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Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20120326

Dossier : A-205-11

Référence : 2012 CAF 99

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE NOËL

                        LA JUGE GAUTHIER

 

ENTRE :

ALFRED T. FRASER, PAUL J. FRASER,

et FRASER SEA FOODS CORPORATION

appelants

et

JANES FAMILY FOODS LTD.; TRIDENT SEAFOODS CORPORATION;

CONAGRA FOODS, INC.; CONAGRA FOODS CANADA INC./ALIMENTS

CONAGRA CANADA INC.; BLUEWATER SEAFOODS INC.; GORTON’S INC.;

GORTON’S FRESH SEAFOOD, LLC; ROCHE BROS INC.; ROCHE BROS.

SUPERMARKETS, INC.; ROCHE BROS SUPERMARKETS, LLC; HIGH

LINER FOODS INCORPORATED; COMEAU’S SEA FOODS LIMITED;

PINNACLE SEAFOODS LTD.; PINNACLE FOODS CANADA CORPORATION;

PINNACLE FOODS GROUP LLC; SOBEYS INC.; SOBEYS CAPITAL

INCORPORATED; LOBLAWS INC.

 

intimées

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 20 mars 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 mars 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                      LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                              LE JUGE EN CHEF BLAIS

LA JUGE GAUTHIER


Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20120326

Dossier : A-205-11

Référence : 2012 CAF 99

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE NOËL

                        LA JUGE GAUTHIER

 

ENTRE :

ALFRED T. FRASER, PAUL J. FRASER,

et FRASER SEA FOODS CORPORATION

appelants

et

JANES FAMILY FOODS LTD.; TRIDENT SEAFOODS CORPORATION;

CONAGRA FOODS, INC.; CONAGRA FOODS CANADA INC./ALIMENTS

CONAGRA CANADA INC.; BLUEWATER SEAFOODS INC.; GORTON’S INC.;

GORTON’S FRESH SEAFOOD, LLC; ROCHE BROS INC.; ROCHE BROS.

SUPERMARKETS, INC.; ROCHE BROS SUPERMARKETS, LLC; HIGH

LINER FOODS INCORPORATED; COMEAU’S SEA FOODS LIMITED;

PINNACLE SEAFOODS LTD.; PINNACLE FOODS CANADA CORPORATION;

PINNACLE FOODS GROUP LLC; SOBEYS INC.; SOBEYS CAPITAL

INCORPORATED; LOBLAWS INC.

 

intimées

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NOËL

[1]               La question en litige dans le présent appel est une cible en mouvement. Le protonotaire Aalto a déclaré que les appelants devaient fournir un cautionnement pour les dépens parce qu’il a jugé que les conditions énoncées aux alinéas a), b) et f) de l’article 416 des Règles des cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). L’article 416 énonce :

 (1) Lorsque, par suite d’une requête du défendeur, il paraît évident à la Cour que l’une des situations visées aux alinéas a) à h) existe, elle peut ordonner au demandeur de fournir le cautionnement pour les dépens qui pourraient être adjugés au défendeur :

ale demandeur réside habituellement hors du Canada;

ble demandeur est une personne morale ou une association sans personnalité morale ou n’est demandeur que de nom et il y a lieu de croire qu’il ne détient pas au Canada des actifs suffisants pour payer les dépens advenant qu’il lui soit ordonné de le faire;

c) le demandeur n’a pas indiqué d’adresse dans la déclaration, ou y a inscrit une adresse erronée, et il n’a pas convaincu la Cour que l’omission ou l’erreur a été faite involontairement et sans intention de tromper;

d) le demandeur a changé d’adresse au cours de l’instance en vue de se soustraire aux conséquences du litige;

e) le demandeur est partie à une autre instance en cours ailleurs qui vise la même réparation;

fle défendeur a obtenu une ordonnance contre le demandeur pour les dépens afférents à la même instance ou à une autre instance et ces dépens demeurent impayés en totalité ou en partie;

g) il y a lieu de croire que l’action est frivole ou vexatoire et que le demandeur ne détient pas au Canada des actifs suffisants pour payer les dépens s’il lui est ordonné de le faire;

h) une loi fédérale autorise le défendeur à obtenir un cautionnement pour les dépens.

