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Cour d’appel fédérale

Federal Court
of Appeal

 

Date : 20110131

Dossiers : A‑401‑10

A‑486‑10

 

Référence : 2011 CAF 34

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE STRATAS

 

                                                                                                                             Dossier : A‑401‑10

 

ENTRE :

 

APOTEX INC.

appelante

 

et

 

BRISTOL‑MYERS SQUIBB COMPANY et

BRISTOL‑MYERS SQUIBB CANADA INC.

intimées

 

 

 

Dossier : A‑486‑10

 

ENTRE :

 

BRISTOL‑MYERS SQUIBB COMPANY et

BRISTOL‑MYERS SQUIBB CANADA CO.

appelantes

 

et

 

APOTEX INC.

intimée

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 26 janvier 2011

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                              LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                                               LE JUGE EVANS

 


Cour d’appel fédérale

Federal Court
of Appeal

 

Date : 20110131

Dossiers : A‑401‑10

A‑486‑10

 

Référence : 2011 CAF 34

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE STRATAS

                                                                                                                             Dossier : A‑401‑10

 

ENTRE :

 

APOTEX INC.

appelante

 

et

 

BRISTOL‑MYERS SQUIBB COMPANY et

BRISTOL‑MYERS SQUIBB CANADA INC.

intimées

 

 

 

Dossier : A‑486‑10

 

ENTRE :

 

BRISTOL‑MYERS SQUIBB COMPANY et

BRISTOL‑MYERS SQUIBB CANADA CO.

appelantes

 

et

 

APOTEX INC.

intimée

 

 


MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               La Cour est saisie en l’espèce de deux appels :

 

(1)        Premier appel (A‑401‑10) : Appel interjeté par Apotex Inc. d’une ordonnance du juge Boivin de la Cour fédérale. Le juge de la Cour fédérale a confirmé une ordonnance de la protonotaire Aronovitch datée du 30 juillet 2010. Par cette ordonnance, la protonotaire a fait droit à une requête par laquelle Bristol‑Myers Squibb Company et Bristol‑Myers Squibb Canada Co. (collectivement dénommées « Bristol‑Myers ») sollicitaient la radiation de certaines modifications apportées par Apotex à ses actes de procédure. La protonotaire a estimé qu’Apotex était en droit, sans autorisation préalable, d’apporter à ses actes de procédure des modifications corrélatives en réponse à certaines modifications que Bristol‑Myers avait apportées à ses propres actes de procédure. Les modifications apportées par Apotex étaient, cependant, plus que « corrélatives » et la protonotaire a par conséquent invité Apotex à présenter une requête en modification de ses actes de procédure, ce qu’Apotex a fait. Cette requête fait l’objet du second appel.

 

(2)        Second appel (A‑486‑10) : Appel interjeté par Bristol‑Myers d’une ordonnance de la juge Tremblay‑Lamer de la Cour fédérale. La juge de la Cour fédérale a infirmé une ordonnance de la protonotaire Aronovitch datée du 26 octobre 2010. Par cette ordonnance, la protonotaire a refusé à Apotex l’autorisation de modifier ses actes de procédure. Les modifications en question étaient exactement les mêmes que celles visées dans le premier appel. L’ordonnance rendue par la juge de la Cour fédérale a eu pour résultat d’autoriser Apotex à modifier ses actes de procédure.

 

[2]               Voici les motifs de mon jugement dans ces appels; une copie en sera versée dans chacun des dossiers. Ces appels s’inscrivent dans le cadre d’une procédure en contrefaçon de brevet. Bristol‑Myers allègue en effet que la fabrication, l’emploi et la vente par Apotex du composé à base de chlorhydrate de néfazodone contrefont certaines revendications de son brevet no 1,198,436 (le brevet ’436). Dans les modifications qu’elle souhaite apporter à ses actes de procédure, Apotex invoque l’invalidité des revendications du brevet ’436 pour cause d’inutilité et d’absence de prédiction valable.

 

[3]               Selon les dates fixées, le procès doit débuter dans un peu plus d’un mois. Les requêtes en cause et les présents appels font planer des doutes sur l’instruction.

