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Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20110610

Dossier : A-307-09

Référence : 2011 CAF 198

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LA JUGE DAWSON            

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

ADMINISTRATION PORTUAIRE DE ST. JOHN’S

appelante

et

ADVENTURE TOURS INC.

intimée

 

 

 

Audience tenue à St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador), le 23 septembre 2010

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                              LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                                          LA JUGE DAWSON

 


Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20110610

Dossier : A-307-09

Référence : 2011 CAF 198

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LA JUGE DAWSON            

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

ADMINISTRATION PORTUAIRE DE ST. JOHN’S

appelante

et

ADVENTURE TOURS INC.

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               Il s’agit d’un appel de l’ordonnance par laquelle le juge de Montigny de la Cour fédérale (2009 CF 746) a rejeté l’appel de l’ordonnance datée du 5 janvier 2009 du protonotaire Aalto.

 

[2]               Le protonotaire Aalto avait été saisi d’une requête de l’appelante, l’administration portuaire de St. John’s, en radiation de la presque totalité de la déclaration déposée par l’intimée, Adventure Tours Inc. Dans cette déclaration, Adventure Tours Inc. demandait des dommages‑intérêts importants à l’encontre de l’administration portuaire de St. John’s pour le délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique.

 

[3]               La question en appel devant la Cour fédérale et notre Cour concerne l’exigence, aux termes de l’article 174 des Règles, qu’une partie expose dans son acte de procédure les faits substantiels à l’appui de ses allégations. Plus particulièrement, en l’espèce, Adventure Tours doit-elle, dans sa déclaration, indiquer en tant que fait substantiel l’identité des individus travaillant pour l’Administration portuaire et dont les actions constituent, selon elle, un abus dans l’exercice d’une charge publique?

 

[4]               Dans sa plaidoirie devant notre Cour, Adventure Tours a reconnu que la réponse à cette question était probablement affirmative étant donné la décision récente de notre Cour dans Merchant Law Group c. Agence du revenu du Canada, 2010 CAF 184. L’arrêt Merchant est postérieur aux ordonnances rendues par le juge de la Cour fédérale et par le protonotaire.

 

[5]               Cependant, Adventure Tours a soutenu avec beaucoup de vigueur que la décision rendue dans Merchant était incorrecte et qu’il ne fallait pas la suivre.

 

[6]               Merchant représente l’une des rares causes au Canada qui traitent de la façon dont l’exigence des faits substantiels s’applique au délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique, parfois appelé délit de faute dans l’exercice d’une charge publique – un délit dont la complexité est notoire et dont les éléments précis n’ont été établis que récemment : Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, 2003 CSC 69.

 

[7]               Pour que notre Cour accepte sa prétention qu’il ne convient pas de suivre Merchant, Adventure Tours doit établir que cette décision est « manifestement erronée » : Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, au paragraphe 10, (2002), 220 D.L.R. (4th) 149. À mon avis, pour les motifs exposés ci‑dessous, l’arrêt Merchant n’est pas manifestement erroné. Il demeure un précédent qui nous lie.

 

[8]               Me fondant sur Merchant, je conclus que la déclaration ne contient pas de faits substantiels suffisants au sens de l’article 174. Par conséquent, j’accueillerais l’appel avec dépens et je radierais la déclaration, mais en accordant à Adventure Tours l’autorisation de modifier la déclaration.

 

A.        Les faits

 

[9]               Pour les besoins d’une requête en radiation et des appels subséquents, les allégations et précisions figurant dans la déclaration doivent être considérées comme véridiques. Les faits dans la présente partie de mes motifs sont extraits des allégations contenues dans la déclaration et n’ont pas été démontrés.

 

[10]           Adventure Tours allègue que l’administration portuaire lui a causé des dommages estimés à dix millions de dollars en nuisant à son entreprise d’excursions dans le port de St. John’s (Terre‑Neuve‑et‑Labrador).

 

[11]           Adventure Tours organise des excursions dans le port en se servant de deux bateaux : le Lukey’s (depuis 2003) et le Scademia (depuis 1986). Le Scademia est la dernière goélette en bois à avoir été construite à Terre‑Neuve‑et‑Labrador.

 

[12]           En 1999, le Scademia était accosté à un emplacement entre les quais 6 et 7 dans le port de St. John’s. Cette année‑là, l’administration portuaire a décidé de développer le quai 7 à des fins touristiques et a publié une demande de propositions pour ce développement. La proposition d’Adventure Tours a été retenue.

 

[13]           Presque immédiatement, les relations entre Adventure Tours et l’administration portuaire se sont envenimées, les négociations ont pris fin et les deux parties ont cessé toute collaboration. L’administration portuaire a poursuivi le développement touristique du quai 7. Adventure Tours a critiqué publiquement la manière dont l’administration portuaire effectuait et finançait le développement touristique.

 

[14]           Par la suite, plusieurs actions ont été prises et faits sont survenus :

 

a)      Le directeur du port, qui est un employé de l’administration portuaire, a permis à un concurrent d’accoster son bateau d’excursion au poste d’accostage habituel du bateau d’Adventure Tours, le Scademia (déclaration, paragraphe 16).