 

 (1) Where, on the motion of a defendant, it appears to the Court that

*                        (athe plaintiff is ordinarily resident outside Canada,

*                        (bthe plaintiff is a corporation, an unincorporated association or a nominal plaintiff and there is reason to believe that the plaintiff would have insufficient assets in Canada available to pay the costs of the defendant if ordered to do so,

*                        (c) the plaintiff has not provided an address in the statement of claim, or has provided an incorrect address therein, and has not satisfied the Court that the omission or misstatement was made innocently and without intention to deceive,

*                        (d) the plaintiff has changed address during the course of the proceeding with a view to evading the consequences of the litigation,

*                        (e) the plaintiff has another proceeding for the same relief pending elsewhere,

*                        (fthe defendant has an order against the plaintiff for costs in the same or another proceeding that remain unpaid in whole or in part,

*                        (g) there is reason to believe that the action is frivolous and vexatious and the plaintiff would have insufficient assets in Canada available to pay the costs of the defendant, if ordered to do so, or

*                        (h) an Act of Parliament entitles the defendant to security for costs,

the Court may order the plaintiff to give security for the defendant's costs.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[2]               Il a également jugé que les appelants ne pouvaient invoquer l’exception prévue à l’article 417, parce qu’ils n’ont pas fait la preuve de leur indigence. L’article 417 énonce :

 La Cour peut refuser d’ordonner la fourniture d’un cautionnement pour les dépens dans les situations visées aux alinéas 416(1)a) à g) si le demandeur fait la preuve de son indigence et si elle est convaincue du bien-fondé de la cause.

 

 The Court may refuse to order that security for costs be given under any of paragraphs 416(1)(a) to (g) if a plaintiff demonstrates impecuniosity and the Court is of the opinion that the case has merit.

 

 

[3]               En appel, le juge Rennie de la Cour fédérale (juge de la Cour fédérale) a confirmé qu’il était approprié d’exiger un cautionnement pour les dépens et que le protonotaire Aalto n’avait pas commis d’erreur lorsqu’il a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les appelants n’avaient pas fait la preuve de leur indigence.

 

[4]               À l’appui de leur appel de la décision du juge de la Cour fédérale, les appelants soutiennent maintenant qu’au-delà de la question de l’indigence, seul l’alinéa 416(1)a) des Règles demeure pertinent en l’espèce (mémoire des appelants, para. 47) et que, sur ce dernier point, la question à trancher est celle de savoir si (mémoire des appelants, para. 27) :

[traduction]

27.       […] le fait de résider habituellement aux États-Unis plutôt qu’au Canada [est] un motif valable qui permet d’ordonner au demandeur de fournir un cautionnement pour les dépens dans une action en contrefaçon de brevet, compte tenu des dispositions en matière d’égalité de traitement des ressortissants contenues dans les ententes commerciales multilatérales comprenant l’Accord de libre-échange nord-américain […] et l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, reproduit à l’annexe 1C de l’Accord instituant l’Organisation mondiale du commerce […]?

 

 

[5]               Cette question n’a pas été soulevée dans le cadre des instances précédentes. Les appelants soutiennent toutefois que la situation a maintenant changé et qu’il s’agit de décider si l’alinéa 416(1)a) des Règles est compatible avec l’Accord de libre-échange nord-américain, Rec. T. Can. 1994 no 2 (ALÉNA) et l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touche au commerce, 1869 U.N.T.S. 299 (ADPIC), tel que mis en œuvre aux termes de la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44 et de la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce, L.C. 1994, ch. 47 (la Loi de mise en œuvre ou les Lois de mise en œuvre).

 

[6]               En particulier, ils affirment que l’alinéa 416(1)b) des Règles n’est plus en litige, étant donné que la société demanderesse ne figure plus dans l’intitulé de la cause dans l’action sous-jacente. De même, l’alinéa 416(1)f) des Règles n’est plus en litige, parce que les appelants ont été autorisés à deux reprises à déposer de nouvelles preuves en appel et que les preuves associées à la dernière ordonnance rendue par la Cour le 12 mars 2012 établissent que les dettes impayées – plus précisément les amendes imposées par la Cour de district des États‑Unis pour le district du Massachusetts – ont maintenant été acquittées. Nous reviendrons plus tard sur les circonstances ayant entouré le versement de ces amendes.

