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Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 

Date : 20110627

Dossier : A‑362‑10

Référence : 2011 CAF 213

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

NELL TOUSSAINT

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

et

 

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

 

intervenante

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2010

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 juin 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                          LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                                                                            LE JUGE NADON


Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 

Date : 20110627

Dossier : A‑362‑10

Référence : 2011 CAF 213

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

NELL TOUSSAINT

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

et

 

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

 

intervenante

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               L’appelante est une citoyenne de la Grenade. Elle est entrée au Canada en qualité de visiteuse en 1999 et n’est jamais repartie. Elle est restée au Canada contrairement aux lois canadiennes en matière d’immigration.

 

[2]               Pendant ses sept premières années au Canada, l’appelante a travaillé et a gagné suffisamment d’argent pour subvenir à ses besoins. Sa santé a cependant commencé à se détériorer en 2006, et elle a dû arrêter de travailler.

 

[3]               Depuis 2006, l’appelante a reçu des soins médicaux sans avoir à les payer, mais elle a besoin de beaucoup plus de soins. Ses problèmes de santé sont devenus très graves.

 

[4]               En septembre 2008, l’appelante, qui se trouvait toujours au Canada contrairement aux lois canadiennes en matière d’immigration, a entrepris des démarches afin de régulariser son statut au Canada. Elle a présenté à Citoyenneté et Immigration Canada une demande de résidence permanente, puis, quelques mois plus tard, une demande de permis de séjour temporaire afin de devenir admissible au Régime d’assurance‑maladie de l’Ontario. L’appelante a demandé une dispense du paiement des frais exigés dans les deux cas. Les dispenses lui ont été refusées, les frais sont demeurés impayés et, en conséquence, les demandes n’ont jamais été étudiées.

 

[5]               En mai 2009, l’appelante a présenté à Citoyenneté et Immigration Canada une demande d’admissibilité à son Programme fédéral de santé intérimaire (le Programme). Ce programme est incorporé dans l’un des textes de loi régissant l’immigration au Canada, soit le décret C.P. 1957‑11/848. Selon ce décret, Citoyenneté et Immigration Canada prend en charge les dépenses liées aux soins médicaux d’urgence des personnes qui sont incapables de les payer et qui ont été admises légalement au Canada.

 

[6]               Un directeur de Citoyenneté et Immigration Canada a jugé que l’appelante était inadmissible au Programme et a rejeté sa demande.

 

[7]               Dans la demande de contrôle judiciaire qu’elle a présentée à la Cour fédérale, l’appelante a fait valoir qu’elle était admissible à une protection médicale et, subsidiairement, que la décision portant qu’elle n’y était pas admissible portait atteinte aux droits qui lui sont garantis aux articles 7 et 15 de la Charte. Elle a demandé à la Cour fédérale d’interpréter le décret comme si celui‑ci la visait – en d’autres termes, de rendre le décret conforme aux articles 7 et 15 de la Charte en élargissant sa portée de manière à ce qu’elle soit admissible au Programme.

 

[8]               Une décision favorable de la Cour fédérale aurait pu sembler étrange : l’appelante, qui a fait fi des lois canadiennes en matière d’immigration pendant presque une décennie, pourrait utiliser un élément de ces lois (le décret), obtenir d’un tribunal qu’il élargisse la portée de celui‑ci de manière à ce qu’elle soit visée, puis bénéficier de cet élargissement tout en demeurant au Canada en contrevenant aux lois canadiennes en matière d’immigration.

 

[9]               La Cour fédérale, dans un jugement rendu par le juge Zinn, a toutefois refusé d’élargir la portée du décret. Elle a rejeté les prétentions de l’appelante ainsi que sa demande de contrôle judiciaire : 2010 CF 810 (décision principale) et 2010 CF 926 (décision relative à la requête en réexamen).

 

[10]           L’appelante interjette appel à la Cour. Ses prétentions sont essentiellement identiques à celles qu’elle a présentées à la Cour fédérale.

 

[11]           Je rejette aussi les prétentions de l’appelante et je rejetterais l’appel.

 

A.        Le décret

 

[12]           Le décret C.P. 1957‑11/848, pris le 20 juin 1957, prévoit ce qui suit :

 

[traduction]

 

Le Conseil recommande que le décret C.P. 4/3263 du 6 juin 1952 soit révoqué et que le ministère de la Santé nationale et du Bien‑être social soit autorisé à prendre en charge les dépenses liées aux soins de santé et dentaires, aux hospitalisations et aux dépenses accessoires, et ce, pour :

 

a)         les immigrants, après leur admission au point d’entrée et avant leur arrivée à destination, ou pendant leur traitement médical en attendant de trouver un emploi,

 

b)        les personnes qui, à un moment ou à un autre, relèvent de l’Immigration ou dont les autorités de l’Immigration s’estiment responsables et qui ont été envoyées par un agent d’immigration autorisé pour qu’elles se soumettent à un examen ou à un traitement,

 

dans le cas où l’immigrant, ou la personne visée, ne peut assumer ces dépenses, imputables aux fonds accordés tous les ans par le Parlement aux Services médicaux de l’immigration du ministère de la Santé et du Bien‑être social.

 

 

B.        La décision du directeur

 

[13]           C’est le directeur, Gestion et contrôle des programmes, Direction générale de la gestion de la santé, qui a statué sur la demande de protection médicale présentée à Citoyenneté et Immigration Canada par l’appelante.

 

[14]           Comme il a été mentionné précédemment, le directeur a rejeté cette demande. Voici sa décision :

 

[traduction]

 

Les services de soins de santé sont fournis par les provinces et les territoires. C’est donc aux autorités provinciales et territoriales – en l’occurrence à la province de l’Ontario – qu’il appartient d’accorder ou de refuser l’accès aux soins de santé.

 

Le Programme fédéral de santé intérimaire fournit une couverture temporaire d’assurance‑maladie aux individus admissibles qui ne sont pas encore couverts par un régime d’assurance‑maladie public ou privé et qui démontrent qu’ils ont besoin d’une aide financière. Les groupes visés sont les suivants :

 

●          demandeurs d’asile;

 

●          réfugiés réinstallés;

 

●          personnes détenues en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR);

 

●          victimes de la traite des personnes (VTIPs).

 

Comme vous ne nous avez pas soumis de renseignements démontrant que votre cliente entre dans l’une de ces catégories, je suis au regret de vous informer que votre demande d’admissibilité au PFSI ne peut être approuvée.

 

Sachez par ailleurs que votre cliente n’a aucune demande active d’immigration auprès de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC).

 

 

C.        La norme de contrôle applicable à la décision du directeur

 

[15]           Comme je l’ai mentionné précédemment, l’appelante a présenté à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire visant la décision du directeur.

 

[16]           La Cour fédérale n’a pas expressément choisi une norme de contrôle dans le cadre de son examen de la décision du directeur. Elle a toutefois conclu, en appliquant en fait la norme de la décision correcte, que l’appelante n’était pas admissible à une protection médicale.

 

[17]           Pour déterminer la norme de contrôle qui s’applique, il faut d’abord apprécier la nature de la décision en cause. Comme je l’ai indiqué au début des présents motifs, le Programme fédéral de santé intérimaire mentionné par le directeur est incorporé dans un décret (C.P. 1957‑11/848) et le décideur est un délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration du Canada. En fait, nous examinons l’interprétation et l’application d’un décret par un délégué du ministre.

 

[18]           La Cour suprême nous a dit que la norme de contrôle sera « habituellement » ou « généralement » celle de la raisonnabilité lorsqu’« un tribunal administratif » interprète « sa propre loi constitutive » ou « une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » : 2008 CSC 9, au paragraphe 54, [2008] 1 R.C.S. 190; Celgene Corp. c. Canada (P.G.), 2011 CSC 1, au paragraphe 34, 327 D.L.R. (4th) 513; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, au paragraphe 26, 328 D.L.R. (4th) 1.

