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Date : 20111123

Dossier : A‑152‑11

Référence : 2011 CAF 327

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LA JUGE TRUDEL

                        LE JUGE MAINVILLE

 

 

ENTRE :

506913 N.B. LTD. et

CAMBRIDGE LEASING LTD.

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

Audience tenue à Fredericton (Nouveau‑Brunswick), le 15 novembre 2011.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2011.

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :                                                                             LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                           LA JUGE TRUDEL

LE JUGE MAINVILLE

 


Date : 20111123

Dossier : A‑152‑11

Référence : 2011 CAF 327

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LA JUGE TRUDEL

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

506913 N.B. LTD. et

CAMBRIDGE LEASING LTD.

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NOËL

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par 506913 N.B. Ltd. et Cambridge Leasing Ltd. (les appelantes) à l’encontre d’une ordonnance interlocutoire de la Cour canadienne de l’impôt dans laquelle le juge D’Arcy, saisi de questions préliminaires au procès, a ordonné qu’une requête déposée par les appelantes soit retirée et a formulé un certain nombre de directives.

 

[2]               Les appelantes demandent que l’ordonnance soit annulée et que le juge D’Arcy soit disqualifié pour toute instance ultérieure au motif qu’il a fait preuve de partialité à leur égard.

 

[3]               Pour les motifs énoncés ci‑dessous, je suis d’avis que l’appel doit être rejeté.

 

CONTEXTE

[4]               Avant d’aborder les questions soulevées en appel, il est utile de décrire les étapes procédurales qui ont mené à l’ordonnance contestée. Elles se sont présentées dans le contexte plus large d’un appel interjeté à l’égard de nouvelles cotisations en matière de TPS/TVH, établies conformément à la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑15 (la Loi).

 

[5]               En novembre 2009, les appelantes ont déposé une requête en vue de modifier leurs avis d’appel et d’ajouter un renvoi aux articles 7, 8 et 11 de la Charte canadienne des droits et libertés, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) (la Charte) (transcriptions des audiences sur la requête, dossier d’appel, pp. 146‑149). Ces modifications ont été contestées par l’intimée qui a demandé de radier certains paragraphes des avis d’appel (dossier d’appel, onglet 5). La contestation de l’intimée provenait en partie du fait que les appelantes, des sociétés, ne pouvaient s’appuyer sur la Charte comme si elles étaient des personnes physiques.

 

[6]               Après avoir entendu les arguments des parties, le juge en chef adjoint Rossiter de la Cour canadienne de l’impôt (le juge en chef adjoint Rossiter) a prononcé l’ordonnance initiale le 9 novembre 2009 (dossier d’appel, onglet 7). Il a rejeté la requête en modification des appelantes, a ordonné que les interrogatoires préalables soient terminés au plus tard le 15 février 2010 et que les engagements soient complétés au plus tard le 31 mars 2010. Enfin, il a ajourné sine die la requête en radiation de l’intimée et a adjugé des dépens au montant de 1 500 $ en faveur de l’intimée. Aucun appel n’a été interjeté à l’égard de cette ordonnance.

 

[7]               Ultérieurement, le juge D’Arcy, en tant que juge responsable de la conduite de l’appel, a entrepris la tâche de régler les questions préliminaires au procès laissées en suspens. Une conférence préparatoire téléphonique s’est tenue devant lui le 28 janvier 2011 (dossier d’appel, onglet 11). Le 7 février 2011, il a rendu une ordonnance (la première ordonnance) qui établissait la procédure et l’échéancier relatifs à la requête envisagée par les appelantes afin de contester la recevabilité de certains documents (dossier d’appel, onglet 12). La transcription de la conférence préparatoire indique clairement que la question de la recevabilité de la preuve serait traitée au titre de première question préliminaire.

