Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20110204

Dossier : A‑508‑09

Référence : 2011 CAF 42

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

EDMOND JACK YU

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 26 janvier 2011

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE NADON

                                                                                                                         LE JUGE PELLETIER

 


Date : 20110204

Dossier : A‑508‑09

Référence : 2011 CAF 42

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

EDMOND JACK YU

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               L’appelant demande d’être dédommagé pour la perte de ses biens à la suite de son transfèrement imposé du pénitencier de Matsqui au pénitencier de Kent. Au moment de son transfèrement, le Service correctionnel du Canada (SCC) a rassemblé les effets personnels se trouvant dans la cellule de l’appelant à Matsqui et les a par la suite expédiés à l’établissement de Kent. Cependant, bon nombre des objets rassemblés ne sont jamais parvenus à l’établissement de Kent. L’appelant a donc présenté des réclamations pour perte de biens. Les autorités correctionnelles ont rejeté la plupart de ces réclamations, principalement au motif que bon nombre des objets réclamés ne figuraient pas dans le relevé des effets personnels (REP) de l’appelant. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la juge Snider de la Cour fédérale a confirmé le refus de dédommagement. L’appelant interjette maintenant appel devant notre Cour.

 

Contexte

[2]               Le type et la quantité d’effets personnels que les détenus peuvent garder avec eux dans un établissement pénitentiaire sont strictement réglementés au moyen de mécanismes de contrôle pour gérer les effets personnels des détenus et de pratiques en matière d’achat. Ces restrictions visent à assurer la sécurité du personnel, des détenus et du public. Cependant, dès lors que les effets personnels d’un détenu ont été admis licitement dans l’établissement, le directeur du pénitencier doit prendre toutes les mesures raisonnables pour garantir que ces effets personnels sont protégés contre la perte ou les dommages.

 

[3]               La directive du commissaire no 090 (DC‑090) réglementait les effets personnels des détenus jusqu’à son remplacement par une directive plus détaillée, soit la directive du commissaire no 566‑12 (DC‑566‑12). La DC‑090 et la DC‑566‑12 ont toutes deux été adoptées en vertu des articles 97 et 98 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20.

 

[4]               Sous le régime relatif aux effets personnels des détenus établi en vertu de ces directives, tous les effets personnels autorisés d’un détenu sont inscrits sur un REP lors de l’admission du détenu dans un établissement, et une valeur convenue est attribuée à chaque objet. Après l’admission du détenu, celui‑ci peut acquérir d’autres effets personnels, notamment par voie d’achat. Tous les objets reçus après l’admission du détenu sont également inscrits sur un REP. Comme les avocats de l’intimé l’ont concédé à juste titre lors de l’audition du présent appel, ce sont des membres du personnel du SCC qui contrôlent aussi bien le REP initial que les mises à jour du REP, et qui contrôlent également l’admission des objets achetés par les détenus.

 

[5]               Lorsque les effets personnels d’un détenu doivent être retirés et transférés de sa cellule, si possible, le détenu a lui‑même la responsabilité d’empaqueter les objets, et il existe un système de consignation et de vérification des objets empaquetés établi à des fins de contrôle. Cependant, lorsqu’un détenu n’empaquette pas ses effets personnels lui‑même, les directives prévoient un système en vertu duquel les employés du SCC procèdent à l’empaquetage dans un environnement contrôlé. Fait d’intérêt particulier aux fins du présent appel, l’exigence selon laquelle, en pareilles circonstances, deux membres du personnel doivent remplir un formulaire intitulé « Effets personnels du détenu (retrait de la cellule) » (formulaire EPD(RC)), ce qui permet qu’une liste des objets empaquetés soit dressée et attestée par le personnel.

 

[6]               Le 1er novembre 2007, un téléphone cellulaire a été trouvé dans la cellule de l’appelant à Matsqui, dissimulé dans son imprimante. La possession d’un téléphone cellulaire est considérée comme une atteinte grave à la sécurité, et l’appelant a été placé en isolement et a par la suite été transféré à l’établissement de Kent. Sa cellule a été cadenassée, et le personnel du SCC a par la suite empaqueté ses effets personnels. En conséquence, le personnel a rempli un formulaire EPD(RC).