 

[7]               Les intimées contestent cette affirmation, mais les appelants semblent avoir réussi à démontrer que les alinéas 416(1)b) et f) des Règles n’étaient plus en litige. Le seul motif sur lequel repose l’ordonnance faisant droit à la requête en vue d’obtenir le cautionnement pour les dépens est donc l’alinéa 416(1)a) des Règles. Les appelants nous invitent donc à examiner le nouvel argument qu’ils ont soulevé.

 

[8]               Je ne suis pas vraiment convaincu que la base sur laquelle repose cet argument – à savoir que l’alinéa 416(1)a) des Règles accorde aux ressortissants américains un traitement qui est « moins favorable » que celui qui est accordé aux ressortissants canadiens (par. 1703(1) de l’ALÉNA; par. 3(1) de l’ADPIC) – ait été établie puisque, selon le texte même de cette disposition, le ressortissant canadien qui ne « réside [pas] habituellement » au Canada peut être tenu de fournir un cautionnement pour les dépens de la même façon que les appelants agissant à titre personnel l’ont été dans la présente affaire.

[9]               L’expression « réside habituellement » utilisée à l’alinéa 416(1)a) des Règles n’est pas définie, mais son sens est clair; elle s’applique de la même façon et dans la même mesure que la personne concernée soit un ressortissant [du Canada] ou d’un autre pays aux termes de l’ALÉNA ou de l’ADPIC (voir l’art. 201 de l’ALÉNA qui définit « ressortissant » comme une personne physique qui est un citoyen ou un résident permanent d’une Partie et le para. 3 de l’art. 1, note de bas de page 1, de l’ADPIC selon lequel « ressortissant » est notamment une personne domiciliée sur le territoire d’un État partie). La notion de « résidence habituelle » est distincte de la notion de « citoyenneté », de « domicile » ou de « résidence permanente » dans la mesure où il s’agit de déterminer ici le pays du mode général de vie de la personne concernée : Thomson c Ministre du Revenu national, [1946] R.C.S. 209, motifs du juge Rand à la page 224 :

 

[traduction]

Il est jugé qu’elle signifie résidence selon le mode de vie habituel de la personne visée en opposition à une résidence particulière, occasionnelle ou temporaire. Le mode général de vie est donc pertinent quant à la question de son application.

 

 

[10]           En particulier, pour appliquer cette notion, il ne suffit pas de simplement calculer le nombre des jours pendant lesquels une personne est physiquement présente dans un pays donné – comme ce serait le cas pour le statut de « résident permanent » – ou de décider l’endroit où une personne est domiciliée (on trouvera d’autres exemples de l’application de cette notion dans les décisions Rogers c. Inland Revenue, (1879) 1 T.C. 225; Cooper c. Cadwalader, 5 T.C. 101; Loewenstein c. De Salis, (1926) 10 T.C. 424; Reid c. Inland Revenue, (1926) 10 T.C. 673; Levene c. Inland Revenue Commissioners, (1928) 13 T.C. 486; Inland Revenue Commissioners c. Lysaght, (1928) 13 T.C. 511; Lord Inchiquin c. IR Comrs, (1948) 31 T.C. 125; Ford c. Hart, (1873) L.R. 9, C.P. 273; Russell c. M.N.R., [1949] R.C. de l’É. 91; Re Halliday, [1945] O.L.R. 233; Beament c. Ministre du Revenu National, 51 D.T.C. 489).

 

[11]           Il semble donc qu’un « ressortissant » du Canada puisse démontrer que son mode général de vie est associé à un autre pays de sorte qu’il ne « réside pas habituellement » au Canada, auquel cas la Cour pourrait lui ordonner de fournir un cautionnement aux termes de l’alinéa 416(1)a) des Règles, comme cela a été fait pour les appelants en l’espèce. De ce point de vue, le paragraphe 416(1) n’accorde pas aux ressortissants étrangers un traitement différent de celui qui est accordé aux ressortissants canadiens.