 

[8]               Le 28 février 2011, les appelantes ont déposé leur avis de requête sur la recevabilité de la preuve. Cette requête contenait également un avis de question constitutionnelle dans lequel les appelantes contestaient la validité constitutionnelle de l’alinéa 296(1)b) de la Loi (dossier d’appel, onglet 13). En particulier, l’avis de requête soumettait comme motifs les articles 7, 11 et 15 de la Charte.

 

[9]               L’intimée a contesté l’avis de requête des appelantes et a demandé la tenue d’une autre téléconférence (dossier d’appel, onglet 14). Elle a fait valoir que l’avis de requête n’apportait pas les précisions requises pour la première ordonnance quant aux éléments de preuve faisant l’objet de la demande d’exclusion et visait plutôt à obtenir une exclusion à caractère général, ce qui contrevenait à celle‑ci. 

 

[10]           Les appelantes ont répondu aux questions soulevées par l’intimée dans une lettre en date du 8 mars 2011 (dossier d’appel, onglet 15). Une autre téléconférence a été tenue le 21 mars 2011 (transcriptions, dossier d’appel, onglet 16).

 

[11]           À la suite de la deuxième téléconférence, le juge D’Arcy a rendu une autre ordonnance le 23 mars 2011 (la deuxième ordonnance) (dossier d’appel, onglet 2). Il a ordonné que la requête des appelantes soit retirée et qu’une nouvelle requête soit déposée conformément à son ordonnance antérieure. C’est cette deuxième ordonnance qui fait l’objet de l’appel.

 

DÉCISION DE LA COUR DE L’IMPÔT

[12]           L’ordonnance a été rendue sans motifs. Cependant, la transcription de la deuxième téléconférence révèle que le juge D’Arcy s’intéressait surtout à la procédure (dossier d’appel, onglet 16, p. 360). Il a rappelé que lors de la première conférence préparatoire, les appelantes avaient mentionné qu’elles déposeraient une requête contestant la recevabilité de certains documents et qu’il avait ordonné le dépôt de cette requête au plus tard le 28 février 2011.

 

[13]           Toutefois, le juge D’Arcy a estimé que la requête déposée par les appelantes portait sur des questions autres que la recevabilité de la preuve. Il a exprimé l’idée que : [traduction] « la discussion engagée lors de la conférence préparatoire et ma deuxième ordonnance étaient claires : la requête ne devait porter que sur la recevabilité de la preuve » (dossier d’appel, onglet 16, p. 362). Le juge D’Arcy a également fait observer que le juge en chef adjoint Rossiter avait rejeté auparavant une requête déposée par les appelantes, fondée sur les mêmes motifs liés à la Charte (articles  7 et 11), et qu’aucun appel n’avait été interjeté à l’égard de cette décision. Il a conclu que les appelantes continuaient de recourir à l’approche dispersée que le juge en chef adjoint Rossiter avait dénoncée au départ (dossier d’appel, pp. 370 et 371).

 

[14]           Après la téléconférence, le juge D’Arcy a ordonné que la requête des appelantes du 28 février 2011 soit retirée et qu’une nouvelle requête conforme à sa première ordonnance soit déposée au plus tard le 20 avril 2011. Il a également ordonné que la nouvelle requête soit accompagnée d’observations faisant mention des éléments de preuve devant être contestés, des précisions sur la soi‑disant violation des droits des appelantes, du moment où lesdits droits auraient été violés de même que des faits et des règles de droit invoqués. Le juge D’Arcy a en outre ordonné la production d’une liste contenant les éléments de preuve que les appelantes cherchent à exclure avec un renvoi à la liste des documents de l’intimée.  

 

[15]           L’ordonnance prévoyait également que d’autres requêtes pourraient être déposées, mais seulement après le règlement des questions relatives à la recevabilité de la preuve. Finalement, le juge D’Arcy a adjugé des dépens au montant de 4 500 $ en faveur de l’intimée.