[7]               Les effets personnels de l’appelant ont par la suite été expédiés à l’établissement de Kent. Cependant, il manquait beaucoup d’objets. Il manquait l’imprimante de l’appelant, et celle‑ci ne figurait même pas sur le formulaire EPD(RC), même si elle se trouvait de toute évidence dans la cellule de l’appelant lorsque celui‑ci avait été placé en isolement puisque le téléphone cellulaire avait été trouvé dissimulé à l’intérieur de la machine. Bon nombre des autres objets énumérés sur le formulaire EPD(RC) manquaient aussi, notamment deux CD d’apprentissage linguistique, un chandail noir à manches longues, deux T‑shirts, un livre spécial de mécanique accompagné de CD et un pantalon.

 

[8]               L’appelant a demandé d’être dédommagé pour ces objets manquants ainsi que pour divers petits objets qui ne figuraient ni sur le formulaire EPD(RC) ni dans son REP, mais qui, aux dires de l’appelant, se trouvaient dans sa cellule à Matsqui lorsqu’il avait été placé en isolément.

 

Les décisions relatives aux réclamations

[9]               Les demandes de paiements pour des réclamations au titre de biens endommagés ou perdus appartenant à des détenus sont visées par la directive du commissaire no 234 intitulée Réclamations contre l’État et programmes d’indemnisation des délinquants en cas d’accident (DC‑234). Cette directive prévoit un processus interne de réclamation et d’enquête, et elle établit des lignes directrices pour accepter ou rejeter les réclamations des détenus pour perte de biens et pour déterminer un montant d’indemnité approprié lorsque les réclamations s’avèrent justifiées.

 

[10]           Il était écrit dans le rapport d’enquête initial établi à la suite des réclamations de l’appelant que l’appelant avait présenté des reçus qui indiquaient que bon nombre des objets réclamés et inscrits dans le REP avaient été achetés lorsqu’il était à Matsqui. Néanmoins, l’enquête initiale concluait qu’il [traduction] « n’y [avait] d’autre choix » que de rejeter la plupart des réclamations de l’appelant puisque les objets manquants inscrits sur le EPD(RC) ne figuraient pas non plus sur le formulaire REP de l’appelant.

 

[11]           L’appelant a interjeté appel de cette décision conformément à la directive du commissaire n081 concernant les Plaintes et griefs des délinquants (DC‑081). La sous‑commissaire adjointe Bergen a fait droit à l’appel relativement à tous les objets manquants qui avaient été inscrits sur le formulaire EPD(RC) même ces objets n’avaient pas nécessairement été inscrits sur le REP de l’appelant. La sous‑commissaire adjointe a motivé sa décision comme suit (Dossier d’appel aux pages 56 et 57) :

[traduction]

 

Bien que l’établissement ait centré son examen sur la responsabilité du détenu relativement à ses effets personnels, il importe également que l’établissement assume une part de responsabilité en l’espèce relativement à la consignation d’effets personnels. Les détenus ne devraient pas être autorisés à introduire dans leurs cellules des biens destinés à leur usage personnel avant qu’une valeur ait été attribuée à ces biens et que ceux‑ci aient été consignés dans des relevés d’effets personnels.

 

[…]

 

Des biens ont apparemment été expédiés pour M. Yu, mais les dossiers de l’établissement de Kent indiquent que certains des effets personnels de M. Yu n’ont jamais été reçus. Bien que ces objets ne figurent pas dans les relevés d’effets personnels de M. Yu, celui‑ci a présenté des copies de reçus validant sa réclamation, et le personnel de l’établissement de Matsqui lui a permis de conserver ces objets aux fins d’usage dans sa cellule sans les consigner conformément aux exigences des politiques, et je recommande donc que cette réclamation soit acceptée en partie. […]

 

[12]           L’appelant a de nouveau interjeté appel de cette décision à un « troisième palier » conformément à la procédure de grief énoncée à la DC‑081. Dans sa décision sur le grief au troisième palier, le sous‑commissaire principal Hyppolite a infirmé la décision antérieure de la sous‑commissaire adjointe Bergen. Il a rejeté les réclamations relativement à tous les objets qui ne figuraient pas dans le REP de l’appelant même si le personnel les avait trouvés dans sa cellule et les avait inscrits sur le formulaire EPD(RC). Sa décision était principalement fondée sur son interprétation de l’article 9 de la DC‑090 et de l’article 15 de la DC‑566‑12, qui prévoient tous deux que chaque détenu doit veiller à ce que ses relevés d’effets personnels soient tenus à jour en apportant toute modification à l’attention du personnel concerné.

 

[13]           Cependant, une imprimante manquante avait été inscrite sur le REP de l’appelant, et puisqu’il est clair qu’une imprimante se trouvait dans la cellule de l’appelant lorsque le téléphone cellulaire a été trouvé dissimulé à l’intérieur de l’imprimante, le sous‑commissaire principal a accepté cette réclamation même si l’imprimante n’était pas inscrite sur le formulaire EPD(RC).