 

[12]           L’avocat des appelants a fait remarquer à juste titre qu’il serait tout à fait inhabituel qu’un ressortissant canadien se voie appliquer de cette façon l’alinéa 416(1)a) des Règles. À son avis, ce n’est pas la bonne façon de procéder à cette analyse. Si j’ai bien compris son argument, il ne s’agit pas de savoir si les appelants reçoivent un traitement moins favorable que celui qui est accordé aux ressortissants canadiens qui se trouvent dans la même situation que les appelants – c’est-à-dire les ressortissants canadiens qui, tout comme les appelants, ne résident pas habituellement au Canada – mais de savoir si les appelants reçoivent un traitement moins favorable que les ressortissants canadiens en général. Étant donné que normalement, les ressortissants canadiens résident habituellement au Canada et que les ressortissants étrangers ne le font pas, l’alinéa 416(1)a) des Règles accorde un traitement moins favorable aux ressortissants étrangers.

 

[13]           Il n’est pas nécessaire de trancher cette question parce que, même si l’alinéa 416(1)a) des Règles assujettit les ressortissants étrangers à un traitement moins favorable, ni l’ALÉNA, ni l’ADPIC ne peuvent empêcher l’application de cette disposition.

 

[14]           Un argument semblable à celui qui est avancé maintenant a été présenté devant notre Cour dans Baker Petrolite Corp. c. Canwell Enviro-Industries Ltd., 2002 CAF 158 [Baker Petrolite]. Dans cette affaire, il s’agissait de déterminer si l’alinéa 1709(8)a) de l’ALÉNA exigeait que l’article 78.4 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, telle que modifiée par L.R.C. 1985, ch. 33 (3e suppl.), entrée en vigueur le 1er octobre 1989 (la Loi de 1989), ou la Loi sur les brevets telle que modifiée par L.C. 1993, ch. 15, entrée en vigueur le 1er octobre 1996 (la Loi de 1996), soit interprété différemment de ce que le législateur souhaitait lorsqu’il a adopté cette disposition, de façon à se conformer à l’ALÉNA.

 

[15]           La Cour a rejeté cet argument pour deux motifs, dont le premier nous intéresse ici (Baker Petrolite, para. 25) :

 

Je ne suis pas d'accord avec cet argument, pour deux raisons. D'abord, le paragraphe 1709(8) est une disposition de l'ALÉNA, qui a été approuvé par la Loi de mise en œuvre de l'Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44, art. 10. Toutefois, cette approbation ne donne pas force de loi aux dispositions mêmes de l'ALÉNA. Je reconnais qu'il est possible, dans les cas pertinents, d'examiner un traité international pour interpréter un texte législatif national. Voir, par exemple, Baker c. Canada (Ministre la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 69 et 70. Toutefois, le traité international ne saurait remplacer les termes clairs employés dans une loi qu'a édictée le Parlement. L'article 78.4 est une disposition claire et évidente. À mon avis, Petrolite invoque le paragraphe 1709(8) de l'ALÉNA pour donner à l'article 78.4 un sens restreint qui ne peut être appuyé par le libellé de celui-ci.

(Voir, au même effet, l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario Conseil des Canadiens c. Canada (Procureur général), [2006] O.J. no 4751 [autorisation d’appel rejeté, [2007] C.S.C.R. no 48], au para. 25; et la décision dont appel prononcée par la Cour de justice de l’Ontario [2005] O.J. no 3422, aux paras. 33 à 37).

 

[16]           Ce raisonnement s’applique de la même façon à l’ADPIC étant donné qu’il a été approuvé par le législateur de la même façon (article 8 de la Loi de mise en œuvre de l’ADPIC). En fait, c’est la conclusion à laquelle en était arrivée la Cour fédérale quelques années auparavant dans Pfizer Inc. c. Canada, [1999] 4 C.F. 441, aux paragraphes 44 à 48 [Pfizer].