 

Analyse

 

1)         Le critère juridique applicable

 

[4]               Les parties conviennent pour l’essentiel du critère juridique à appliquer pour dire si Apotex doit être autorisée à modifier ses actes de procédure. La modification des actes de procédure doit être autorisée lorsqu’il s’agit de cerner les véritables questions en litige, à condition cependant que cette autorisation n’entraîne pour l’autre partie aucune injustice qui ne puisse être réparée par l’adjudication des dépens et qu’une telle modification soit dans l’intérêt de la justice : Canderel Ltd. c. Canada, [1994] 1 C.F. 3, à la page 10 (C.A.).

 

[5]               Le fardeau de la preuve devrait être « plus lourd quand les modifications en cause visent la rétractation d’un aveu important et auraient pour conséquence un changement radical de la nature des questions en litige » : Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, au paragraphe 32, [2004] 2 R.C.F. 459. Dans l’arrêt Merck, au paragraphe 33, notre Cour rappelle qu’un juge ou protonotaire saisi d’une requête en modification « a l’obligation d’examiner tous les facteurs pertinents ».

 

2)         La norme de contrôle applicable

 

[6]               La décision d’un protonotaire soulevant une question ayant une influence déterminante sur l’issue du principal qui est frappée d’appel est susceptible d’une révision de novo : Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, aux pages 462 et 463 (C.A.); arrêt Merck, précité, au paragraphe 19. Les parties conviennent en l’espèce que la modification en cause aura une influence déterminante sur l’issue du principal : si Apotex n’est pas autorisée à apporter la modification proposée, elle sera privée d’un moyen de défense qu’elle aurait pu invoquer dans l’action en contrefaçon. Par conséquent, dans Aqua‑Gem et Merck, lorsqu’elle devait contrôler les décisions d’un protonotaire, la Cour fédérale avait l’obligation de procéder à une révision de novo.

 

[7]               En appel, cependant, la norme de contrôle n’est pas la même. Notre Cour peut intervenir dans une décision de la Cour fédérale si celle‑ci « n’avait aucun motif de modifier la décision du protonotaire ou, advenant l’existence d’un tel motif, si la décision du juge […] était mal fondée ou manifestement erronée » : Merck, précité, paragraphe 20, citant Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450, au paragraphe 18. Il nous appartient, si nous infirmons la décision de la Cour fédérale, de rendre le jugement que la Cour fédérale aurait elle‑même dû rendre. Cela veut dire que si, comme c’est le cas en l’espèce, la décision du protonotaire soulève une question qui, selon la jurisprudence Aqua‑Gem et Merck, est déterminante pour l’issue de l’affaire, nous devons la réviser de novo.

 

[8]               Bristol‑Myers soutient que la Cour devrait revenir sur cet aspect‑là des arrêts Aqua‑Gem et Merck et s’en remettre aux conclusions de fait et appréciations de la protonotaire, même si celles‑ci soulèvent une question déterminante pour l’issue de la cause. Bristol‑Myers fait en effet valoir que la protonotaire a une solide appréciation de l’instance puisqu’elle est, depuis 10 ans, responsable de sa gestion. L’entreprise estime que dans la procédure en cours, si, au vu des faits et des questions mixtes de fait et de droit qui se posent, un juge était parvenu aux conclusions auxquelles est parvenue la protonotaire, la Cour serait tenue, selon l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, arrêt qui est postérieur à Aqua‑Gem, de s’en remettre à l’appréciation du juge. Or, les arrêts Aqua‑Gem et Merck nous indiquent une autre direction.

 

[9]               L’argument de Bristol‑Myers a quelque chose de séduisant. Il est en effet conforme à la norme de révision habituelle en matière d’appel énoncée dans l’arrêt Housen, précité. Or, la Cour d’appel de l’Ontario a récemment jugé qu’en ce qui concerne la norme de contrôle applicable en appel, il n’y a aucune raison de faire une distinction entre la décision d’un protonotaire et celle d’un juge : Zeitoun c. The Economical Insurance Group, 2009 ONCA 415, confirmant (2009), 91 O.R. (3d) 131 (C. Div.). Ainsi que l’a fait remarquer la Cour divisionnelle au paragraphe 41 de sa décision, il n’y a [traduction] « aucune raison convaincante d’adopter en appel une norme de contrôle différente uniquement en raison de la place qu’occupe au sein de la hiérarchie judiciaire la personne qui a pris la décision dont il est fait appel ». Il n’est toutefois pas nécessaire en l’espèce de nous prononcer sur cette question.

