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Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20110613

Dossier : A-284-10

Référence : 2011 CAF 201

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LA JUGE TRUDEL

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

LE MINISTÈRE DE L'INDUSTRIE

ET DU COMMERCE

DE LA RÉPUBLIQUE DE CHYPRE

appelant

et

INTERNATIONAL CHEESE

COUNCIL OF CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 26 mai 2011.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 juin 2011.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LE JUGE LÉTOUNEAU

                                                                                                                             LA JUGE TRUDEL

 

 


Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20110613

Dossier : A-284-10

Référence : 2011 CAF 201

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LA JUGE TRUDEL

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

LE MINISTÈRE DE L'INDUSTRIE

ET DU COMMERCE

DE LA RÉPUBLIQUE DE CHYPRE

appelant

et

INTERNATIONAL CHEESE

COUNCIL OF CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE MAINVILLE

[1]               Il s’agit d’un appel de l’ordonnance du juge de Montigny de la Cour fédérale (le « juge ») datée du 30 juin 2010 et portant le numéro de référence 2010 CF 719 (« l’ordonnance») ayant rejeté l’appel à l’encontre d’une décision du registraire des marques de commerce (le « registraire ») rendue le 29 avril 2008 (la « décision ») faisant droit à l’opposition de l’intimé à l’enregistrement par l’appelante de la marque de certification du fromage HALLOUMI (la « marque de certification ») dans la demande no 795,511.

[2]               La Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, c. T-13 (la « Loi ») prévoit un régime particulier pour l’adoption et le dépôt d’une marque de certification par une personne qui ne l’utilise pas elle-même aux fins de la fabrication, de la vente ou du louage des marchandises ou l’exécution des services visés, mais qui souhaite autoriser d’autres personnes à l’employer en liaison avec des marchandises ou des services. Une telle marque de certification sert, en regard de marchandises, à les distinguer par rapport à leur nature ou leur qualité, aux conditions de travail dans lesquelles elles sont produites, aux catégories de personnes qui les produisent, ou à la région à l’intérieur de laquelle elles sont produites. Notons à ces égards les dispositions suivantes de la Loi :

2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

 

« marque de certification » Marque employée pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises ou services qui sont d’une norme définie par rapport à ceux qui ne le sont pas, en ce qui concerne :

 

a) soit la nature ou qualité des marchandises ou services;

b) soit les conditions de travail dans lesquelles les marchandises ont été produites ou les services exécutés;

c) soit la catégorie de personnes qui a produit les marchandises ou exécuté les services;

d) soit la région à l’intérieur de laquelle les marchandises ont été produites ou les services exécutés.

 

 

« marque de commerce » Selon le cas :

 

[…]

 

b) marque de certification;

23. (1) Une marque de certification ne peut être adoptée et déposée que par une personne qui ne se livre pas à la fabrication, la vente, la location à bail ou le louage de marchandises ou à l’exécution de services, tels que ceux pour lesquels la marque de certification est employée.

 

(2) Le propriétaire d’une marque de certification peut autoriser d’autres personnes à employer la marque en liaison avec des marchandises ou services qui se conforment à la norme définie, et l’emploi de la marque en conséquence est réputé en être l’emploi par le propriétaire.

 

(3) Le propriétaire d’une marque de certification déposée peut empêcher qu’elle soit employée par des personnes non autorisées ou en liaison avec des marchandises ou services à l’égard desquels cette marque est déposée, mais auxquels l’autorisation ne s’étend pas.

 

[…]

 

25. Une marque de certification descriptive du lieu d’origine des marchandises ou services et ne créant aucune confusion avec une marque de commerce déposée, est enregistrable si le requérant est l’autorité administrative d’un pays, d’un État, d’une province ou d’une municipalité comprenant la région indiquée par la marque ou en faisant partie, ou est une association commerciale ayant un bureau ou un représentant dans une telle région. Toutefois, le propriétaire d’une marque déposée aux termes du présent article doit en permettre l’emploi en liaison avec toute marchandise produite, ou tout service exécuté, dans la région que désigne la marque.

