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Date : 20120329

Dossier : A‑226‑11

Référence : 2012 CAF 103

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

appelante

et

PFIZER CANADA INC., EISAI CO., LTD

ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 22 février 2012

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                      LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LA JUGE SHARLOW

                                                                                                                      LA JUGE GAUTHIER

 


Date : 20120329

Dossier : A‑226‑11

Référence : 2012 CAF 103

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

appelante

et

PFIZER CANADA INC., EISAI CO., LTD

ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               Mylan Pharmaceuticals ULC (Mylan) interjette appel d’un jugement portant la référence 2011 CF 547 (les motifs), par lequel le juge Hughes de la Cour fédérale (le juge de première instance) a fait droit à la demande présentée par Pfizer Canada Inc. (Pfizer) et Eisai Co., Ltd. (Eisai) en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement AC), en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Myla pour sa version générique d’Aricept – un médicament approuvé au Canada pour le traitement symptomatique de la démence de type Alzheimer – jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 1338808 (le brevet 808), qui appartient à Eisai et pour lequel une licence a été octroyée à Pfizer au Canada. Le brevet 808 comporte une revendication portant sur un composé connu sous le nom de donépézil, l’ingrédient actif d’Aricept.

 

[2]               Mylan conteste le refus du juge de première instance d’examiner son argument suivant lequel le brevet 808 contient des données inexactes. Le juge de première instance a fondé son refus sur sa conclusion que Mylan n’avait formulé dans son avis d’allégation aucune allégation touchant le point de savoir si le brevet 808 rendait compte entièrement et exactement des travaux effectués par Eisai.

 

[3]               Mylan soutient également que le juge de première instance a commis une erreur en ne concluant pas que le brevet 808 promettait que le donépézil a une toxicité acceptable et est plus sûr et a une durée d’action plus longue que les composés connus dans l’art antérieur comme la physostigmine et la tacrine et, par conséquent, que le brevet est invalide parce qu’il ne divulgue pas un fondement factuel suffisant pour qu’il y ait prédiction valable de cette promesse.

 

Le processus réglementaire en cause

[4]               Pour pouvoir vendre un nouveau médicament au Canada, un innovateur doit obtenir l’approbation réglementaire du ministre de la Santé sous le régime de la section 8 de la partie C du Règlement sur les aliments et drogues, CRC c. 870. Cette approbation est donnée sous forme d’avis de conformité, lequel ne peut être délivré que si suffisamment de renseignements et de documents ont été fournis au ministre pour lui permettre d’évaluer l’innocuité et l’efficacité du médicament, notamment des comptes rendus détaillés des essais effectués en vue d’établir l’innocuité du médicament, aux fins et selon le mode d’emploi recommandé, ainsi que de solides éléments de preuve démontrant l’efficacité clinique du médicament en question.

 

[5]               Le fabricant qui par la suite souhaite commercialiser une version générique du médicament doit soumettre au ministre de la Santé un document (appelé présentation abrégée de drogue nouvelle) dans laquelle il procède à des comparaisons spécifiques entre son médicament générique et le médicament de l’innovateur pour satisfaire aux conditions énumérées à la section 8 de la partie C du Règlement sur les aliments et drogues en vue d’obtenir un avis de conformité pour le médicament générique.

 

[6]               Le Règlement AC, qui a été pris en application de l’article 55.2 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P‑4, permet à l’innovateur qui dépose une présentation de drogue nouvelle de soumettre également au ministre de la Santé une liste de brevets se rapportant à sa demande. Il est ensuite possible d’ajouter les brevets figurant sur cette liste au registre des brevets tenu par le ministre.

 

[7]               Le fabricant de médicaments génériques qui sollicite un avis de conformité pour un médicament et qui compare ce médicament avec un autre médicament commercialisé au Canada aux termes d’un avis de conformité doit, pour chacun des brevets inscrits au registre pour l’autre médicament, accepter d’attendre l’expiration du brevet avant d’obtenir l’approbation du ministre ou alléguer (au moyen de ce qu’on appelle un « avis d’allégation ») que le brevet n’est pas valide ou qu’il ne serait pas contrefait, et notamment fournir un énoncé détaillé du fondement juridique et factuel de l’allégation (article 5 du Règlement AC).

 

[8]               L’innovateur à qui est signifié un tel avis d’allégation peut demander à la Cour fédérale de prononcer une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité au fabricant de médicaments génériques tant que son brevet ne sera pas expiré. La Cour doit rendre cette ordonnance si elle conclut que les allégations relatives au brevet figurant dans l’avis d’allégation ne sont pas fondées (article 6 du Règlement AC).

 

[9]               Suivant la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et de notre Cour, il s’agit en pareil cas d’une procédure sommaire éminemment factuelle qui vise uniquement à interdire la délivrance d’un avis de conformité sous le régime du Règlement sur les aliments et drogues. Les questions relatives à la contrefaçon ou la validité d’un brevet ne peuvent donc être tranchées de façon définitive dans le cadre de cette procédure (Eli Lilly & Co. c. Novopharm Ltd., [1998] 2 R.C.S. 129, aux paragraphes 95 et 96; Merck Frost Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social), (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.), pages 319 et 320; David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), page 600).