 

3)         Dégager l’essence des quatre décisions en cause

 

[10]           Les décisions qui importent le plus en l’occurrence sont celles qui font l’objet du second appel : la décision par laquelle, le 26 octobre 2010, la protonotaire Aronovitch a refusé de permettre à Apotex de modifier ses actes de procédure et la décision de la juge Tremblay‑Lamer (ci‑après « la juge de la Cour fédérale »), infirmant la décision de la protonotaire. Ces deux décisions portaient sur la question de savoir s’il convenait d’admettre la modification proposée par Apotex.

 

[11]           Les décisions visées par le premier appel (la décision de la protonotaire, en date du 30 juillet 2010, et la décision du juge Boivin se prononçant en appel sur cette première décision) ont pour origine une requête en radiation des modifications apportées par Apotex sans autorisation. Ces modifications sont les mêmes sur lesquelles la protonotaire s’est ensuite prononcée, le 26 octobre 2010, à l’occasion de la requête en autorisation d’apporter des modifications aux actes de procédure. Dans sa décision ordonnant la radiation des modifications en cause, la protonotaire s’est livrée à un certain nombre d’observations de fond sur les modifications apportées par Apotex, observations qu’elle a ultérieurement reprises dans sa décision du 26 octobre 2010.

 

[12]           Il est donc raisonnable de faire porter notre attention sur la décision prise par la protonotaire le 26 octobre 2010 ainsi que sur la décision de la juge de la Cour fédérale se prononçant en appel sur la décision du 26 octobre (c.‑à‑d., le second appel, A‑486‑10).

 

 

4)         Appel A‑486‑10

 

[13]           À mon avis, la décision de la juge de la Cour fédérale est mal fondée et devrait être annulée et la décision, en date du 26 octobre 2010, par laquelle la protonotaire a rejeté les modifications apportées par Apotex devrait être rétablie.

 

[14]           La juge de la Cour fédérale a examiné la question sous un angle trop restreint. Elle n’a pas, comme l’y obligeait l’arrêt Canderel Ltd., précité, cherché à savoir si les modifications apportées par Apotex étaient dans l’intérêt de la justice, pas plus qu’elle n’a examiné l’ensemble des circonstances, comme elle était tenue de le faire aux termes de l’arrêt Merck, précité. On s’en aperçoit lorsque, au paragraphe 21 de sa décision, la juge de la Cour fédérale affirme que seulement [traduction] « deux questions se posent en l’espèce » :

[traduction] En premier lieu, les modifications en cause entraînent‑elles un « changement radical » qui imposerait à Apotex le fardeau additionnel de justifier les modifications qu’elle propose; et deuxièmement, en autorisant les modifications, va‑t‑on causer à [Bristol‑Myers] une injustice qui n’est pas susceptible d’être réparée par une adjudication des dépens?

 

 

[15]           Contrairement à la protonotaire, la juge de la Cour fédérale n’a pas pris en compte certaines circonstances en rapport avec l’intérêt de la justice. Elle n’a ainsi pas pris en compte certaines circonstances qui importent cependant lorsqu’il s’agit de dire dans quelle mesure les modifications proposées sont effectivement « radicales ». Elle était, selon l’arrêt Merck, tenue de prendre en compte l’ensemble des circonstances pertinentes. Ces circonstances sont examinées ci‑dessous et comprennent notamment le caractère vague et non précis de la modification apportée par Apotex en 2004, le mémoire relatif à la conférence préparatoire déposé par Apotex en 2007, les résultats des interrogatoires préalables et l’évolution récente du dossier. Par conséquent, j’annulerais la décision de la juge de la Cour fédérale.

 

[16]           Après l’annulation de la décision, il nous appartient de nous substituer à la Cour fédérale et de rendre la décision qu’elle aurait elle‑même dû rendre. Cela veut dire, suivant les arrêts Aqua‑Gem et Merck, précités, que notre Cour doit se livrer à une analyse de novo des questions en litige sans aucune déférence envers les conclusions auxquelles la protonotaire est parvenue dans sa décision du 26 octobre 2010.

 

[17]           Or, je parviens à la même conclusion que la protonotaire, essentiellement pour les motifs qu’elle a elle‑même exposés. Il y a ainsi lieu de refuser à Apotex l’autorisation de modifier ces actes de procédure.