 

[17]           Les appelants semblent admettre qu’on ne peut utiliser l’ALÉNA ou l’ADPIC pour « écarter » l’application de l’alinéa 416(1)a) des Règles. Ils soutiennent toutefois qu’il convient d’interpréter l’alinéa 416(1)a) des Règles conformément aux principes exposés dans l’ALÉNA et l’ADPIC. Ils invoquent sur ce point l’arrêt récent de la Cour suprême, Merck Frosst Canada Ltd. c. Canada (Santé), 2012 CSC 3 [Merck], dans lequel le juge Cromwell, s’exprimant au nom de la majorité a écrit ce qui suit (para 117) :

 

[…] J’accepte évidemment que, dans la mesure du possible, les lois internes devraient être interprétées de façon à être compatibles avec les obligations internationales du Canada : (citations omises) […]

 

 

[18]           Les appelants s’appuient sur ce passage pour soutenir que le verbe « peut » utilisé à l’article 416 des Règles autorise le décideur à refuser de donner effet à l’alinéa 416(1)a) des Règles et qu’il convient d’interpréter cette disposition comme si elle ne s’appliquait pas en l’espèce puisqu’elle entraînerait ici un résultat qui irait à l’encontre des principes exposés dans l’ALÉNA et l’ADPIC.

 

[19]           À mon avis, « interpréter » l’alinéa 416(1)a) des Règles comme s’il ne s’appliquait pas dans les présentes circonstances reviendrait à en « écarter » l’application. Le juge Cromwell affirme simplement dans Merck que, lorsqu’une disposition législative peut être interprétée de deux façons différentes, dont l’une est compatible avec les obligations du Canada découlant de traités et l’autre ne l’est pas, il convient de préférer la première. Cette observation ne remet pas en question la conclusion qui a été tirée dans Baker Petrolite selon laquelle l’ALÉNA ne peut « l’emporter » sur une disposition législative claire.

 

[20]           Sur ce point, l’alinéa 416(1)a) des Règles ne pourrait être plus clair. Il accorde le pouvoir discrétionnaire d’attribuer des dépens lorsqu’une personne ne réside pas habituellement au Canada, et interpréter l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire comme s’il était limité par l’ALÉNA ou l’ADPIC donnerait à ces traités un effet qu’ils ne peuvent avoir.

 

[21]           Les appelants invoquent également le paragraphe 1.1(2) des Règles qui énonce :

  […]

(2) Les dispositions de toute loi fédérale ou de ses textes d’application l’emportent sur les dispositions incompatibles des présentes règles.

 

   …

(2) In the event of any inconsistency between these Rules and an Act of Parliament or a regulation made under such an Act, that Act or regulation prevails to the extent of the inconsistency.

 

Ils soutiennent qu’étant donné que l’ALÉNA et l’ADPIC ont été approuvés par une loi fédérale, les principes qu’ils édictent l’emportent sur les Règles en cas de conflit.

 

[22]           Là encore, comme l’indiquent les arrêts Baker Petrolite et Pfizer, le fait qu’un traité ait été approuvé par une loi fédérale n’attribue pas force de loi à ses dispositions. La seule façon dont le paragraphe 1.1(2) des Règles pourrait assister les appelants serait de démontrer que l’alinéa 416(1)a) des Règles est incompatible avec les lois de mise en œuvre de ces accords.

 

[23]           Sur ce point, l’avocat des appelants nous a cité le préambule de la Loi de la mise en œuvre de l’ALÉNA et il invoque, en particulier, la volonté exprimée comme suit des partenaires du traité :

[…]

 

renforcer les liens privilégiés d’amitié et de coopération entre leurs nations,

 

[…]

 

établir une réglementation claire et mutuellement avantageuse de leurs échanges commerciaux,

 

assurer un environnement commercial prévisible propice à la planification d’entreprise et à l’investissement,

 

[…]

 

favoriser la créativité et l’innovation et encourager le commerce de produits et de services faisant l’objet de droits de propriété intellectuelle,

[…]

 

 

strengthen the special bonds of friendship and cooperation among their nations,

 

 

establish clear and mutually advantageous rules governing their trade,

 

ensure a predictable commercial framework for business planning and investment,

 

 

Foster creativity and innovation, and promote trade in goods and services that are the subject of intellectual property rights,

 

 

 