2. In this Act,

 

 

“certification mark” means a mark that is used for the purpose of distinguishing or so as to distinguish wares or services that are of a defined standard with respect to

 

 

(a) the character or quality of the wares or services,

(b) the working conditions under which the wares have been produced or the services performed,

(c) the class of persons by whom the wares have been produced or the services performed, or

(d) the area within which the wares have been produced or the services performed, from wares or services that are not of that defined standard

 

“trade-mark” means

 

[…]

 

(b) a certification mark,

23. (1) A certification mark may be adopted and registered only by a person who is not engaged in the manufacture, sale, leasing or hiring of wares or the performance of services such as those in association with which the certification mark is used.

 

 

(2) The owner of a certification mark may license others to use the mark in association with wares or services that meet the defined standard, and the use of the mark accordingly shall be deemed to be use thereof by the owner.

 

 

 

(3) The owner of a registered certification mark may prevent its use by unlicensed persons or in association with any wares or services in respect of which the mark is registered but to which the licence does not extend.

 

[…]

 

 

 

25. A certification mark descriptive of the place of origin of wares or services, and not confusing with any registered trade-mark, is registrable if the applicant is the administrative authority of a country, state, province or municipality including or forming part of the area indicated by the mark, or is a commercial association having an office or representative in that area, but the owner of any mark registered under this section shall permit the use of the mark in association with any wares or services produced or performed in the area of which the mark is descriptive.

 

 

 

[3]               La norme définie pour laquelle l’emploi de la marque de certification en cause était destiné fut décrite comme suit au Journal des marques de commerce, tel que transcrit au paragraphe 4 de l’ordonnance :

La marque de certification sert à indiquer que les marchandises spécifiques énumérées ci-dessus et utilisées en association avec cette marque répondent à la norme suivante : la norme prescrit que le fromage est fabriqué seulement à Chypre selon la méthode historique particulière à ce pays, nommément : traditionnellement, il est fabriqué avec du lait de brebis et/ou de chèvre.  Dans le cas des mélanges, le lait de vache est également permis.  Les matières premières qui sont utilisées pour sa fabrication comprennent la rennine, des feuilles de menthe et du sel.  Voir le dossier pour de plus amples renseignements sur les caractéristiques de qualité, les caractéristiques chimiques et la maturation.

 

 

 

[4]               Le motif d’opposition retenu par le registraire et par le juge, fondé sur les alinéas 38(2)b) et 12(1)e) et l’article 10 de la Loi, énonçait que l’adoption de HALLOUMI comme marque de commerce est interdite, parce qu’en raison d’une pratique commerciale ordinaire et authentique, cette marque est devenue reconnue au Canada comme désignant le genre ou la qualité d’un fromage.

 

[5]               Une personne peut en effet s’opposer à une demande d’enregistrement d’une marque de commerce (ce qui comprend une marque de certification) au motif qu’elle n’est pas enregistrable. Or, l’alinéa 12(1)e) de la Loi prévoit qu’une marque interdite au sens de l’article 10 ne peut être enregistrée. L’article 10 vise une marque qui, en raison d’une pratique commerciale ordinaire et authentique, devient reconnue au Canada comme désignant, entre autres, le genre de marchandises, auquel cas cette marque ne peut être adoptée comme marque de commerce, ni employée d’une manière à induire en erreur. Cette interdiction s’étend aussi aux marques dont la ressemblance avec la marque en question est telle qu’on pourrait vraisemblablement les confondre. L’article 10 et l’alinéa 12(1)e) de la Loi se lisent comme suit :

10. Si une marque, en raison d’une pratique commerciale ordinaire et authentique, devient reconnue au Canada comme désignant le genre, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, le lieu d’origine ou la date de production de marchandises ou services, nul ne peut l’adopter comme marque de commerce en liaison avec ces marchandises ou services ou autres de la même catégorie générale, ou l’employer d’une manière susceptible d’induire en erreur, et nul ne peut ainsi adopter ou employer une marque dont la ressemblance avec la marque en question est telle qu’on pourrait vraisemblablement les confondre.

