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Date : 20111219

 

Dossier : A‑10‑11

 

Référence : 2011 CAF 364

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

MERCK & CO., INC. et

MERCK FROSST CANADA CO.

intimées

 

ET ENTRE :

 

MERCK & CO., INC. et

MERCK FROSST CANADA CO.

intimées

 

et

 

APOTEX INC. et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU Canada,

représentée par le

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Apotex Inc., appelante

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 28 novembre 2011

 

Jugement prononcé à Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2011

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                   LE JUGE EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                       LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS


Date : 20111219

Dossier : A‑10‑11

Référence : 2011 CAF 364

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

MERCK & CO., INC. et

MERCK FROSST CANADA CO.

intimées

 

ET ENTRE :

 

MERCK & CO., INC. et

MERCK FROSST CANADA CO.

intimées

 

et

 

APOTEX INC. et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU Canada,

représentée par le

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Apotex Inc., appelante

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE EVANS

Introduction

[1]               La Cour est saisie de l’appel d’une décision de la Cour fédérale (2010 CF 1264) par laquelle la juge Snider (la juge de première instance) a rejeté la déclaration d’Apotex Inc. visant à obtenir une indemnité de la part de Merck & Co. Inc., Merck Frosst Canada Ltd. et Merck Frosst Canada & Co. (Merck) en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement).

 

[2]               La réclamation d’Apotex concerne la perte qu’elle aurait subie au cours de la période durant laquelle elle a été empêchée de vendre une version générique du médicament lovastatine en raison du sursis réglementaire imposé par suite de la demande présentée par Merck en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement.

 

[3]               Dans la demande en question, Merck réclamait une ordonnance interdisant au ministre de la Santé (le ministre) de délivrer un avis de conformité autorisant Apotex à commercialiser sa version de la lovastatine au Canada. Merck affirmait que les allégations d’invalidité et d’absence de contrefaçon du brevet canadien no 1161380 (le brevet 380) de Merck n’étaient pas fondées. Le brevet 380 visait de la lovastatine fabriquée au moyen d’un procédé particulier qui a été désigné dans le présent procès comme étant l’AFI‑1.

 

[4]               La demande d’ordonnance d’interdiction de Merck a été rejetée sans qu’une décision soit rendue sur le fond et le ministre a délivré un avis de conformité à Apotex, qui a alors commencé à fabriquer et à importer de la lovastatine et à vendre des comprimés comprenant de la lovastatine au Canada.

 

[5]               Merck a par la suite introduit contre Apotex une action en contrefaçon dans laquelle elle accusait Apotex d’avoir contrevenu au brevet 380. La juge saisie de cette demande a estimé que le brevet était valide et que certains des comprimés de lovastatine vendus par Apotex avaient été fabriqués au moyen du procédé argué de contrefaçon. Elle a également jugé que Merck n’avait toutefois pas démontré que toute la lovastatine d’Apotex était contrefaite : Apotex avait en effet fait breveter un autre procédé de fabrication de la lovastatine (désignée dans la présente instance comme étant l’AFI‑4) qui ne contrefaisait pas le brevet 380. La décision de la juge est publiée à 2010 CF 1265. Notre Cour a rejeté l’appel interjeté par Apotex de cette décision dans des motifs qui ont été communiqués aujourd’hui (2011 CAF 363).

 

[6]               Le présent appel soulève trois questions. En premier lieu, quelle est la version de l’article 8 du Règlement qui s’applique à la demande d’indemnité d’Apotex : celle qui est entrée en vigueur en 1993 (le Règlement de 1993) ou celle qui a été édictée en 1998 (le Règlement de 1998)? La réponse à cette question dépend à son tour de celle que l’on donne à la question de savoir si la demande d’interdiction de Merck était « pendante » le 11 mars 1998, date à laquelle le Règlement de 1998 est entré en vigueur. Deuxièmement, Apotex a‑t‑elle démontré qu’elle avait droit à une indemnité en vertu du paragraphe (1) de la version applicable de l’article 8? Troisièmement, dans l’affirmative, notre Cour devrait‑elle préciser sur quelle base l’indemnité devrait être calculée et préciser quels sont les moyens de défense dont dispose Merck pour s’opposer à la demande d’Apotex, ou notre Cour devrait‑elle laisser le soin à la juge de première instance de trancher ces questions?