 

[19]           Je suis porté à conclure que la décision du directeur doit faire l’objet de cette déférence « habituelle » ou « générale ». Il existe cependant une grande incertitude à cet égard, à cause de Dunsmuir, des décisions judiciaires antérieures et des circonstances inusitées de la présente affaire :

 

a)         La décision a été rendue par un délégué d’un ministre, pas par un « tribunal administratif » au sens formel. Dans Dunsmuir, la Cour suprême a employé l’expression « tribunal administratif » à cet égard. À mon avis, bien que ceci ne soit pas parfaitement clair, la Cour suprême n’avait pas l’intention, dans Dunsmuir, de limiter cette attitude de déférence aux interprétations effectuées par des tribunaux administratifs officiels. Au cours de son examen de la norme de contrôle, la Cour suprême a employé les expressions « tribunal administratif », « décideur », « exercice de l’autorité publique » et « organisme administratif » : Dunsmuir, précité, aux paragraphes 28, 29, 31, 33, 41, 47 à 50, 52, 54 à 56 et 59. Elle semble avoir employé ces expressions de façon interchangeable et, dans l’ensemble, celles‑ci sont suffisamment larges pour désigner le délégué d’un ministre comme le directeur.

 

b)         Dans un arrêt relativement récent mais antérieur à Dunsmuir, la Cour suprême n’a pas fait montre de déférence à l’égard de l’interprétation donnée par le délégué d’un ministre à une loi qui était étroitement liée à son mandat : Hilewitz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, [2005] 2 R.C.S. 706 (concernant l’appréciation effectuée par un agent des visas sous le régime du sous‑alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2); voir aussi Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Patel, 2011 CAF 187, et les décisions mentionnées au paragraphe 27 de cet arrêt. Cette approche est certainement conforme à la manière dont nous abordons actuellement les décisions prises par certains autres délégués d’un ministre. Dans le contexte de l’impôt sur le revenu par exemple, les répartiteurs, qui sont des délégués du ministre, connaissent très bien la Loi de l’impôt sur le revenu. On pourrait penser que l’analyse normale de la norme de contrôle exigée par le droit administratif s’appliquerait aux appels des décisions de ces administrateurs, et qu’on doive donc faire montre d’une certaine déférence à l’égard de leur interprétation de la loi : voir, par exemple, Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, et Dunsmuir, précité, au paragraphe 54. Ce n’est toutefois pas le cas. Notre Cour et la Cour canadienne de l’impôt, qui instruit les appels relatifs aux cotisations d’impôt sur le revenu, ne font preuve d’aucune déférence à l’égard de l’interprétation donnée à une disposition législative par un délégué du ministre.

 

c)         Dans Dunsmuir, la Cour suprême a parlé de déférence à l’égard de l’interprétation de certains types de « lois ». Voulait‑elle limiter l’application du principe aux « lois »? Il semble qu’aucune raison de principe ne justifie une telle limitation. La déférence s’applique aussi probablement aux interprétations d’autres types de textes de loi, comme le décret en l’espèce.

 

d)         Le titre du directeur semble indiquer qu’il administre des programmes comme celui en cause en l’espèce, et l’on pourrait donc considérer qu’il interprète ce que la Cour a décrit dans Dunsmuir comme une « loi étroitement liée à son mandat », de sorte qu’il faudrait faire preuve de déférence à l’égard de sa décision. Or, il n’y a aucune preuve dans le dossier sur le sujet, et on ne peut pas s’attendre à ce qu’il en soit autrement étant donné le dossier présenté dans le cadre d’un contrôle judiciaire est peu volumineux.

 

e)         La Cour suprême a dit dans Dunsmuir que l’attitude de déférence envers l’interprétation des lois faite par les tribunaux administratifs s’applique seulement « habituellement ». Cette restriction vise‑t‑elle les situations mentionnées dans Dunsmuir dans lesquelles la norme de la décision correcte s’applique? Peut‑être que non, étant donné qu’il n’est pas question de l’interprétation d’une loi dans une grande partie de ces situations. Cette restriction vise‑t‑elle des situations qui n’ont pas encore été définies? Nous ne le savons tout simplement pas.

 

f)         En l’espèce, le directeur ne s’est pas livré à une véritable interprétation du décret. Il a simplement interprété et appliqué une politique administrative adoptée en application de ce décret. Cela signifie‑t‑il que la norme de la décision correcte s’applique à sa décision? Je n’en suis pas si sûr. Il y a dans Dunsmuir des déclarations qui permettent de croire que l’omission de la part du directeur d’interpréter le décret n’a aucune importance. À deux reprises dans Dunsmuir, la Cour suprême laisse entendre que nous devons, lorsque nous apprécions le bien‑fondé d’une décision selon la norme de la raisonnabilité, examiner l’issue de l’affaire et pas nécessairement si les motifs énoncés par le décideur sont convaincants. La Cour suprême indique, au paragraphe 47, que nous devons nous demander si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » et, au paragraphe 48, qu’une décision administrative peut être étayée par des motifs « qui pourraient [avoir été] donnés » [non souligné dans l’original].

 

g)         Je ne suis pas le seul à avoir des doutes sur cette question. Notre Cour a récemment traité de Dunsmuir et de la norme de contrôle qui devrait s’appliquer à l’interprétation donnée à une loi par le gouverneur en conseil. Elle a conclu que le droit sur la question n’est pas clair : Global Wireless Management Corp. c. Public Mobile Inc., 2011 CAF 194, au paragraphe 35.

 

[20]           Heureusement, il n’est pas nécessaire, compte tenu des faits en l’espèce, que je décide si la norme de contrôle applicable est la norme de la décision correcte ou la norme déférente de la raisonnabilité. Peu importe la norme de contrôle, la décision du directeur est acceptable : comme le directeur l’a conclu, l’appelante n’avait pas droit à une protection médicale.

 

D.        Les conclusions de la Cour fédérale concernant la décision du directeur

 

[21]           La Cour fédérale a conclu que le directeur a entravé son pouvoir discrétionnaire en suivant une directive du ministère au lieu d’interpréter le libellé du décret. Selon elle, le directeur avait le droit de lire et de prendre en compte la directive, mais il aurait dû interpréter le libellé du décret, lequel régissait son pouvoir discrétionnaire.

 

[22]           La Cour fédérale a toutefois considéré que cette erreur ne tirait pas à conséquence : si le directeur avait pris le décret en considération, il aurait dû conclure que l’appelante n’avait pas droit à une protection. La décision du directeur pouvait donc être maintenue.

 

[23]           Aux fins du présent appel, la Cour fédérale a conclu que l’appelante était inadmissible à une protection médicale en application du décret.

 

E.        L’examen de la décision de la Cour fédérale selon laquelle l’appelante était inadmissible à une protection médicale en application du décret

 

(1)        Introduction et aperçu

 

[24]           À mon avis, la conclusion de la Cour fédérale est correcte : l’appelante était inadmissible à une protection médicale en application du décret.

 

[25]           Pour parvenir à cette conclusion, la Cour fédérale s’est fondée sur le sens ordinaire des termes employés dans le décret. Elle a examiné l’historique du décret afin de voir si certains de ces termes avaient un sens particulier.

 

[26]           La Cour fédérale a aussi accordé une attention particulière aux raisons données par le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social pour justifier le décret en 1957 : voir les motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 44. Je partage l’opinion de la Cour fédérale selon laquelle la justification du ministre était un élément important pour savoir quelle portée le décret devait avoir. La Cour fédérale a eu raison de lui accorder une importance particulière.