POSITION DES APPELANTES

[16]           Les appelantes font valoir que la preuve documentaire au sujet de laquelle elles étaient tenues de fournir des précisions comprend des dizaines de milliers de pages. Traiter la question de la recevabilité de la preuve suivant la manière demandée par le juge D’Arcy serait [traduction] « extrêmement onéreux et compliqué » (mémoire des appelantes, para. 12). Elles souhaitent plutôt procéder par catégories ou regroupements d’éléments de preuve en fonction de la manière dont ils ont été saisis. Sur ce point, les appelantes prétendent qu’elles n’ont pas eu l’occasion de présenter des observations sur la meilleure façon de soumettre la question relative à la recevabilité de la preuve.

 

[17]           Les appelantes font observer que le juge D’Arcy a de son propre chef procédé à la tenue de la deuxième téléconférence. Elles prétendent que la téléconférence préparatoire ne satisfaisait pas aux exigences en matière d’avis conformément aux principes de justice naturelle.

 

[18]           Les appelantes ne partagent pas l’avis du juge D’Arcy en ce qui concerne la première ordonnance. Selon elles, il leur était loisible de soulever des questions autres que celles ayant trait à la recevabilité de la preuve, par exemple, des questions relatives au fardeau de la preuve.

 

[19]           Enfin, compte tenu du ton employé par le juge D’Arcy, de ses commentaires lors de l’audience tenue par conférence téléphonique et de l’aspect punitif des dépens qu’il a adjugés, les appelantes demandent que toute autre procédure relative à l’affaire se déroule devant un autre juge.

ANALYSE ET DÉCISION

[20]           Dans Bande de Sawridge c. Canada, 2006 CAF 228, notre Cour a fait référence à la norme de contrôle applicable aux décisions discrétionnaires dans le contexte de la gestion d’une instance. Le juge Evans a écrit ce qui suit (paragraphes 21 à 24) :

 

[21]            D’abord, la Cour est fort peu disposée à modifier les décisions rendues par un juge durant la gestion d’une instance antérieure à son instruction, surtout s’il s’agit d’une affaire complexe, ancienne et difficile comme celle‑ci. Le juge responsable de la gestion de l’instance est un familier du dossier depuis quelque temps, et il en aura donc acquis une connaissance d’ensemble, connaissance qu’un tribunal supérieur, saisi d’un appel portant sur un point donné, ne saurait, en profondeur ou en étendue, posséder.

 

[22]            Les juges qui accomplissent essentiellement des fonctions de gestion d’instances sont à juste titre investis d’une « liberté d’action » par les tribunaux d’appel, afin de pouvoir avancer dans ce qui se révèle souvent un travail difficile, exigeant à la fois patience, souplesse, fermeté, ingéniosité, outre un souci général d’équité envers toutes les parties. Ces qualités sont tout à fait évidentes au vu de la manière dont les juges Hugessen et Russell se sont acquittés de leurs tâches dans la présente affaire.

 

[23]            Selon moi, la Cour devrait garder à l’esprit les considérations ci‑dessus, à la fois lorsqu’elle déterminera et lorsqu’elle appliquera les normes de contrôle régissant les divers aspects de la décision du juge Russell, en application de l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33.

 

[24]            Ainsi, dans la mesure où la décision supposait l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire (par exemple lorsque le juge s’est demandé s’il fallait ou non exclure les témoins qui ne s’étaient pas conformés à une ordonnance de la Cour), les appelantes se trouvent devant un obstacle particulièrement malaisé à franchir. Elles doivent établir que le pouvoir discrétionnaire a été exercé sur la foi d’une interprétation erronée du droit, ou d’une mauvaise appréciation des faits, ou bien qu’il a été exercé d’une manière non judiciaire. Par ailleurs, la tâche de déterminer la pertinence d’une preuve constitue en général une question de droit, dont la révision en appel fait intervenir la norme de la décision correcte, tout comme l’analyse que fait le juge des précédents judiciaires portant sur le paragraphe 35(1).

 

[21]           À mon avis, un juge exerçant des fonctions dans le cadre de la phase préalable à l’instruction a droit au même degré de déférence. En appliquant cette norme, je ne vois aucune raison d’intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge D’Arcy en l’espèce.

