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Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 

Date : 20111125

Dossier : A-154-10

Référence : 2011 CAF 329

 

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE LAYDEN‑STEVENSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

MERCK FROSST CANADA & CO.

appelante

et

APOTEX INC.

intimée

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 15 février 2011.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2011.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                           LE JUGE SEXTON

                                                                                                    LA JUGE LAYDEN‑STEVENSON

 


Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 

Date : 20111125

Dossier : A-154-10

Référence : 2011 CAF 329

 

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE LAYDEN‑STEVENSON            

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

MERCK FROSST CANADA & CO.

appelante

et

APOTEX INC.

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               Merck Frosst Canada & Co. interjette appel de la décision rendue par la Cour fédérale (le juge O’Reilly) : 2010 CF 287.

 

[2]               La Cour fédérale a accueilli l’action intentée par Apotex Inc. contre Merck Frosst sur le fondement de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, et ses modifications. Le montant des dommages-intérêts à attribuer à Merck sera déterminé lors d’une audience ultérieure.

 

[3]               Dans ses motifs, la Cour fédérale a statué que la version de 1998 de l’article 8 du Règlement (DORS/93‑133, modifié par DORS/98‑166, articles 8 et 9) (le Règlement de 1998), et non la version de l’article 8 du Règlement de 1993 (DORS/93‑133) (le Règlement de 1993), s’appliquait au présent dossier. Merck interjette appel de cette décision et fait en outre valoir que la Cour fédérale a commis une erreur de fait et de droit en concluant qu’Apotex avait subi des pertes par suite de sa demande d’interdiction.

 

[4]               Pour les motifs exposés ci-dessous, je rejetterais l’appel de Merck avec dépens.

 

A.        Contexte

 

[5]               Merck a inscrit sur la liste des brevets son brevet canadien n° 1 178 961 (le brevet 961) portant sur des comprimés de norfloxacine en vertu du Règlement de 1993.

 

[6]               Le 19 avril 1993, Apotex a signifié, conformément au Règlement, un avis d’allégation dans lequel elle affirmait qu’elle ne porterait pas atteinte au brevet 961. Plus précisément, elle affirmait qu’elle utiliserait de la norfloxacine, connue sous le nom d’Apo-Norfloxacine, acquise de la société Novopharm Ltd., en vertu d’une licence obligatoire.

 

[7]               Le 31 mai 1993, en réponse à l’avis d’allégation d’Apotex, Merck a présenté une demande visant à interdire au ministre de délivrer un avis de conformité pour l’Apo-Norflozaxine jusqu’à l’expiration du brevet 961. Selon le Règlement, il a alors été interdit au ministre de délivrer un avis de conformité.

 

[8]               La Cour fédérale a accordé l’ordonnance d’interdiction et notre Cour a rejeté l’appel de cette décision. En tout, l’interdiction a duré environ cinq ans, soit jusqu’au 9 juillet 1998. À cette date, la Cour suprême du Canada a accueilli l’appel de la décision de la Cour d’appel fédérale et a rejeté la demande d’interdiction de Merck : Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] 2 R.C.S. 193.

 

[9]               À la suite de l’arrêt de la Cour suprême, Apotex a obtenu l’avis de conformité demandé et a commencé la commercialisation de l’Apo-Norfloxacine.

 

[10]           La demande d’interdiction déposée par Merck a empêché Apotex de commercialiser l’Apo-Norfloxacine pendant plus de cinq ans. Se fondant sur l’article 8 du Règlement, Apotex a poursuivi Merck en dommages-intérêts et a obtenu gain de cause devant la Cour fédérale. Nous analyserons plus loin les motifs de cette décision.

 

[11]           L’une des questions principales soumises à la Cour fédérale était de savoir quelle version de l’article 8 du Règlement s’appliquait à l’action. Le Règlement est entré en vigueur en 1993. Il a fait l’objet d’une modification, entrée en vigueur le 11 mars 1998. La Cour fédérale a conclu que la version de l’article 8 du Règlement de 1998 s’appliquait, et non celle du Règlement de 1993.

 

[12]           L’article 8 du Règlement de 1993 prévoit ce qui suit :

 

 

8. (1) La première personne est responsable envers la seconde personne du tout préjudice subi par cette dernière lorsque, en application de l’alinéa 7(1)e), le ministre reporte la délivrance de l’avis de conformité au-delà de la date d’expiration de tous les brevets visés par une ordonnance rendue aux termes du paragraphe 6(1).

 

(2) Le tribunal peut rendre toute ordonnance de redressement par voie de dommages-intérêts ou de profits que les circonstances exigent à l’égard de tout préjudice subi du fait de l’application du paragraphe (1).

8. (1) The first person is liable to the second person for all damage suffered by the second person where, because of the application of paragraph 7(1)(e), the Minister delays issuing a notice of compliance beyond the expiration of all patents that are the subject of an order pursuant to subsection 6(1).

 

 

(2) The court may make such order for relief by way of damages or profits as the circumstances require in respect of any damage referred to in subsection (1).

 

 

[13]           L’article 8 du Règlement de 1998 prévoit ce qui suit :

 

8. (1) Si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est retirée ou fait l’objet d’un désistement par la première personne ou est rejetée par le tribunal qui en est saisi, ou si l’ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, rendue aux termes de ce paragraphe, est annulée lors d’un appel, la première personne est responsable envers la seconde personne de toute perte subie au cours de la période :

 

a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal estime d’après la preuve qu’une autre date est plus appropriée;

 

 

b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’ordonnance.

 

(2) La seconde personne peut, par voie d’action contre la première personne, demander au tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à cette dernière de lui verser une indemnité pour la perte visée au paragraphe (1).

 

(3) Le tribunal peut rendre une ordonnance aux termes du présent article sans tenir compte du fait que la première personne a institué ou non une action pour contrefaçon du brevet visé par la demande.

 

(4) Le tribunal peut rendre l’ordonnance qu’il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages-intérêts ou de profits à l’égard de la perte visée au paragraphe (1).

 

(5) Pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le tribunal tient compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de la première personne ou de la seconde personne qui a contribué à retarder le règlement de la demande visée au paragraphe 6(1).

8. (1) If an application made under subsection 6(1) is withdrawn or discontinued by the first person or is dismissed by the court hearing the application or if an order preventing the Minister from issuing a notice of compliance, made pursuant to that subsection, is reversed on appeal, the first person is liable to the second person for any loss suffered during the period

 

 

(a) beginning on the date, as certified by the Minister, on which a notice of compliance would have been issued in the absence of these Regulations, unless the court is satisfied on the evidence that another date is more appropriate, and

 

(b) ending on the date of the withdrawal, the discontinuance, the dismissal or the reversal.