 

[10]           Si l’innovateur obtient gain de cause dans l’instance en question, il est alors interdit au ministre de la Santé de délivrer au fabricant de médicaments génériques un avis de conformité pour son médicament générique tant que le brevet applicable n’a pas expiré. En revanche, si le fabricant de médicaments génériques obtient gain de cause, le ministre peut alors lui délivrer un avis de conformité pour sa version générique du médicament. Peu importe l’issue de l’instance introduite en vertu du Règlement AC, les instances relatives à la validité ou à la contrefaçon des brevets qui sont introduites sous le régime de la Loi sur les brevets peuvent être engagées ou poursuivies par les parties devant le tribunal compétent.

 

[11]           Dans le cas qui nous occupe, le ministre de la Santé a approuvé Aricept et des avis de conformité ont été délivrés pour la vente de ce médicament sous forme de comprimés de 5 mg et de 10 mg, à administrer par voie orale, pour le traitement symptomatique de la démence de type Alzheimer d’intensité légère, modérée et sévère. À la demande de Pfizer, le brevet 808 a été inscrit relativement à Aricept au registre des brevets que le ministre de la Santé tient conformément au Règlement AC.

 

[12]           En 2009, Mylan – qui faisait alors affaires sous le nom de Genpharm ULC – a déposé auprès du ministre une présentation abrégée de drogue nouvelle en vue d’obtenir un avis de conformité relativement à une version générique d’Aricept sous forme de comprimés de 5 mg et de 10 mg, pour administration orale. Mylan a également signifié un avis d’allégation contestant la validité du brevet 808 pour divers motifs.

 

[13]           Pfizer et Eisai ont répondu en saisissant la Cour fédérale d’une demande visant à obtenir, en vertu de l’article 6 du Règlement AC, une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité à Mylan.

 

Le jugement de la Cour fédérale

[14]           Les questions en litige devant la Cour fédérale ont été résumées de la façon suivante par le juge de première instance, au paragraphe 35 de ces motifs : « Le brevet 808, notamment pour ce qui concerne ses revendications 6 et 18, est‑il invalide au motif qu’il se fonderait sur une prédiction non valable de l’utilité promise? »

 

[15]           Les revendications 6 et 18 du brevet 808 sont ainsi libellées. La version simplifiée de ces revendications, établie par le juge de première instance, est reproduite entre crochets :

            [traduction]

6. Le composé 1‑benzyl‑4‑[(5,6‑diméthoxy‑1‑indanon)‑2‑yl] méthylpipéridine ou un de ses sels d’addition acide pharmaceutiquement acceptables.

 

[6. Le composé donépézil ou le chlorhydrate de donépézil.]

 

18. Une composition thérapeutique pour le traitement de la démence sénile, qui comprend une quantité du composé ou d’un sel défini dans une des revendications 1 à 17 ayant une activité efficace d’inhibition de l’acétylchlolinestérase et un véhicule pharmaceutiquement acceptable.

 

[18. Une composition thérapeutique pour le traitement de la démence sénile, qui comprend du donépézil ou du chlorhydrate de donépézil et un véhicule pharmaceutiquement acceptable.]

 

[16]           Le juge de première instance a conclu qu’au milieu des années 80, on postulait que si les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase (AChE) pouvaient être introduits dans la zone appropriée du cerveau en traversant ce qu’on appelle la barrière hémato‑encéphalique, les symptômes de la maladie d’Alzheimer pourraient être atténués. Le juge de première instance a également établi qu’en juin 1988 (le mois durant lequel la demande de brevet 808 a été déposée), deux composés particuliers étaient connus et étudiés à cette fin : la physostigmine et la tacrine. Ces deux composés semblaient agir comme inhibiteurs de l’AChE, mais ils comportaient des inconvénients : la physostigmine avait une courte durée d’action, et comportait certains effets secondaires indésirables, alors que la tacrine était toxique pour le foie à des doses plus élevées.

 

[17]           Le juge de première instance a aussi souligné que les travaux avaient commencé chez Eisai dans les années 80 en vue de la mise au point d’un médicament pour le traitement de la démence sénile comme la maladie d’Alzheimer et que de nombreux composés avaient été mis à l’essai dans ce but. Dans le cadre de ces activités de recherche, le donépézil a été mis au point par Eisai comme nouveau composé, et des tests sur des animaux ont montré qu’il était un inhibiteur efficace de l’AChE. Ce composé et son utilisation prédite comme traitement contre la démence sénile ont par la suite été brevetés par Eisai.