 

b)      L’administration portuaire a loué un kiosque au quai 7 à Adventure Tours. En conséquence, celle‑ci s’attendait à ce qu’on lui permette d’accoster le Scademia, seul, directement devant le quai 7, mais l’administration portuaire ne l’a pas permis (déclaration, paragraphes 17 à 25). Une année plus tard, contrairement à Adventure Tours, un concurrent a été autorisé à accoster son bateau près de son kiosque (déclaration, paragraphe 39).

 

c)      En 2004, l’administration portuaire a assigné au Scademia un poste d’accostage à un endroit où la circulation des passagers était obstruée par des clôtures et des affiches et où une bouche d’égout dégageait une odeur (déclaration, paragraphes 26 à 28).

 

d)      En 2005, l’administration portuaire a refusé de changer le poste d’accostage du Scademia. Plus tard la même année, alors que le contrat de location du kiosque sur le quai 7 d’Adventure Tours approchait de son expiration, le directeur du port a résilié le contrat de location, avant son expiration. Après cela, l’administration portuaire a avisé Adventure Tours que le Scademia pouvait accoster n’importe où dans le port sauf au quai 7 (déclaration, paragraphe 29) ou sauf [traduction] « aux deux postes d’accostage immédiatement à l’est et à l’ouest de la promenade en bois centrale du quai 7 » (déclaration, paragraphe 30).

 

e)      Peu après, l’administration portuaire a avisé Adventure Tours qu’elle devrait payer une taxe sur les passagers et conclure une entente de permis. En réponse, Adventure Tours a présenté à l’Office des transports du Canada une plainte concernant la taxe sur les passagers. Alors que la plainte était encore en instance devant l’Office, l’administration portuaire a refusé de permettre à Adventure Tours d’exploiter ses bateaux d’excursion jusqu’à la signature de l’entente de permis par Adventure Tours et le paiement par celle‑ci de la taxe sur les passagers (déclaration, paragraphes 29 à 32).

 

f)        Dans les deux semaines ayant suivi le dépôt de la plainte d’Aventure Tours concernant la taxe sur les passagers, l’administration portuaire a obtenu une ordonnance d’immobilisation à l’égard des deux bateaux d’Adventure Tours en raison du défaut d’Adventure Tours de payer la taxe sur les passagers. L’administration portuaire a obtenu l’ordonnance d’immobilisation juste avant la longue fin de semaine de la St. John’s Day (déclaration, paragraphes 33 et 34).

 

g)      À un certain moment, pendant que l’ordonnance d’immobilisation était en vigueur, le directeur d’Adventure Tours a fait une excursion dans le Scademia. L’administration portuaire a réagi en déposant des accusations contre lui, lesquelles ont par la suite été rejetées (déclaration, paragraphes 29 à 32).

 

h)      Le même mois où l’ordonnance d’immobilisation a été rendue, Adventure Tours [traduction] « a été contrainte de signer un contrat de location pour l’un des petits kiosques au quai 7 parce que [l’administration portuaire] avait immobilisé les bateaux [d’Adventure Tours] » et qu’Adventure Tours devait [traduction] « faire fonctionner à nouveau ses bateaux afin de gagner des revenus ». D’autres actions préjudiciables sont mentionnées, notamment les longues négociations concernant la conclusion d’un contrat de location et l’obtention d’un permis et la construction d’un restaurant qui bloquait l’accès au Scademia (déclaration, paragraphes 36 et 37).

 

i)        En novembre 2005, Adventure Tours a notifié à l’administration portuaire qu’elle allait résilier son contrat de location au quai 7 pour le reste de l’année 2005, mais qu’elle ne souhaitait pas abandonner un droit de renouvellement qu’elle avait pour les saisons 2006-2007. L’administration portuaire a [traduction] « répondu en laissant erronément et sournoisement entendre » qu’Adventure Tours ne voulait pas de contrat de location pour les saisons 2006-2007 (déclaration, paragraphes 40 et 41).

 

j)        En février 2006, l’administration portuaire a annoncé une nouvelle politique (déclaration, paragraphe 42). Celle-ci avait pour effet de restreindre l’accès à toutes les zones du port à l’exception du quai 7 et de limiter le nombre des exploitants de bateaux d’excursion à trois. En faisant cela, elle a favorisé les exploitants qui louaient déjà des kiosques au quai 7, dont ne faisait pas partie Adventure Tours.

 

k)      Adventure Tours a demandé à l’administration portuaire la permission d’exploiter le Lukey’s au quai 7 et de louer un kiosque. L’administration portuaire a toutefois rejeté cette demande parce qu’il n’y avait plus de place au quai 7. En conséquence, Adventure Tours a été contrainte de déplacer ses bateaux à Petty Harbour, ce qui lui a causé un préjudice (déclaration, paragraphes 45 et 46).

 

l)        Une autre décision stratégique du conseil d’administration de l’administration portuaire en 2007 a restreint davantage l’accès au quai 7. L’un des concurrents d’Adventure Tours est devenu le seul exploitant de bateaux d’excursion au quai 7. L’administration portuaire a conclu un contrat exclusif avec cet exploitant sans faire parvenir de demande de propositions aux autres exploitants, notamment à Adventure Tours (déclaration, paragraphes 47, 50 et 51).

 

m)    En juin 2007, Adventure Tours a demandé que l’administration portuaire lui donne accès au quai 7, mais le conseil d’administration de l’administration portuaire a rejeté la demande pour deux motifs : le fait que la capacité du quai 7 avait été atteinte; [traduction] « l’historique de location » d’Adventure Tours avec l’administration portuaire (déclaration, paragraphe 48).