 

[18]           Apotex fait valoir que les modifications qu’elle a apportées en 2004 à ses actes de procédure soulèvent la question de l’absence de prédiction valable ainsi que de l’inutilité générale de la néfazodone et de ses sels. Elle ajoute qu’en raison du caractère général de leur libellé, les modifications de 2004 englobent ces deux questions. Ce n’est pas mon avis. Les événements qui se sont produits juste avant et juste après les modifications de 2004 semblent indiquer le contraire.

 

[19]           L’acte de procédure initial était clair et précis. Apotex invoquait l’inutilité de tous les composés visés par le brevet ’436, à l’exception de la néfazodone et de ses sels. Les interrogatoires préalables ont permis de confirmer que c’était là l’unique question en cause (voir les réponses apportées aux questions 267 à 269, 293 à 296, 303 à 304, 310, 333 et 339 et 340).

 

[20]           En 2003, Bristol‑Myers a de son propre gré retiré du marché le chlorhydrate de néfazodone. Elle l’a fait parce que des rapports indiquaient que le chlorhydrate de néfazodone avait provoqué chez certains patients des troubles hépatiques.

 

[21]           En 2004, Apotex a sollicité l’autorisation de modifier ses actes de procédure. Elle souhaitait notamment ajouter, au paragraphe 21, les mots suivants [traduction] « […] même si un ou plusieurs des composés couverts par le brevet ’436 avaient effectivement l’utilité revendiquée par le brevet, ce qui est contesté […] ». Apotex invoque aujourd’hui le caractère général de cette formulation. Je suis du même avis que la protonotaire qui, dans sa décision du 26 octobre 2010 a indiqué qu’ [traduction] « [a]ucune précision n’a été fournie ou évoquée alors concernant tout fait susceptible d’étayer l’allégation d’inutilité et d’absence de prédiction valable ». Les mots rajoutés dans les modifications apportées en 2004 semblaient peut‑être ne pas satisfaire à l’exigence énoncée à l’article 174 des Règles, qui oblige que des faits substantiels soient exposés. Or, en l’occurrence, la formule employée est vague et imprécise. La protonotaire a considéré, cependant, que la formule en question ne visait qu’un point très particulier. En autorisant Apotex à modifier ses actes de procédure en 2004, elle a estimé que les modifications apportées par Apotex étaient entièrement liées aux [traduction] « récentes mesures » prises par Bristol‑Myers : voir l’ordonnance de la protonotaire en date du 28 juillet 2004. Ces récentes mesures étaient le retrait du chlorhydrate de néfazodone du marché, à la suite des rapports faisant état d’effets secondaires au niveau du foie. Dans une ordonnance ultérieure concernant la portée des interrogatoires préalables, la protonotaire a dit de [traduction] « la modification des allégations sur la question de l’inutilité » apportée en 2004 avait uniquement trait aux [traduction] « effets secondaires au niveau du foie » : voir l’ordonnance de la protonotaire en date du 4 avril 2005. Enfin, dans sa décision du 26 octobre 2010, la protonotaire a indiqué que la modification en question sert uniquement à étayer une [traduction] « allégation précise d’inutilité (effets toxiques sur le foie). »

 

[22]           Si Apotex estimait que, dans ses ordonnances de 2004 et de 2005, la protonotaire avait incorrectement interprété la formule employée, elle aurait dû clarifier la situation en présentant une requête en modification de ses actes de procédure. Or, elle a choisi de ne pas le faire.

 

[23]           Aujourd’hui, Apotex affirme que l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153, a entraîné une évolution du droit et que c’est pour cela qu’elle s’est vue, en 2004, obligée de modifier ses actes de procédure. Si c’était effectivement le cas, elle aurait traité de l’arrêt Wellcome en présentant des modifications précises et détaillées, mais elle ne l’a pas fait. Je suis, sur ce point, d’accord avec ce qu’a dit la protonotaire :

[traduction] Ce pourvoi a été tranché en 2002. Dans la mesure où, de l’avis d’Apotex, de « nouvelles règles de droit » avaient une incidence sur la portée de ses actes de procédure, et en justifiaient de nouveaux sur la question de la prédiction valable ou de l’utilité, c’est en 2003 qu’elle aurait dû apporter les modifications en question, retirer ses admissions ou ajouter des détails lui permettant effectivement de soutenir un acte de procédure fondé sur l’inutilité ou l’absence de prédiction valable. Cela est d’autant plus vrai qu’en 2004, les actes de procédure ont été modifiés en y rajoutant des détails très précis concernant un motif d’invalidité concret (effets toxiques sur le foie). À cette occasion, Apotex n’a fourni aucune précision pour étayer une allégation d’inutilité ou d’absence de prédiction valable même si l’arrêt [Wellcome] avait été rendu deux ans plus tôt.