 

[18]           Le juge de première instance a conclu que la « “promesse” ou utilité déclarée du brevet 808 est telle qu’on la trouve clairement exposée aux pages 1, 2 et 3 du mémoire descriptif, à savoir qu’on a découvert une nouvelle classe de composés (comprenant le donépézil) qui, dans la perspective de l’hypothèse cholinergique dont se déduit l’opportunité d’inhiber l’AChE, est efficace pour le traitement de la maladie d’Alzheimer » (motifs, au paragraphe 232). Le juge est arrivé à cette conclusion après avoir examiné le mémoire descriptif du brevet 808 (aux paragraphes 20 à 34 des motifs), après s’être demandé comment la personne versée dans l’art ou le domaine dont relevait l’invention interpréterait et comprendrait le brevet à l’époque pertinente (aux paragraphes 189, 215, 216 et 217 des motifs), après avoir analysé à fond les concepts d’« utilité », de « promesse du brevet » et de « prédiction valable » (aux paragraphes 199 à 231 des motifs), et après avoir tenu compte de tous les témoignages d’experts.

 

[19]           Le juge de première instance a également conclu que, même si l’utilité du donépézil n’avait pas été démontrée au moyen d’essais sur des humains, son utilité promise pouvait avoir été prédite de façon valable à la date du dépôt de la demande pour le brevet 808, le 21 juin 1988. Appliquant le critère énoncé dans l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153 (Wellcome) – suivant lequel, pour qu’il y ait « prédiction valable », il doit y avoir un fondement factuel pour la prédiction; un raisonnement clair et valable qui permet d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité et une divulgation suffisante – le juge de première instance a conclu qu’il existait un fondement factuel étant donné qu’« on a produit le donépézil et qu’on l’a testé de diverses manières sur des souris aussi bien que sur des rats » (motifs, au paragraphe 241); le juge s’est également dit convaincu que le brevet 808 présentait un raisonnement qui, en juin 1988, aurait été considéré comme raisonnable à première vue pour prédire l’utilité du donépézil comme inhibiteur de l’AChE et donc, conformément à une théorie scientifique raisonnable qui existait alors (la théorie de la fonction cholinergique d’inhibition de l’AChE), son utilité comme produit pour le traitement de la démence sénile telle que la maladie d’Alzheimer (motifs, aux paragraphes 242, 243 et 244).

 

[20]           Quant à la troisième condition, celle relative à la prédiction valable, le juge de première instance a conclu que le fondement factuel et le raisonnement clair et valable étaient bien divulgués dans le brevet (motifs, aux paragraphes 241 et 244). Il a expressément conclu que la preuve des experts, considérée raisonnablement, établissait que le mémoire descriptif du brevet 808 divulguait des renseignements suffisants pour étayer la conclusion que le donépézil est un inhibiteur efficace de l’AChE (motifs, au paragraphe 245).

 

[21]           Il a refusé de tenir compte de l’argument de Mylan suivant lequel la divulgation était insuffisante parce que certaines des données divulguées étaient inexactes ou de nature à induire en erreur. Il a fondé cette conclusion sur le fait que Mylan n’avait pas soulevé cette question dans son avis d’allégation et qu’on ne pouvait donc pas en tenir compte (motifs, aux paragraphes 194 à 198 et 245). Il a également écarté l’allégation de Mylan suivant laquelle la divulgation relative à la toxicité du donépézil était inadéquate, en concluant que l’absence de toxicité ne faisait pas partie de la promesse du brevet et ne constituait pas une condition nécessaire à la démonstration de l’utilité (motifs, aux paragraphes 246 et 247).

 

Questions en litige dans le présent appel

[22]           Bien que Mylan ait soulevé quatre questions dans le présent appel, celles‑ci peuvent être englobées dans les deux questions suivantes :

a.       Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en concluant qu’il ne pouvait tenir compte de l’argument de Mylan suivant lequel le brevet contenait des données inexactes ou de nature à induire en erreur et, dans l’affirmative, l’allégation d’invalidité du brevet de Mylan est‑elle justifiée parce que le brevet ne divulgue pas un fondement factuel suffisant pour pouvoir prédire l’utilité?

b.      Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en ne concluant pas que le brevet 808 promettait que le donépézil aurait une toxicité acceptable, serait plus sûr et aurait une plus longue durée d’action que les composés de l’art antérieur et, dans l’affirmative, l’allégation de Mylan suivant laquelle le brevet est invalide est‑elle justifiée parce que le brevet ne divulgue pas un fondement factuel suffisant pour permettre de prédire valablement une telle promesse?

 

Première question : Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en concluant qu’il ne pouvait tenir compte de l’argument de Mylan suivant lequel le brevet contenait des données inexactes ou de nature à induire en erreur et, dans l’affirmative, l’allégation d’invalidité du brevet de Mylan est‑elle justifiée parce que le brevet ne divulgue pas un fondement factuel suffisant pour pouvoir prédire l’utilité?