 

B.        Les décisions du protonotaire et de la Cour fédérale et la norme de contrôle

 

[15]           Le protonotaire a conclu que la déclaration contenait des faits substantiels suffisants. Elle comportait les noms de deux membres du conseil d’administration et faisait référence à la conduite du directeur du port. Elle précisait en outre qu’il était possible que d’autres noms soient ajoutés dans le cadre des communications et des interrogatoires préalables. Relativement à une question dont nous ne sommes pas saisis dans le présent appel, le protonotaire a ordonné la radiation dans la déclaration de certains renvois au paragraphe 50(1) de la Loi maritime du Canada, L.C. 1998, ch. 10.

 

[16]           En appel devant la Cour fédérale, l’administration portuaire a soulevé la question de savoir s’il incombait à Adventure Tours d’identifier dans sa déclaration tous les individus qui auraient, selon elle, commis des fautes. Elle a reconnu qu’Adventure Tours avait nommé deux membres du conseil d’administration dans son acte de procédure, mais elle s’est plainte de l’omission d’Adventure Tours de faire état des fautes commises par ces personnes. Enfin, elle a soutenu que le protonotaire avait commis une erreur en n’ordonnant pas des précisions supplémentaires concernant les particuliers, les fonctionnaires ou les personnes physiques qui auraient agi d’une manière illégale et délibérée.

 

[17]           Dans ses motifs, le juge de la Cour fédérale a statué que la seule question en litige consistait à savoir si des précisions supplémentaires sur les particuliers, les fonctionnaires ou les personnes physiques qui auraient agi d’une manière illégale et délibérée auraient dû être présentées. Il a estimé que la question était cruciale pour trancher l’affaire et a exercé son pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début, sans faire montre de retenue à l’égard de la décision du protonotaire.

 

[18]           En reprenant l’affaire depuis le début, le juge de la Cour fédérale ne semble pas avoir examiné la question de savoir si Adventure Tours avait présenté suffisamment de faits substantiels relativement à l’identité des individus en cause à l’administration portuaire. Il a estimé que la question était plutôt celle de savoir si la cause d’action pour abus dans l’exercice d’une charge publique avait une chance d’être accueillie sur le fondement des faits allégués dans la déclaration. Il a conclu (au paragraphe 23) qu’« [à] cette étape préliminaire, on ne m’a pas convaincu que la déclaration n’a aucune chance d’être accueillie ». Cependant, la question principale dont était saisi le juge de la Cour fédérale était celle de savoir si la déclaration était un acte de procédure qui était conforme aux Règles des Cours fédérales, en ce sens qu’il exposait tous les faits substantiels nécessaires, y compris l’identité des individus concernés de l’administration portuaire – et non celle de savoir si la demande concernant le délit allégué avait une chance d’être accueillie.

 

[19]           Ni le protonotaire ni le juge de la Cour fédérale n’a pu bénéficier de l’arrêt Merchant de notre Cour, qui a été rendu plus tard. Merchant a jusqu’à un certain point éclairci le droit en ce qui a trait aux faits substantiels qui doivent être plaidés lorsque le délit de l’abus dans l’exercice d’une charge publique est allégué.

 

[20]           Dans ces circonstances, il convient que la Cour examine l’affaire de nouveau sans faire montre de retenue à l’égard des décisions des juridictions inférieures.

 

C.        Le délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique

 

[21]           Avant d’analyser la déclaration d’Adventure Tours, j’énoncerai les éléments de ce délit.

 

[22]           Comme je le mentionnais précédemment, l’arrêt de la Cour suprême Succession Odhavji, précité, a établi les éléments essentiels précis du délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique.

 

[23]           En énonçant les éléments essentiels précis du délit dans Succession Odhavji, la Cour suprême nous dit que le délit peut être démontré de deux façons. Elle explique les deux façons de commettre ce délit ainsi que les éléments essentiels qui leur sont associés aux paragraphes 22 et 23 :

 

[22]      Quels sont alors les éléments essentiels du délit — du moins dans la mesure où il est nécessaire de définir les questions que soulèvent les actes de procédure dans le présent pourvoi? Dans l’arrêt Three Rivers, la Chambre des lords a statué qu’il y avait deux façons — que je regrouperai sous les catégories A et B — de commettre le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. On retrouve dans la catégorie A la conduite qui vise précisément à causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. La catégorie B met en cause le fonctionnaire public qui agit en sachant qu’il n’est pas habilité à exécuter l’acte qu’on lui reproche et que cet acte causera vraisemblablement préjudice au demandeur. […] Il importe cependant de garder à l’esprit que ces deux catégories ne représentent que deux façons différentes pour le fonctionnaire public de commettre le délit; dans chaque cas, le demandeur doit faire la preuve des éléments constitutifs du délit. Il est donc nécessaire de se pencher sur les éléments communs à chacune des formes du délit.