 

12. (1) Sous réserve de l’article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants :

[…]

e) elle est une marque dont l’article 9 ou 10 interdit l’adoption;

10. Where any mark has by ordinary and bona fide commercial usage become recognized in Canada as designating the kind, quality, quantity, destination, value, place of origin or date of production of any wares or services, no person shall adopt it as a trade-mark in association with such wares or services or others of the same general class or use it in a way likely to mislead, nor shall any person so adopt or so use any mark so nearly resembling that mark as to be likely to be mistaken therefor.

 

 

 

 

 

12. (1) Subject to section 13, a trade-mark is registrable if it is not

[…]

 

 

(e) a mark of which the adoption is prohibited by section 9 or 10;

 

 

 

[6]               Le registraire a retenu ce motif d’opposition à la lumière de l’abondante preuve qui lui fut soumise démontrant que plusieurs fabricants canadiens produisaient un fromage sous des marques ressemblantes, et que ce fromage était largement distribué au Canada sous ces marques pour en désigner le genre ou la qualité. Le juge n’a identifié aucune erreur dans la décision du registraire à ces égards.

 

[7]               L’appelant nous soumet que le juge aurait erré en n’appliquant pas la bonne norme de contrôle à l’examen du fardeau de preuve qui incombait à l’intimé afin de soutenir son opposition s’appuyant sur l’article 10 de la Loi, et qu’il a lui-même mal interprété ce fardeau de preuve. Ainsi, soutient l’appelant, le juge aurait erré en concluant que la preuve de l’intimé était suffisante pour satisfaire le fardeau de preuve applicable sous l’article 10.

 

[8]               Le juge aurait aussi erré en droit en décidant que l’appelant était forclos de plaider que la date pertinente aux fins des alinéas 38(2)b) et 12(1)e) et de l’article 10 de la Loi était celle de la date de l’adoption de la marque de certification plutôt que la date de la décision du registraire, et qu’il aurait aussi erré en droit en décidant néanmoins que cette date pertinente était bel et bien celle de la décision du registraire. Puisque l’intimé n’a soumis aucune preuve antérieure à la date de l’adoption de la marque de certification, l’appelant soumet que l’opposition à sa marque de certification aurait donc dû être rejetée.

 

[9]               Je traiterai en premier lieu des questions rattachées à la date pertinente pour ensuite traiter de celles concernant le fardeau de preuve applicable et l’évaluation de la preuve.

 

 

La date pertinente aux fins d’une opposition fondée sur l’article 10 de la Loi

[10]           Devant le registraire, tant l’appelant que l’intimé ont soutenu que la date pertinente aux fins de l’opposition à l’enregistrement de la marque de certification fondée sur l’article 10 était celle de la décision du registraire. En l’occurrence, les parties convenaient donc alors qu’il fallait déterminer, en date de la décision du registraire, si la marque de certification était reconnue au Canada, en raison d’une pratique commerciale ordinaire et authentique, comme désignant un genre de fromage.

 

[11]           De plus, dans son avis d’appel de la décision du registraire à la Cour fédérale, l’appelant n’a pas soulevé la question de la date pertinente comme moyen d’appel. Ce n’est que dans son mémoire devant la Cour fédérale que ce moyen à été soulevé pour la première fois par l’appelant, au motif que des propos sibyllins de la Cour fédérale dans la décision Scotch Whisky Association c. Glenora Distillers International Ltd., 2008 CF 425, 65 C.P.R. (4th) 441 (subséquemment renversée par notre Cour : 2009 CAF 16, [2010] 1 R.C.F. 195) auraient pu remettre en question la date de la décision du registraire comme date pertinente aux fins de l’article 10 de la Loi.

 

[12]           Or, tant devant la Cour fédérale que devant notre Cour, l’intimé s’est fortement objecté à ce que ce moyen soit considéré, car ce faire serait contraire aux Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les « Règles ») et lui porterait préjudice. Lors de l’audition devant notre Cour, le procureur de l’intimé a insisté sur le fait que s’il avait été avisé en temps opportun que la date pertinente était contestée, il aurait pu faire les recherches et démarches appropriées afin de réunir une preuve pour la période qui précède la date de l’adoption de la marque de certification. L’intimé serait donc sérieusement préjudicié si ce nouveau moyen d’appel était permis.