 

(2) A second person may, by action against a first person, apply to the court for an order requiring the first person to compensate the second person for the loss referred to in subsection (1).

 

 

(3) The court may make an order under this section without regard to whether the first person has commenced an action for the infringement of a patent that is the subject matter of the application.

 

(4) The court may make such order for relief by way of damages or profits as the circumstances require in respect of any loss referred to in subsection (1).

 

 

 

(5) In assessing the amount of compensation the court shall take into account all matters that it considers relevant to the assessment of the amount, including any conduct of the first or second person which contributed to delay the disposition of the application under subsection 6(1).

 

 

B.        Quelle version du Règlement s’applique en l’espèce?

 

[14]           La Cour fédérale a pris acte de l’existence d’une disposition transitoire dans le Règlement de 1998, à savoir le paragraphe 9(6) du Règlement modifiant le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/98‑166 (la disposition transitoire). Cette disposition transitoire prévoit que « l’article 8 du Règlement [de 1998] […] s’applique aux demandes qui sont pendantes à la date d’entrée en vigueur du Règlement [de 1998] ». Le Règlement de 1998 est entré en vigueur le 11 mars 1998 : Règlement modifiant le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), article 10.

 

[15]           La Cour fédérale a indiqué que la demande d’interdiction déposée par Merck était « pendante » le 11 mars 1998. Cette même journée, la Cour suprême examinait les observations qu’on lui avait soumises. Comme nous l’avons mentionné, quatre mois plus tard, le 9 juillet 1998, la Cour suprême a rendu sa décision. Ce n’est qu’à ce moment que la demande en question a cessé d’être « pendante ».

 

                         

[16]           Avant de conclure que la demande d’interdiction de Merck était toujours « pendante », la Cour fédérale a cité un certain nombre de précédents, y compris Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd., 2009 CF 494. Dans cette décision, le juge Hughes a conclu qu’une « ordonnance est finale lorsqu’elle a été rendue par […] le tribunal », et qu’en cas d’appel, « elle ne peut être considérée comme définitive que lorsque tous les appels ont été tranchés » (au paragraphe 39).

 

[17]           Je souscris à la conclusion de la Cour fédérale. La demande d’interdiction de Merck était « pendante » lorsque le Règlement de 1998 est entré en vigueur. Je suis également d’accord avec la Cour fédérale que, pour déterminer si une demande est « pendante », il faut se demander si elle est encore actuelle, que ce soit en première instance ou en appel.

 

[18]           À cet égard, je signale que la Cour a rejeté l’appel de la décision sur laquelle la Cour fédérale s’est principalement fondée, soit celle du juge Hughes dans Apotex c. Syntex, précité. J’ajouterai que la Cour est en grande partie d’accord avec le raisonnement adopté par le juge Hughes sur ce point : 2010 CAF 155. La Cour a en effet conclu que le terme « pendante » signifie « que [la demande] n’est pas encore terminée » (au paragraphe 28). De toute évidence, la demande d’interdiction de Merck n’était pas encore terminée le 11 mars 1998. Elle a seulement pris fin le jour où la Cour suprême a rendu sa décision, soit le 9 juillet 1998.

 

[19]           Merck soutient que tout ce qui était « pendant » devant la Cour suprême le 11 mars 1998 était un « appel » et non une « demande ». Elle soutient que, selon une interprétation stricte, la disposition transitoire ne vise que les « demandes » qui sont « pendantes ».

 

[20]           Je rejette cet argument. Dans le vrai sens du terme, la demande était « pendante » devant la Cour suprême. La Cour suprême avait le pouvoir non seulement d’accueillir l’appel, mais également de rejeter la demande de Merck.

 

[21]           La Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, régit les procédures devant la Cour suprême et énonce ce que la cour peut faire ou non lorsqu’elle est saisie d’un appel. L’article 45 de cette Loi prévoit notamment qu’elle « peut […] se substituer à la juridiction inférieure [c.-à-d. à notre Cour] pour le prononcé du jugement ». Notre Cour aurait pu « rendre le jugement que la Section de première instance aurait dû rendre » : Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F‑7, modifiée, sous‑alinéa 52b)i) (dans sa version du 11 mars 1998). Par conséquent, la Cour suprême avait également le pouvoir de « rendre le jugement que la Section de première instance aurait dû rendre ». Or, c’est exactement ce qu’elle fait : voir l’arrêt de la Cour suprême, au paragraphe 37. Elle a rejeté la demande de Merck.

 

[22]           La Cour suprême avait même le pouvoir de modifier, si elle l’avait jugé nécessaire, l’avis de demande d’interdiction déposé par Merck : Loi sur la Cour suprême, article 48. Cette disposition permet à la Cour suprême de modifier, de son propre chef, l’avis de demande ou de modifier cet avis en réponse à une demande faite en ce sens par l’une des parties en présence. Cela dit, je conclus que la demande de Merck était assurément « pendante » devant la Cour suprême le 11 mars 1998, et même que l’acte introductif d’instance, l’avis de demande, aurait pu être modifié par la Cour suprême.

 

[23]           Pour étayer cette conclusion, je précise, à l’instar de la Cour fédérale (au paragraphe 27), que le libellé de la disposition transitoire est plus général qu’il aurait pu l’être. Il y est seulement question des « demandes pendantes » à la date d’entrée en vigueur du Règlement de 1998, et non des [traduction] « demandes pendantes devant la Cour fédérale » ou des [traduction] « demandes pendantes devant la cour qui instruit la demande ».

 

[24]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la demande d’interdiction de Merck était « pendante » à la date d’entrée en vigueur du Règlement de 1998. Ainsi, par l’application de la disposition transitoire du Règlement de 1998, celui-ci s’applique en l’espèce.

 

C.        Le Règlement de 1998 est-il invalide parce qu’il produit des effets rétroactifs ou rétrospectifs, ou qu’il porte atteinte à des droits acquis, sans que cela soit valablement autorisé par la Loi sur les brevets?

 

[25]           En dépit de ce qui précède, Merck allègue que le Règlement de 1993 s’applique. La société soutient en effet que le Règlement de 1998 est invalide et doit donc être écarté par la Cour.