 

[23]      Il existe à mon avis deux éléments communs. Premièrement, le fonctionnaire public doit avoir agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée. Deuxièmement, le fonctionnaire public doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. C’est la manière dont le demandeur prouve les éléments propres au délit qui permet de distinguer les formes que prend la faute dans l’exercice d’une charge publique. Dans la catégorie B, le demandeur doit établir l’existence indépendante des deux éléments constituant le délit. Dans la catégorie A, le fait que le fonctionnaire public ait agi expressément dans l’intention de léser le demandeur suffit pour établir l’existence de chaque élément du délit, étant donné qu’un fonctionnaire public n’est pas habilité à exercer ses pouvoirs à une fin irrégulière, comme le fait de causer délibérément préjudice à un membre du public. Dans les deux cas, le délit se caractérise par une insouciance délibérée à l’égard d’une fonction officielle conjuguée au fait de savoir que l’inconduite sera vraisemblablement préjudiciable au demandeur.

 

 

[24]           J’ajouterais que, dans A.L. c. Ontario (Minister of Community and Social Services) (2008), 83 O.R. (3d) 512 (C.A.) et O’Dwyer c. Ontario (Racing Commission) (2008), 293 D.L.R. (4th) 559 (C.A. Ont.), la Cour d’appel de l’Ontario a fourni des explications extrêmement claires et utiles sur les exigences relatives à ce délit complexe, qui trouvent appui dans Succession Odhavji.

 

[25]           Pour alléguer avec succès ce délit, le demandeur doit traiter de chaque élément essentiel du délit, en énonçant les faits substantiels (article 174 des Règles) et en donnant les précisions nécessaires « sur toute allégation portant sur l’état mental d’une personne », les « manquements délibérés » ou l’« intention malicieuse ou frauduleuse » (article 181 des Règles).

 

[26]           Étant donné la complexité du délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique et des exigences relatives à l’acte de procédure, plusieurs personnes choisissent d’invoquer d’autres causes d’action à l’encontre des pouvoirs publics. Mais lorsqu’une personne décide de plaider le délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique, elle doit le faire de manière appropriée.

 

D.        L’analyse des allégations figurant dans la déclaration relative au délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique

 

[27]           Aux fins du présent appel, la déclaration examinée est celle qui existait à la suite de l’ordonnance du protonotaire. Comme je le mentionnais plus haut, le protonotaire a ordonné la radiation dans la déclaration des renvois au paragraphe 50(1) de la Loi maritime du Canada, précitée. Adventure Tours n’a pas interjeté appel de cette décision. Par conséquent, j’analyserai la déclaration en faisant abstraction de tous les renvois au paragraphe 50(1) de la Loi maritime du Canada.

 

[28]           Comme je l’ai mentionné au paragraphe 8 des présents motifs, je proposerai que l’appel soit accueilli et que la déclaration soit radiée, mais j’autoriserai la modification de la déclaration. Je présenterai des commentaires dans la présente section dans l’espoir d’éviter de futures requêtes concernant les actes de procédure et que l’action suive son cours de façon efficace. Je note que le protonotaire a fait des commentaires similaires dans ses motifs.

 

[29]           Après analyse de la déclaration, je constate que, dans sa forme actuelle, elle ne présente pas tous les éléments du délit (voir les paragraphes 21 à 26 des présents motifs) avec les faits substantiels et précisions nécessaires, en particulier en ce qui a trait à l’état mental, la connaissance et les intentions de l’administration portuaire. Sauf s’il est remédié à ces points, la présente action, qui est peut‑être fondée, va s’embourber : nous verrons d’autres requêtes concernant les actes de procédure, communications de documents et interrogatoires préalables oraux compliqués par des objections fondées sur la pertinence ainsi qu’un procès rempli d’objections et de retards causés par la confusion et l’incertitude quant à la question de savoir quel est exactement l’objet du litige. Pour éviter cela, la déclaration révisée d’Adventure Tours devrait identifier chaque acte qui constitue, selon elle, un délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique et plaider chaque élément essentiel du délit relativement à l’acte visé en donnant tous les faits substantiels et précisions nécessaires. Il y a peut-être une façon de regrouper certaines actions ou de soulever la question d’une propension à agir d’une certaine façon, mais il doit être satisfait à l’exigence de mentionner tous les faits substantiels et précisions nécessaires portant sur tous les éléments essentiels du délit.

 

[30]           Plus particulièrement, je noterais ce qui suit.

 

[31]           Au paragraphe 55 de la déclaration, Adventure Tours plaide qu’une [traduction] « série de décisions » prises par l’administration portuaire et le conseil d’administration de l’administration portuaire constitue le délit. De quelles décisions s’agit-il? Et qu’est-il plaidé relativement aux décisions?

 

[32]           La déclaration mentionne seulement quelques « décisions » : les décisions de l’administration portuaire de développer le quai 7 (déclaration, paragraphe 12), de limiter le nombre des bateaux d’excursion dans le port de St. John’s (déclaration, paragraphe 42), de refuser d’accorder à Adventure Tours la permission d’exploiter le Lukey’s Boat au quai 7 (déclaration, paragraphes 45, 46 et 50), de réduire la capacité du quai 7 de trois à un seul bateau (déclaration, paragraphe 53) et d’accorder un contrat exclusif au concurrent d’Adventure Tours au quai 7 (déclaration, paragraphe 53). Les seuls préjudices causés par ces décisions sont, selon la déclaration, des pertes d’entreprise lors de la saison touristique de 2006 (déclaration, paragraphe 46).