[13]           Dans son ordonnance, aux paragraphes 47 et 48, le juge n’a pas autorisé ce moyen d’appel au motif que l’article 301 des Règles stipule clairement que l’avis de demande doit contenir un énoncé complet et concis des motifs invoqués, et il a tenu compte de la jurisprudence énonçant qu’un demandeur est forclos d’avancer un argument qu’il n’a pas invoqué dans son avis de demande, dont notamment la décision AstraZeneca AB c. Apotex Inc., 2006 CF 7, 46 C.P.R. (4th) 418 (conf. 2007 CAF 327, 61 C.P.R. (4th) 257) de notre collègue la juge Layden-Stevenson alors qu’elle siégeait à la Cour fédérale.

 

[14]           Je note que le paragraphe 59(1) de la Loi énonce clairement que lorsqu’un appel d’une décision du registraire est interjeté à la Cour fédérale, l’avis d’appel doit indiquer tous les détails des motifs sur lesquels la demande de redressement est fondée :

59. (1) Lorsqu’un appel est porté sous le régime de l’article 56 par la production d’un avis d’appel, ou qu’une demande est faite selon l’article 57 par la production d’un avis de requête, l’avis indique tous les détails des motifs sur lesquels la demande de redressement est fondée.

 

[Non souligné dans l’original]

59. (1) Where an appeal is taken under section 56 by the filing of a notice of appeal, or an application is made under section 57 by the filing of an originating notice of motion, the notice shall set out full particulars of the grounds on which relief is sought.

 

[Emphasis added]

 

 

 

[15]           À la lumière de ce paragraphe de la Loi, j’estime que le juge avait raison de ne pas permettre à l’appelant de soulever comme moyen d’appel la date pertinente, d’autant plus que l’intimé aurait subi un préjudice si le moyen avait été autorisé. Si l’appelant souhaitait soulever ce moyen, il devait soumettre une requête appropriée afin d’amender son avis d’appel, ce qui aurait permis un débat en temps opportun sur la pertinence d’un tel amendement et, le cas échéant, sur les mesures requises afin d’éviter qu’une partie aux procédures subisse un préjudice.

 

[16]           Malgré la conclusion à laquelle il en était arrivé, le juge s’est néanmoins permis de commenter sur la date pertinente aux paragraphes 49 et 50 de son ordonnance, fixant celle-ci à la date de la décision du registraire, se disant lié par la décision de notre Cour dans Association olympique canadienne c. Olympus Optical Co. (1991), 136 N.R. 231, 38 C.P.R. (3d) 1 rendue en regard du sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi. Le juge n’avait pas à se prononcer sur cette question, et aurait pu éviter de le faire puisqu’il n’en était pas valablement saisi.

 

[17]           Il n’y a donc pas lieu pour notre Cour de se prononcer sur la question. Je note néanmoins que l’appelant appuie son argument principalement sur l’hypothèse que des producteurs canadiens pourraient s’approprier de mauvaise foi une marque de certification durant la période requise pour traiter d’une demande d’enregistrement de cette marque. Non seulement n’y a-t-il aucune preuve d’une telle mauvaise foi dans ce dossier, mais aussi l’article 10 de la Loi prévoit que la pratique commerciale menant à la reconnaissance d’une marque comme désignant un genre de marchandises doit être « authentique », la version anglaise du texte faisant état d’une pratique commerciale « bona fide », ce qui répond entièrement aux préoccupations soulevées par l’appelant. Cela étant dit, je m’abstiendrai de tout autre commentaire sur le sujet.