 

[26]           Elle fait valoir que, selon l’interprétation donnée plus haut à la disposition transitoire, le Règlement de 1998 produit des effets rétroactifs ou rétrospectifs et porte atteinte à des droits acquis. Merck fait remarquer que la Loi sur les brevets n’autorise pas la prise de règlements qui produisent de tels effets ou portent atteinte à des droits acquis. Au soutien de son argument, Merck invoque la disposition habilitante du Règlement de 1998, soit le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets.

 

[27]           Le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets prévoit ce qui suit :

 

55.2. (4) Afin d’empêcher la contrefaçon d’un brevet d’invention par l’utilisateur, le fabricant, le constructeur ou le vendeur d’une invention brevetée au sens du paragraphe (1) ou (2) le gouverneur en conseil peut prendre des règlements, notamment :

 

 

 

a) fixant des conditions complémentaires nécessaires à la délivrance, en vertu de lois fédérales régissant l’exploitation, la fabrication, la construction ou la vente de produits sur lesquels porte un brevet, d’avis, de certificats, de permis ou de tout autre titre à quiconque n’est pas le breveté;

 

 

 

 

b) concernant la première date, et la manière de la fixer, à laquelle un titre visé à l’alinéa a) peut être délivré à quelqu’un qui n’est pas le breveté et à laquelle elle peut prendre effet;

 

 

 

 

c) concernant le règlement des litiges entre le breveté, ou l’ancien titulaire du brevet, et le demandeur d’un titre visé à l’alinéa a), quant à la date à laquelle le titre en question peut être délivré ou prendre effet;

 

 

 

 

d) conférant des droits d’action devant tout tribunal compétent concernant les litiges visés à l’alinéa c), les conclusions qui peuvent être recherchées, la procédure devant ce tribunal et les décisions qui peuvent être rendues;

 

 

e) sur toute autre mesure concernant la délivrance d’un titre visé à l’alinéa a) lorsque celle-ci peut avoir pour effet la contrefaçon de brevet.

 

55.2. (4) The Governor in Council may make such regulations as the Governor in Council considers necessary for preventing the infringement of a patent by any person who makes, constructs, uses or sells a patented invention in accordance with subsection (1) or (2) including, without limiting the generality of the foregoing, regulations

 

(a) respecting the conditions that must be fulfilled before a notice, certificate, permit or other document concerning any product to which a patent may relate may be issued to a patentee or other person under any Act of Parliament that regulates the manufacture, construction, use or sale of that product, in addition to any conditions provided for by or under that Act;

 

(b) respecting the earliest date on which a notice, certificate, permit or other document referred to in paragraph (a) that is issued or to be issued to a person other than the patentee may take effect and respecting the manner in which that date is to be determined;

 

(c) governing the resolution of disputes between a patentee or former patentee and any person who applies for a notice, certificate, permit or other document referred to in paragraph (a) as to the date on which that notice, certificate, permit or other document may be issued or take effect;

 

(d) conferring rights of action in any court of competent jurisdiction with respect to any disputes referred to in paragraph (c) and respecting the remedies that may be sought in the court, the procedure of the court in the matter and the decisions and orders it may make; and

 

(e) generally governing the issue of a notice, certificate, permit or other document referred to in paragraph (a) in circumstances where the issue of that notice, certificate, permit or other document might result directly or indirectly in the infringement of a patent.

 

 

[28]           Merck soutient que le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets ne permet pas la prise de règlements qui s’appliquent rétroactivement ou rétrospectivement, ou qui portent atteinte à des droits acquis.

 

[29]           Compte tenu de ce qui précède, Merck soutient que, dans la mesure où elle vise à conférer au Règlement de 1998 des effets rétroactifs ou rétrospectifs, ou à porter atteinte à des droits acquis, la disposition transitoire est ultra vires et est, par conséquent, nulle et sans effet.

 

[30]           Merck a raison de dire que la prise de règlements rétroactifs ou rétrospectifs ou qui portent atteinte à des droits acquis sur des questions de fond doit être valablement autorisée par les dispositions habilitantes du Règlement : R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (Markham, Ont. : LexisNexis, 2008), aux pages 670 et 727; Procureur général de la Colombie‑Britannique c. Parkland Private Hospital Ltd., [1975] 2 R.C.S. 47, à la page 60; Association internationale des commis du détail c. Commission des relations de travail du Québec et al., [1971] R.C.S. 1043, à la page 1048.

 

[31]           Merck a également raison de dire que le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets n’autorise pas la prise de tels règlements. Le libellé du paragraphe 55.2(4) est muet quant à la prise de règlements qui produisent des effets rétroactifs ou rétrospectifs ou qui portent atteinte à des droits acquis. Compte tenu de ce silence, il faut interpréter le paragraphe 55.2(4) comme n’autorisant pas de tels effets : Smith c. Callander, [1901] A.C. 297, à la page 305.

 

[32]           En outre, rien au paragraphe 55.2(4) ne permet d’inférer l’existence d’un pouvoir de prendre de tels règlements. C’est ce qu’a conclu la Cour dans Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, à la page 798 (C.A.).

 

[33]           Ainsi, l’examen du bien-fondé de la prétention de Merck se réduit à une seule question : le Règlement de 1998 produit-il des effets rétrospectifs ou rétroactifs ou porte-t-il atteinte à des droits acquis?

 

[34]           Avant de répondre à cette question, il convient de rappeler ce qu’on entend par « produire des effets rétrospectifs ou rétroactifs ou porter atteinte à des droits acquis ». Dans Épiciers Unis Métro-Richelieu Inc., division « Éconogros » c. Collin, 2004 CSC 59, [2004] 3 R.C.S. 257, au paragraphe 46, la Cour suprême a approuvé le passage suivant tiré de l’ouvrage d’Elmer A. Driedger, « Statutes : Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. can. 264, p. 268-269 :

 

[traduction] Une loi rétroactive est une loi qui s’applique à une époque antérieure à son adoption. Une loi rétrospective ne dispose qu’à l’égard de l’avenir. Elle vise l’avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l’égard d’événements passés.  Une loi rétroactive agit à l’égard du passé. Une loi rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la loi par rapport à ce qu’elle était; une loi rétroactive rend la loi différente de ce qu’elle serait autrement à l’égard d’un événement antérieur. [En italique dans l’original.]