 

Le jugement de la Cour fédérale

[14]           L’appelant a demandé un contrôle judiciaire de cette décision sur le grief au troisième palier devant la Cour fédérale. La juge de première instance a cerné trois questions en litige, soit celles de savoir quelle était la norme de contrôle applicable, si la décision sur le grief au troisième palier avait été rendue en violation de l’équité procédurale, et si cette décision était raisonnable.

 

[15]           La juge de première instance a conclu que les normes de contrôle applicables étaient, d’une part, celle de la décision correcte quant aux questions d’équité procédurale, et, d’autre part, celle de la décision raisonnable quant à la question de savoir si la décision accordait un dédommagement adéquat pour la destruction ou la perte d’objets.

 

[16]           La juge de première instance a statué qu’il y avait eu un manquement à l’équité procédurale du fait que le formulaire EPD(RC) n’avait pas été communiqué à l’appelant en temps opportun. Cependant, la juge a aussi conclu que cette non‑communication n’avait causé aucun préjudice et que la violation était sans conséquence. Elle a donc refusé d’infirmer la décision sur le grief au troisième niveau pour ce seul motif.

 

[17]           La juge de première instance a statué en outre qu’il n’était pas déraisonnable que le décideur qui avait statué sur le grief au troisième palier conclue que l’appelant avait la responsabilité de mettre à jour son REP. La juge de première instance a également conclu qu’étant donné que le REP n’avait pas été mis à jour, il n’était pas non plus déraisonnable que le décideur qui avait statué sur le grief conclue que le SCC n’avait pas pu vérifier si les objets se trouvaient dans la cellule de l’appelant au moment où celui‑ci avait été placé en isolement. La juge de première instance a par ailleurs estimé que le fait que l’appelant disposait de reçus pour ces objets n’était pas utile, puisque ces reçus ne prouvaient pas que les objets achetés étaient demeurés en la possession de l’appelant.

 

[18]           En conclusion, la juge de première instance s’est dite convaincue que la décision sur le grief au troisième palier était raisonnable, et elle a donc rejeté la demande de contrôle judiciaire sans frais.

 

Analyse

La norme de contrôle

[19]           En appel d’un jugement concernant une demande de contrôle judiciaire, le rôle de notre Cour consiste à déterminer si le juge de première instance a retenu et appliqué la bonne norme de contrôle et, si tel n’est pas le cas, à examiner la décision attaquée en fonction de la norme de contrôle qui aurait dû être appliquée; le choix de la bonne norme de contrôle par le juge de première instance est une question de droit susceptible de révision en appel selon la norme de la décision correcte : Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43; Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, au paragraphe 35; Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 31, [2006] 3 R.C.F. 610, aux paragraphes 13 et 14.

 

[20]           Pour déterminer la norme de contrôle applicable, la juge de première instance a adopté l’analyse exposée dans la décision Johnson c. Canada, 2008 CF 1357, aux paragraphes 35 à 39, dans laquelle le juge Mosley a conclu que, dans le cadre du contrôle judiciaire de décisions statuant sur les griefs de détenus, la norme de la décision correcte s’appliquait aux questions de droit, notamment aux questions relatives à l’équité procédurale, et la norme de la décision raisonnable s’appliquait aux conclusions de fait et aux conclusions mixtes de droit et de fait. La juge de première instance a donc appliqué la norme de la décision correcte à la question relative à l’équité procédurale qu’elle avait cernée, et la norme de la décision raisonnable à la question de savoir si la décision sur le grief au troisième palier dédommageait adéquatement l’appelant pour la destruction ou la perte d’objets, vraisemblablement en supposant que seules se posaient des questions de fait ou des questions mixtes de droit et de fait.

 

[21]           Cependant, comme je l’expliquerai plus en détail ci‑dessous, le présent contrôle judiciaire soulève également des questions de droit, notamment quant à l’interprétation de l’article 84 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620, et de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, et de diverses directives du commissaire, qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : Sweet c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 51, 332 N.R. 87, au paragraphe 15. Même si cette décision concernait l’interprétation de certaines dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et de son règlement d’application, une norme de contrôle similaire (la décision correcte) s’applique à l’interprétation qu’il convient de faire des directives du commissaire qui sont adoptées en vertu des articles 97 et 98 de la loi et qui constituent de ce fait des « règlements » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21 : Canada (Procureur général) c. Mercier, 2010 CAF 167, 320 D.L.R. (4th) 429, au paragraphe 58.