 

 

 

 

 

Le fardeau de preuve et l’évaluation de la preuve

[18]           L’appelant soulève plusieurs motifs d’appel en rapport avec le fardeau de preuve et l’évaluation de celle-ci, dont les suivants : (i) le juge aurait utilisé la mauvaise norme de contrôle pour établir le fardeau de preuve applicable; (ii) le juge et le registraire auraient erré sur la nature et la portée de la preuve requise afin de soutenir l’opposition en vertu de l’article 10 de la Loi; (iii) le juge aurait erré en énonçant la norme de preuve applicable; et (iv) tant le registraire que le juge ont commis des erreurs déterminantes en regard de l’évaluation de la preuve. J’examinerai chacun de ces motifs tour à tour.

 

[19]           L’appelant allègue que quoique le juge ait correctement identifié comme norme de contrôle applicable celle de la décision correcte (ordonnance au paragraphe 29), il aurait subséquemment erré en appliquant plutôt celle de la décision raisonnable au paragraphe 52 de son ordonnance. Je suis d’avis que l’appelant se méprend sur les propos que le juge tient à ce paragraphe de son ordonnance. Ceux-ci visent l’évaluation de la preuve par le registraire et non l’identification du fardeau de preuve applicable, tel qu’en font manifestement foi les conclusions du juge au paragraphe 55 de son ordonnance :

[55]      J’estime que le Registraire a correctement identifié le fardeau de preuve de la défenderesse et, après avoir soigneusement examiné la preuve, je suis également d’avis que les faits portés à sa connaissance lui permettaient de conclure que la Marque, à la date où il a rendu sa décision, était devenue reconnue au Canada comme désignant une sorte de fromage »  […] (non souligné dans l’original).

Le juge a donc bel et bien appliqué la norme de la décision correcte à l’identification du fardeau de preuve applicable et la norme de la décision raisonnable aux conclusions de fait du registraire. Ce motif d’appel ne sera donc pas retenu.

[20]           L’appelant ajoute toutefois que le juge a erré en droit sur la nature et la portée de la preuve requise de l’intimé afin de soutenir son opposition en vertu de l’article 10 de la Loi. Pour l’appelant, l’article 10 doit être interprété restrictivement vu la prohibition qu’il impose à l’usage d’une marque. La nature et la portée de la preuve requise pour soutenir une opposition fondée sur cet article devraient donc être établies en conséquence. En l’occurrence, l’appelante soutient que la « pratique commerciale ordinaire et authentique » visée par cette disposition requiert un large usage commercial d’une marque et une reconnaissance élargie de la marque comme désignation d’un type de marchandise. L’appelant donne l’exemple de la marque « cheddar », laquelle fait l’objet d’un usage commercial établi et d’une grande reconnaissance comme désignation d’un genre de fromage, ce qui pourrait soutenir à l’égard de cette marque une opposition fondée sur l’article 10.

 

[21]           Selon l’appelant, le registraire aurait ainsi erré en ne tenant pas compte des objectifs de l’article 10 de la Loi en établissant la nature et la portée de la preuve requise de l’intimé afin de soutenir son opposition à la marque de certification HALLOUMI, et le juge aurait à son tour erré en ne corrigeant pas le registraire sur ce point.

 

[22]           Suite à une lecture attentive de l’ordonnance et de la décision, l’appelant ne m’a pas convaincu que des erreurs déterminantes ont été commises par le juge ou le registraire quant à la portée de la preuve requise en l’espèce. Ainsi, au paragraphe 55 de son ordonnance, le juge énonce ce qui suit :

[55]           J’estime que le Registraire a correctement identifié le fardeau de preuve de la défenderesse et, après avoir soigneusement examiné la preuve, je suis également d’avis que les faits portés à sa connaissance lui permettaient de conclure que la Marque, à la date où il a rendu sa décision, était devenue reconnue au Canada comme désignant une sorte de fromage.  Dans ses motifs, il rappelle en effet que la défenderesse doit, pour satisfaire à son fardeau de preuve, présenter une « preuve suffisante » pour démontrer que la Marque est devenue reconnue au Canada, et souligne par ailleurs que « nul ne pourrait prétendre au monopole sur un terme ou un mot en s’autorisant du fait qu’il s’agit d’une marque de certification, si la marque a été largement employée au Canada » par des tiers avant la date pertinente.  Cette façon d’aborder la preuve me paraît conforme en tous points à l’état du droit en la matière.