 

[33]           L’état mental de l’administration portuaire est plaidé relativement à seulement quelques‑unes de ces décisions :

 

a.                     Selon la déclaration, la décision de limiter le nombre des bateaux d’excursion en exploitation dans le port de St. John’s (déclaration, paragraphe 42) a été [traduction] « prise intentionnellement et expressément [...] pour empêcher [Adventure Tours] d’exploiter son entreprise à partir des biens de [l’administration portuaire] et pour causer un préjudice à l’entreprise [d’Adventure Tours] » (déclaration, paragraphe 43).

 

b.                    Selon la déclaration, la décision de refuser d’accorder à Adventure Tours la permission d’exploiter le Lukey’s Boat au quai 7 (déclaration, paragraphes 45, 46 et 50) a été prise en sachant qu’elle aurait une incidence négative sur la capacité d’Adventure Tours de gagner des revenus (déclaration, paragraphe 45).

 

c.                     Selon la déclaration, les décisions de réduire la capacité du quai 7 de trois à un seul bateau et d’accorder un contrat exclusif au concurrent d’Adventure Tours (déclaration, paragraphe 53) ont été prises [traduction] « dans l’intention expresse de causer un préjudice à [Adventure Tours] en agissant de façon discriminatoire à [son] endroit » (déclaration, paragraphe 53).

 

[34]           Selon la déclaration, la décision mentionnée dans a) outrepassait la compétence de l’administration portuaire et n’avait pas été prise hors du cadre de la loi (déclaration, paragraphe 42). Les décisions mentionnées dans c) auraient, quant à elles, été prises à une fin illégale (déclaration, paragraphe 53). Il n’est pas mentionné que les décisions visées à b) outrepassaient les pouvoirs de l’administration portuaire.

 

[35]           Comme cela est mentionné au paragraphe 14 des présents motifs, Adventure Tours plaide un certain nombre d’autres actions de l’administration portuaire. Faut-il comprendre que certaines de ces actions étaient des décisions? Ou le mot « décision » au paragraphe 55 de la déclaration visait-il également ces autres actions? Les réponses à ces questions ne sont pas claires. Certes, selon la déclaration, certaines de ces actions ont causé des dommages (déclaration, aux paragraphes 28, 37 et 49) et certaines de ces actions outrepassaient la compétence de l’administration portuaire (déclaration, paragraphes 26, 31 et 34), mais la plainte principale pour la plupart des actions portent sur [traduction] un « désavantage indu », une « discrimination » et une « punition », et non sur des dommages (déclaration, paragraphes 16, 27, 34, 35, 38, 39, 43, 45 et 53).

 

[36]           Au paragraphe 56 de la déclaration, Adventure Tours plaide que les [traduction] « actions des défendeurs [sic] » avaient donné lieu à une [traduction] « perte de la réputation d’[Adventure Tours] comme exploitant fiable d’un bateau d’excursion fournissant des services de qualité supérieure au port de St. John’s », mais le document ne contient aucune allégation sur les dommages subis à ce titre. De plus, l’acte de procédure n’explique pas clairement comment toutes les actions dont il est fait état (résumées au paragraphe 14 des présents motifs, ci-dessus) ont pu affecter la réputation d’Adventure Tours.

 

[37]           À différents endroits dans la déclaration, il est dit que certaines actions (et non des décisions ou des décisions éventuelles) de l’administration portuaire ont été faites avec l’intention de causer un préjudice (déclaration, paragraphes 16, 27, 35, 39, 43 et 51), en sachant qu’il pourrait en résulter un préjudice (déclaration, paragraphes 26, 27, 35 et 45) et avec duplicité (déclaration, paragraphe 41). La déclaration n’indique pas clairement quel volet du délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique est plaidé, ce qu’on entend par « duplicité » dans le contexte de ce délit et si les autres éléments du délit existent pour chacune des actions ou décisions contestées.

 

E.        Adventure Tours doit-elle indiquer en tant que fait substantiel l’identité des individus dont les actions pour le compte de l’administration portuaire constituent, selon elle, un abus dans l’exercice d’une charge publique?

 

[38]           L’administration portuaire reconnaît à juste titre que le délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique peut viser une personne morale comme elle. Elle soutient toutefois que lorsque ce délit est allégué à l’encontre d’une personne morale, les actes de procédure doivent faire état de l’identité de l’individu à qui on attribue la conduite ou de la personne physique dont la conduite est assimilée à celle de la personne morale.

 

[39]           Il ne fait pas de doute qu’à quelques exceptions près, la déclaration ne le fait pas. La grande majorité des allégations d’inconduite dans la déclaration visent l’administration portuaire elle‑même, et non des individus. Seules quelques allégations concernent le directeur du port et le conseil d’administration de l’administration portuaire. En réponse à une demande de précisions et à l’ordonnance datée du 14 mai 2008 du protonotaire Morneau, Adventure Tours a également donné l’identité de deux membres du conseil d’administration de l’administration portuaire avec qui il aurait eu des échanges.

 

[40]           À mon avis, conformément à l’arrêt Merchant, précité, les observations de l’administration portuaire doivent être acceptées et la déclaration doit être radiée.