 

[27]           Le ministre a expliqué les raisons justifiant le décret dans les termes suivants :

 

[traduction]

ATTENDU QU’à l’occasion, des personnes reçoivent des soins médicaux ou sont hospitalisées à un moment où on estime qu’elles relèvent de la compétence des autorités de l’Immigration mais avant qu’on puisse se prononcer de façon satisfaisante sur leur statut d’immigrant au sens de la Loi sur l’immigration et qu’en raison de l’urgence de leur affection incapacitante, on ne peut reporter les traitements de façon prudente en attendant que leur statut exact ait été déterminé de façon définitive;

 

ATTENDU QUE, dans d’autres cas, des personnes qui ne répondent pas à la définition d’immigrants et qui relèvent temporairement de la compétence des autorités de l’Immigration ont un besoin urgent de soins médicaux ou d’être hospitalisées et qu’il n’est par ailleurs pas humainement possible de reporter l’intervention médicale tant qu’on ne pourra déterminer si ce sont ces personnes ou des tiers qui doivent se charger financièrement du coût de cette intervention;

 

ATTENDU QUE l’on considère qu’il est dans l’intérêt public et qu’il est nécessaire pour le maintien de bonnes relations publiques entre les deux ministères fédéraux concernés et le grand nombre de personnes, de sociétés et d’agences qui travaillent en étroite collaboration avec ces ministères dans le cadre habituel des activités de l’Immigration, que l’autorisation actuelle, qui est restrictive, en raison de la portée du terme « immigrant » et des conditions relatives aux « délais » qui sont appliquées, soit modifiée de manière à permettre au ministère de la Santé nationale et du Bien‑être social de fournir l’assistance médicale nécessaire en pareils cas;

 

ATTENDU QUE les deux ministères s’engagent à exercer ce pouvoir de manière à l’utiliser uniquement dans les cas où cette solution est celle qui est la meilleure dans l’intérêt public et seulement lorsque des considérations humanitaires les obligent plus ou moins à accepter cette responsabilité […]

 

 

[28]           La Cour fédérale a tiré la conclusion générale suivante (au paragraphe 51) :

 

Lorsqu’on l’interprète correctement, le décret C.P. 157‑11/848 ne s’applique pas à la demanderesse, qui n’est pas admissible au [Programme]. La demanderesse n’est pas une « immigrante » puisqu’elle ne demande pas la résidence permanente au Canada. Elle ne relève pas non plus temporairement de la compétence des autorités de l’Immigration, et n’entre pas dans une des catégories étroites et nettement délimitées de personnes dont les autorités de l’Immigration s’estiment responsables.

 

 

[29]           Je souscris à l’idée générale de cette conclusion, mais j’aimerais l’étoffer et la clarifier un peu parce que les parties pourraient considérer, dans d’autres affaires, que ce passage a pour effet de faire en sorte que la protection médicale accordée par le décret est plus étendue que ce que son libellé devrait permettre.

 

[30]           Comme le texte reproduit au paragraphe 12 ci‑dessus le montre, le décret comporte deux alinéas – a) et b) – qui énoncent des critères d’admissibilité. En plus de satisfaire à l’un de ces critères, il faut que le demandeur [traduction] « ne [puisse pas] assumer [les] dépenses [médicales] ».

 

(2)        L’alinéa a) du décret

 

[31]           L’alinéa a) du décret prévoit :

 

[traduction]

a)         les immigrants, après leur admission au point d’entrée et avant leur arrivée à destination, ou pendant leur traitement médical en attendant de trouver un emploi […]

 

[32]           Le décret ne définit pas le terme « immigrant ». Ce terme était cependant défini à l’alinéa 2i) de la Loi sur l’immigration, S.C. 1952, ch. 42, dans les termes suivants : « une personne qui cherche à être admise au Canada en vue d’une résidence permanente ».

 

[33]           Les définitions contenues dans une loi s’appliquent aux décrets pris en application de celle‑ci : Loi d’interprétation, S.R.C. 1952, ch. 158, article 38. Il ne ressort pas clairement du décret que celui‑ci a été pris en application de la Loi sur l’immigration, mais, à mon avis, la définition d’« immigrant » dans la Loi sur l’immigration éclaire le sens de ce terme dans le décret étant donné que son objet est lié à l’immigration. Je souligne également que, lorsqu’il a expliqué les raisons justifiant le décret et décrit la portée prévue de celle‑ci, le ministre de la Santé et du Bien‑être social a parlé d’[traduction] « immigrant tel que défini », ce qui signifie « immigrant » au sens de la Loi sur l’immigration de l’époque : voir le paragraphe 27, ci‑dessus.

 

[34]           À mon avis, seules les personnes qui cherchent à être admises au Canada en vue d’une résidence permanente le jour de leur entrée au Canada ou précédemment sont visées à l’alinéa a). Cette disposition emploie le terme « immigrant », lequel désigne « une personne qui cherche à être admise au Canada en vue d’une résidence permanente », et son libellé indique expressément que la personne qui sollicite la résidence permanente au Canada doit remplir l’une des deux conditions suivantes :

 

(i)                 elle a été [traduction] « admi[se] au point d’entrée », mais n’est pas [traduction] « arrivée à destination », c.-à-d.. qu’elle est en transit entre le point d’entrée et sa destination;

 

(ii)               elle reçoit du [traduction] « traitement médical en attendant de trouver un emploi ». Si on interprète le décret de manière raisonnable, on peut dire que [traduction] « leur traitement médical » sont donnés à la demande des autorités de l’Immigration qui ont rencontré la personne à son arrivée au Canada. À mon avis, il s’agit d’une interprétation raisonnable compte tenu de l’historique du décret, que la Cour fédérale a rappelé aux paragraphes 30 à 37 et qui montre que le Programme a toujours été destiné aux personnes entrant au Canada pour la première fois, et non à celles se trouvant déjà au Canada.

 

[35]           L’appelante ne remplit aucune de ces conditions. Elle n’a pas été admise au Canada à titre de personne qui demande la résidence permanente. Elle n’était pas en transit entre un point d’entrée et sa destination. Le [traduction] « traitement médical » qu’elle recevait « en attendant de trouver un emploi » n’ont pas été donnés à la demande des autorités de l’Immigration. L’appelante était simplement une visiteuse qui a décidé de rester au Canada, contrairement aux lois canadiennes en matière d’immigration.

 

(3)        L’alinéa b) du décret

 

[36]           L’alinéa b) du décret prévoit :

 

[traduction]

b)         les personnes qui, à un moment ou à un autre, relèvent de l’Immigration ou dont les autorités de l’Immigration s’estiment responsables et qui ont été envoyées par un agent d’immigration autorisé pour qu’elles se soumettent à un examen ou à un traitement […]

 

[37]           L’alinéa b) vise une personne et non un immigrant comme l’alinéa a). Il ne s’applique donc pas seulement aux personnes qui sollicitent la résidence permanente au Canada.

 

[38]           L’alinéa b) exige notamment que la personne [traduction] « relèv[e] de l’Immigration » ou soit une personne [traduction] « dont les autorités de l’Immigration s’estiment responsables ».

 

[39]           Aux paragraphes 46 à 50 de ses motifs, la Cour fédérale a interprété ces conditions à la lumière du sens ordinaire des termes utilisés et des raisons données par le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social pour justifier le décret en 1957, dont des extraits sont reproduits au paragraphe 27 ci‑dessus. La Cour fédérale a statué (au paragraphe 49) que les personnes qui [traduction] « relèvent de l’Immigration » sont :

 

[…] celles qui transitent par un point d’entrée et qui relèvent donc de la compétence des autorités de l’Immigration, celles dont le statut au Canada est à l’examen par les autorités de l’Immigration et celles qui sont détenues par les autorités de l’Immigration. Font partie des personnes qui relèvent temporairement de la compétence des autorités de l’Immigration les demandeurs d’asile […]

 

 

Je souscris à cette conclusion et aux motifs donnés à l’appui par la Cour fédérale (aux paragraphes 46 à 50).