 

 

[24]           Les interrogatoires préalables ont eu lieu après les modifications apportées en 2004 aux actes de procédure. La question de l’absence de prédiction valable et de l’inutilité générale de la néfazodone et de ses sels n’a pas été abordée lors de ces interrogatoires. Dans le cadre des interrogatoires préalables menés le 2 septembre 2005, Apotex s’est engagée (voir la question no 975) à faire savoir si elle entendait invoquer d’autres raisons à l’appui de son allégation d’inutilité. Or, elle ne l’a fait que 20 mois plus tard.

 

[25]           Le 30 avril 2007, conformément à son engagement, Apotex a fait part des autres causes d’inutilité qu’elle entendait invoquer : [traduction] « contrairement à ce qui est affirmé dans le brevet ’436, la néfazodone n’a pas “d’effets antidépressifs efficaces qui n’entraîneraient pas en même temps des effets secondaires nocifs ou fâcheux” et ne constitue pas, comme le prétend le brevet, “un antidépressif amélioré ne risquant d’entraîner que peu d’effets secondaires” ». Pourtant, même si elle savait que les interprétations que la protonotaire en 2004 et 2005 des modifications apportées en 2004 étaient plus étroites que cela, et même si cette réponse à l’engagement laissait entendre une interprétation plus large, Apotex n’a rien fait pour éclaircir la question. En effet, elle n’a pas alors modifié son acte de procédure.

 

[26]           Cela n’aurait normalement guère d’importance. La réponse à l’engagement mentionnée au paragraphe précédent avertissait en effet Bristol‑Myers de la portée potentielle de l’allégation. Dans ces circonstances seulement, une modification ultérieure précisant le sens de l’acte de procédure aurait peut‑être été admise.

 

[27]           Sept mois plus tard, cependant, a lieu une autre étape importante de la procédure : les parties ont déposé leurs mémoires relatifs à la conférence préparatoire. Au paragraphe 27 de son mémoire, Bristol‑Myers reproche à Apotex de ne pas fournir de détails sur son allégation d’inutilité pour cause d’effets secondaires. À l’alinéa 8a) de son mémoire, Apotex n’avance en effet qu’une seule cause d’inutilité : l’inutilité en raison des effets secondaires au niveau du foie qui ont entraîné le retrait du médicament.

 

[28]           Cet échange de mémoires relatifs à la conférence préparatoire est important. Bien que les parties devraient, à toute étape de la procédure, être claires et franches au sujet des véritables questions en litige, cela s’impose particulièrement au moment de la conférence préparatoire. Les mémoires relatifs à la conférence préparatoire devraient contenir un examen franc et complet de toutes les questions en litige afin que [traduction] « la Cour puisse voir si les questions qui vont devoir être tranchées au procès […] ont été correctement cernées et examinées » : Wenzel Downhole Tools Ltd. c. National‑Oilwell Canada Ltd., 2010 CF 669, au paragraphe 19 (Proth.). Cela permet d’éviter les surprises ou les pièges au procès. Cela permet également à la Cour de ne pas gaspiller ses ressources restreintes en inscrivant au rôle des dossiers qui ne sont pas prêts à être instruits. Étant donné le sérieux des observations formulées dans les mémoires relatifs à la conférence préparatoire et l’importance des objectifs de la conférence préparatoire, les parties peuvent ultérieurement être tenues à s’en tenir à ce qu’elles ont dit ou ce qu’elles ont omis de dire lors de la conférence préparatoire : Wenzel, précité, au paragraphe 20. Dans les mémoires relatifs à la conférence préparatoire et les discussions qui ont lieu lors de cette conférence, la non‑divulgation stratégique ou la non‑clarification délibérée n’ont pas leur place. Dans la mesure où une question n’est pas clairement présentée à cette étape de la procédure, on est en droit de supposer qu’elle ne se pose pas.