 

[22]           Je constate d’abord que les appelantes ont eu l’occasion de faire des observations avant le prononcé de la deuxième ordonnance, ce qu’elles ont fait dans leur lettre du 8 mars 2011 ainsi qu’au cours de la conférence préparatoire.

 

[23]           La transcription de la première téléconférence (onglet 11) appuie l’idée que les questions devaient être abordées dans l’ordre et que la première question à résoudre était celle ayant trait à la recevabilité de la preuve qui aurait été obtenue en violation des droits garantis par l’article 8 de la Charte. Les appelantes signalent deux extraits de la transcription où le juge D’Arcy a fait référence à d’autres questions (mémoire des appelantes, paragraphe 17). Toutefois, cela n’enlève rien au fait que la question de la recevabilité devait être traitée avant l’examen de toute autre question.

 

[24]           Au‑delà de cela, en ne tenant apparemment pas compte du processus antérieur et des  modalités de la deuxième ordonnance, les appelantes ont décidé de soulever des questions qui avaient déjà été soulevées et résolues de manière définitive par le juge en chef adjoint Rossiter. L’avocat des appelantes a été incapable de justifier d’une façon ou d’une autre ce comportement.

 

[25]           Contrairement aux observations des appelantes, ces dernières ont eu l’occasion d’être entendues, aussi bien pendant la première téléconférence que pendant la deuxième. Il ne leur est donc pas possible d’affirmer maintenant que les 70 000 pages de documents rendent onéreux et trop compliqué le règlement de la question selon la manière prévue par la deuxième ordonnance. Quoi qu’il en soit, tel qu’admis par l’avocat de l’intimée, au cours de l’audience, rien n’empêche les appelantes de préciser ce qu’elles contestent par voie de référence à des catégories de documents si ceux‑ci se prêtent à ce traitement.

 

[26]           Finalement, il n’y a aucune raison d’accéder à la demande que le juge D’Arcy soit retiré de la présente affaire. Je n’arrive pas à trouver un parti pris dans les commentaires qu’il a faits au cours de la deuxième téléconférence. Le juge D’Arcy exprime son mécontentement et son impatience en raison du fait que les appelantes ont fait fi de la première ordonnance. Cependant, sa deuxième ordonnance permet à ces dernières de déposer une requête sur la recevabilité de la preuve comme elles l’ont demandé et laisse la porte ouverte à d’autres requêtes une fois cette question réglée. Le résultat n’est pas injuste pour les appelantes. En ce qui a trait aux dépens, le montant accordé indique à coup sûr que le juge D’Arcy était mécontent; cependant, l’adjudication de dépens pour décourager un comportement inapproprié est une des fonctions visées par l’attribution de dépens. Elle ne peut être invoquée pour accuser de partialité.

 

[27]           Par ailleurs, il n’a pas été démontré que le juge D’Arcy a mal exercé son pouvoir discrétionnaire en accordant des dépens comme il l’a fait.  

 

[28]           Je rejetterais l’appel avec dépens.

 

« Marc Noël »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord.

          Johanne Trudel j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

           Robert M. Mainville j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 

 


COUR D=APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑152‑11

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE RENDUE PAR LE JUGE D’ARCY EN DATE DU 23 MARS 2011, DOSSIER NO 2003‑3382 (GST)G.

 

INTITULÉ :                                                   506913 N.B. LTD. ET CAMBRIDGE LEASING LTD c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Fredericton (Nouveau‑Brunswick)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 15 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE NOËL

 

MOTIFS CONCOURANTS :                       LA JUGE TRUDEL

                                                                        LE JUGE MAINVILLE

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 23 novembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kevin C. Toner

POUR LES APPELANTES

 

John P. Bodurtha

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

E.J. Mockler

Professional Corporation

Fredericton (N.‑B.)

 

POUR LES APPELANTES

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

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