 

[40]           Cependant, par souci de précision, le passage « celles dont le statut au Canada est à l’examen par les autorités de l’Immigration » doit inclure les personnes qui sollicitent ce statut avant leur entrée au Canada ou au moment de celle‑ci. Il est impossible que l’on ait voulu que le Programme assume les frais médicaux des personnes qui entrent au Canada en qualité de visiteur, qui décident de rester illégalement ici et qui, après avoir vécu illégalement au Canada pendant presque une décennie, décident soudainement d’essayer de régulariser leur statut en matière d’immigration. Accorder une protection à ces personnes irait à l’encontre de l’objet du décret, de son historique et des raisons données par le ministre pour le prendre.

 

[41]           L’alinéa b) prévoit une autre exigence : [traduction] « qui ont été envoyées par un agent d’immigration autorisé pour qu’elles se soumettent à un examen ou à un traitement ». Cette exigence s’applique‑t‑elle seulement aux personnes qui [traduction] « qui ont été envoyées par un agent d’immigration autorisé pour qu’elles se soumettent à un examen ou à un traitement »? Ou s’applique‑t‑elle aussi aux personnes qui [traduction] « relèvent de l’Immigration »?

 

[42]           À mon avis, l’interprétation correcte est la deuxième : toutes les personnes admissibles en vertu de l’alinéa b) doivent avoir été [traduction] « envoyées par un agent d’immigration autorisé pour qu’elles se soumettent à un examen ou à un traitement ».

 

[43]           Cette interprétation est étayée par les raisons données par le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social pour prendre le décret en 1957 : voir le paragraphe 27, ci‑dessus.

 

[44]           Enfin, il faut se rappeler que, lorsque le décret a été pris en 1957, il n’y avait pas un régime de soins de santé administré par l’État au Canada. Les Canadiens devaient payer leurs soins de santé ou souscrire des assurances à cette fin. Compte tenu de ce contexte historique, il n’est pas logique que toutes les personnes qui [traduction] « relèvent de l’Immigration » bénéficient d’une protection médicale d’urgence aux frais de l’État, même si elles n’ont pas été expressément [traduction] « envoyées par un agent d’immigration autorisé pour qu’elles se soumettent à un examen ou à un traitement ». J’ajouterais que la Cour ne dispose d’aucune preuve permettant de croire que l’alinéa b) a déjà été interprété de cette façon.

 

[45]           Compte tenu de cette interprétation, l’appelante n’est pas admissible suivant l’alinéa b). À son arrivée au Canada, elle n’a pas revendiqué un autre statut que celui de visiteuse et les autorités de l’Immigration n’étudiaient pas un autre statut. Elle n’était pas détenue par les autorités de l’Immigration et elle n’a pas demandé l’asile. Elle n’a jamais été [traduction] « envoyé[e] par un agent d’immigration autorisé pour qu’ell[e] se soumett[e] à un examen ou à un traitement ». Les autorités de l’Immigration ne se sont jamais [traduction] « estim[ées] responsables » d’elle. L’appelante était seulement une visiteuse qui a décidé de rester au Canada, contrairement aux lois canadiennes en matière d’immigration.

 

[46]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’appelante était inadmissible à une protection médicale en vertu du décret. Par conséquent, le directeur a eu raison de lui refuser cette protection et la Cour fédérale, de confirmer cette décision.

 

F.         Les droits garantis à l’appelante par les articles 7 et 15 de la Charte ont‑ils été violés?

 

(1)        Une observation préliminaire

 

[47]           L’appelante a soulevé les questions constitutionnelles la première fois dans sa demande de contrôle judiciaire adressée à la Cour fédérale, à qui elle a présenté sa preuve à cet égard. Elle n’avait pas soulevé ces questions ni produit une preuve à ce sujet devant le directeur.

 

[48]           Il s’agit parfois d’un vice irréparable qui empêche la cour de révision d’examiner la question constitutionnelle dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson; Casimir c. Québec (Procureur général); Zorrilla c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 16, aux paragraphes 38 à 40, [2005] 1 R.C.S. 257.

 

[49]           En l’espèce cependant, l’objection ne serait pas fondée si le directeur n’avait pas la compétence voulue pour trancher les questions constitutionnelles : Okwuobi, précité, aux paragraphes 28 à 34 et 38; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504. Dans ce cas, les questions constitutionnelles devraient être soumises en premier lieu à la Cour fédérale.

 

[50]           La question n’a pas été soulevée devant nous et, vu ma décision finale sur les questions constitutionnelles, il n’est pas nécessaire que je décide si l’objection est recevable en l’espèce.

 

(2)        La norme de contrôle

 

[51]           Quelle norme de contrôle s’applique à la décision de la Cour fédérale relative aux questions constitutionnelles? Comme le directeur n’a pas examiné ces questions, nous devons avoir recours au droit régissant les normes de contrôle applicables en appel, et non aux normes de contrôle prévues par le droit administratif.

 

[52]           Selon la règle qui s’applique habituellement en appel, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique aux pures questions de droit ou aux questions mixtes de fait et de droit lorsque le droit prédomine ou est « isolable ». La norme exige cependant une erreur manifeste et dominante dans le cas des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit qui sont de nature principalement factuelle. Voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; H.L. c. Canada (P.G.), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401.

 

[53]           La Cour suprême a dans certains cas affirmé que la norme de contrôle applicable en appel dans les affaires constitutionnelles est la norme de la décision correcte et utilisé des termes qui permettent de penser qu’il ne faut faire preuve d’aucune déférence en matière constitutionnelle, ni à l’égard d’une question de fait, ni à l’égard d’une question de droit : voir, par exemple, Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, au paragraphe 36, [2003] 3 R.C.S. 3 (« [c]ependant, la déférence s’arrête là où commencent les droits constitutionnels que les tribunaux sont chargés de protéger »).

 

[54]           Je ne pense pas que cela signifie qu’une cour d’appel peut facilement modifier les conclusions de fait et l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui sont largement imprégnés des faits. La Cour suprême a rendu de nombreux arrêts qui confirment que la déférence à cet égard est encore justifiée : voir, par exemple, Lake c. Canada (Ministre de la Justice), [2008] 1 R.C.S. 761, au paragraphe 34, 2008 CSC 23; R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, aux paragraphes 44 et 45, 2003 CSC 30; R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, au paragraphe 68; R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, aux paragraphes 188 et 189.

 

[55]           En d’autres termes, les normes de contrôle applicables habituellement en appel qui ont été examinées dans Housen et dans H.L. s’appliquent dans les affaires constitutionnelles. En pratique cependant, il est raisonnable de dire que la norme de la décision correcte s’applique probablement plus souvent dans les appels en matière constitutionnelle en raison de la centralité des questions de droit qui y sont soulevées et du fait que les questions de droit constitutionnel peuvent souvent être isolées des questions mixtes de fait et de droit qui se posent.

 

(3)        L’article 7 de la Charte

 

[56]           Comme elle l’a fait devant la Cour fédérale, l’appelante prétend devant notre Cour que le fait qu’elle est exclue de la protection médicale prévue par le décret porte atteinte au droit à la vie et à la sécurité de sa personne qui lui est garanti à l’article 7 et à son droit de ne pas en être privée, si ce n’est en conformité avec les principes de justice fondamentale.

 

            (a)        Le droit à la vie et à la sécurité de sa personne

 

[57]           La Cour fédérale a conclu que le droit de l’appelante à la vie et à la sécurité de sa personne, qui est garanti à l’article 7 de la Charte, avait été violé (au paragraphe 91) :

 

Il ressort de la preuve dont dispose la Cour que [l’appelante] a subi des retards excessifs avant de recevoir des soins médicaux, en plus d’éprouver un stress psychologique aigu parce qu’elle ignorait si elle recevrait ou non les soins médicaux dont elle a besoin. Mais surtout, le dossier soumis à la Cour démontre que l’exclusion de la demanderesse [de la protection prévue par le décret] l’a exposée à une menace à sa vie, en plus d’entraîner des conséquences négatives à long terme, voire irréversibles, sur sa santé. […] À mon avis, la demanderesse a démontré que son exclusion du [décret] s’est traduite par une négation de son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne.