 

[7]               Voici comment je répondrais à ces questions. La demande d’interdiction de Merck était « pendante » le 11 mars 1998, de sorte que le c’est le Règlement de 1998 qui s’applique. Merck est, aux termes du paragraphe 8(1), responsable de la perte subie par Apotex à cause du report de la délivrance, par le ministre, d’un avis de conformité à Apotex. Il n’appartient pas à notre Cour de se prononcer en premier sur les questions de droit et de fait se rapportant au montant de l’indemnité, s’il en est, que Merck doit verser à Apotex.

 

[8]               Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir l’appel et de renvoyer l’affaire à la juge de première instance pour qu’elle tranche les questions de droit et de faits nécessaires pour établir le montant de l’indemnité que Merck est tenue de verser à Apotex aux termes de l’article 8 du Règlement de 1998.

 

Question 1 : Laquelle, de la version de 1993 ou de 1998 du Règlement, s’applique?

[9]               La réponse à la question de savoir si c’est la version de 1993 ou celle de 1998 de l’article 8 du Règlement qui s’applique dépend de l’application de la disposition transitoire du Règlement de 1998, en l’occurrence le paragraphe 9(6) :

9(6) L’article 8 du même règlement, édicté par l’article 8, s’applique aux demandes qui sont pendantes à la date d’entrée en vigueur du présent règlement.

9(6) Section 8 of the Regulations, as enacted by section 8, applies to an application pending on the coming into force of these Regulations.

 

 

[10]           Pour pouvoir déterminer si la demande d’ordonnance d’interdiction présentée par Merck en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement était « pendante » à la date d’entrée en vigueur du Règlement de 1998, je dois d’abord rappeler la chronologie des principaux faits pour ensuite examiner les règles de droit applicables.

 

(i)         Chronologie

[11]           1er juin 1993 : Merck introduit sa demande d’interdiction en qualifiant de non fondées les allégations d’Apotex suivant lesquelles le brevet 380 est invalide et que sa version de la lovastatine ne contreferait pas ce brevet.

 

[12]           6 septembre 1995 : La Section de première instance de la Cour fédérale proroge le délai légal de 30 mois du 1er décembre 1995 au 1er décembre 1996.

 

[13]           13 février 1997 : Merck présente une requête en prorogation en vertu du paragraphe 7(5) du Règlement.

 

[14]           26 mars 1997 : La Section de première instance de la Cour fédérale (le juge Rothstein) se déclare incompétente pour proroger le délai réglementaire après son expiration ou pour rendre une ordonnance d’interdiction une fois le sursis réglementaire expiré. La demande d’interdiction de Merck est par conséquent rejetée sans que la Cour se prononce sur la question de savoir si les allégations d’invalidité et d’absence de contrefaçon d’Apotex sont fondées (Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), (1997), 127 F.T.R. 18, 72 C.P.R. (3d) 148 (Merck CFPI 1997)).

 

[15]           27 mars 1997 : Le ministre délivre un avis de conformité à Apotex pour sa version générique de la lovastatine. 

 

[16]           Avril 1997 : Merck interjette appel à la Cour d’appel fédérale de la décision rendue dans l’affaire Merck CFPI 1997.  

 

[17]           21 avril 1999 : La Cour d’appel fédérale rejette l’appel interjeté par Merck de la décision Merck CFPI 1997 au motif que la délivrance d’un avis de conformité à Apotex en mars 1997 fait en sorte que l’appel est devenu théorique (Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social) (1999), 240 N.R. 195 (C.A.F.) (Merck CAF 1999).

 

[18]           Ainsi donc, lorsque l’article 8 du Règlement de 1998 est entré en vigueur le 11 mars 1998, la Cour fédérale avait déjà rejeté la demande d’interdiction présentée par Merck, et Merck avait interjeté appel de cette décision, mais cet appel n’avait pas encore été tranché.