[24]           Cette volonté ainsi exprimée laisse entièrement aux parties au traité le choix des mesures à prendre pour atteindre les objectifs prévus. Il appartient au Canada (et aux autres parties au traité) de décider quels sont les changements législatifs internes qui seront effectués pour donner effet à cette volonté, et ceux-ci visent la législation déléguée. L’alinéa 416(1)a) des Règles est demeuré en vigueur sans modification, malgré la mise en œuvre de l’ALÉNA il y a près de 20 ans. Il est évident que modifier l’alinéa 416(1)a) des Règles comme le proposent les appelants n’est pas une façon par laquelle le Canada a choisi de manifester cette volonté. Il en résulte qu’il n’y a aucune incompatibilité entre l’alinéa 416(1)a) et la Loi sur la mise en œuvre de l’ALÉNA.

 

[25]           Aucun argument n’a fait référence à la formulation précise de la Loi de mise en œuvre de l’ADPIC. L’argument des appelants selon lequel l’ALÉNA et l’ADPIC font obstacle à l’application de l’alinéa 416(1)a) des Règles doit donc être rejeté.

 

[26]           Pour revenir à l’ordonnance qui a été rendue, le protonotaire Aalto a fait remarquer, au-delà du fait que les appelants agissant à titre personnel ne résidaient pas habituellement au Canada, qu’ils ne possédaient pas non plus d’actifs au Canada (motifs du protonotaire Aalto, p. 4). Ce facteur n’est pas mentionné dans l’article 416 des Règles, mais il a malgré tout influencé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire dans la présente affaire.

 

[27]           Je tiens simplement à ajouter que le comportement des appelants à l’égard du paiement des amendes imposées aux États-Unis constitue une justification supplémentaire de l’ordonnance qui a été rendue. Ces amendes, malgré leur montant symbolique (2 000 $ au total alors que la preuve indique que les coûts réels exposés par les parties qui ont obtenu gain de cause étaient largement supérieurs à ce montant), sont demeurées impayées pendant près de quatre ans et elles n’ont été acquittées que lorsque les appelants se sont rendu compte que l’omission de le faire risquait de nuire gravement à leur tentative d’éviter l’imposition d’un cautionnement dans la présente affaire.

 

[28]           C’est dans ce contexte que la Cour a accordé aux appelants, le 9 septembre 2011 (le juge Pelletier), l’autorisation d’établir qu’ils avaient payé les amendes exigibles. L’ordonnance autorisait la production des chèques correspondant au paiement, mais exigeait que les appelants présentent des preuves montrant que les chèques avaient été négociés. Les appelants ont produit les chèques associés au versement de ces montants, mais ils ont mentionné au moment de déposer ces preuves que les chèques n’avaient pas encore été négociés. Or, ils n’ont pas expliqué que les chèques étaient accompagnés d’une lettre qui exigeait que les chèques ne soient pas négociés au motif que ce versement n’était pas justifié.

 

[29]           Il était évidemment inapproprié que les appelants présentent des preuves indiquant que le paiement des amendes impayées n’était plus en litige, sans porter cette lettre à l’attention de la Cour. La lettre en question a été produite par la suite, parce que les intimées ont assuré sa communication en la joignant dans une annexe à leur mémoire des faits et du droit. À la suite de cette communication, les appelants ont maintenant produit, avec l’autorisation de la Cour, la lettre en question ainsi qu’une lettre subséquente écrite quelques semaines avant l’audition de l’appel qui annulait la directive contenue dans la première lettre, d’après laquelle les chèques ne devaient pas être encaissés.

 

[30]           En refusant de s’acquitter pendant près de quatre ans des amendes impayées et en déclarant à la Cour que les amendes impayées avaient été réglées, tout en prenant au même moment des dispositions pour que les chèques ne soient pas négociés, les appelants ont eu un comportement qui conforte l’appréciation générale du protonotaire Aalto selon laquelle le paiement des dépens, dans le cas où les appelants verraient leur action rejetée, risquerait de soulever des difficultés et qu’il y avait lieu que soit fourni un cautionnement.