 

 

[35]           Merck soutient qu’en l’espèce, l’application de l’article 8 du Règlement de 1998 produirait à son égard des effets rétroactifs ou rétrospectifs ou porterait atteinte à ses droits acquis. Elle affirme que le 31 mai 1993, lorsqu’elle a déposé sa demande d’interdiction et obtenu un sursis automatique, elle savait qu’elle courait le risque d’être tenue responsable des dommages-intérêts subis par Apotex parce que le ministre devait retarder la délivrance de l’avis de conformité. Merck mentionne toutefois que ce risque était défini et encadré par les règles énoncées à l’article 8 du Règlement de 1993, qui était en vigueur à la date où elle a déposé sa demande d’interdiction. En fait, Merck soutient qu’elle a acquis, le 31 mai 1993, le droit d’invoquer les avantages et contraintes des règles prévues à l’article 8 du Règlement de 1993.

 

[36]           Formulant sa prétention de manière différente et quelque peu familière, Merck affirme que l’application de l’article 8 du Règlement de 1998 [traduction] « lui coupe l’herbe sous le pied ». L’article 8 du Règlement de 1998 lui impose, longtemps après qu’elle ait décidé de déposer sa demande d’interdiction, une série de règles fondamentalement différentes de celles sur lesquelles elle s’était fondée pour planifier ses affaires. Elle prétend donc que l’article 8 du Règlement de 1998 a sur elle un effet rétroactif.

 

[37]           Merck affirme ensuite que, puisque le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets n’autorise pas la prise de règlements rétrospectifs, la disposition transitoire selon laquelle l’article 8 du Règlement de 1998 s’applique à elle est nulle. En conséquence, c’est l’article 8 du Règlement de 1993 qui s’applique à elle, et non l’article 8 du Règlement de 1998.

 

[38]           Je rejette cette prétention pour plusieurs raisons.

 

 

- I -

 

 

[39]           Premièrement, certaines des observations écrites et verbales formulées par Merck semblent suggérer que celle‑ci avait un droit acquis à l’application du droit en vigueur au moment où elle a décidé de présenter sa demande d’interdiction. En principe, tel n’est pas l’état du droit au Canada : Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271, à la page 282. Nul ne détient de droit acquis ni de droit d’action quant à l’application des normes substantielles prévues dans les lois, même dans les cas où certaines attentes en ce sens sont encouragées : Jurisprudence relative au régime d’assistance publique du Canada (Colombie-Britannique), [1991] 2 R.C.S. 525.

 

 

– II –

 

[40]           Une présomption réfutable de validité s’applique lorsqu’il est allégué qu’un règlement outrepasse la portée du pouvoir de légiférer conféré par la loi habilitante : voir Sullivan, précité, à la page 458. En l’espèce, il appartient donc à Merck de démontrer que l’application du Règlement de 1998 produit des effets rétroactifs ou rétrospectifs, ou porte atteinte à des droits acquis. Comme il ressort clairement de la présente partie de mes motifs, j’estime que Merck ne s’est pas acquittée de ce fardeau.

 

– III –

 

[41]           Merck soutient que la présente affaire ressemble à l’affaire Thiessen c. Manitoba Public Insurance Corp. (1990), 66 D.L.R. (4th) 366 (C.A. Man.), dans laquelle un règlement qui imposait expressément une limite au montant des dommages-intérêts pouvant être octroyés avait été par la suite abrogé. La Cour d’appel du Manitoba a statué que la partie défenderesse avait un droit acquis à la limite imposée au montant des dommages-intérêts par l’ancien règlement. C’est pourquoi elle a conclu que le nouveau règlement, qui visait à supprimer cette limite, était rétroactif.

 

[42]           Une distinction doit être établie entre l’affaire Thiessen et celle qui nous occupe. Lorsque Merck a décidé de présenter sa demande d’interdiction, elle savait qu’elle s’exposait à une action en dommages-intérêts. Au moment où elle a pris cette décision, l’article 8 du Règlement de 1993 ne lui conférait aucun droit, comme celui à une défense affirmative ou à une limite de responsabilité, qu’aurait abrogé le Règlement de 1998. Thiessen est une affaire où, contrairement à la présente espèce, un tel droit – une limite de responsabilité – avait été abrogé par une loi ultérieure.

 

 

– IV –

 

[43]           Merck soutient que l’article 8 du Règlement de 1998 a eu pour effet d’augmenter substantiellement la responsabilité en matière de dommages-intérêts et de conférer de nouveaux droits à la « seconde personne » comme Apotex.

 

[44]           Il n’est pas nécessaire en l’espèce de définir en détail le contenu de l’article 8 du Règlement de 1998. Il suffit de dire que l’argument de Merck est exagéré.

 

[45]           Un Résumé de l’étude d’impact de la réglementation accompagnait le Règlement de 1998 : Gazette du Canada Partie II, vol. 132, no 7, p. 1056. Il convient de tenir compte de ce Résumé afin de déterminer le sens du Règlement de 1998 : Bristol-Myers Squibb Co. c. Canada (P. G.), 2005 CSC 26 au paragraphe 46 [2005] 1 R.C.S. 533; Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2009 CAF 187, par. 47; Teva Canada Limited c. Sanofi-Aventis Canada Inc., 2011 CAF 149, par. 13, la juge Sharlow (dissidente, mais non sur ce point). En voici un extrait :

 

Préciser les circonstances où des dommages-intérêts peuvent être accordés : De plus grandes précisions sont données aux tribunaux en ce qui concerne les circonstances où des dommages-intérêts pourront être accordés à un fabricant afin de le dédommager des pertes subies à cause du report de la mise en marché de son médicament générique; par ailleurs, des précisions sont aussi données sur les facteurs dont on peut tenir compte pour calculer les dommages-intérêts. Les tribunaux peuvent également accorder les dépens à l’une ou l’autre des parties (fabricant de médicaments génériques ou titulaire de brevet), y compris les honoraires professionnels, le cas échéant, conformément aux Règles de la Cour fédérale.

 

 

[46]           Cet extrait du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation laisse entendre que le Règlement de 1998 n’a pas eu pour effet de révolutionner le contenu essentiel de l’article 8 du Règlement de 1993. Il visait plutôt à apporter des « précisions » sur les circonstances dans lesquelles des dommages-intérêts pourraient être accordés.

 

[47]           Ainsi, le Règlement de 1998 a surtout eu pour effet de rendre plus clairs certains aspects de l’article 8 du Règlement de 1993 en établissant, de manière plus précise, les fondements de la responsabilité relative aux dommages-intérêts. Un texte législatif qui, pour l’essentiel, déclare l’état d’une règle de droit antérieure et ambigüe n’est pas pour autant rétroactif.