 

[23]           Plusieurs arguments sont invoqués relativement à cette question. Mylan fait valoir en premier lieu qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale lorsque, à l’audience, le juge de première instance a soulevé de sa propre initiative la question de la portée de l’avis d’allégation sans lui offrir la possibilité d’y répondre convenablement. En second lieu, Mylan fait valoir que lorsqu’on le lit en toute impartialité, on constate effectivement que son avis d’allégation renferme une allégation suivant laquelle le brevet 808 contient des données inexactes ou de nature à induire en erreur. Enfin, Mylan soutient que, comme le brevet 808 contenait des données inexactes ou de nature à induire en erreur, le mémoire descriptif du brevet ne pouvait divulguer un fondement factuel suffisant pour permettre de prédire valablement son utilité promise.

 

Équité procédurale

 

[24]           Les questions d’équité procédurales sont des questions de droit susceptibles de contrôle en appel selon la norme de la décision correcte (G.D. Searle & Co. c. Novopharm Limited, 2007 CAF 173, [2008] 1 R.C.F. 529, 58 C.P.R. (4th) 1, au paragraphe 34; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, aux paragraphes 8 et 9).

 

[25]           Mylan reconnaît que le juge de première instance a soulevé la question de la portée ou de la suffisance de l’avis d’allégation et qu’il a été porté à l’attention des parties dès l’ouverture de l’audience. Mylan a effectivement répondu en faisant valoir devant lui les raisons pour lesquelles elle estimait que son avis d’allégation renfermait une allégation suivant laquelle le brevet 808 contenait des données inexactes ou de nature à induire en erreur. Mylan ne prétend pas qu’on aurait dû lui permettre de soumettre des éléments de preuve complémentaires à ce sujet. Elle affirme plutôt que le juge de première instance aurait dû l’inviter à présenter des observations par écrit (mémoire de Mylan, au paragraphe 41). Toutefois, Mylan n’allègue pas avoir demandé au juge de première instance de soumettre des observations écrites complémentaires sur la question.

 

[26]           Reste donc à Mylan son argument selon lequel [traduction] « en soulevant et en tranchant de son propre chef la question de la suffisance, le juge Hughes n’a pas respecté les exigences de l’équité procédurale » (mémoire de Mylan, au paragraphe 42).

 

[27]           Le juge doit trancher l’affaire dont il est saisi en fonction des faits qu’il constate et du droit applicable. Par conséquent, il n’y a pas iniquité procédurale lorsque le juge qui, de sa propre initiative, soulève et tranche une question dans le cadre de l’instance dès lors qu’il a signalé la question aux parties et leur a donné la possibilité raisonnable d’y répondre (Murphy c. Wyatt, [2011] EWCA Civ 408, [2011] 1 WLR 2129, aux paragraphes 13 à 19; R. c. Keough, 2012 ABCA 14, au paragraphe 20; R c. Fraillon, (1990), 62 C.C.C. (3d) 474 (C.A.Q.) au paragraphe 7).

 

[28]           Il n’est pas contesté qu’en l’espèce, le juge de première instance a informé les parties de la question et leur a accordé la possibilité d’y répondre à l’audience, et que Mylan s’est prévalue de cette possibilité. Dans ces conditions, il m’est impossible de conclure que le juge de première instance a manqué aux règles d’équité procédurale en tranchant la question comme il l’a fait.

 

Allégations incluses dans l’avis d’allégation

 

[29]           Il est de jurisprudence constante que l’avis d’allégation délimite le cadre de l’instance introduite en vertu du Règlement AC et que toute allégation qui ne fait pas partie de cet avis ne peut être examinée dans l’instance (voir le sous‑alinéa 5(3)b)(ii) du Règlement AC, qui exige que l’avis d’allégation fournisse « un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels [il se fonde] »; voir également Mayne Pharma (Canada) Inc. c. Aventis Pharma Inc., 2005 CAF 50, 38 C.P.R. (4th) 1, au paragraphe 21; AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé national et du bien‑être social) (2000), 7 C.P.R. (4th) 272 (C.A.F.), aux paragraphes 16 à 23; AB Hassle c. Apotex Inc., 2006 CAF 51, [2006] 4 R.C.F. 513, 47 C.P.R. (4th) 329, au paragraphe 4, et Ratiopharm Inc. c. Canada (Santé), 2007 CAF 83, sub nom. Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 58 C.P.R. (4th) 97, aux paragraphes 23 et 24). La procédure spéciale prévue par le Règlement AC est censée être une procédure sommaire. Il n’y a pas d’enquête préalable et l’instance se limite donc nécessairement aux moyens de droit et allégations de fait précises articulées dans l’avis d’allégation, lequel ne peut être par la suite modifié. Il s’agit d’une caractéristique généralement reconnue des instances introduites en vertu du Règlement AC.