 

 

[58]           Cette conclusion peut être contestée pour deux motifs. Je rejetterais le premier, mais j’accueillerais le deuxième.

 

‑ I ‑

 

[59]           En premier lieu, l’intimé conteste la conclusion de fait de la Cour fédérale selon laquelle l’appelante a subi des retards et a été exposée à des menaces. Se fondant sur les faits, l’intimé fait valoir que l’appelante a pu être admise à l’hôpital à plus d’une reprise et obtenir les interventions chirurgicales dont elle avait besoin; en outre, un médecin de famille et un certain nombre de spécialistes se sont occupés d’elle activement. L’intimé ajoute qu’en Ontario, où habite l’appelante, les hôpitaux ne peuvent jamais refuser de fournir des soins médicaux d’urgence si la vie de la personne concernée serait en danger faute de soins : Loi sur les hôpitaux publics, L.R.O. 1990, ch. P.40. En conséquence, l’intimé soutient que l’appelante n’a pas démontré qu’il avait été porté gravement atteinte à son droit à la vie ou à la sécurité de sa personne, qui est garanti à l’article 7 de la Charte.

 

[60]           Les prétentions de l’intimé sont renforcées par la proposition juridique selon laquelle les conséquences sur les droits garantis par l’article 7 doivent être plus que négligeables, elles doivent être sérieuses : Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, au paragraphe 123, [2005] 1 R.C.S. 791; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, aux pages 56 et 173; Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, au paragraphe 60.

 

[61]           Compte tenu de la norme de contrôle applicable, je ne suis pas disposé à modifier la conclusion de fait de la Cour fédérale selon laquelle l’appelante a été exposée à une menace sérieuse à sa vie et à sa santé, une menace suffisamment importante pour entraîner une violation de son droit à la vie et à la sécurité de sa personne. Cette conclusion est étayée par la preuve.

 

[62]           Aux paragraphes 6 à 13, la Cour fédérale a passé en revue l’état de santé de l’appelante depuis son arrivée au Canada. L’appelante n’a eu besoin que de soins médicaux mineurs avant 2006. Elle a par contre eu besoin de beaucoup plus de soins par la suite car sa santé s’est détériorée. Elle a des fibromes utérins et souffre notamment d’une hypertension non maîtrisée, d’un syndrome néphrotique, d’un diabète mal contrôlé, d’une embolie pulmonaire, de mobilité réduite, d’essoufflement à l’effort, d’hyperlipidémie et d’anxiété.

 

[63]           La Cour fédérale a passé en revue les services médicaux que l’appelante a reçus ainsi que les médicaments qu’elle a pris (aux paragraphes 6 à 9). Avant 2006, l’appelante était en mesure de travailler. Elle a gagné suffisamment d’argent pour payer les soins médicaux mineurs et les médicaments dont elle avait besoin. Après 2006, elle n’avait pas les moyens de payer ses soins médicaux, mais elle a encore été en mesure d’obtenir certains soins. La preuve révèle qu’elle a obtenu de l’assistance médicale à un centre de santé communautaire. En 2008, elle s’est fait enlever des fibromes utérins par intervention chirurgicale au Humber River Regional Hospital. Elle a reçu une facture pour cette intervention, mais elle a été incapable de la payer. Plus tard en 2008, elle a été hospitalisée pendant dix jours au St. Michael’s Hospital pour une hypertension non maîtrisée. En 2009, elle a passé huit jours dans cet hôpital au cours desquels on a découvert qu’elle souffrait d’une embolie pulmonaire. Elle a été incapable de payer le médicament qui lui avait été prescrit, mais l’hôpital lui a fourni l’approvisionnement nécessaire.

 

[64]           La preuve présentée à la Cour fédérale semblait indiquer que l’appelante n’avait pas eu un accès complet à des services de santé et à des médicaments. Avant de se faire enlever ses fibromes utérins au Humber River Regional Hospital en 2006, le Women’s College Hospital avait refusé de la traiter parce qu’elle n’avait pas d’assurance médicale et qu’elle n’avait pas les moyens de payer l’intervention. Pendant qu’elle était hospitalisée au St. Michael’s Hospital en 2008, elle n’a pas pu subir un examen servant à déterminer la cause du syndrome néphrotique parce qu’elle n’était pas en mesure de payer le traitement et les médicaments qui pourraient être nécessaires en cas de complications.

 

[65]           La Cour fédérale disposait également d’une preuve médicale d’expert. Dans l’ensemble, cette preuve, qui a été admise par la Cour fédérale, laissait entendre que (au paragraphe 91) :

 

[traduction] [s]i, à l’avenir, [l’appelante] ne recevait pas en temps opportun les soins et les médicaments nécessaires, elle courrait un risque très élevé de mort immédiate (en raison de coagulums et d’une éventuelle embolie pulmonaire), de graves complications à moyen terme (telles qu’une insuffisance rénale, et la dialyse dont elle aurait ensuite besoin) ainsi que d’autres complications à long terme découlant de son diabète mal contrôlé et de son hypertension (telles que la cécité, des ulcères diabétiques du pied, l’amputation des jambes, une crise cardiaque ou un accident vasculaire cérébral).

 

 

[66]           Compte tenu de cette preuve et de la norme déférente de contrôle qui doit être appliquée aux conclusions de fait de la Cour fédérale, je rejetterais la prétention de l’intimé selon laquelle la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l’appelante avait été exposée à des risques graves pour la santé.

‑ II ‑

 

[67]           Comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour fédérale a conclu, sur la foi de la preuve, que le décret exposait l’appelante à une menace. Cela est exact dans la mesure où, si le décret avait une portée plus large et avait permis à l’appelante d’obtenir tous les traitements et les médicaments dont elle avait besoin, tous les risques auraient été évités. Or, cela n’est pas suffisant, en droit, pour démontrer que le décret a porté atteinte au droit de l’appelante à la vie et à la sécurité de sa personne.

 

[68]           Il incombe à l’appelante de démontrer que le défaut du décret de lui accorder une protection médicale est la cause véritable de l’atteinte à son droit à la vie et à la sécurité de sa personne garanti à l’article 7 de la Charte : TrueHope Nutritional Support Limited c. Canada (P.G.), 2011 CAF 114, au paragraphe 11.

 

[69]           La fourniture d’une protection publique en matière de santé et la réglementation de l’accès à celle‑ci relèvent principalement des provinces et des territoires, le gouvernement fédéral jouant un rôle en matière de financement, de fixation des normes en vertu de la Loi canadienne sur la santé, L.R.C. 1985, ch. C‑6, et, à l’occasion, de réglementation de questions précises en vertu de son pouvoir dans le domaine du droit pénal : Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457.

 

[70]           S’il y a une cause véritable aux difficultés de l’appelante, c’est le fait que, bien qu’elle obtienne des traitements en vertu du droit provincial (voir le paragraphe 59 ci‑dessus), ce droit ne lui permet pas d’obtenir tous les soins médicaux dont elle a besoin.

 

[71]           L’appelante a essayé d’obtenir une protection dans le cadre du Régime d’assurance‑maladie de l’Ontario. La province a rejeté sa demande parce que, comme elle est au Canada contrairement aux lois canadiennes en matière d’immigration, l’appelante n’est pas une « résidente » de l’Ontario au sens de l’article 1.4 du R.R.O. 1990, règlement 552, pris en application de la Loi sur l’assurance‑santé, L.R.O. 1990, ch. H.6. L’appelante n’a pas demandé le contrôle judiciaire de cette décision et n’a pas fait valoir que les conditions d’admissibilité définies par l’Ontario portaient atteinte à ses droits garantis aux articles 7 et 15 de la Charte. Elle n’a pas contesté non plus la Loi sur les hôpitaux publics, précitée, ni prétendu que celle‑ci avait une portée trop limitative sur le plan constitutionnel ou qu’elle était trop restrictive. Selon le dossier, l’appelante n’a pas essayé d’invoquer l’article 7 ou 9 de la Charte à l’encontre de la législation provinciale qui limite son accès aux soins de santé.