 

[48]           Ce principe est bien illustré dans une décision relativement récente de la Division de la Chancellerie anglaise : Westminster City Council c. Haywood, [2000] 2 All ER 634. Dans cette affaire, la Cour était appelée à se pencher sur un règlement et sur une [traduction] « note explicative » qui accompagnait ledit règlement. La Cour a conclu que la « note explicative » était admissible pour la détermination de la faute visée par le règlement sur lequel elle devait se prononcer. Tout comme le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation en l’espèce, la « note explicative » soumise à la Cour dans Westminster indiquait que le règlement visait à [traduction] « préciser l’étendue de la compétence » de l’ombudsman des pensions.

 

[49]           Dans la décision Westminster, la Cour a déclaré que si le règlement ne visait qu’à apporter des précisions, il était simplement « déclaratif ». Selon elle, un texte législatif qui ne fait que déclarer des droits déjà existants n’est pas rétrospectif : voir paragraphe 19. Il s’est avéré que, sur le plan de l’interprétation, le règlement examiné par la Cour faisait beaucoup plus que simplement préciser l’état du droit. Néanmoins, la décision Westminster permet clairement d’établir que l’article 8 du Règlement de 1998, s’agissant d’une disposition qui apporte essentiellement des précisions ou qui vise essentiellement déclarer l’état du droit, n’est pas rétroactif ou rétrospectif, et ne porte pas atteinte à des droits acquis.

 

[50]           Un texte législatif déclaratoire (ou qui apporte des précisions), qui corrige les lacunes du texte antérieur, ne fait pas intervenir la question de l’effet rétroactif ou rétrospectif et peut même renforcer l’objectif connu de l’ancien texte : voir C.J.G. Sampford et al., Retrospectivity and the Rule of Law (Oxford : Oxford University Press, 2006), p. 233 et 266, de même que Jill E. Fitch, Retroactivity and Legal Change : An Equilibrium Approach (1996-1997) 110 Harv. L. Rev., p. 1088. Un tel texte législatif déclaratoire (ou qui apporte des précisions) ne témoigne pas d’un changement d’orientation de la part du législateur, mais plutôt d’un désir que la loi antérieure [traduction] « reflète les principes [que le législateur] avait à l’esprit et voulait communiquer lorsqu’il a été adopté » : Sampford, Retrospectivity and the Rule of Law, précité, p. 273.

 

[51]           C’est pourquoi je souscris à la conclusion tirée par le juge de la Cour fédérale au paragraphe 26 de ses motifs :

 

[Comme on peut le lire dans le [Résumé de l’étude d’impact de la réglementation] de 1998, l’objet de la disposition réparatrice modifiée était d’expliquer la responsabilité des titulaires de brevets et non, comme l’affirme Merck, d’instituer pour cette responsabilité une base entièrement nouvelle. Il ne serait pas injuste dans ce contexte d’appliquer la disposition modifiée à toutes les affaires qui se trouvaient dans le système à ce moment-là, et il n’y a aucune raison particulière de considérer les affaires où une ordonnance d’interdiction était frappée d’appel différemment des affaires encore aux premiers stades d’une contestation.

 

 

– V –

 

[52]           Comme je l’ai mentionné, notre tâche consiste à déterminer si le Règlement de 1998 a un effet rétroactif ou rétrospectif ou s’il porte atteinte à des droits acquis. Dans l’exécution de cette tâche, nous devons garder à l’esprit les raisons pour lesquelles les tribunaux refusent d’appliquer un règlement qui produit des effets rétrospectifs ou rétroactifs ou qui porte atteinte à des droits acquis, alors que la loi ne le permet pas.

 

[53]           La préoccupation des tribunaux en ce qui concerne les règlements non autorisés qui produisent des effets rétroactifs ou rétrospectifs, ou qui portent atteinte à des droits acquis, repose sur certains aspects de la règle de droit. [traduction] « Les citoyens choisissent d’agir d’une certaine façon parce qu’ils croient que l’État imposera les conséquences juridiques déterminées par le texte législatif en vigueur à ce moment, et non par d’autres textes qui n’existaient pas au moment de l’action en cause » : Sampford et al., Retrospectivity and the Rule of Law, précité, p. 98. Il est injuste de changer ultérieurement les règles et de punir ceux qui avaient planifié leurs actions en fonction de l’ancienne loi : Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltd., 2005 CSC 49, par. 71, [2005] 2 R.C.S. 473; E. Edinger, « Retrospectivity in Law » (1995) 29 UBC L. Rev. 5, p. 13; Joseph Raz, « The Rule of Law and its Virtue » (1977), 93 L.Q.R. 195, p. 198; Andrew P. LeSueur et al., Principles of Public Law, 2nd ed. (London : Cavendish Publishing Ltd., 1999), p. 425.

 

[54]           Dans l’arrêt Imperial Tobacco, la Cour suprême a statué que les lois rétroactives ou rétrospectives ne sont pas inconstitutionnelles pour cette seule raison. Toutefois, l’injustice créée par ces lois est à l’origine des « règles d’interprétation législative qui imposent au législateur d’indiquer clairement les effets rétroactifs ou rétrospectifs souhaités » : Imperial Tobacco, par. 71. Ces règles garantissent que le législateur a réfléchi aux effets souhaités et [traduction] « a conclu que les avantages de la rétroactivité [ou du caractère rétrospectif] l’emportent sur les possibilités de perturbation ou d’iniquité » : Landgraf c. USI Film Products, 511 US 244, p. 268 (1994), cité par la Cour suprême au paragraphe 71 de l’arrêt Imperial Tobacco.

 

[55]           Ainsi, il serait injuste, sans compter que cela soulèverait la question des lois rétroactives ou rétrospectives, que Merck ait raisonnablement planifié ses affaires en fonction d’un ensemble défini et concret de règles établies à l’article 8 du Règlement de 1993, et que ces règles aient par la suite été modifiées par le Règlement de 1998. Si c’était le cas, on pourrait conclure que le Règlement de 1998 a injustement [traduction] « coupé l’herbe sous le pied » de Merck. Mais est-ce vraiment ce qui s’est produit en l’espèce?

 

[56]           À mon avis, non. Lorsque Merck a présenté sa demande d’interdiction, s’exposant ainsi à une action en dommages-intérêts, elle a alors engagé « à l’aveuglette » sa responsabilité. Trois raisons justifient cette conclusion.