 

[30]           Il est également de jurisprudence constante que l’insuffisance de l’avis d’allégation est une question mixte de droit et de fait, et que notre Cour ne peut intervenir en appel pour modifier la conclusion tirée au sujet de cette question que si une erreur manifeste et dominante a été commise, sauf dans la mesure où il s’avère possible de dégager une question de droit de cette conclusion, auquel cas cette question est susceptible de contrôle suivant la norme de la décision correcte (Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2004 CAF 398, 38 C.P.R. (4th) 400, au paragraphe 25; AstraZeneca AB c. Apotex Inc., 2005 CAF 183, 39 C.P.R. (4th) 289, au paragraphe 9; Novopharm c. Pfizer Canada Inc., 2005 CAF 270, 42 C.P.R. (4th) 97, au paragraphe 11; AB Hassle c. Apotex Inc., ci‑dessus, au paragraphe 17; Pharmascience Inc. c. Sanofi‑Aventis Canada Inc., 2006 CAF 229, [2007] 2 R.C.F. 103, 53 C.P.R. (4th) 357, au paragraphe 15). Bien que les parties ne s’entendent pas sur bon nombre des questions soulevées dans le présent appel, elles sont néanmoins d’accord pour dire que la norme de contrôle applicable à une conclusion relative à la portée d’un avis d’allégation est celle que nous avons décrite précédemment.

 

[31]           La portée des allégations figurant dans l’avis d’allégation est une question qui doit être tranchée au cas par cas en tenant compte du libellé de l’avis d’allégation en cause ainsi que de la preuve soumise. Chaque cas est un cas d’espèce, et la solution grandement tributaire des faits.

 

[32]           Dans le cas qui nous occupe, le juge de première instance a conclu que la question de savoir si les renseignements révélés par le brevet reflétaient fidèlement les travaux effectués par Eisai n’avait pas été soulevée par Mylan dans son avis d’allégation. Avant d’en arriver à cette conclusion, le juge a bel et bien tenu compte du fait que Mylan ne pouvait être  au courant des faits sous‑jacents à cette allégation avant de prendre connaissance des résultats des essais effectués par Eisai. Ces résultats n’avaient en effet été communiqués à Mylan qu’après la signification de son avis d’allégation. Mylan ne pouvait donc alléguer dans son avis d’allégation que les données révélées par le brevet ne reflétaient pas les travaux effectués par Eisai étant donné que « sans une connaissance réelle de ce qui s’était passé chez Eisai à l’époque, Mylan n’avait rien sur quoi se fonder pour formuler de telles allégations » (motifs, au paragraphe 196). C’est donc à bon droit que le juge de première instance a estimé que cette allégation n’avait été soulevée par Mylan qu’après la signification de son avis d’allégation et uniquement après que Pfizer eut divulgué divers résultats d’essais en réponse à l’avis en question.

 

[33]           Toutefois, Mylan soutient également que le juge de première instance aurait dû interpréter de façon plus large son avis d’allégation, compte tenu du fait qu’Eisai et Pfizer avaient toutes les deux eu l’occasion de présenter des éléments de preuve provenant de leurs propres experts pour appuyer leur argument que les erreurs ou les divergences que présentaient les données étaient peu importantes et sans pertinence. Mylan affirme en conséquence qu’Eisai et Pfizer n’ont subi aucun préjudice du fait de l’allégation de Mylan portant sur l’exactitude des données relatives au brevet. Mylan s’appuie sur deux décisions de la Cour fédérale : Pfizer Canada Inc. c. Canada (Santé), 2008 CF 13, 64 C.P.R. (4th) 1, aux paragraphes 45 à 49, et AstraZeneca Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CF 1023, 96 C.P.R. (4th) 159, aux paragraphes 70 à 79. Eisai et Pfizer invoquent toutefois d’autres décisions de la Cour fédérale qui n’appuient pas l’argument de Mylan : Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CF 1471, 54 C.P.R. (4th) 279, aux paragraphes 66 à 72, et Merck Frost Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (2000), 8 C.P.R. (4th) 87, [2000] A.C.F. no 785 (QL), au paragraphe 12, conf. par 2001 CAF 192, 12 C.P.R. (4th) 447. Étant donné que la portée de l’avis d’allégation dépend dans une large mesure de son libellé et des faits particuliers de l’espèce, les divergences dans la jurisprudence de la Cour fédérale sont plus apparentes que réelles, puisque chaque cas est un cas d’espèce.

 

[34]           Dans le cas qui nous occupe, le juge de première instance a conclu que Mylan n’avait formulé dans son avis d’allégation aucune allégation touchant le point de savoir si le brevet 808 rendait compte entièrement et exactement des travaux effectués par Eisai (motifs, aux paragraphes 196 et 197). Les extraits pertinents de l’avis d’allégation de Mylan sont reproduits à l’annexe jointe aux motifs. À la suite d’une lecture objective de ce document, le juge de première instance a conclu que Mylan n’avait pas allégué que le brevet ne rendait pas entièrement et exactement compte des travaux effectués par Eisai. Cette conclusion ne reposait pas sur une erreur manifeste et dominante. En conséquence, elle ne devrait pas être modifiée en appel.

 

[35]           En tout état de cause – et ainsi que décrit ci-bas – même si le juge de première instance avait tenu compte des arguments formulés par Mylan sur la question des données inexactes, Mylan n’aurait pas obtenu le résultat qu’elle souhaitait.