 

[29]           Apotex devait donc soulever la question de l’absence de prédiction valable et de l’inutilité générale de la néfazodone et de ses sels dans son mémoire relatif à la conférence préparatoire de 2007 et lors de la conférence préparatoire – et non pas dans le cadre de la modification des actes de procédure sollicitée, malgré l’absence de nouvelles circonstances ou de nouveaux faits, environ trois ans plus tard et à la veille du procès. [traduction] « Des faits nouveaux ou autres circonstances impérieuses » peuvent justifier qu’une partie soulève de nouvelles questions même après la conférence préparatoire à l’instruction (Wenzel, paragraphe 24) – mais même là, il convient d’apporter les justifications nécessaires. Or, en l’espèce, nous ne sommes en présence ni de faits nouveaux ni de circonstances impérieuses.

 

[30]           Deux ans environ après la conférence préparatoire, Apotex a déposé des rapports d’experts qui ont donné à Bristol‑Myers l’impression qu’Apotex invoquait maintenant l’absence de prédiction valable et l’inutilité, questions qui n’étaient pas abordées dans les actes de procédure. Bristol‑Myers s’y est opposée et c’est cela qui est à l’origine des présentes requêtes et des présents appels. Par un avis de se présenter récemment signifié, Apotex fait savoir qu’elle entend maintenant procéder à des examens préalables portant sur le temps qu’il a fallu pour mettre au point la néfazodone et ce que cela a impliqué, et elle sollicite de Bristol‑Myers un affidavit de documents plus complet.

 

[31]           Il convient, afin de juger ces récents événements, de revenir sur la conférence préparatoire. Premièrement, selon le paragraphe 258(4) des Règles, les parties doivent, à la conférence préparatoire, remettre une copie des rapports d’experts destinés à être utilisés à l’instruction et pouvant servir à la conférence préparatoire. Or, Apotex n’a alors remis alors aucun document concernant l’inutilité générale et l’absence de prédiction valable. Elle ne l’a fait que deux ans plus tard, en 2009. Deuxièmement, pour que la conférence préparatoire ait lieu, une partie doit attester que « tous les interrogatoires préalables [qu’elle] entend tenir […] sont terminés : paragraphe 258(2) des Règles. Lorsqu’a eu lieu la conférence préparatoire, les parties n’avaient mené aucun interrogatoire préalable sur les questions de l’absence de prédiction valable et de l’inutilité générale de la néfazodone et de ses sels. Pour reprendre les termes de la protonotaire :

 

[traduction] Il n’y a eu aucun interrogatoire préalable sur la question de la prédiction valable de la néfazodone, même à la suite des modifications apportées en 2004… À cette date tardive, il n’y a toujours pas eu d’interrogatoire sur la question…

 

Ajoutons que lors des interrogatoires préalables, y compris lors de la troisième série d’interrogatoires concernant les modifications relatives aux présumés effets nuisibles sur le foie, le seul argument invoqué quant à l’utilité du médicament était que, compte tenu de son retrait en raison des présumés effets nuisibles au niveau du foie, la néfazodone ne répond pas à l’efficacité que promettait le brevet. Il n’y a eu aucune précision, aucune modification, aucun examen ou interrogatoire sur la question de l’absence de prédiction valable quant à l’utilité de la néfazodone ou de ses sels, ou sur la question de l’inutilité de la néfazodone en raison d’effets secondaires autres que ses effets toxiques sur le foie.

 

 

[32]           Apotex demande maintenant à notre Cour d’admettre que les modifications apportées en 2004 avaient une portée large de nature à englober les arguments concernant l’absence de prédiction valable et l’inutilité générale de la néfazodone et de ses sels. Si c’est effectivement le cas, pourquoi a‑t‑on attendu jusqu’à maintenant pour procéder à des interrogatoires préalables sur ces deux questions, longtemps après la conférence préparatoire, alors que cette conférence est censée justement se tenir une fois terminés les interrogatoires préalables. Pourquoi ces questions n’ont‑elles pas été mentionnées clairement dans le mémoire préparatoire de 2007, document extrêmement important sur lequel se fondent tant les parties à l’instance que la Cour? Pourquoi, dans le cadre de ces requêtes tardives, Apotex propose‑t‑elle ce que la protonotaire a appelé [traduction] « des modifications qui restent encore à détailler » et des allégations qui reposent sur des  [traduction] « faits […] qui ne sont pas connus »? Je conviens avec la protonotaire que ce qui est arrivé ne saurait s’expliquer par un [traduction] « malentendu ou une inadvertance ».