 

[72]           En outre, et c’est le plus important, l’appelante, par sa propre conduite – et non le gouvernement fédéral par son décret – a mis en danger sa vie et sa santé. Elle est entrée au Canada en qualité de visiteuse. Elle est restée illégalement au Canada pendant de nombreuses années. Si elle avait agi légalement et avait obtenu un statut légal en matière d’immigration au Canada, elle aurait eu accès au Régime d’assurance‑maladie de l’Ontario : voir l’article 1.4 du règlement 552, précité.

 

[73]           À mon avis, l’appelante ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer que le décret est la cause véritable de la violation de son droit à la vie et à la sécurité de sa personne, qui est garanti à l’article 7 de la Charte.

 

(b)       Les principes de justice fondamentale

 

[74]           Même si l’appelante avait démontré que le décret était la cause véritable de l’atteinte à son droit à la vie et à la sécurité de sa personne, elle aurait dû établir que cette atteinte était contraire aux principes de justice fondamentale. Or, elle ne l’a pas non plus fait.

 

[75]           L’appelante soutient au paragraphe 34 de son mémoire des faits et du droit que [traduction] « [l]es gouvernements ne devraient jamais refuser l’accès à des soins de santé vitaux dans le but de décourager des activités indésirables ou illégales, notamment aux personnes qui sont entrées ou sont restées dans un pays sans statut légal ou documenté ». Elle ajoute que [traduction] « [c]e principe est fondamental pour la pratique judiciaire et législative au Canada ».

 

[76]           Au soutien de sa prétention, l’appelante affirme que les principes de justice fondamentale visés à l’article 7 de la Charte exigent de nos gouvernements qu’ils donnent accès à des soins de santé à quiconque se trouve sur leur territoire et que cet accès ne peut être refusé, même aux personnes qui contreviennent à nos lois en matière d’immigration, et même si nous souhaitons dissuader les violations de ces lois. Je rejette ces affirmations. Un tel principe ne fait pas partie de notre droit ou de notre pratique, et n’en a jamais fait partie.

 

[77]           La Charte ne confère aucun droit constitutionnel distinct à des soins de santé : Chaoulli, précité, au paragraphe 104 (la juge en chef McLachlin et le juge Major).

 

[78]           D’autres décisions récentes confirment que la Charte ne confère pas un droit constitutionnel distinct à des soins de santé. Dans ces affaires, les tribunaux ont rejeté des demandes présentées en vertu de la Charte afin d’obtenir des fonds de l’État ou une aide financière pour des traitements nécessaires : Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (P.G.), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657; Ali c. Canada, 2008 CAF 190; Wynberg c. Ontario (2006), 82 O.R. (3d) 561 (C.A.); Eliopoulos c. Ontario (2006), 82 O.R. (3d) 321 (C.A.); Flora c. Ontario Health Insurance Plan, 2008 ONCA 538, (2008), 91 O.R. (3d) 412 (C.A.).

 

[79]           Les déclarations suivantes du juge Linden, de notre Cour, sont pertinentes en l’espèce :

 

Les appelants cherchent essentiellement à élargir la portée de l’article 97 de manière à créer un nouveau droit de la personne qui permettrait d’exiger des soins de santé minimum […] [L]a loi ne va pas aussi loin au Canada […] [L]a Cour suprême du Canada n’envisagerait probablement pas l’existence d’un droit distinct à des soins de santé pour tout ressortissant étranger […]

 

 

(Covarrubias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365, au paragraphe 36, [2007] 3 R.C.F. 169).

 

[80]           Ces déclarations judiciaires semblent indiquer que le principe formulé par l’appelante ne peut être considéré comme un principe de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte. Il ne s’agit pas d’un « principe juridique » qui est « primordial ou fondamental de ce principe dans la notion de justice pénale au sein de notre société », ni d’« un consensus sur le fait que cette règle ou ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice » : R. c. Malmo‑Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, aux paragraphes 112 et 113, [2003] 3 R.C.S. 571; R. c. D.B., 2008 CSC 25, au paragraphe 46, [2008] 2 R.C.S. 3; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, au paragraphe 23, [2010] 1 R.C.S. 44.

 

[81]           L’appelante invoque d’autres principes de justice fondamentale qui seraient visés à l’article 7. Elle soutient que son inadmissibilité à une protection médicale sous le régime du décret est arbitraire. Elle affirme à juste titre que la Cour suprême a reconnu qu’une règle de droit arbitraire – une règle de droit qui « n’a aucun lien ou est incompatible avec l’objectif » qu’elle vise – sera contraire aux principes de justice fondamentale : A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), 2009 CSC 30, au paragraphe 103, [2009] 2 R.C.S. 181; Chaoulli, précité, au paragraphe 104 (la juge en chef McLachlin et le juge Major), et Malmo‑Levine, précité, au paragraphe 135.

 

[82]           Le décret n’est cependant pas arbitraire. Il a un lien avec l’objectif visé et est compatible avec celui‑ci. Comme l’analyse effectuée aux paragraphes 31 à 46 ci‑dessus le montre, le décret vise de manière générale à fournir une aide d’urgence temporaire aux personnes qui entrent légalement au Canada et qui relèvent des autorités de l’Immigration ou dont celles‑ci s’estiment responsables. Le décret ne vise pas à conférer une protection médicale permanente à toutes les personnes qui entrent au Canada et qui y restent, légalement ou non.

 

[83]           À cet égard, je suis d’accord avec la Cour fédérale et je fais miens les propos suivants (au paragraphe 94) :

 

Je n’accepte pas l’argument de la demanderesse suivant lequel le fait qu’elle ne peut recevoir de soins de santé va à l’encontre des principes de justice fondamentale pour la simple raison que ce refus est arbitraire. Je ne vois rien d’arbitraire dans le fait de refuser de financer des soins de santé aux personnes qui ont choisi d’entrer au Canada et d’y demeurer illégalement. Accorder pareille protection à de tels individus ferait du Canada un refuge pour tous ceux qui ont besoin de soins et de services médicaux. Il n’y a rien de fondamentalement injuste dans le fait de refuser de créer pareille situation.

 

 

[84]           L’appelante soutient également que le décret viole les principes de justice fondamentale parce qu’il est d’une imprécision inacceptable, en ce sens qu’il est inintelligible et impossible à interpréter. La norme à cet égard est très élevée, de sorte que cet argument n’est accueilli que dans des cas extrêmement rares : R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031.

 

[85]           L’appelante n’a pas réussi à satisfaire à cette norme très élevée. Comme l’indiquent les paragraphes 31 à 46 ci‑dessus, le décret peut être interprété et un sens clair peut en être tiré.

 

[86]           Enfin, l’appelante soutient que les principes de justice fondamentale doivent aussi tenir compte des obligations imposées au Canada par diverses sources du droit international en matière de droits de la personne, comme le droit à la vie prévu à l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le droit à la santé prévu à l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et à l’article 5 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

 

[87]           Me fondant sur le paragraphe 23 de Khadr, précité, je reconnais que, dans les cas appropriés, les tribunaux peuvent s’inspirer de ces sources lorsqu’ils doivent définir la teneur précise de certains principes de justice fondamentale visés à l’article 7. En l’espèce cependant, nous ne sommes pas à l’étape où nous devons définir la teneur d’un principe de justice fondamentale. Nous ne sommes même pas au premier but. L’appelante n’a pas invoqué un principe qui satisfait aux critères énoncés dans Malmo‑Levine, précité, et dans D.B., précité, et qui constituerait ainsi un principe de justice fondamentale visé à l’article 7 de la Charte. 

 

[88]           En conséquence, je conclus que le droit garanti à l’appelante par l’article 7 n’a pas été violé.