 

Les présumées données inexactes

 

[36]           À la lumière du dossier de la présente instance, la prétendue inexactitude des données est sans incidence sur le brevet 808 lorsqu’on tient compte du contexte général de l’invention et de ce que le brevet révèle. Il vaut la peine de signaler que le juge de première instance a écarté l’essentiel du témoignage de l’unique expert que Mylan a fait entendre sur la question, le Dr Becker, au motif que son témoignage comportait de graves lacunes. Le juge a notamment conclu que le Dr Becker avait été « poussé à jouer […] le rôle de défenseur des intérêts de Mylan [par] l’ancienne avocate de cette dernière » (motifs, au paragraphe 243).

 

[37]           Le brevet 808 révèle que le donépézil a fait l’objet de tests in vitro dans un homogénat de cerveau de souris et de tests ex vivo sur des rats et que ces tests ont démontré que le donépézil avait une puissante activité inhibitrice de l’AChE. Toutefois, bien que des homogénats de cerveau de souris aient été utilisés lors de tests in vitro effectués sur certains des composés étudiés, des homogénats de cerveau de rats ont été utilisés pour effectuer les tests in vitro sur le donépézil dont il était question dans le brevet. Il s’agit là d’une des différences dans les données relevées par Mylan.

 

[38]           La preuve versée au dossier démontre toutefois à l’évidence que, pour la personne versée dans l’art ou dans le domaine dont relève l’invention, c’est‑à‑dire pour la personne « ayant un diplôme avancé en chimie médicale, en biologie ou en pharmacologie ou un clinicien travaillant dans le domaine de la démence » (motifs, au paragraphe 189), cette erreur ne tire pas à conséquence et n’a aucune incidence sur les conclusions tirées dans le brevet. Le juge de première instance a accepté le témoignage de l’expert, le Dr Bartus, de même que sa conclusion (au paragraphe 122 de son affidavit) suivant laquelle l’erreur relative au compte rendu des tests (utilisation d’un homogénat de cerveau de souris versus utilisation d’un homogénat de cerveau de rat) ne changeait rien à la conclusion : le donépézil exerce toujours une puissante activité anti‑AChE (motifs, aux paragraphes 57, 242 et 243). Le Dr Bartus est vice‑président exécutif et directeur scientifique d’une entreprise de biotechnologie, Ceregene Inc. Il est également professeur adjoint au Département de pharmacologie du Centre médical de l’Université Tufts à Boston, Massachusetts, et professeur adjoint au Département de psychiatrie du Centre médical de l’Université de New York, à New York. Voici ce que le Dr Bartus déclare, au paragraphe 122 de son affidavit :

[traduction] […] Les données sur l’effet in vitro d’inhibition de l’AChE sur l’homogénat de cerveau de rats et de souris montrent que peu importe qu’on ait utilisé des homogénats de cerveau de rats ou de souris, les résultats sont essentiellement les mêmes (c.‑à‑d. sont équivalents) et les conclusions/interprétations sous‑jacentes sont identiques (c.‑à‑d. le donépézil est un composé puissant) [affidavit du Dr Bartus, paragraphe 122, reproduit à la page 2984 du dossier d’appel].

 

[39]           Une deuxième erreur dans le compte rendu des données qui a été mise en relief par Mylan concerne les tests sur des rats qu’Eisai a effectués pour évaluer l’effet du donépézil sur le trouble d’apprentissage de l’évitement induit par la scopolamine dont les résultats ont été présentés au tableau 3 du brevet 808. Il est dit dans le brevet que les composés testés ont été administrés une heure avant l’entraînement et que les rats avaient reçu auparavant une dose de 0,5 mg/kg de scopolamine, alors que les résultats présentés concernent en fait des essais de composés qui ont été administrés deux heures avant l’entraînement de rats qui avaient reçu au préalable une dose de 1,0 mg/kg de scopolamine. Encore une fois, cette erreur dans le compte rendu des résultats est peu importante, étant qualifiée de « négligeable » par le Dr Bartus dans son contre‑interrogatoire : transcription de la réponse à la question 1001, dossier d’appel, pages 3746‑3747.

 

[40]           Le juge de première instance a accepté le témoignage d’expert du Dr Bartus suivant lequel les erreurs dans le rapport des résultats des tests n’étaient pas importantes [paragraphe 60 des motifs] :

[60]           Le Dr Bartus a concédé que la description de l’exemple 3 du brevet 808 (page 50 du brevet) contenait une erreur – le test a été effectué à une dose de 1,0 mg/kg de scopolamine et non de 0,5 mg/kg, et du donépézil a été administré deux heures avant l’entraînement, et non une heure avant. Il ne considérait pas que cette erreur était importante :

[traduction]

Comme le donépézil avait été administré une heure avant l’entraînement dans l’affidavit d’Ogura (c.‑à‑d. 16 % à une dose de 0,25 mg/kg et 51 % à une dose de 0,5 mg/kg), l’observation que le donépézil permet d’inverser le déficit cholinergique induit par la scopolamine après une heure comme après deux heures corrobore la conclusion que le donépézil est un composé capable d’inverser le déficit cholinergique causé par la scopolamine. [Affidavit du DBartus, paragraphe 149, reproduit à la page 2993 du dossier d’appel].