 

[33]           Il est vrai que la modification des actes de procédure devrait être autorisée pour permettre de cerner les véritables questions en litige. J’ajoute que lorsque c’est effectivement le but visé, les actes de procédure peuvent être modifiés à tout moment – même après le début du procès, voire à un stade avancé de celui‑ci. Je reconnais également que, selon le critère défini dans l’arrêt Canderel, il est fréquent qu’il y ait lieu d’autoriser des modifications de dernière minute si celles‑ci permettent de clarifier les questions en litige ou d’aligner les actes de procédure sur ce qu’ont révélé les interrogatoires préalables ou la preuve présentée à l’audience. Même dans un cas tel que celui présentement soumis à la Cour – où, sans justification, une nouvelle question d’importance majeure est soulevée à la dernière minute, longtemps après la conférence préparatoire au cours de laquelle les parties sont tenues de tout dévoiler – il m’appartient néanmoins de considérer important le besoin de bien cerner les questions en litige. C’est ce que j’ai fait. J’estime néanmoins qu’il convient de ne pas autoriser Apotex à modifier ses actes de procédure.

 

[34]           Depuis environ 10 ans, Apotex s’est comportée comme si l’absence de prédiction valable et l’inutilité générale de la néfazodone et de ses sels n’étaient pas vraiment en cause. Si ces questions avaient effectivement été en litige, elles auraient été, au cours de cette dizaine d’années, évoquées utilement, sinon régulièrement, du moins à l’occasion. Or, ces questions n’ont été soulevées ni lors des interrogatoires préalables, ni dans les mémoires relatifs à la conférence préparatoire. Ce n’est que maintenant, tellement tardivement – des années après l’échange des mémoires relatifs à la conférence préparatoire – et sans que l’on puisse faire état de faits ou de circonstances nouveaux et importants, qu’Apotex demande à Bristol‑Myers des affidavits de documents plus complets, se lançant dans ce que la protonotaire a appelé un [traduction] « interrogatoire à l’aveuglette » sur [traduction] « les tenants et les aboutissants de la mise au point de la néfazodone ». Enfin, comme l’a également constaté la protonotaire, à la veille du procès, Apotex ne parvient toujours pas à exposer de manière suffisamment précise ces prétendues « véritables questions en litige ».

 

[35]           Les arguments opposés fondés sur l’injustice à l’égard de Bristol‑Myers et l’intérêt de la justice en général portent cependant à refuser à Apotex l’autorisation de modifier ses actes de procédure. Je suis à cet égard essentiellement d’accord avec les motifs de la protonotaire, motifs que je fais miens et qui s’ajoutent aux autres motifs que j’ai exposés.

 

[36]           En ce qui concerne l’intérêt général de la justice, je relève que, hormis le juge Boivin, qui a rendu une ordonnance dont les motifs sont sommairement exposés dans le préambule de l’ordonnance, tous les juges et protonotaires qui ont été saisis du dossier se sont vigoureusement prononcés en faveur de ces arguments opposés. La protonotaire a pour sa part conclu que la tardiveté des démarches d’Apotex [traduction] « qui a causé un préjudice manifeste à [Bristol‑Myers] n’est pas dans l’intérêt de la justice » et est [traduction] « contraire au droit qu’ont les parties de voir l’instruction de l’affaire procéder de manière ordonnée jusqu’au procès » et [traduction « ne devrait pas être encouragée ». La juge de la Cour fédérale a conclu que [traduction] « Apotex était consciente de la méprise de [Bristol‑Myers] et a, de façon délibérée et pour des motifs d’ordre stratégique, décidé de ne pas éclaircir la question pour [Bristol‑Myers] ». La juge a en outre estimé que [traduction] « [c]e genre de manœuvre stratégique est contraire tant à l’objet qu’à l’esprit de l’interrogatoire préalable et la Cour voit cela d’un très mauvais œil ». Elle a formulé ces observations même si elle n’a pas accordé beaucoup d’importance à la conférence préparatoire, mais cette question est en fait d’une importance capitale pour la présente affaire et elle affaiblit, à mon avis, sensiblement la position d’Apotex.