 

(4)        L’article 15 de la Charte

 

            (a)        Les principes généraux

 

[89]           Nous devons appliquer un critère à deux volets lorsque nous apprécions une demande fondée sur le paragraphe 15(1) : (1) La loi crée‑t‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? (2) La distinction crée‑t‑elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, au paragraphe 30; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, au paragraphe 17, [2008] 2 R.C.S. 483.

 

[90]           Le premier volet indique que toute distinction n’est pas en soi contraire au paragraphe 15(1) de la Charte : Withler, précité, au paragraphe 31; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, au paragraphe 188, [2009] 1 R.C.S. 222. Le paragraphe 15(1) ne vise que les distinctions fondées sur un motif qui y est énuméré ou sur un motif analogue.

 

[91]           Le deuxième volet nous indique que le paragraphe 15(1) ne concerne pas les différences de traitement, mais la discrimination. Aussi, un demandeur doit, pour avoir gain de cause, démontrer que l’effet de la loi est discriminatoire : Withler, précité, au paragraphe 31; Andrews, précité, à la page 182; Bande indienne d’Ermineskin, précité, au paragraphe 188; Kapp, précité, au paragraphe 28.

 

[92]           La discrimination a été décrite dans les termes suivants :

 

[…] une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.

 

 

(Andrews, précité, aux pages 174 et 175)

 

 

            (b)       L’application des principes à la présente affaire

 

[93]           L’appelante soutient que son exclusion de la protection médicale offerte par le décret était contraire au paragraphe 15(1) de la Charte parce qu’elle était fondée sur un motif énuméré et analogue et qu’elle était discriminatoire.

 

[94]           La Cour fédérale a rejeté cette prétention principalement parce que l’appelante n’avait pas démontré que son exclusion était fondée sur un motif énuméré ou analogue (aux paragraphes 79 à 83).

 

[95]           Je considère que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en rejetant les prétentions de l’appelante concernant l’article 15. À mon avis, il y a quatre raisons principales pour lesquelles ces prétentions doivent être rejetées.

 

‑ I ‑

 

[96]           À mon avis, l’appelante n’a pas démontré que le décret fait une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue qui est pertinente dans son cas. Je suis d’accord pour l’essentiel avec la Cour fédérale sur ce point.

 

[97]           Devant notre Cour, l’appelante laisse entendre que le décret crée une [traduction] « distinction principale » à laquelle s’ajoute un [traduction] « motif interrelié secondaire ».

 

[98]           La distinction principale serait faite entre les étrangers possédant un certain statut en matière d’immigration qui sont visés par le décret et les autres étrangers possédant un autre statut en matière d’immigration qui ne sont pas visés par le décret. Comme nous l’avons vu cependant, quiconque, peu importe son statut en matière d’immigration, peut bénéficier de la protection selon l’alinéa b). Par exemple, l’appelante elle‑même aurait pu être visée par le décret à son arrivée au Canada, lorsqu’elle a été admise légalement en qualité de visiteuse. Si elle avait eu un besoin urgent de soins médicaux à l’époque et qu’elle n’avait pas été en mesure de les payer, et si les autorités de l’Immigration s’étaient senties obligées de l’aider, elle aurait bénéficié du décret.

 

[99]           En outre, je rejette l’idée que le « statut en matière d’immigration » constitue un motif analogue à ceux prévus à l’article 15 de la Charte, pour bon nombre des raisons exposées dans Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, au paragraphe 13, qui ont été approuvées récemment par la Cour suprême dans Withler, précité, au paragraphe 33. Le « statut en matière d’immigration » n’est pas une « caractéristiqu[e] qu’il nous est impossible de changer ». Il ne s’agit pas d’une caractéristique « qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle ». Enfin, le « statut en matière d’immigration » – en l’espèce, la présence illégale au Canada – est une caractéristique que le gouvernement « peut légitimement s’attendre que [la personne] chang[e] ». En fait, le gouvernement peut réellement, valablement et légitimement s’attendre à ce que les personnes présentes au Canada aient le droit d’y être. Voir aussi Forrest c. Canada (P.G.), 2006 CAF 400, au paragraphe 16; Irshad (Litigation Guardian of) c. Ontario (Minister of Health) (2001), 55 O.R. (3d) 43 (C.A.), aux paragraphes 133 à 136.

 

[100]       Le [traduction] « motif interrelié secondaire » invoqué par l’appelante serait [traduction] « une distinction entre les migrants sans papiers ayant des déficiences sur lesquels la politique a un effet préjudiciable et les migrants sans papiers n’ayant pas de déficiences qui n’ont pas non plus droit à la protection, mais qui n’ont pas de déficiences graves ou de besoins connexes en matière de soins de santé et qui sont traités différemment pour cette raison ». Les motifs interreliés peuvent avoir une incidence sur la qualité de la discrimination alléguée et influer sur l’analyse fondée sur l’article 15 : voir, par exemple, Denise Reaume, « Of Pigeonholes and Principles : A reconsideration of discrimination law » (2002), 40 Osgoode Hall L.J. 113‑144, aux paragraphes 33 à 42, et Douglas Kropp, « Categorical Failure : Canada’s Equality Jurisprudence – Changing Notions of Identity and the Legal Subject » (1997), 23 Queen’s L.J. 201, au paragraphe 8. Comme l’appelante n’a pas établi la distinction principale, soit son statut en matière d’immigration, et qu’il y a d’autres obstacles concernant sa demande fondée sur l’article 15, il n’est pas nécessaire que je pousse plus loin mon analyse.

 

[101]       Par conséquent, j’estime que l’appelante n’a pas démontré que le décret fait une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue qui est pertinente dans son cas.

 

[102]       Je voudrais incidemment souligner que, si l’appelante avait eu raison sur ce point, le paragraphe 15(2) de la Charte aurait pu entrer en jeu. Si les immigrants, les réfugiés et les autres personnes qui reçoivent des soins médicaux en vertu du décret forment un groupe défavorisé caractérisé par un motif énuméré ou analogue et si le décret vise à améliorer ou à corriger la situation du groupe, le décret serait « [une] loi, [un] programme ou [une] activité » au sens du paragraphe 15(2) et ne serait pas jugé discriminatoire en application du paragraphe 15(1) : Kapp, précité, au paragraphe 41; Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950.

 

‑ II ‑

 

[103]       L’appelante n’a pas établi que le décret perpétue ou favorise un préjugé ou l’application de stéréotypes ou est fondé sur un préjugé ou l’application de stéréotypes.

 

[104]       La protection a été refusée à l’appelante parce qu’elle n’était pas entrée au Canada en vue d’obtenir la résidence permanente, qu’elle ne relève pas des autorités de l’Immigration et qu’elle n’est pas une personne dont celles‑ci s’estiment responsables. En imposant ces critères d’admissibilité, le décret ne laisse pas entendre que l’appelante et les autres personnes comme elle sont moins en mesure d’être considérées comme des êtres humains ou méritent moins de l’être. Le décret ne les traite pas différemment, ne les stigmatise pas et ne les expose pas à un préjugé ou à des stéréotypes. En outre, il ne perpétue pas un préjugé ou des stéréotypes existants. En fait, les critères d’admissibilité prévus par le décret font en sorte que la majorité d’entre nous serions inadmissibles à la protection, pas seulement l’appelante et les autres personnes comme elles. Le décret traite l’appelante – une non‑citoyenne qui est restée au Canada contrairement aux lois canadiennes en matière d’immigration – de la même façon que tous les citoyens canadiens, riches ou pauvres, en santé ou malades.

 

‑ III ‑

 

[105]       À mon avis, les faits en cause et la décision de la Cour suprême dans l’affaire Auton, précitée, portent directement sur la question et confirment que le décret n’est pas contraire à l’article 15 de Charte. Dans Auton, les requérants souhaitaient obtenir une ordonnance portant que le régime d’assurance‑maladie de la Colombie‑Britannique soit étendu de manière à financer un traitement particulier de l’autisme. Selon les requérants, le refus de financer le traitement était discriminatoire au sens de l’article 15 de la Charte. La Cour suprême a refusé d’ordonner à la Colombie‑Britannique d’étendre son régime d’assurance‑maladie afin de financer le traitement.