 

Les principes juridiques applicables

[22]           Le principe général concernant la perte des effets personnels d’un détenu est énoncé à l’article 84 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition :

84. Le directeur du pénitencier doit prendre toutes les mesures utiles pour garantir que les effets personnels que le détenu est autorisé à apporter et à garder dans le pénitencier soient protégés contre la perte et les dommages.

84. The institutional head shall take all reasonable steps to ensure that the effects of an inmate that are permitted to be taken into and kept in the penitentiary are protected from loss or damage.

 

[23]           L’article 38 de la DC‑234 concernant les réclamations contre l’État prévoit qu’un détenu ne devrait pas recevoir de dédommagement au titre de la perte d’effets personnels qui ne figurent pas dans son relevé d’effets personnels. Cependant, cet article ajoute qu’un dédommagement peut néanmoins être accordé, même pour des effets personnels qui ne figurent pas dans un relevé d’effets personnels, si le détenu peut démontrer qu’il s’est efforcé de faire consigner les effets personnels :

38.       Un délinquant ne devrait pas recevoir de dédommagement pour des effets personnels qui ne figurent pas dans son relevé des effets personnels, sauf :

 

a. s’il n’était pas tenu de les consigner dans le relevé des effets personnels selon la DC 090, « Effets personnels des détenus »;

 

 

b. si le délinquant peut démontrer qu’il s’est efforcé d’y faire consigner les objets.

[Non souligné dans l’original.]

38.       An offender should not be compensated for property that is not listed on his or her property record, unless:

 

 

a. the property was not required to be recorded on a property record in accordance with CD 090, "Personal Property of Inmates"; or

 

 

b. the offender can demonstrate that efforts were made to have the item recorded.

[Emphasis added]

 

[24]           Les objets qu’un détenu achète après son admission dans un établissement doivent d’abord passer entre les mains de membres du personnel du SCC, qui doivent attribuer une valeur à chaque objet ainsi acheté et consigner la valeur de chaque objet sur un REP conformément aux articles 28 et 30 de la DC‑090 et aux articles 40 et 44 de la DC‑566‑12 plus récente concernant les effets personnels des détenus. Le détenu peut donc être considéré comme ayant déployé les efforts exigés à l’article 38 de la DC‑234, reproduit ci‑dessus, lorsqu’il se conforme aux exigences des politiques du SCC en matière d’achat pour acheter un objet.

 

[25]           En outre, les Lignes directrices no 234‑1 – Instructions relatives à l’administration des réclamations (les « Lignes directrices no 234‑1 »), émises sous l’autorité du commissaire adjoint des Services corporatifs du SCC, prévoient expressément à l’article 26 qu’une réclamation est normalement acceptée lorsque les circonstances à l’origine de la réclamation montrent que l’article 84 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition n’a pas été respecté ou que le SCC est responsable de la perte en vertu de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. Les instructions concernant la conduite des enquêtes relatives aux réclamations et qui sont énoncées à l’article 8 de l’annexe B des Lignes directrices no 234‑1 permettent à un détenu de fonder une réclamation non seulement sur son REP, mais aussi sur un formulaire EPD(RC), sur des reçus d’achat ou sur des rapports du SCC. Ces dispositions seraient futiles si le seul élément de preuve admis pour accepter une réclamation était le REP.

 

Application à la situation de l’appelant

[26]           Il est acquis aux débats que certains objets figurant sur le formulaire EPD(RC) rempli après que l’appelant eut été placé en isolement à l’établissement de Matsqui ne sont jamais parvenus jusqu’à l’établissement de Kent. Nul ne conteste non plus que ces objets avaient été introduits licitement dans l’établissement de Matsqui par voie d’achats faits par l’appelant, et le SCC ne prétend donc pas que ces objets sont de la contrebande.

 

[27]           Le SCC soutient néanmoins que même si ces articles ont été achetés licitement et introduits licitement dans l’établissement, et même s’ils ont effectivement été trouvés dans la cellule de l’appelant, puis perdus pendant que le SCC en avait la garde et le contrôle, aucun dédommagement ne devrait être payé parce que l’appelant a omis de mettre à jour son REP. Ce raisonnement est erroné, et je ne saurais y souscrire.