 

[41]           En ce qui concerne cette question, notre Cour a déclaré ce qui suit dans Merchant :

 

[36]      La Cour fédérale a également conclu (au paragraphe 23) que l’acte de procédure était insuffisant parce que la responsabilité civile de l’État découlait du fait d’autrui (voir l’article 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50), et donc que l’identité des individus particuliers accusés d’avoir commis le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique doit être révélée. Comme cela a été noté précédemment, en l’espèce les paragraphes 5 et 12 de la déclaration modifiée visent des ministères entiers et, potentiellement, d’autres ministères du gouvernement du Canada. L’acte de procédure n’identifie pas les fonctionnaires fautifs et ne donne aucun renseignement à cet effet.

 

[37]      Devant notre Cour, les intimés soutiennent que les demandeurs plaidant ce délit doivent toujours fournir le nom complet des personnes ayant commis la faute alléguée. J’estime qu’une telle exigence, si elle était appliquée dans tous les cas, imposerait parfois une obligation trop lourde aux demandeurs. De plus, cela irait au-delà du degré de précision nécessaire aux fins des actes de procédure dans les procédures civiles.

 

[38]      Je conviens cependant que les personnes impliquées devraient être identifiées. L’article 174 oblige le demandeur à plaider des faits substantiels, et l’identité de la personne ayant prétendument commis la faute entre dans cette catégorie. Mais jusqu’à quel point l’identification doit-elle être précise? Dans un grand nombre de cas, il peut être impossible pour le demandeur d’identifier un responsable en particulier. Cependant, dans les affaires de ce genre, un demandeur devrait être en mesure d’identifier un groupe de personnes en particulier chargées de l’affaire, l’une ou plusieurs d’entre elles étant présumément responsables. Cela peut nécessiter d’avoir à identifier les postes, un secteur organisationnel, un bureau ou un édifice où travaillaient les personnes ayant traité l’affaire. Souvent, ces informations peuvent être tirées directement des communications écrites ou orales et des échanges entre les parties qui ont donné lieu à la réclamation. Dans ce genre d’affaires, on peut généralement se contenter de fournir ce degré de précision pour l’identification. Les objectifs des actes de procédure seront ainsi remplis : les questions soulevées dans l’action seront définies avec suffisamment de précision, les défendeurs disposeront de suffisamment de renseignements pour examiner l’affaire et ils seront en mesure de présenter une réponse adéquate dans les délais prescrits par les Règles.

 

 

[42]           À l’exception des précisions susmentionnées qui donnaient les noms des individus siégeant au conseil d’administration et des renvois au conseil d’administration et au directeur du port dans l’acte de procédure, l’acte de procédure ne satisfait pas aux normes décrites au paragraphe 38 de Merchant.

 

F.         Faut-il suivre Merchant ?

 

[43]           Notre Cour est liée par sa décision dans l’affaire Merchant, précitée, sauf si Adventure Tours établit que cette décision est « manifestement erronée » : Miller, précité, au paragraphe 10. À mon avis, l’arrêt Merchant n’est pas « manifestement erroné ».

 

[44]           Adventure Tours soutient que le délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique, lorsqu’il est commis par une personne morale, ne requiert pas qu’il soit prouvé qu’une personne particulière associée à la personne morale a commis des actes ou avait un état mental particulier. En conséquence, il n’est pas nécessaire que la déclaration traite de cette question.

 

[45]           Je ne suis pas d’accord.

 

[46]           L’arrêt faisant le plus autorité est Succession Odhavji, précité. En énonçant les éléments essentiels du délit aux paragraphes 22 et 23, reproduits plus haut, la Cour suprême a fait plusieurs fois référence à un « fonctionnaire public » se livrant à la conduite contestée. Elle aurait pu utiliser l’expression [traduction] « autorité publique », mais elle ne l’a pas fait.

 

[47]           Il existe plusieurs autres arrêts qui traitent de ce point.

 

[48]           Ce qu’ont omis de faire et ce que savaient les agents de la Division du contrôle bancaire de la Banque d’Angleterre constituaient le fondement du délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique dont était accusée la Banque d’Angleterre dans Three Rivers District Council c. Bank of England (No. 3), [2001] 2 All E.R. 513. Le paragraphe 51 de l’arrêt O’Dwyer, précité, va dans le même sens : la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’état mental subjectif des agents de la Commission des courses de l’Ontario donnait naissance à une responsabilité.

 

[49]           Dans A.L. v. Ontario, précité, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la déclaration modifiée ne contenait pas de faits suffisants pour satisfaire aux exigences du délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique. Elle a fait les observations suivantes (au paragraphe 37), qui sont pertinentes en l’espèce : [traduction] « l’acte de procédure contient de simples allégations qui énoncent les éléments essentiels du délit dans des termes très généraux », mais « ne fait pas état de faits substantiels suffisants pour démontrer une faute intentionnelle par un fonctionnaire public particulier » [non souligné dans l’original].

 

[50]           Dans Longley c. Canada (M.N.R.), 2000 BCCA 241, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu que l’Agence de revenu du Canada avait commis un abus dans l’exercice d’une charge publique du fait qu’elle avait manqué d’honnêteté lorsqu’elle avait conseillé le demandeur. Cette conclusion était fondée sur des conclusions auxquelles était parvenue la Cour suprême de la Colombie-Britannique sur les actes posés par plusieurs hauts fonctionnaires de l’Agence de revenu du Canada et ce qu’ils savaient : (1999), 99 D.T.C. 5549.