 

[Non souligné dans l’original]

 

[41]           Le juge de première instance a également accepté le témoignage d’expert du Dr Rockwood, professeur de médecine gériatrique et de neurologie à l’Université Dalhousie et titulaire du poste de professeur Kathryn Allen Weldon de recherche sur la maladie d’Alzheimer. Le Dr Rockwood a précisé dans son affidavit que ces écarts ne jouaient pas un rôle important dans la conclusion que tirerait une personne versée dans l’art [paragraphe 94 des motifs] :

[94]           D’après le Dr Rockwood, les données dans le brevet 808 divulguent de façon adéquate le fondement factuel permettant de faire une prédiction valable. Les éléments suivants sont divulgués :

 

[…]

 

Le tableau 3 du brevet 808 (page 52) et les résultats du composé 4 (donépézil) – qui montrent que le donépézil est capable d’inverser le déficit cholinergique, peu importe l’erreur qui existe dans les données (autrement dit, le composé a été testé après deux heures à une dose de 1,0 mg/kg, et non après une heure à une dose de 0,5 mg/kg).

 

[Affidavit du Dr Rockwood, paragraphe 58, reproduit aux pages 3929‑3930 du dossier d’appel]

 

[Non souligné dans l’original]

 

[42]           Le Dr Rockwood s’est exprimé en ces termes à l’alinéa 58c) de son affidavit auquel le juge de première instance a fait référence avec approbation au paragraphe 94 de ses Motifs reproduit ci‑dessus :

[traduction] […] Ma conclusion que le donépézil inverse le déficit cholinergique induit par la scopolamine ne changerait pas même si les inventeurs avaient utilisé une dose de 1,0 mg/kg de scopolamine (au lieu de la dose de 0,5 mg/kg décrite dans le brevet 808) ni même si le donépézil avait été administré deux heures avant l’entraînement (au lieu d’une heure tel que décrit dans le brevet 808). Ces différences mentionnées ne jouent pas un rôle important dans la conclusion que tirerait une personne versée dans l’art. [Affidavit du Dr Rockwood, alinéa 58c), reproduit à la page 3930 du dossier d’appel]

 

[Non souligné dans l’original]

 

[43]           La troisième erreur soulevée par Mylan concerne les données sur la toxicité. Le brevet 808 indique que les composés représentatifs du donépézil ont fait l’objet de tests de toxicité sur des rats et [traduction] « par la suite, tous les composés ont présenté des effets toxiques à une dose de 100 mg/kg ou plus, c.‑à‑d. ne manifestaient aucune toxicité grave » : page 54 du brevet 808, reproduit à la page 230 du dossier d’appel. Toutefois, dans les tests sur les rats, Eisai n’a pas utilisé une dose de 100 mg/kg, mais plutôt des doses de 3 mg/kg, 10 mg/kg et 30 mg/kg. Suji Sumigama, qui a participé aux tests de toxicité du donépézil effectués par Eisai, a fait remarquer dans son affidavit qu’[traduction] « il n’y avait aucun effet toxique irréversible à ces doses », mais que « le degré de symptômes périphériques, y compris la fasciculation, a augmenté à la dose de 30 mg/kg, ce qui m’a amené à penser que le donépézil serait mortel chez les rats à la prochaine augmentation de dose (c.‑à‑d. 100 mg/kg) » : affidavit de Suji Sumigama, paragraphe 18, reproduit à la page 2221 du dossier d’appel.

 

[44]           Le Dr McKenna est titulaire d’un doctorat en toxicologie et a accumulé plus de 35 années d’expérience en toxicologie et en développement de produits pharmaceutiques; il a notamment supervisé la mise au point de la tacrine, un autre inhibiteur de l’AChE. Le Dr McKenna n’a relevé aucune contradiction entre l’affidavit de Sumigama et l’affirmation dans le brevet 808 concernant la toxicité grave : affidavit du Dr McKenna, paragraphe 67, reproduit aux pages 4893‑4894 du dossier d’appel.