 

(ii)        Règles de droit applicables

[19]           Quelques jours avant l’ouverture de l’audience dans le présent appel, une autre formation de notre Cour a rendu sa décision dans l’affaire Merck Frosst Canada et Co. c. Apotex Inc., 2011 CAF 329 (Merck Frosst), qui portait sur un autre médicament, mais qui opposait les mêmes parties et concernait l’interprétation des mots « demandes qui sont pendantes » que l’on trouve au paragraphe 9(6) du Règlement de 1998.

 

[20]           En l’espèce, la juge de première instance n’a évidemment pas eu l’avantage de prendre connaissance de la décision susmentionnée lorsqu’elle a conclu que c’était la version de 1993 de l’article 8 qui s’appliquait. Elle a jugé, vu l’ensemble des faits dont elle disposait, que l’appel de Merck n’était pas « pendant », étant donné que la demande d’interdiction de Merck avait été tranchée de façon définitive par la Cour fédérale dans la décision Merck CFPI 1997.

 

[21]           Dans l’affaire Merck Frosst, la question en litige était celle de savoir si la demande d’interdiction présentée par le titulaire du brevet était « pendante » le 11 mars 1998 alors qu’on attendait de connaître le sort du pourvoi formé par Apotex devant la Cour suprême du Canada de la décision par laquelle notre Cour avait confirmé la décision de la Section de première instance de la Cour fédérale de délivrer une ordonnance d’interdiction. La Cour suprême a fait droit, le 9 juillet 1998, au pourvoi formé par Apotex et l’avis de conformité a été délivré peu de temps après.

 

[22]           Le juge Stratas, qui exposait les motifs de notre Cour, a déclaré (au paragraphe 17) :

[…] pour déterminer si une demande est « pendante », il faut se demander si elle est encore actuelle, que ce soit en première instance ou en appel.

 

Appliquant ce critère, le juge Stratas a fait observer (au paragraphe 21) que la Cour suprême avait également le pouvoir de rendre le jugement que la Section de première instance de la Cour fédérale aurait dû rendre et que c’est exactement ce qu’elle avait fait en rejetant la demande d’interdiction. 

 

[23]           Merck affirme que la présente espèce se distingue de l’affaire Merck Frosst parce que, dans le cas qui nous occupe, sa demande d’interdiction a été rejetée par la Cour fédérale dans le jugement Merck CFPI 1997 au motif que la Cour n’était pas compétente pour proroger le sursis réglementaire après son expiration ou pour interdire au ministre de délivrer un avis de conformité une fois celui‑ci délivré.

 

[24]           Je ne suis pas d’accord avec cet argument, et ce, pour trois raisons. En premier lieu, la demande d’interdiction de Merck était toujours actuelle le 11 mars 1998, en ce sens que notre Cour avait compétence pour statuer sur l’appel interjeté par Merck de la décision Merck CFPI 1997. Même si la question de l’avis de conformité rendait la demande théorique, la Cour aurait néanmoins pu exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher la question en litige et, si elle faisait droit à l’appel, elle aurait pu accueillir la demande même s’il ne restait plus rien à interdire.

 

[25]           Le juge Nadon, qui exposait les motifs de la majorité dans l’arrêt Laboratoires Abbott c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CAF 187, 282 D.L.R. (4th) 69, a déclaré que l’expiration du délai réglementaire ne privait pas notre Cour de sa compétence pour entendre un appel. Citant l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., (2001), 266 N.R. 371 (C.A.F.), il a déclaré ce qui suit (au paragraphe 52) :

Précisons que le juge en chef Isaac n’a pas conclu qu’en raison de l’expiration du délai réglementaire, la Cour n’avait pas compétence pour rendre l’ordonnance qui lui était demandée, mais plutôt que la Cour n’exercerait pas sa compétence la question étant devenue théorique. 