 

[51]           Il ressort de la décision Price c. British Columbia, 2001 BCSC 1494, au paragraphe 15, que [traduction] « l’acte de procédure doit préciser clairement quel titulaire de charge a l’intention nécessaire » et cette conclusion a été confirmée par B.K.Tree Services Ltd. c. British Columbia (Hydro and Power Authority), 2002 BCSC 1432, au paragraphe 37.

 

[52]           Dans Barbour c. U.B.C., 2006 BCSC 1897, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a indiqué que [traduction] « [la] partie qui allègue le délit doit identifier les individus qui ont agi de manière délibérée et illégale ». La déclaration était insuffisante parce qu’elle ne contenait pas d’allégations à l’encontre du conseil d’administration ou de ses membres à titre individuel.

 

[53]           Enfin, dans Jones c. Swansea City Council, [1990] 3 All E.R. 737, la Chambre des lords a conclu que la demanderesse aurait eu une bonne cause d’action à l’encontre du conseil d’administration pour faute dans l’exercice d’une charge publique si elle avait allégué et démontré qu’une majorité des conseillers présents qui avaient voté en faveur d’une résolution l’avaient fait dans l’objectif de lui causer un préjudice. Dans Jones c. Swansea City Council, [1989] 3 All E.R. 162, le lord juge Slade a considéré que l’essence de ce délit consistait dans le fait que [traduction] « une personne » titulaire d’une charge publique « s’est mal conduite » en exerçant des pouvoirs « qui lui sont conférés non pour son avantage personnel, mais pour le bénéfice du public », dans « l’intention de causer un préjudice ou en sachant qu’elle agit » en outrepassant ses pouvoirs (à la page 175, non souligné dans l’original).

 

[54]           En théorie, il est logique en droit que le fonctionnaire public particulier qui commet l’acte soit désigné. Les personnes morales et les autorités publiques sont des entités artificielles. Dans la mesure où elles agissent, elles le font par l’intermédiaire d’individus. Dans la mesure où elles ont des états d’esprit, ces états d’esprit proviennent des êtres humains qui leur sont associés de quelque manière. Pour reprendre les termes du vicomte Haldapane dans Lennard’s Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co., [1915] A.C. 705, à la page 713 (H.L.) :

 

[traduction] Vos Seigneuries, une compagnie est une abstraction. Dénuée de corps et d’esprit, sa volonté ne peut se manifester que par l’intermédiaire d’une personne qui, à certaines fins, peut être appelée un mandataire, mais qui est en réalité l’âme dirigeante de ladite compagnie, l’incarnation de celle-ci.

 

 

[55]           Lord Denning a employé les termes suivants dans H. L. Bolton (Engineering) Co. c. T. J. Graham & Sons Ltd., [1957] 1 Q.B. 159, à la page 172 :

 

[traduction] Une compagnie peut être comparée à un corps humain de plusieurs façons. Elle possède un cerveau et un centre nerveux qui contrôle ce qu’elle fait. Elle a également des mains qui tiennent les outils et agissent conformément aux directives venant de ce centre. Certaines personnes au sein de la compagnie sont de simples préposés et mandataires qui ne sont rien de plus que des mains qui accomplissent le travail et dont on ne peut pas dire qu’elles en représentent l’âme ou l’esprit. D’autres sont des administrateurs et des gérants qui représentent l’âme dirigeante de la compagnie et qui ont la haute main sur son activité. L’état d’esprit de ces gérants est celui de la compagnie et est considéré juridiquement comme tel.

 

 

[56]           L’arrêt de principe au Canada sur ce point est Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662. Le juge Estey, écrivant au nom d’une Cour suprême unanime, y a indiqué que l’état mental de la compagnie pouvait être celui du « [du] conseil d’administration, [du] directeur général, [du] directeur, [du] gérant et [de] n’importe quelle autre personne ayant reçu une délégation du conseil d’administration à qui est déléguée l’autorité directrice de la compagnie » (à la page 693).

 

[57]           Dans Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 R.C.S. 497, le juge Iacobucci, écrivant pour la majorité de la Cour suprême, a fait le commentaire suivant sur le jugement du juge Estey dans Canadian Dredge & Dock, précité (aux pages 520 et 521) :

 

Comme le démontrent les motifs du juge Estey, il faut se demander surtout si l’individu en cause s’est vu déléguer, dans le cadre de ses propres pouvoirs, l’« autorité directrice » de la compagnie. Selon mon interprétation, le juge Estey veut dire par là qu’il faut décider si le pouvoir discrétionnaire conféré à un employé constitue une délégation expresse ou implicite de l’autorité directrice pour concevoir les politiques de la compagnie et en surveiller la mise en œuvre plutôt que pour simplement les mettre à exécution. En d’autres termes, les tribunaux doivent examiner qui a été investi du pouvoir décisionnel dans un champ d’activité pertinent de la compagnie.

 

 

[58]           Ce ne sont pas toutes les personnes employées par une personne morale qui [traduction] « comptent » aux fins du délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique. Cela indique qu’il ne suffit pas de simplement plaider qu’une autorité publique, un organisme ou, dans le cas de Merchant, un « gouvernement » a eu le comportement contesté.