 

[31]           J’en viens maintenant à la question de l’indigence. D’après les appelants, la décision du juge de la Cour fédérale de ne pas modifier la conclusion du protonotaire Aalto selon laquelle les appelants n’ont pas démontré qu’ils étaient indigents, repose sur une erreur de fait et de droit. Pour ce qui est de l’erreur de fait, les appelants font référence au paragraphe 32 des motifs du juge de la Cour fédérale dans lequel celui-ci déclare que les appelants [traduction] « n’ont pas soutenu qu’une conclusion de fait particulière était inexacte » et qu’ils n’ont pas non plus attiré l’attention de la Cour [traduction] « sur les faits ou les aspects financiers qui ont été mal compris ou non pris en compte ».

 

[32]           Les appelants soutiennent qu’en faisant cette affirmation, le juge de la Cour fédérale n’a manifestement tenu aucun compte des huit pages contenant des observations détaillées portant sur des erreurs de fait touchant précisément ces aspects.

 

[33]           Le juge de la Cour fédérale est présumé avoir tenu compte de tous les documents présentés. Les appelants présentent cet argument en isolant le paragraphe 32 du reste des motifs. Si l’on tient compte du paragraphe précédent, il semble clair que l’opinion exprimée est que le protonotaire Aalto pouvait fort bien tirer les conclusions de fait qu’il a tirées, en se fondant sur les preuves présentées.

 

[34]           De plus, la plus grande partie de ces huit pages est consacrée à une contestation de la force probante que le protonotaire Aalto a accordée aux preuves présentées. Il est uniquement allégué que le protonotaire Aalto a mal compris ou n’a pas tenu compte d’un seul élément , soit que la période couverte par les états financiers de la société appelante et de l’autre société appartenant aux appelants (Fraser Fish Inc.) agissant à titre personnel ne coïncidait pas. Cet élément pourrait avoir un effet sur l’ampleur de l’écart entre les revenus signalés par le protonotaire Aalto, mais ne modifie pas le fait qu’il y avait un écart (motifs du protonotaire Aalto, p. 11).

 

[35]           Même si je tiens pour acquis que le protonotaire Aalto n’a pas tenu compte du fait que les deux sociétés utilisaient des dates de fin d’exercice financier différentes, cela ne constituerait pas une erreur manifeste justifiant l’intervention de la Cour.

[36]           Pour ce qui est de l’erreur de droit, les appelants soutiennent qu’ils ont réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils étaient indigents et que le protonotaire Aalto a fixé un seuil trop élevé lorsqu’il a jugé qu’ils n’avaient pas établi ce fait. Ils soutiennent qu’il s’agit là d’une erreur de droit qui aurait dû obliger le juge de la Cour fédérale à intervenir.

 

[37]           Cet argument doit également être rejeté. Contrairement à ce qu’affirment les appelants, l’observation du protonotaire Aalto selon laquelle le fardeau qui incombe aux appelants est [traduction] « particulièrement exigeant » de sorte qu’[traduction] « aucune question pertinente ne doit rester sans réponse » (motifs du protonotaire Aalto, p. 9) n’indique pas qu’il a commis une erreur au sujet de la norme de preuve applicable. Comme l’a expliqué le juge de la Cour fédérale au paragraphe 25 de ses motifs, ces mots concernent la portée de la preuve à produire. Par exemple, le protonotaire Aalto a fait remarquer que Fraser Fish Inc. est une société en activité, mais que, lorsqu’il a posé des questions pour savoir si cette société était en mesure de financer le litige ou de fournir des garanties, les appelants (par la bouche de leur témoin, Alfred T. Fraser) ont déclaré que cet aspect n’avait pas été abordé parce que la société Fraser Fish Ltd. [traduction] « n’a rien à voir avec [le présent litige] » (motifs du protonotaire Aalto, pp. 9 à 11).

 

[38]           Il est évident que, pour démontrer leur indigence, les appelants agissant à titre personnel devaient démontrer qu’ils n’avaient pas accès à du financement. En refusant de voir dans Fraser Fish Ltd. une source possible de financement, les appelants ont omis de répondre à une question pertinente qu’ils devaient se poser s’ils voulaient établir qu’ils étaient indigents. La lecture de la décision du protonotaire Aalto démontre que c’est le genre de situation à laquelle il pensait lorsqu’il a utilité les termes auxquels s’opposent maintenant les appelants.