 

[28]           Comme je l’ai déjà fait remarquer, l’article 38 de la DC‑234 concernant les réclamations contre l’État énonce qu’un dédommagement peut être versé pour des biens qui ne figurent pas dans un REP si le détenu peut démontrer qu’il s’est efforcé de faire consigner les biens en question. En outre, la DC‑090 et la DC‑566‑12 prévoient toutes deux un système d’achat par les détenus qui exige que le SCC approuve tous les objets qu’un détenu achète et qui entrent dans l’établissement et consigne ces objets dans un REP.

 

[29]           En l’espèce, je souscris aux motifs de la sous‑commissaire adjointe Bergen, reproduits ci‑dessus, aux termes desquels elle a accordé un dédommagement pour tous les objets manquants qui avaient été inscrits sur le formulaire EPD(RC) même s’ils ne figuraient pas nécessairement dans le REP de l’appelant. Comme la sous‑commissaire adjointe Bergen l’a noté, l’établissement a centré son examen sur la responsabilité de l’appelant relativement à son REP, mais il était également important que l’établissement assume une certaine part de responsabilité en l’espèce relativement à la consignation des effets personnels. Bien que certains articles énumérés sur le formulaire EPD(RC) ne figurent pas dans le REP, l’appelant a fourni des copies de reçus d’achat, et des membres du personnel de l’établissement de Matsqui lui ont permis de conserver ces objets dans sa cellule sans les consigner dans un REP comme l’exigeaient les directives du commissaire.

 

[30]           En vertu de l’article 84 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, le directeur du pénitencier doit prendre toutes les mesures utiles pour garantir que les effets personnels que le détenu est autorisé à apporter et à garder dans le pénitencier soient protégés contre la perte. Une réclamation pour perte d’objets devrait donc être acceptée lorsqu’il appert que l’article 84 du Règlement n’a pas été respecté ou que le SCC est responsable de la perte en vertu de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. En l’espèce, les objets réclamés figuraient sur le formulaire EPD(RC) et l’appelant était en mesure de prouver qu’il en était le propriétaire au moyen des reçus qu’il possédait. Comme les objets ont été vus pour la dernière fois alors qu’ils étaient en la possession et sous le contrôle du SCC, le défaut de faire parvenir les objets à l’appelant à l’établissement de Kent a constitué une violation de l’article 84 du Règlement et engagerait la responsabilité du SCC en vertu de l’article 3 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, puisque le SCC agissait à titre de dépositaire des biens de l’appelant. Dans la mesure où les directives du commissaire sont incompatibles avec la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, le décideur qui a statué sur le grief au troisième palier a commis une erreur de droit en préférant la forme (l’exigence d’un formulaire REP) au fond.

 

[31]           En conséquence, la décision sur le grief au troisième palier a erronément rejeté les conclusions de la sous‑commissaire adjointe Bergen selon lesquelles il fallait dédommager l’appelant pour les objets qui avaient été consignés sur le formulaire EPD(RC) et qui n’étaient jamais parvenus à l’établissement de Kent.

 

[32]           La décision sur le grief au troisième palier a aussi rejeté la réclamation relative à un des objets ([traduction] « Livre avec disque compact – Mécanique de la vitesse ») même si cet objet figurait tant dans le REP de l’appelant que sur le formulaire EPD(RC). Cette décision était fondée sur le constat que l’objet en question figurait aussi dans le nouveau REP plus récent de l’appelant, ce qui a mené à la conclusion que cet objet avait donc été retrouvé. Comme l’appelant le soutient à juste titre, cette conclusion a été tirée sans que l’appelant n’ait la possibilité d’expliquer pourquoi l’objet en question figurait dans le nouveau REP. L’appelant soutient qu’il a acheté un nouvel exemplaire de cet objet après que le premier eut été perdu à la suite de son transfèrement à l’établissement de Kent et que, s’il avait eu la possibilité de s’expliquer sur ce point, il aurait présenté le reçu prouvant qu’il avait acheté un nouvel exemplaire de l’objet réclamé.

 

[33]           L’article 44 de la DC‑234 concernant les réclamations contre l’État prévoit expressément que, dans le cadre du processus de réclamation, le décideur « doit s’assurer que les renseignements sur lesquels il se fonde pour agir sont sûrs et convaincants » et « décider s’il serait équitable qu’il s’en serve pour prendre sa décision ». En l’espèce, ni l’enquête initiale ni la décision sur le grief au deuxième palier de la sous‑commissaire adjointe n’ont soulevé la question du nouveau REP. En fait, la sous‑commissaire adjointe Bergen avait fait droit à la réclamation relative à l’objet en question ([traduction] « Livre avec disque compact – Mécanique de la vitesse »). Compte tenu de ce qui précède, en vertu de l’article 44 de la DC‑234, il incombait au décideur qui a statué sur le grief au troisième palier de procéder à une enquête relativement au nouveau REP avant de conclure que l’objet était réapparu.