 

[106]       La Cour suprême a statué, au paragraphe 41, qu’« [i]l n’est pas loisible au Parlement […] d’adopter une loi dont les objectifs de politique générale et les dispositions imposent à un groupe défavorisé un traitement moins favorable ». Je signale que ce n’est pas ce que fait le décret. La Cour suprême a ajouté (au paragraphe 41) :

 

Par contre, la décision du législateur de ne pas accorder un avantage en particulier, lorsque l’existence d’un objectif, d’une politique ou d’un effet discriminatoire n’est pas établie […] ne justifie [pas] un examen fondé sur le par. 15(1). Notre Cour a conclu à maintes reprises que le législateur n’a pas l’obligation de créer un avantage en particulier, qu’il peut financer les programmes sociaux de son choix pour des raisons de politique générale, à condition que l’avantage offert ne soit pas lui‑même conféré d’une manière discriminatoire : Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28, par. 61; Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325, 2002 CSC 83, par. 55; Hodge, précité, par. 16.

 

 

[107]       La Cour suprême a affirmé, au sujet de la question de savoir si l’avantage a été conféré de manière discriminatoire (au paragraphe 42) :

 

Lorsqu’il s’agit de savoir si les membres d’un groupe font l’objet d’un stéréotype, déterminer si une définition légale excluant un groupe est discriminatoire et ne constitue pas un exercice légitime du pouvoir législatif de définir un avantage suppose l’examen de l’objectif du régime législatif qui confère l’avantage ainsi que des besoins généraux auxquels il est censé répondre. Le régime d’avantages excluant un groupe en particulier d’une manière qui compromet son objectif global sera vraisemblablement discriminatoire, car il exclut arbitrairement un groupe donné. Par contre, l’exclusion qui est compatible avec l’objectif général et l’économie du régime législatif ne sera vraisemblablement pas discriminatoire. La question est donc de savoir si l’avantage exclu fait partie du régime général d’avantages établi par la loi et s’il correspond aux besoins auxquels celle‑ci est censée répondre.

 

 

[108]       L’inadmissibilité de l’appelante à la protection offerte par le décret ne compromet pas l’objectif global de celui‑ci. Par contre, elle est compatible avec cet objectif. Le décret vise à fournir des soins d’urgence à des personnes qui se trouvent légalement au Canada et qui relèvent des autorités de l’Immigration ou dont celles‑ci s’estiment responsables. Étendre ces avantages à tous les étrangers au Canada, même à ceux qui y sont illégalement, dépasse l’objectif du Programme. Exclure des personnes comme l’appelante est compatible avec l’objectif du Programme. Selon ce que la Cour a dit dans Auton (au paragraphe 43), l’exclusion de l’appelante « ne saurait donc constituer à elle seule une distinction préjudiciable fondée sur un motif énuméré. C’est au contraire une caractéristique prévisible » du décret.

 

[109]       Comme le décret ne confère pas d’avantages d’une manière discriminatoire, la règle générale formulée par la Cour suprême au paragraphe 41 d’Auton prévaut. Le gouvernement « n’[avait] pas l’obligation de créer un avantage en particulier » dans le décret et « il [pouvait] financer les programmes sociaux de son choix pour des raisons de politique générale ».

 

‑ IV ‑

 

[110]       Enfin, je me demande si le décret, qui serait discriminatoire selon l’appelante, est la cause véritable de l’inégalité dont elle fait l’objet. Les observations que j’ai formulées aux paragraphes 67 à 73 s’appliquent aussi aux prétentions de l’appelante concernant l’article 15.

 

[111]       Par conséquent, pour tous les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que le décret ne porte pas atteinte aux droits de l’appelante garantis à l’article 15 de la Charte.

 

G.        La justification et la réparation

 

[112]       En ce qui concerne la question de la justification au sens de l’article premier de la Charte – le décret est‑il une limite raisonnable prévue par une règle de droit dans le cadre d’une société libre et démocratique? – la Cour fédérale a statué (au paragraphe 94) que, si la portée du décret était élargie de manière à ce que les personnes qui, comme l’appelante, se trouvent illégalement au Canada aient droit à une protection médicale, le Canada deviendrait « un refuge pour tous ceux qui ont besoin de soins et de services médicaux ». La Cour fédérale a fait ces déclarations lorsqu’elle a parlé de l’intérêt de l’État qui doit être pris en compte dans l’analyse des principes de justice fondamentale visés à l’article 7.

 

[113]       Dans toute analyse de la justification visée à l’article premier de la Charte, l’intérêt que l’État a à défendre ses lois en matière d’immigration mériterait qu’on lui accorde de l’importance. Si l’appelante devait avoir gain de cause en l’espèce et bénéficier de la protection médicale prévue par le décret sans se conformer aux lois canadiennes en matière d’immigration, d’autres personnes pourraient venir au Canada et faire comme elle. Comme la Cour fédérale l’a souligné, le Canada pourrait rapidement devenir un refuge pour tous ceux qui ont besoin de soins médicaux et l’efficacité de ses lois en matière d’immigration serait réduite. De nombreuses personnes prêtes à tout pour atteindre ce refuge pourraient tomber entre les mains de passeurs et entreprendre un voyage de misère et de danger; certaines pourraient même ne jamais atteindre les côtes du Canada. Au final, le décret – qui devait être un programme humanitaire destiné à aider une catégorie limitée de personnes – pourrait devoir être abrogé.

 

[114]       En l’espèce, il n’est pas nécessaire de traiter davantage de la justification au sens de l’article premier, ni d’aborder la question de la réparation qui pourrait être accordée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. La contestation constitutionnelle de l’appelante est rejetée pour manque de preuve de violation des droits garantis. Le décret n’est pas contraire aux articles 7 et 15 de la Charte.

 

H.        Observations finales

 

[115]       Tout juste avant de prononcer les présents motifs, notre Cour a rendu son jugement dans Toussaint c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 146. Elle a statué que le ministre doit examiner la demande présentée par l’appelante afin d’être dispensée du paiement des frais exigibles à l’égard de sa demande de résidence permanente au Canada.

 

[116]       Compte tenu de la preuve au dossier et des motifs exposés aux paragraphes 35 et 45 ci‑dessus, l’appelante n’aurait pas droit à la protection médicale offerte par le décret même si le ministre décidait de renoncer aux frais et d’accueillir sa demande. Elle pourrait cependant, selon ce que la législation de l’Ontario prévoit, avoir droit à une protection ou à une aide en matière de santé de la part de cette province, maintenant ou dans l’avenir. Il appartiendra à d’autres d’en décider.

 

I.          Décision proposée

 

[117]       Je rejetterais l’appel. Dans les circonstances, la Couronne a demandé que l’appelante ne soit pas condamnée aux dépens. Par conséquent, je n’adjugerais pas les dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord.

     Pierre Blais, juge en chef »

 

« Je suis d’accord.

     M. Nadon, j.c.a. »

 

 

 

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑362‑10

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE RENDUE PAR LE JUGE ZINN EN DATE DU 6 AOÛT 2010, NO T‑1301‑09

 

INTITULÉ :                                                  NELL TOUSSAINT c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 24 novembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                        ET LE JUGE NADON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 27 juin 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Dekany

Raj Anand

Angus Grant

 

POUR L’APPELANTE

 

Marie‑Louise Wcislo

Martin Anderson

 

POUR L’INTIMÉ

 

Iris Fischer

Lindsay Aagaard

 

POUR L’INTERVENANTE

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Andrew Dekany

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Weir Foulds LLP

Toronto (Ontario)

 

Cabinet de Catherine Bruce

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

Blake, Cassels & Graydon LLP

Toronto (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE

 

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