 

[39]           J’ajouterais à ce sujet que, si les appelants ont une bonne chance d’obtenir gain de cause comme ils l’affirment avec conviction (mémoire des appelants, paras. 14 à 25), leur droit d’action représente un actif important qui pourrait leur permettre d’obtenir des fonds. D’après l’avocat des appelants, si ces derniers obtenaient gain de cause dans leur action, ils pourraient obtenir près de 100 millions de dollars. C’est un autre aspect qui ne semble pas non plus avoir été examiné.

 

[40]           Je ne peux trouver aucune erreur dans la décision du juge de la Cour fédérale de refuser d’intervenir à l’égard de la conclusion du protonotaire Aalto selon laquelle les appelants n’ont pas démontré qu’ils étaient indigents.

 

[41]           Enfin, les appelants ont présenté tous leurs arguments en se basant sur le fait qu’ils ont été obligés de fournir un cautionnement d’un montant de 150 000 $. Aucune ordonnance en ce sens n’a été rendue, étant donné que le protonotaire Aalto a uniquement abordé la question du cautionnement pour les dépens, en remettant à plus tard sa décision pour ce qui est du montant qui sera établi lorsque la question de la responsabilité aura été réglée. Les appelants pourront présenter tous les arguments qu’ils souhaitent au sujet du montant lorsque la question sera soumise à nouveau au protonotaire Aalto en sa qualité de responsable de la gestion de l’instance.

 

[42]           Je rejetterais l’appel avec dépens que je fixerais à 3 000 $.

 

« Marc Noël »

j.c.a.

« Je suis d’accord

          Pierre Blais, juge en chef »

 

« Je suis d’accord

          Johanne Gauthier, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme,

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                            A-205-11

 

 

APPEL D’UN JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE RENNIE DE LA COUR FÉDÉRALE EN DATE DU 19 MAI 2011, DOSSIER No T-1583-09.

 

INTITULÉ :                                                                           Alfred T. Fraser, Paul J. Fraser, et Fraser See Foods Corporation c. Janes Family Foods Ltd.; Trident Seafoods Corporation; Conagra Foods, Inc.; Conagra Foods Canada Inc./Aliments Conagra Canada Inc.; Bluewater Seafoods Inc.; Gorton’s Inc.; Gorton’s Fresh Seafood, LLC; Roche Bros Inc.; Roche Bros. Supermarkets, Inc.; Roche Bros Supermarkets, LLC; High Liner Foods Incorporated; Comeau’s Sea Foods Limited; Pinnacle Seafoods Ltd.; Pinnacle Foods Canada Corporation; Pinnacle Foods Group LLC; Sobeys Inc.; Sobeys Capital Incorporated; Loblaws Inc.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   le 20 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                le juge Noël

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             le juge en chef Blais

                                                                                                la juge Gauthier

 

DATE DES MOTIFS :                                                          le 26 mars 2012

 

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Samuel Kazen

POUR LES APPELANTS

 

David Turgeon

 

POUR LES INTIMÉES

(Blue Water Seefood Inc., Gorton’s Fresh Seafood, LLC, Roche Bros. Inc., Roche Bros. Supermarkets, Inc., Roche Bros. Supermarkets, LLC)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

IMAGINE Intellectual Property Law

Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LES APPELANTS

 

FASKEN MARTINEAU DuMOULIN, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR LES INTIMÉES

(Blue Water Seefood Inc.,

Gorton’s Inc.,

Gorton’s Fresh Seafood, LLC,

Roche Bros. Inc.,

Roche Bros. Supermarkets, Inc., Roche Bros. Supermarkets, LLC)

GOWLING LAFLEUR HENDERSON S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LES INTIMÉES

(James Family Foods Ltd.,

Trident Seafoods Corporation;

ConAgra Foods, Inc.,

II Conagra Foods Canada Inc./Aliments Conagra Canada Inc.,

Pinnacle Seafoods Ltd.,

Pinnacle Foods Canada Corporation,

Pinnacle Foods Group LLC,

Sobeys Inc.,

Sobeys Capital Incorporated)

 

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