 

[34]           Le décideur qui a statué sur le grief au troisième palier a toutefois conclu que l’appelant avait droit à un dédommagement pour la perte de son imprimante même si cet objet n’avait pas été inscrit sur le formulaire EPD(RC), et cette conclusion était raisonnable. En effet, puisque le décideur avait conclu que l’imprimante se trouvait dans la cellule de l’appelant lorsque celui‑ci avait été placé en isolement, il était raisonnable qu’il conclue que l’imprimante avait été perdue même si elle n’avait pas été inscrite sur le formulaire EPD(RC). Il a été conclu à juste titre que le montant du dédommagement pour cette imprimante devrait correspondre à la valeur qui lui avait été attribuée sur le REP de l’appelant. Je ne puis admettre la prétention de l’appelant selon laquelle la valeur attribuée à cette imprimante sur son REP est erronée puisque l’appelant a confirmé cette valeur en signant son REP.

 

[35]           Les autres objets que l’appelant a réclamés ne figurent ni dans son REP ni sur le formulaire EPD(RC). Aucun reçu n’a été produit pour prouver l’achat de bon nombre de ces objets. En pareilles circonstances, comme la juge de première instance l’a conclu, la décision de refuser de dédommager l’appelant relativement à ces objets était raisonnable.

 

[36]           En fin de compte, l’appelant aurait dû être dédommagé au titre des réclamations que la sous‑commissaire adjointe Bergen a acceptées, à hauteur des montants qu’elle a établis, en plus d’être dédommagé pour son imprimante à hauteur du montant reconnu dans la décision sur le grief au troisième palier. La seule exception concerne l’objet décrit comme étant un [traduction] « Livre avec disque compact – Mécanique de la vitesse », pour lequel l’appelant sera dédommagé dans la mesure où il peut démontrer au SCC qu’il a acheté l’objet consigné dans son nouveau REP après que l’objet similaire eut été inscrit sur le formulaire EPD(RC), et qu’il ne s’agissait donc pas du même objet.

 

Les dépens

[37]           L’appelant réclame les dépens. La règle voulant qu’aucuns dépens ne soient accordés aux parties qui se représentent elles‑mêmes a été quelque peu assouplie ces dernières années : Sherman c. Canada (Ministre du Revenu national), 2003 CAF 202, [2003] 4 C.F. 865, aux paragraphes 46 à 52; Thibodeau c. Air Canada, 2007 CAF 115, 375 N.R. 195, au paragraphe 24. Cette nouvelle approche aux dépens vise à accorder à la partie qui se représente elle‑même un montant raisonnable pour le temps et les efforts qu’elle a consacrés à la préparation et à la présentation de sa cause dans la mesure où elle a engagé un coût de renonciation en cessant d’exercer une activité rémunératrice.

 

[38]           Compte tenu de la situation de l’appelant, qui a été incarcéré dans un pénitencier tout au long de la présente instance, je ne puis conclure qu’il a engagé un coût de renonciation en cessant d’exercer une activité rémunératrice pour préparer et présenter sa cause. Par conséquent, je n’exercerais pas le pouvoir discrétionnaire dont est investie notre Cour pour adjuger des dépens pour honoraires. Toutefois, l’appelant devrait se faire rembourser les débours qu’il a engagés devant notre Cour et devant la Cour fédérale.
Dispositif

[39]           En conséquence, j’accueillerais le présent appel, j’annulerais la décision de la juge de première instance, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais la décision sur le grief au troisième palier, et je renverrais l’affaire au commissaire du Service correctionnel pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire avec instruction de dédommager l’appelant en conformité avec les présents motifs. J’ordonnerais également à l’intimé de rembourser à l’appelant les débours qu’il a engagés devant notre Cour et devant la Cour fédérale.

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

 

 

« Je suis d’accord.

       M. Nadon j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

      J.D. Denis Pelletier j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑508‑09

 

INTITULÉ :                                                   ESMOND JACK YU c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 26 janvier 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LE JUGE NADON

                                                                        LE JUGE PELLETIER

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 4 février 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Esmond Jack Yu

L’APPELANT POUR SON PROPRE COMPTE

 

François Paradis

Lilian Bantourakis

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan,

Sous‑procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

 

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