vente et les coûts indirects, selon ce qui lui semblait réaliste, voir la décision homologuant le Tarif 22.A, au paragraphe 154. Il s’agit exactement du genre d’expertise institutionnelle que la Cour suprême a reconnu il y a longtemps dans Canadian National Railways, précité. À mon avis, le fait pour la Commission d’avoir recours à sa propre expertise ne donne pas à ses motifs un caractère insuffisant. Comme l’a dit la Cour suprême du Canada au paragraphe 2 de l’arrêt R. c. H.S.B., précité,

Les motifs remplissent leurs fonctions lorsque, considérés dans leur contexte, ils font ressortir un lien logique entre le verdict et son fondement — autrement dit, les motifs doivent expliquer pourquoi le juge a rendu sa décision.  Il n’est pas nécessaire que le juge décrive en détail le raisonnement qui l’a mené à ce verdict. 

 

[42]     Par conséquent, j’estime que ce motif de contrôle judiciaire doit également être rejeté.

 

DISPOSITIF

[43]     Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire de la CRIA doit être rejetée avec dépens. Aucuns dépens ne sont adjugés en faveur ou à l'encontre de l'intervenante.

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

            Gilles Létourneau, j.c.a. »

 

 

« Je suis d’accord.

M. Nadon, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme,

L. Brisebois

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

Dossier :                                                                              A-524-07

 

INTITULÉ :                                                                             ASSOCIATION DE L'INDUSTRIE CANADIENNE DE L'ENREGISTREMENT c. SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE et CMRRA-SODRAC INC. à titre d'intervenante

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                        MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                                       Le 3 mai 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                    LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                              LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                                Le juge Nadon

 

DATE DES MOTIFS :                                                             1er décembre 2010

 

COMPARUTIONS

 

J. Thomas Curry

Elizabeth Dipchand

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Gilles Daigle

D. Lynne Watt

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

Casey M. Chisick

Tim Pinos

Pour l’intervenantE :

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

LENCZNER SLAGHT ROYCE SMITH GRIFFIN

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Gowling Lafleur Henderson s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

Cassels Brock & Blackwell, s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour l’intervenantE :

 

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