 

[37]           Ces affaires complexes de propriété intellectuelle, où les enjeux sont extrêmement élevés, sont soumises à des règles de procédure qui visent à assurer l’équité et l’efficacité du procès, ainsi que la communication intégrale et opportune des éléments de preuve. La non‑divulgation, le manque d’éclaircissements ou l’inaction délibérée pour des raisons d’ordre stratégique, comme cela a été le cas en l’espèce selon la protonotaire et la juge de la Cour fédérale, démontrent un manque de respect à l’égard des règles applicables et de leur objet. Ceux qui ne respectent pas les règles et leur objet ne peuvent guère s’attendre à ce que les tribunaux leur fassent bon visage lorsqu’ils leur demandent d’exercer en leur faveur le pouvoir discrétionnaire que les règles leur confèrent.

 

[38]           Le résultat est en l’espèce encore plus clair si l’on applique le précepte énoncé dans l’arrêt Merck, précité, selon lequel, selon l’arrêt Canderel, le fardeau de preuve est plus lourd lorsque « les modifications en cause […] auraient pour conséquence un changement radical de la nature des questions en litige ». Compte tenu de l’interprétation que la protonotaire a donnée des modifications apportées en 2004 par Apotex, à savoir qu’elles concernent uniquement les effets sur le foie, et compte tenu de l’analyse qui précède, les modifications proposées auraient effectivement pour conséquence un changement radical de la nature des questions en litige.

 

[39]           Par conséquent, j’accueillerais l’appel dans le dossier A‑486‑10, j’annulerais la décision de la juge de la Cour fédérale, je rétablirais la décision de la protonotaire en date du 26 octobre 2010 et j’adjugerais les dépens à Bristol‑Myers tant en première instance qu’en appel.

 

(5)        Appel A‑401‑10

 

[40]           Dans le dossier A‑401‑10, il ressort de l’analyse qui précède qu’il n’y a aucune raison de modifier la décision par laquelle le juge Boivin a confirmé la décision, en date du 30 juillet 2010, de la protonotaire refusant les modifications proposées par Apotex. Dans ce dossier, je rejetterais


par conséquent l’appel, et j’adjugerais les dépens à Bristol‑Myers tant en première instance qu’en appel.

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord

     Pierre Blais, juge en chef »

 

« Je suis d’accord

     John M. Evans, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑401‑10

 

APPEL DE L’ORDONNANCE DU JUGE BOIVIN, EN DATE DU 19 OCTOBRE 2010, CONFIRMANT L’ORDONNANCE DE LA PROTONOTAIRE ARONOVITCH, EN DATE DU 30 JUILLET 2010, DANS LE DOSSIER DE LA COUR FÉDÉRALE No : T‑2078‑00

 

INTITULÉ :                                                   Apotex Inc. c.
Bristol‑Myers Squibb Company
et Bristol‑Myers Squibb Canada Inc.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 26 janvier 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE Stratas

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     Le juge en chef Blais

                                                                        Le juge Evans

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 31 janvier 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Brodkin

Sandon Shogilev

 

POUR L’APPELANTE

 

Jay Zakaib

Adrian Howard

 

POUR LES INTIMÉES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

Gowling, Lafleur, Henderson LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉES

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑486‑10

 

APPEL DE L’ORDONNANCE DE LA JUGE TREMBLAY‑LAMER, EN DATE DU 17 DÉCEMBRE 2010, DANS LE DOSSIER DE LA COUR FÉDÉRALE No : T‑2078‑00

 

INTITULÉ :                                                   Bristol‑Myers Squibb Company et Bristol‑Myers Squibb Canada Co. c. Apotex Inc.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 26 janvier 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                        LE JUGE EVANS

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 31 janvier 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jay Zakaib

Adrian Howard

 

POUR LES APPELANTES

 

Andrew Brodkin

Sandon Shogilev

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITSO AU DOSSIER :

 

Gowling, Lafleur, Henderson LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES APPELANTES

 

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

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