 

 

[26]           De plus, le juge Nadon a déclaré, au paragraphe 58, que le juge Rothstein avait eu tort de conclure, dans le jugement Merck CFPI 1997, que l’expiration du délai réglementaire rendait la Cour fédérale incompétente pour juger la demande d’ordonnance d’interdiction présentée en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement, et ce, que le ministre ait délivré ou non un avis de conformité. Ce raisonnement s’applique aussi lorsqu’un avis de conformité a été délivré avant l’expiration du sursis réglementaire : la demande peut devenir théorique, mais la Cour demeure compétente à son égard.

 

[27]           Deuxièmement, le paragraphe 9(6) est une disposition transitoire qu’on devrait interpréter, si son libellé le permet, de manière à en faciliter l’application. Plusieurs raisons militent en faveur de l’élaboration de critères nettement définis en ce qui concerne l’application des dispositions transitoires : en établissant des distinctions subtiles entre les questions de droit et les questions de compétence, on ne fait que créer une confusion inutile dans ce contexte comme cela s’est produit dans d’autres circonstances.

 

[28]           Troisièmement, l’objectif législatif de la version de 1998 de l’article 8 consistait davantage à clarifier le sens de cette disposition, rédigée de façon ambiguë dans le Règlement de 1993, qu’à en modifier le fond (voir le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gazette du Canada, partie II, vol. 132, no 7, à la page 1056). Il ne faudrait donc pas limiter de façon excessive les situations où il est permis de se prévaloir de la version la plus récente du Règlement, qui est libellée de manière à exprimer plus clairement l’intention du législateur.

 

[29]           Par conséquent, la question qui se pose est celle de savoir si Merck est tenue de verser une indemnité en vertu de la version de 1998 du paragraphe 8(1).

 

Question 2 :       La demande d’interdiction présentée par Merck en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement la rend‑elle responsable, en vertu du paragraphe 8 du Règlement de 1998, des pertes subies à cause du report de la délivrance, par le ministre, d’un avis de conformité à Apotex pour ses comprimés de lovastatine?

 

[30]           L’article 8 du Règlement de 1998 dispose :

8. (1) Si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est retirée ou fait l’objet d’un désistement par la première personne ou est rejetée par le tribunal qui en est saisi, ou si l’ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, rendue aux termes de ce paragraphe, est annulée lors d’un appel, la première personne est responsable envers la seconde personne de toute perte subie au cours de la période :

 

a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal estime d’après la preuve qu’une autre date est plus appropriée;

 

 

b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’ordonnance.

 

(2) La seconde personne peut, par voie d’action contre la première personne, demander au tribunal de rendre une ordonnance enjoignant à cette dernière de lui verser un dédommagement pour la perte visée au paragraphe (1).

 

(3) Le tribunal peut rendre une ordonnance aux termes du présent article sans tenir compte du fait que la première personne a institué ou non une action pour contrefaçon du brevet visé par la demande.

 

(4) Le tribunal peut rendre l’ordonnance qu’il juge indiquée pour accorder réparation par recouvrement de dommages‑intérêts ou de profits à l’égard de la perte visée au paragraphe (1).

 

(5) Pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le tribunal tient compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin, y compris, le cas échéant, la conduite de la première personne ou de la seconde personne qui a contribué à retarder le règlement de la demande visée au paragraphe 6(1).

8. (1) If an application made under subsection 6(1) is withdrawn or discontinued by the first person or is dismissed by the court hearing the application or if an order preventing the Minister from issuing a notice of compliance, made pursuant to that subsection, is reversed on appeal, the first person is liable to the second person for any loss suffered during the period

 

 

(a) beginning on the date, as certified by the Minister, on which a notice of compliance would have been issued in the absence of these Regulations, unless the court is satisfied on the evidence that another date is more appropriate; and

 

(b) ending on the date of the withdrawal, the discontinuance, the dismissal or the reversal.

 

(2) A second person may, by action against a first person, apply to the court for an order requiring the first person to compensate the second person for the loss referred to in subsection (1).

 

(3) The court may make an order under this section without regard to whether the first person has commenced an action for the infringement of a patent that is the subject matter of the application.

 

(4) The court may make such order for relief by way of damages or profits as the circumstances require in respect of any loss referred to in subsection (1).

 

 

 

(5) In assessing the amount of compensation the court shall take into account all matters that it considers relevant to the assessment of the amount, including any conduct of the first or second person which contributed to delay the disposition of the application under subsection 6(1).