 

[57]           Premièrement, en vertu du paragraphe 8 (2) du Règlement de 1993, la Cour détenait un vaste pouvoir discrétionnaire de « rendre l’ordonnance qu’[elle] juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages-intérêts ou de profits ». De toute évidence, les règles régissant le calcul des dommages‑intérêts en vertu de l’article 8 restaient encore à préciser par les tribunaux. Lorsqu’elle a présenté sa demande d’interdiction, Merck devait raisonnablement s’attendre à ce que des précisions soient apportées à la loi, à tout le moins par les tribunaux chargés d’interpréter la disposition.

 

[58]           Deuxièmement, Merck a déposé sa demande d’interdiction le 31 mai 1993, soit peu de temps après l’entrée en vigueur du Règlement de 1993. À l’époque, il n’existait aucune décision importante interprétant l’article 8 du Règlement de 1993. Il est juste de supposer, compte tenu de la complexité du libellé de l’article 8 du Règlement de 1993 et du Règlement de 1993 dans son ensemble, que la décision de Merck de présenter une demande d’interdiction, le 31 mai 1993, et d’engager potentiellement sa responsabilité selon l’article 8 comportait des risques sérieux. À l’époque, Merck devait raisonnablement s’attendre à ce que des précisions soient plus tard apportées à la loi, à tout le moins par les tribunaux chargés d’interpréter la disposition, si ce n’est par le gouverneur en conseil au moyen d’une modification au règlement.

 

[59]           Troisièmement, il est juste de dire que l’article 8 du Règlement de 1993 est reconnu dans le milieu judiciaire pour son sens obscur. Les tribunaux l’ont maintes fois déclaré.

 

[60]           S’agissant de ces déclarations, commençons par celle du juge de la Cour fédérale en l’espèce. Ce dernier a candidement déclaré (au paragraphe 13) que le sens de l’article 8 du Règlement de 1993 lui « échapp[ait] ». Il a employé le mot « obscur » pour décrire cet article. En disant cela, il a cité un commentaire du juge Hugessen de la Cour, voulant que l’article 8 du Règlement de 1993 soit « particulièrement obscur » : Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), (1994), 55 C.P.R. (3d) 302, p. 316 (C.A.F.). Dans cette affaire, le juge Hugessen s’est également dit soulagé de ne pas avoir à interpréter l’article (p. 316).

 

[61]           Et il y en a d’autres. Récemment, la Cour a souscrit à l’opinion du juge Hugessen, selon qui l’article 8 est « particulièrement obscur » : Apotex c. Syntex, précité, par. 34. La Cour a ajouté (par. 34) qu’« [i]l ne peut bien pas être possible de trouver une interprétation [de l’article 8 du Règlement de 1993] qui règle toutes les difficultés pouvant survenir ». Dans Apotex c. Syntex, précité, la Cour fédérale (le juge Hughes) a déclaré (par. 59) que « les tribunaux ont eu la chance dans le passé de ne pas avoir à interpréter cette disposition ». Un peu plus tôt, la Cour admettait que l’article 8 soulevait des « questions complexes » en matière d’interprétation : Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co., 2004 CAF 358, par. 16).

 

[62]           Je souscris sans réserve à ces commentaires. Le moins qu’on puisse dire est que tout le sens de l’article 8 du Règlement de 1993 est énigmatique et déroutant.

 

[63]           Les parties nous ont présenté deux interprétations divergentes de l’article 8 du Règlement de 1993; chacune d’elles est plausible et comporte des points forts, mais chacune présente aussi des lacunes et des anomalies graves impossibles à corriger.

 

[64]           J’ai examiné ces interprétations divergentes et y ai longuement réfléchi. Suivant la méthode reconnue d’interprétation des lois – s’arrêter au sens ordinaire des mots, considérer le sens ordinaire des mots dans le contexte des autres dispositions de la Loi et du Règlement, et tenir compte de l’objet de la Loi et du Règlement – je conclus que l’atteinte d’une conclusion satisfaisante sur le sens précis de tous les aspects de l’article 8 du Règlement de 1993 est une tâche colossale.

 

[65]           Il est vrai que, dans certains cas, les tribunaux sont parvenus à se prononcer sur certains aspects de l’article 8 du Règlement de 1993 en se basant sur les faits qui leur étaient soumis. Mais après avoir examiné en profondeur tous les aspects de l’article 8 du Règlement de 1993, une seule chose me paraît évidente. Quiconque lit cette disposition, comme l’a sans doute fait Merck avant de présenter sa demande d’interdiction le 31 mai 1993, conclurait que ceux qui présentaient une telle demande sous le régime du Règlement de 1993 engageaient à l’« aveuglette » leur responsabilité en vertu de l’article 8.

 

[66]           Dans un cas aussi inhabituel que celui­‑ci , il est impossible de dire que le Règlement de 1998 a « coupé l’herbe sous le pied » de Merck. Au contraire, lorsque Merck a présenté sa demande d’interdiction le 31 mai 1993, le contexte juridique était profondément incertain. Merck savait ou aurait dû savoir, le 31 mai 1993, qu’il était tout à fait possible, voire probable, que des précisions seraient apportées à l’article 8 du Règlement de 1993, par les tribunaux ou par une modification réglementaire, alors que sa demande d’interdiction était pendante devant les tribunaux.

 

[67]           Je ne saurais donc être d’accord avec Merck qui prétend, au paragraphe 68 de son mémoire des faits et du droit, que lorsqu’elle [traduction] « a présenté sa demande d’interdiction sous le régime du Règlement de 1993, sa situation juridique est devenue individualisée, tangible et concrète » et [traduction] « suffisamment constituée pour donner lieu à un droit acquis ». Je crois plutôt que lorsqu’elle a présenté sa demande, la situation juridique de Merck était profondément incertaine. En présentant sa demande, Merck a engagé « à l’aveuglette » sa responsabilité.

 

[68]           C’est pourquoi j’estime qu’il est impossible d’affirmer que le Règlement de 1998 est rétroactif ou rétrospectif ou qu’il porte atteinte aux droits acquis de Merck. En conséquence, je suis d’accord avec le juge de la Cour fédérale que le Règlement de 1998 est autorisé par le paragraphe 55.2(4) de la Loi sur les brevets, qu’il est valide et s’applique en l’espèce.

 

 

D.        La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de fait et de droit en concluant qu’Apotex a subi une perte en raison de la demande d’interdiction présentée par Merck?