 

 

[23]           Dans sa décision aux pages 5 et 6, le registraire souligne quant à lui la nature et la portée de la preuve qui doit lui être soumise sous l’article 10 :

L’Opposant soutient que la Marque n’est pas enregistrable parce qu’elle est devenue reconnue au Canada, en raison d’une pratique commerciale ordinaire et authentique, comme désignant un type de fromage. De ce fait, le Requérant ne peut adopter la Marque comme marque de certification en liaison avec les Marchandises, ce qui conviendrait à l’article 10 de la Loi. Je dois décider si l’Opposant a présenté une preuve suffisante pour conclure que la Marque est devenue reconnue au Canada comme désignant le genre, la qualité, la valeur ou le lieu d’origine des marchandises.

 

[…]

 

Une marque de certification a pour objet de signaler aux consommateurs canadiens que le produit qui porte la marque répond à une certaine norme qui le distingue d’autres types de produits semblables. En l’espèce, la Marque servirait à distinguer le type de fromage dont il est question de tout autre type de fromage. Cependant, nul ne pourrait prétendre au monopole sur un terme ou un mot en s’autorisant du fait qu’il s’agit d’une marque de certification, si la marque a été largement employée au Canada comme désignant le genre, la qualité, la valeur ou le lieu d’origine des Marchandises.

 

[Souligné dans l’original]

 

 

 

[24]           La conclusion du registraire voulant « qu’il ressort de la preuve qu’en raison d’une pratique commerciale authentique, la marque ou d’autres termes semblables sont devenus reconnus au Canada comme désignant une sorte de fromage » (voir sa décision à la page 9), repose donc sur une analyse quant à moi correcte de la nature et de la portée de la preuve requise afin de soutenir une opposition fondée sur l’article 10 de la Loi.

 

[25]           L’appelant soutient aussi que le juge aurait erré en droit au paragraphe 53 de son ordonnance en concluant « que l’opposante n’a qu’un fardeau de preuve initial : tout au plus doit-elle introduire une preuve suffisante permettant de conclure, prima facie, que le motif d’opposition s’appuie sur une base factuelle. » L’appelant y voit là un énoncé erroné voulant que la norme de preuve applicable soit autre que celle de la prépondérance de la preuve.

 

[26]           Quoique la norme de preuve applicable soit celle de la prépondérance de la preuve, cette norme s’applique à l’ensemble de la preuve soumise. L’appelant fait état de l’arrêt John Labatt Ltd. c. Molson Co., 30 C.P.R. (3d) 293, [1990] F.C.J. No 533 (QL), 36 F.T.R. 70 (confirmé en appel : 42 C.P.R. (3d) 495, 144 N.R. 318) pour soutenir son argument, or cet arrêt dispose de ce qui suit aux pp. 299 et 300 :

The final act of weighing all the evidence on the balance of probability in terms of reaching the appropriate result is, in my view, accurately and succinctly stated by the Chairman, Mr. G.W. Partington, in Tubecon Inc. v. Tubeco Inc. (1986), 10 C.P.R. (3d) 386, at pp. 388-89:

 

            . . . To the extent that the opponent relies on allegations of fact in                                   its statement of opposition to support a ground based on s. 29(b) and, to      the extent that those facts are not self evident or admitted, there is in   accordance with the usual rules of evidence an evidential burden upon the             opponent to prove those allegations. The presence of the evidential burden        upon the opponent with respect to a particular issue means that in order for             the issues to be considered at all, there must be sufficient evidence from        which it could reasonably be concluded that the facts alleged to support             that issue exist. On the other hand, the presence of the legal burden on the         applicant means that if after all the evidence is in, a determinate          conclusion cannot be reached, the issue must be decided against the        applicant.