 

 

[31]           La « première personne » dont il est question à l’article 8 est la société pharmaceutique innovatrice et la « seconde personne » est la société qui a fabriqué le médicament générique.

 

[32]           La juge de première instance n’a pas examiné l’application des dispositions en question aux faits de la présente affaire. Elle a conclu, au paragraphe 28 de ses motifs, que la version de 1993 de l’article 8 était celle qui s’appliquait et elle a estimé qu’elle conférait le droit à Apotex de recevoir une indemnité uniquement lorsque le ministre délivre un avis de conformité après l’expiration de tous les brevets applicables. La juge de première instance a estimé que, comme le brevet 381 existait au cours de la période pendant laquelle Apotex affirme qu’elle a été écartée du marché par application de l’alinéa 7(1)e) du Règlement, Merck n’était pas tenue de lui verser une indemnité pour les pertes qu’elle avait subies à cause du report de la mise en marché de son médicament.

 

[33]           Le principal argument que fait valoir Merck devant notre Cour est qu’Apotex n’a pas droit à une indemnité en vertu du paragraphe 8(1). Elle soutient qu’après avoir obtenu son avis de conformité, Apotex a immédiatement commencé à contrefaire le brevet 380 en vendant des comprimés contenant de la lovastatine fabriquée par Apotex Fermentation Inc, une filiale appartenant en propriété exclusive à Apotex, à l’aide du procédé argué de contrefaçon, l’AF1‑1. La contrefaçon s’est poursuivie lorsqu’Apotex a importé de la lovastatine d’une entreprise de Chine qui l’avait fabriquée au moyen du procédé argué de contrefaçon. Merck affirme que le législateur ne peut avoir voulu que le contrefacteur soit indemnisé des pertes subies parce qu’il n’a pas pu commencer la contrefaçon plus tôt en raison du sursis réglementaire. Merck interprète le paragraphe 8(1) à la lumière de la maxime suivant laquelle on ne peut fonder un recours sur une cause immorale ou illégale (ex turpi causa actio non oritur).

 

[34]           Pour se prononcer sur cet argument, il convient d’examiner l’économie de l’article 8 et de préciser les questions qui sont en jeu dans le présent appel et de les distinguer de celles qui ne sont pas en litige. Le paragraphe 8(1) du Règlement de 1998 définit les circonstances dans lesquelles la première personne est tenue de dédommager la seconde personne. Comme elle s’applique en l’espèce, cette disposition exige en premier lieu que la demande présentée par la première personne en vertu du paragraphe 6(1) ait été rejetée. Apotex a rempli cette condition : la demande de Merck a été rejetée dans le jugement Merck CFPI 1997, lequel a été confirmé par notre Cour dans l’arrêt Merck CAF 1999.

 

[35]           En second lieu, il faut que la seconde personne ait subi la perte au cours de la période débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré n’eût été du Règlement (sauf si le tribunal estime, d’après la preuve, qu’une autre date est plus appropriée), et se terminant à la date du rejet de la demande d’interdiction.

 

[36]           Je n’accepte pas l’argument de Merck suivant lequel la Cour devrait intégrer dans cette disposition l’idée qu’elle ne s’applique pas [traduction] « si la demande présentée par la seconde personne est fondée sur la perte qu’elle a subie du fait qu’elle a été empêchée de contrefaire plus tôt le brevet de la première personne ». La présomption contre l’addition de termes dans un texte législatif peut être réfutée lorsque le contexte et l’objectif de la Loi le commandent. À mon avis, il n’est pas toutefois pas nécessaire d’intégrer une exception ex turpi causa dans le paragraphe 8(1) pour empêcher les contrefacteurs de brevet de se faire indemniser injustement par la première personne.