 

 

 

[69]           La Cour fédérale a conclu qu’Apotex a subi une perte en raison de la demande d’interdiction déposée par Merck. Apotex a démontré à la satisfaction de la Cour fédérale qu’elle a été empêchée de pénétrer le marché de la norfloxacine par suite de cette demande. Ce faisant, Apotex a convaincu la Cour fédérale que, selon la prépondérance des probabilités, elle aurait eu accès à un approvisionnement de norfloxacine non contrefaite.

 

[70]           La Cour fédérale a conclu (par. 38 et 39) qu’elle devait uniquement examiner si Apotex aurait pu pénétrer le marché avec des matières obtenues de Novopharm en vertu de la licence obligatoire concédée par Merck à cette dernière et d’un accord d’approvisionnement mutuel entre Apotex et Novopharm permettant d’obtenir sur demande des matières fabriquées sous licence.

 

[71]           La Cour fédérale a mentionné (par. 39) que la Cour avait conclu que ledit accord d’approvisionnement se traduisait par une sous-licence non autorisée (voir (1996), 67 C.P.R. [3d] 455 [C.A.F.]), mais la Cour suprême a infirmé cette conclusion dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc., précité, rendu le 9 juillet 1998. Par conséquent, la Cour fédérale a conclu (par. 39) que « [l]’accord d’approvisionnement offrait donc un moyen par lequel Apotex pouvait, du moins en théorie, pénétrer sur le marché de la norfloxacine sans porter atteinte aux droits de brevet de Merck ».

 

[72]           La Cour fédérale a également fait état des obstacles qui auraient empêché Apotex de pénétrer sur le marché avec la norfloxacine fournie par Novopharm (par. 40 à 57). Après avoir examiné l’ensemble de la preuve, la Cour fédérale a conclu que ces difficultés « auraient ralenti les efforts faits par Apotex pour entrer sur le marché, elles ne les auraient pas annihilés ». La Cour fédérale a conclu ce qui suit au paragraphe 58 :

 

Cependant, compte tenu des difficultés d’approvisionnement auprès de Delmar, et des difficultés entraînées par l’accord d’approvisionnement avec Novopharm, je suis d’avis qu’Apotex n’aurait pas été en mesure d’entrer sur le marché jusqu’à l’expiration de douze bons mois après qu’elle aurait obtenu son avis de conformité, c’est-à-dire qu’elle n’y serait parvenue qu’à compter du 10 juin 1994.

 

 

[73]           Merck soutient que la Cour fédérale s’est trompée à deux égards importants.

 

[74]           Premièrement, Merck soutient que rien dans la preuve ne permettait à la Cour fédérale de conclure (par. 58 de ses motifs) qu’Apotex aurait réussi à introduire l’Apo-Norfloxacine sur le marché en date du 10 juin 1994. Elle ajoute que le juge de première instance a commis une erreur de fait manifeste et dominante en concluant qu’Apotex aurait pu obtenir de la norfloxacine de Novopharm à tout moment avant le 9 juillet 1998.

 

[75]           Pour apprécier le bien-fondé de l’argument de Merck, il faut se rappeler que la Cour fédérale devait évaluer les dommages subis par Apotex à partir d’une question hypothétique : que se serait-il passé si Merck n’avait pas déposé la demande d’interdiction? Pour y répondre, la Cour fédérale a entendu cinq témoignages portant sur ce qui aurait pu se passer dans cette situation hypothétique. Pour se prononcer, la Cour fédérale devait tenir compte de la preuve d’une manière globale. Les deux parties admettent que la norme de contrôle d’une conclusion aussi factuelle est celle de l’erreur manifeste et dominante.

 

[76]           L’exigence selon laquelle une décision factuelle ne saurait être infirmée en appel à moins d’une erreur manifeste et dominante est très logique, surtout dans une affaire aussi complexe que celle-ci. La Cour d’appel de l’Ontario a d’ailleurs déclaré ce qui suit dans Waxman c. Waxman (2004), 186 O.A.C 201, par. 294, 295 et 336, en des termes pertinents pour le présent dossier :

 

[traduction] Dans une affaire aussi […] complexe sur le plan factuel que celle de l’espèce, les juges d’appel sont dans une situation très semblable à celle des hommes aveugles dans l’histoire des hommes aveugles et de l’éléphant. L’avocat invite la cour à examiner attentivement des parties isolées de la preuve sans que celle‑ci ne puisse connaître et comprendre toute l’affaire. À l’instar des hommes aveugles, dont les comparaisons au sujet de l’éléphant dans son ensemble étaient boiteuses, chacun d’eux n’ayant palpé qu’une petite partie de l’animal, les juges d’appel risquent de ne pas bien comprendre toute l’histoire. La présente affaire démontre que la norme de contrôle « manifeste et dominante » reflète de manière réaliste les limites et les risques propres à la recherche des faits en appel.

 

En dépit de l’avantage que nous donnent des motifs de jugement détaillés, de longues et efficaces plaidoiries des avocats et de nombreuses heures d’étude, nous sommes tout à fait convaincus que nous ne parviendrons pas à connaître et à comprendre le dossier du procès comme le juge de première instance l’a connu et compris. [Ses] conclusions factuelles sont beaucoup plus susceptibles d’être exactes que les nôtres.

…..

 

Bon nombre des observations « sans preuve » présentées par les appelantes sont, lorsqu’on s’y attarde, des arguments tendant à prétendre que la preuve n’est pas suffisante pour étayer les conclusions de fait tirées par le juge de première instance. La suffisance de la preuve n’est pas susceptible de révision.

 

 

 

[77]           À mon avis, il existait suffisamment d’éléments de preuve sur lesquels la Cour fédérale pouvait fonder ses conclusions de fait, et celles‑ci ne sont pas susceptibles de révision par la Cour.

 

[78]           Merck conteste entre autres l’autre manière dont, selon Apotex, la norfloxacine aurait pu être obtenue, à savoir d’une entreprise dont elle est actionnaire minoritaire, Delmar Chemicals Inc. Merck a déclaré que cette dernière était incapable de produire de la norfloxacine assez pure au moyen d’un procédé non‑contrefait et qu’aucune preuve n’indiquait que l’utilisation du procédé breveté aurait empêché les problèmes d’impureté. Merck n’a soumis à l’attention de la Cour aucun élément de preuve relatif à des problèmes d’impureté dans la fabrication de norfloxacine par Delmar. En outre, la Cour fédérale disposait d’une preuve lui permettant de conclure (par. 43) que, dans un monde hypothétique où Merck n’aurait pas déposé de demande d’interdiction, Delmar aurait été prête, en juin 1993, à commencer à fournir de la norfloxacine à Apotex grâce à l’accord d’approvisionnement que cette dernière avait conclu avec Novopharm.