 

[59]           À l’audition du présent appel, Adventure Tours a soutenu avec vigueur que l’arrêt Merchant était erroné et qu’il ne devrait pas être suivi parce qu’il impose un fardeau trop lourd aux demandeurs qui tentent d’alléguer le délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique. À son avis, les gouvernements et les autres autorités publiques qui commettent des fautes seront dégagés de toute responsabilité à l’égard de ce délit en raison des exigences trop strictes relativement aux actes de procédure qui sont imposées par Merchant.

 

[60]           Je ne suis pas d’accord pour deux motifs.

 

[61]           Premièrement, Merchant n’impose pas des exigences quant aux actes de procédure qui empêcheront des demandeurs de faire valoir des réclamations légitimes. Il est vrai que Merchant requiert qu’une déclaration dans laquelle un tel délit est allégué identifie les individus qui [traduction] « comptent » aux fins du délit. Merchant précise toutefois clairement que des noms ne sont pas absolument nécessaires. Comme il est indiqué dans Merchant (au paragraphe 38), il peut suffire d’indiquer un « groupe de personnes en particulier chargées de l’affaire », des « postes », un « secteur organisationnel, un bureau ou un édifice où travaillaient les personnes ayant traité l’affaire ». Généralement, ces informations « peuvent être tirées directement des communications écrites ou orales et des échanges entre les parties qui ont donné lieu à la réclamation ». Dans des cas comme celui de la présente espèce, de nombreuses communications et négociations ont eu lieu et il devrait être peu difficile sur le plan pratique de satisfaire à cette exigence.

 

[62]           Mon second motif pour rejeter la prétention d’Adventure Tours selon laquelle Merchant impose un fardeau trop lourd aux demandeurs est que Merchant a identifié une considération d’intérêt public opposée :

 

Si l’exigence prévoyant qu’un acte de procédure doit contenir des faits substantiels ne figurait pas à l’article 174 des Règles ou si les tribunaux ne la faisaient pas respecter, les parties pourraient faire valoir les arguments les plus vagues sans aucun élément de preuve pour les étayer et lancer leur filet à l’aveuglette. Comme l’a affirmé notre Cour, « une action en justice n’est pas une enquête à l’aveuglette et une partie demanderesse qui intente des poursuites en se fondant sur le simple espoir qu’elles lui fourniront des preuves justifiant ses prétentions utilise les procédures de la Cour de façon abusive » : Kastner c. Painblanc, (1994), 58 C.P.R. (3d) 502, 176 N.R. 68, au paragraphe 4 (C.A.F.).

 

 

[63]           À mon avis, il n’était pas « manifestement erroné » de la part de la Cour dans Merchant d’avoir à l’esprit cette préoccupation d’intérêt public et de souligner qu’il faut satisfaire à l’exigence de plaider des faits substantiels, sans allègement, en ce qui a trait au délit d’abus dans l’exercice d’une charge publique. La préoccupation dans Merchant était qu’il était trop facile pour le demandeur lésé par une conduite gouvernementale d’affirmer, peut-être sans aucune preuve, que « le gouvernement » a agi, « en sachant » qu’il n’avait pas le pouvoir de le faire et « en ayant l’intention » de causer un préjudice au demandeur. Une telle affirmation non étayée et oiseuse ne suffit pas pour faire naître l’obligation du défendeur de présenter une défense, et encore moins son obligation ultérieure de communiquer ses documents et de produire un témoin pour l’interrogatoire préalable. Pour avoir droit à la communication de documents et aux interrogatoires préalables oraux, le demandeur doit avoir signifié et déposé un acte de procédure suffisamment précis qui indique tous les éléments essentiels d’une cause d’action valable.

 

[64]           Par conséquent, à mon avis, l’arrêt Merchant n’est pas « manifestement erroné » au sens de Miller, précité. Il lie la Cour dans le présent appel.

 

G.        Conclusion et dispositif proposé

 

[65]           Comme la déclaration n’est pas conforme à Merchant, elle est insuffisante et doit être radiée.

 

[66]           J’accorderais à Adventure Tours la possibilité de déposer une nouvelle déclaration qui devra être conforme aux directives données dans les présents motifs et, en particulier, aux exigences énoncées aux articles 174 et 181 des Règles. À mon avis, les allégations contenues dans la déclaration permettent de penser qu’il pourrait être possible pour Adventure Tours de plaider tous les éléments de ce délit complexe et une nouvelle chance devrait lui être donnée de le faire.

 

[67]           Par conséquent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais l’ordonnance de la Cour fédérale et je radierais la déclaration, en accordant à Adventure Tours l’autorisation de déposer une nouvelle déclaration. J’accorderais à l’administration portuaire ses dépens devant notre Cour et devant les juridictions inférieures.

 

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

 

 

 

« Je suis d’accord.

     Pierre Blais, juge en chef »

 

« Je suis d’accord.

     Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-307-09

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE de MONTIGNY DATÉE DU 23 JUILLET 2009, NO T‑247‑08

 

INTITULÉ :                                                                           Administration portuaire de St. John’s c. Adventure Tours Inc.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   Le 23 septembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                Le juge Stratas

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             Le juge Blais

                                                                                                La juge Dawson

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 10 juin 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Jamie M. Smith

POUR L’APPELANTE

 

Douglas Lutz

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Smith Law Offices

St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador)

 

POUR L’APPELANTE

 

McInnes Cooper

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

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