 

[37]           Il en est ainsi parce que le paragraphe 8(5) confère un large pouvoir discrétionnaire au tribunal lorsqu’il s’agit d’évaluer le montant de l’indemnité que la seconde personne doit verser. Le paragraphe 8(5) prévoit que, pour déterminer le montant de l’indemnité à accorder, le tribunal « tient compte des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin », y compris, le cas échéant, de la conduite de l’une ou l’autre personne qui a contribué à retarder le règlement de la demande d’interdiction présentée par la première personne. À mon avis, cette disposition habilite la Cour à déterminer, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, si l’indemnité demandée par la seconde personne devrait être réduite ou éliminée, et dans quelle mesure elle devrait l’être.

 

[38]           Le vaste pouvoir discrétionnaire dont elle dispose en vertu du paragraphe 8(5) permet à la Cour, lorsqu’elle examine des arguments fondés sur l’exception ex turpi causa, de considérer la situation factuelle en son entier, dans toutes ses nuances. En l’espèce, une des nuances dont on peut tenir compte est le fait que ce ne sont pas tous les comprimés vendus par Apotex qui ont été, dans le cadre de l’action en contrefaçon, considérés comme contenant de la lovastatine fabriquée au moyen du procédé argué de contrefaçon. Le tribunal sera sans doute mieux en mesure d’appliquer le principe ex turpi causa dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire plutôt qu’en appliquant des règles délimitant la responsabilité. En vertu du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré, le tribunal est en mesure de déterminer le montant approprié de l’indemnité à accorder (lequel peut être égal à zéro) d’une manière qui tient dûment compte de tous les faits pertinents.

 

Question 3 :    Convient‑il de trancher dans le présent appel les autres questions de droit et de fait se rapportant au montant de l’indemnité à accorder (le cas échéant) à Apotex en vertu de l’article 8?

 

[39]           En raison des conclusions auxquelles j’arrive, il reste beaucoup de questions de droit et de fait à trancher avant de pouvoir être en mesure de déterminer le montant de l’indemnité à accorder à Apotex. Ainsi, il faut d’abord établir sur quelle base le montant de la perte devrait être déterminée et la mesure dans laquelle le principe ex turpi causa devrait, le cas échéant, s’appliquer aux faits de l’espèce, et déterminer suivant les exigences de l’alinéa 8(1)a) la date de départ de la période au cours de laquelle la perte s’est produite.

 

[40]           Compte tenu des règles de droit qu’elle a appliquées pour disposer de la demande d’indemnité d’Apotex, la juge de première instance n’a pas examiné les questions susmentionnées. À mon avis, il ne conviendrait pas que notre Cour soit la première à trancher ces questions, qui soulèvent des questions de fait contestées, et des questions de droit épineuses, qui n’ont pas été pleinement débattues dans le cadre du présent appel.

 

[41]           Par conséquent, je renverrais l’affaire à la juge de première instance pour qu’elle la réexamine en partant du principe que c’est la version de 1998 de l’article 8 qui s’applique, que Merck est responsable en vertu du paragraphe 8(1), et que le moyen de défense ex turpi causa peut être invoqué en vertu du paragraphe 8(5) pour diminuer ou éliminer le montant de la perte pouvant être recouvrée. Toutes les autres questions de fait et de droit se rapportant à la quantification de la responsabilité de Merck envers Apotex devront être tranchées par la juge de première instance.

 


Dispositif

[42]           Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel avec dépens tant en appel qu’en première instance, d’annuler la décision de la Cour fédérale et de lui renvoyer l’affaire pour qu’elle soit jugée de nouveau par la juge de première instance conformément aux présents motifs.

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord »

            Johanne Gauthier, j.c.a.

 

« Je suis d’accord »

            David Stratas, j.c.a.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑10‑11

 

 

INTITULÉ :                                                   APOTEX INC. c.

                                                                        MERCK & CO., INC. et

                                                                        MERCK FROSST CANADA CO. et autres

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 28 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     LA JUGE GAUTHIER et LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 19 décembre 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Brodkin

POUR L’APPELANTE

APOTEX INC.

 

Steven G. Mason

 

POUR LES INTIMÉES

MERCK & CO., INC. et
MERCK FROSST CANADA

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans SRL

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

APOTEX INC.

 

McCarthy Tétrault LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉES

MERCK & CO., INC. et
MERCK FROSST Canada

 

 

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