 

[79]           En tout état de cause, la Cour fédérale a correctement fait remarquer (au paragraphe 37) qu’elle ne devait qu’examiner si Apotex aurait pu entrer sur le marché avec des matières obtenues par Novopharm au titre de la licence obligatoire concédée à cette dernière. Étant donné que Novopharm détenait une licence obligatoire concernant la norfloxacine, elle pouvait se procurer de la norfloxacine qui aurait autrement été considérée comme étant « contrefaite » et la vendre au Canada sans porter atteinte aux droits conférés à Merck par le brevet 961. Comme nous l’avons exposé brièvement ci-dessus, la Cour fédérale a pu se prononcer, sur la foi de la preuve dont elle disposait quant à ce qui serait probablement survenu dans ce que j’ai nommé le « monde hypothétique », sur la manière dont Novopharm se serait comportée si Apotex lui avait demandé de fournir de la norfloxacine en 1993. Je ne peux pas dire que les conclusions de la Cour fédérale ne sont pas étayées par la preuve.

 

[80]           Quant au fait que la Cour fédérale a choisi le 10 juin 1994 comme date pertinente, j’estime que pour ce faire, celle‑ci s’est fondée sur une appréciation globale de la preuve quant à ce qui aurait pu arriver dans l’hypothèse où Merck n’aurait pas présenté de demande d’interdiction. De même, je conclus que certains éléments de preuve permettaient à la Cour fédérale de conclure qu’Apotex aurait pu obtenir de la norfloxacine de Novopharm à l’époque pertinente. Ces éléments sont bien résumés aux paragraphes 65 à 96 du mémoire des faits et du droit soumis par Apotex.

 

[81]           Merck présente une deuxième observation au soutien de sa thèse que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant qu’Apotex a subi une perte par suite de la demande d’interdiction de Merck. Selon les dires de Merck, Apotex n’aurait pas pu se procurer de la norfloxacine de Novopharm, en vertu de son accord d’approvisionnement basé sur la fabrication par Delmar ou par un autre tiers fabricant. Merck affirme que cela aurait constitué une sous-licence illégale, car la licence obligatoire ne comportait aucun droit de sous-traitance.

 

[82]           À mon avis, cette observation ne résiste pas aux doctrines de la chose jugée et de la préclusion : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460. La Cour suprême a rejeté cette observation dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] 2 R.C.S. 193, et dans l’arrêt connexe Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129. Comme je l’ai mentionné, la Cour fédérale a conclu dans le même sens (voir par. 39 de ses motifs).

 

[83]           De toute évidence, la Cour suprême a conclu que l’accord d’approvisionnement entre Apotex et Novopharm ne constituait pas une sous-licence illégale et qu’Apotex aurait pu faire en sorte que le médicament soit produit par le fournisseur de son choix, ordonner à Novopharm d’obtenir le médicament de ce fournisseur et, ensuite, exiger que Novopharm lui vende le médicament afin qu’il soit revendu conformément à son avis de conformité. C’est ce qui ressort du paragraphe 78 de l’arrêt Eli Lilly :

 

Aux termes du contrat tel que rédigé, Apotex est simplement autorisée à guider Novopharm vers le tiers fabricant qu’elle préfère et avec qui elle a négocié des conditions, obligeant ainsi Novopharm à traiter avec ce fabricant et à acquérir le médicament breveté aux conditions négociées. Malgré l’importance du contrôle exercé par Apotex, il n’en reste pas moins que des entités distinctes sont en cause, qu’Apotex n’est aucunement responsable, en fin de compte, de la fourniture des marchandises que Novopharm lui vendra éventuellement et qu’une cession de biens légitime et de fait doit survenir entre Novopharm et le tiers pour qu’Apotex puisse acquérir des droits de propriété.

 

 

[84]           La chaîne de contrats utilisée en dernier ressort par Apotex et Novopharm a été étudiée expressément par la Cour suprême, qui a conclu expressément qu’elle ne contrevenait pas à la licence obligatoire et ne constituait pas une sous-licence illégale : voir aussi Merck Frosst, précité, par. 20.

 

[85]           Au paragraphe 106 de son mémoire des faits et du droit, Merck laisse entendre que le fournisseur désigné d’Apotex aurait besoin du [traduction] « pouvoir de représentation et du pouvoir d’influer sur la position juridique du mandant [Novopharm] » afin de devenir son mandataire et de produire la norfloxacine que Novopharm a le droit, selon sa licence, de produire. Rien dans Merck Frosst et Eli Lilly, précités, n’indique qu’il en est ainsi.

 

[86]           Je voudrais ajouter que dans les arrêts Merck Frosst et Eli Lilly, Apotex a fait valoir ces points dans ses observations écrites, qui ont été réfutées par les observations écrites présentées par Eli Lilly. Dans l’arrêt Eli Lilly, au paragraphe 91, la Cour suprême s’est rangée à l’opinion d’Apotex, décidant que Novopharm avait le droit de « fabriquer le médicament elle-même ou par l’intermédiaire de mandataires canadiens ». Toujours dans Eli Lilly, la Cour suprême a rejeté les mêmes observations que celles présentées par Merck à la Cour et a statué que la chaîne de contrats était admissible en l’espèce.

 

E.         Conclusion proposée

 

[87]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la Cour fédérale a correctement conclu que l’article 8 du Règlement de 1998 s’applique en l’espèce et qu’elle n’a pas commis d’erreur susceptible de révision en déterminant la période à l’égard de laquelle Merck est responsable des dommages-intérêts.


 

[88]           Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

 

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

 

 

« Je suis d’accord,

J. Edgar Sexton, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord,

Carolyn Layden-Stevenson, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

                                                      

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A-154-10

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE DU JUGE O’REILLY DATÉE DU 12 MARS 2010, NO T-411-01

 

INTITULÉ :                                                   Merck Frosst Canada & Co. c. Apotex Inc.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 15 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        Le juge Stratas

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     Les juges Sexton et Layden‑Stevenson

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 25 novembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Patrick Kierans

Brian Daley

 

POUR L’APPELANTE

 

Harry Radomski

Kenneth W. Crofoot

Jerry Topolski

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault, sencrl

Montréal (Québec)

POUR L’APPELANTE

 

 

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉE

 

 

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