           

 

[27]           À ce sujet, les propos du juge Décarie dans Christian Dior, S.A. c. Dion Neckwear Ltd., 2002 CAF 29, [2002] 3 C.F. 405, 20 C.P.R (4th) 155, quoique énoncés dans le cadre d’une opposition fondée sur l’aliéna 12(1)d) de la Loi, m’apparaissent pertinents en l’espèce :

[11]     De fait, on ne m'a cité aucune décision dans laquelle un tribunal aurait appliqué une norme de preuve "hors de tout doute" par opposition à la norme de la prépondérance des probabilités qui s'applique généralement en matière civile. Suivant mon interprétation de la jurisprudence, et notamment à la lumière des observations formulées par le juge Cattanach dans le jugement Sunshine Biscuits, [(1982), 61 C.P.R. (2d) 53 (C.F. 1re inst.)] la différence entre une procédure d'opposition et une instance civile ne se situe pas au niveau de la norme applicable, en l'occurrence celle de la prépondérance des probabilités, mais plutôt sur le plan de la charge de la preuve, laquelle ne repose pas sur la partie qui formule une allégation (l'opposant), mais bien sur la partie qui demande l'enregistrement (le requérant).

 

[12]     J'estime que la formulation la plus exacte du critère est celle qu'a suggérée le juge Marceau (maintenant juge à la Cour d'appel) dans le jugement Playboy Enterprise Inc. c. Germain, (1978), 39 C.P.R. (2d) 32 (C.F. 1re inst.), à la page 38, conf. À (1979), 43 C.P.R. (2D) 271 (C.A.F.) :

 

            La question de savoir si une marque est susceptible de créer de la          confusion avec une autre marque, dans l'esprit du public et au sens de la loi, est une question de fait, ou, plus précisément, une question d'opinion         sur des probabilités, eu égard au contexte et aux faits particuliers de       l'espèce.

 

 

[28]           Le commentaire reproché au juge et contenu au paragraphe 53 de son ordonnance ne vise donc pas à modifier la norme de preuve applicable, mais plutôt à énoncer le déplacement du fardeau de preuve en cours d’instruction devant le registraire.  L’ordonnance, lue dans son ensemble, ne remet pas en cause la norme de preuve applicable. D’ailleurs, il ressort clairement de la décision du registraire que c’est la norme de la prépondérance de la preuve que ce dernier a appliquée à l’ensemble de l’abondante preuve administrée devant lui par les parties.

 

[29]           Comme dernier argument, l’appelant avance que tant le registraire que le juge ont commis des erreurs déterminantes dans l’évaluation de la preuve, notamment en qualifiant de substantielles les quantités de fromage vendues sous une marque ressemblante, et en concluant que la marque de certification HALLOUMI et la marque ressemblante HALLOUM étaient reconnues au Canada comme désignant un genre de fromage. Or, le registraire avait devant lui plusieurs éléments de preuve selon lesquels des marques ressemblantes étaient utilisées par plusieurs fabricants et détaillants canadiens de fromage, et ce, depuis plusieurs années, de façon telle que ces marques sont devenues reconnues au Canada comme désignant un genre de fromage. L’appelant n’a pas, quant à moi, identifié en ce qui a trait à l’évaluation de la preuve une erreur déterminante qui justifierait une intervention de notre Cour.

 

[30]           Je rejetterais donc l’appel, et j’adjugerais les dépens en faveur de l’intimé.

 

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

     Gilles Létourneau j.c.a »

 

 

« Je suis d’accord.

     Johanne Trudel j.c.a »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-284-10

 

INTITULÉ :                                                                           LE MINISTÈRE DE                                                                                                                                     L'INDUSTRIE ET DU                                                                                                                      COMMERCE DE LA                                                                                                                       RÉPUBLIQUE DE CHYPRE                                                                                                           c. INTERNATIONAL CHEESE

                                                                                                COUNCIL OF CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   Le 26 mai 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                                LA JUGE TRUDEL

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 13 juin 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

François Guay

Daniel Drapeau

 

POUR L’APPELANT

 

François Grenier

Catherine Daigle

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

SMART & BIGGAR

Montreal (Québec)

 

POUR L’APPELANT

 

ROBIC, S.E.N.C.R.L.

Montréal (Québec)

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

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