 

[45]           Le juge de première instance a accepté le témoignage d’expert du Dr McKenna, confirmant qu’il s’agissait d’une conclusion raisonnable, qui corroborait et étayait l’affirmation dans le brevet que le donépézil a « présenté des effets toxiques à une dose de 100 mg/kg, c.‑à‑d. ne manifestai[en]t aucune toxicité grave » [au paragraphe 121 des motifs] :

[121]      Le Dr McKenna a passé en revue le rapport Chosa Hokoku, qui rendait compte des résultats d’un test d’une durée d’une semaine et de quatre semaines chez des rats et des chiens décrits par le Dr Sumigama. Selon le Dr McKenna, il était raisonnable que le Dr Sumigama conclue qu’une dose de 100 mg/kg aurait causé des effets toxiques graves, même si ce n’est pas démontré dans le rapport ni dans le brevet 808 :

 

[traduction]

[54]     Pour ce qui est du brevet 808, à mon avis, il était raisonnable que M. Sumigama conclue, d’après ce qu’il avait observé à la dose de 30 mg/kg chez des rats (dose à laquelle aucun effet toxique « grave » n’avait été relevé), que des effets toxiques graves (c.‑à‑d. irréversibles) seraient observables à 100 mg/kg, soit à la dose croissante suivante qui aurait été testée. Cette conclusion corrobore l’affirmation faite dans le brevet que le donépézil « présentait des effets toxiques à une dose de 100 mg/kg ou plus, c.‑à‑d. ne manifestait aucune toxicité grave ». Autrement dit, il n’y a aucun problème de toxicité grave à des doses inférieures à 100 mg/kg, mais à des doses de 100 mg/kg ou plus, le donépézil est associé à une toxicité grave. C’est la conclusion à laquelle en est venu M. Sumigama et c’est une conclusion qu’il est tout à fait raisonnable de tirer. [Affidavit du Dr McKenna, paragraphe 54, reproduit aux pages 4889‑4890 du dossier d’appel]

 

[46]           Les trois données erronées invoquées par Mylan ne tirent donc pas à conséquence. Les témoignages d’experts consignés au dossier sont convaincants à cet égard. Les erreurs mineures commises de bonne foi lorsqu’on a rendu compte des essais ne changent rien aux résultats signalés dans le brevet et elles n’ont aucune incidence sur la conclusion que la personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention tirerait raisonnablement des résultats publiés. Les données contenues dans le brevet 808 informent la personne versée dans l’art que le donépézil est un composé qui inhibe l’AChE et dont on peut valablement prédire qu’il peut servir au traitement de la maladie d’Alzheimer.

 

[47]           En conclusion, j’estime que les prétentions de Mylan quant à la première question soulevée dans le présent appel ne sont pas fondées.

 

Seconde question : Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en ne concluant pas que le brevet 808 promettait que le donépézil aurait une toxicité acceptable, serait plus sûr et aurait une plus longue durée d’action que les composés de l’art antérieur et, dans l’affirmative, l’allégation de Mylan suivant laquelle le brevet est invalide est‑elle justifiée parce que le brevet ne divulgue pas un fondement factuel suffisant pour permettre de prédire valablement une telle promesse?

 

[48]           L’interprétation de la promesse du brevet est une question de droit susceptible de contrôle en appel selon la norme de la décision correcte, bien qu’en principe, l’interprétation du brevet exige que l’on recoure à une preuve d’expert étant donné que la promesse doit être bien définie, dans le contexte du brevet dans son ensemble, du point de vue de la personne versée dans l’art, par rapport à l’état d’avancement de la science et aux données disponibles au moment du dépôt du brevet (Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2010 CAF 197, 85 C.P.R. (4th) 413, au paragraphe 80).

 

[49]           Mylan soutient que le juge de première instance a commis une erreur en concluant que le brevet promettait un traitement efficace de la maladie d’Alzheimer, mais que cette promesse n’exigeait pas que le donépézil ait une toxicité acceptable chez les humains à des doses efficaces. Mylan ajoute que le juge de première instance a également commis une erreur en ne concluant pas que l’invention promettait que le donépézil aurait une toxicité moindre et une plus longue durée d’action que les composés de l’art antérieur tels que la physostigmine et la tacrine. Ces présumées erreurs sont interreliées, vu que Mylan soutient essentiellement que tant la toxicité que l’efficacité du donépézil faisaient partie de la promesse contenue dans le brevet 808.

 

[50]           Mylan ajoute que les données présentées dans le brevet 808 : a) ne sont pas suffisantes pour permettre de prédire de façon valable un niveau d’innocuité chez les humains qui permettrait au donépézil d’avoir une utilité thérapeutique; b) ne divulguent pas un fondement factuel pouvant étayer une prédiction valable que le donépézil aurait une toxicité moindre et une plus longue durée d’action que les composés de l’art antérieur.

 

[51]           La validité de l’argument présenté par Mylan au sujet de l’insuffisance des données présentées dans le brevet dépend de l’interprétation que l’on fait de la promesse du brevet. En d’autres termes, ce n’est que si dans un premier temps j’accepte l’argument de Mylan suivant lequel le juge de première instance a commis une erreur en interprétant la promesse comme il l’a fait que je traiterai l’argument formulé par Mylan au sujet de l’insuffisance des données.

 

[52]           Comme nous l’avons déjà signalé, le juge de première instance a estimé que la « promesse » ou utilité déclarée du brevet 808 était qu’on avait découvert « une nouvelle classe de composés (comprenant le donépézil) qui, dans la perspective de l’hypothèse cholinergique dont se déduit l’opportunité d’inhiber l’AChE, est efficace pour le traitement de la maladie d’Alzheimer » (motifs, au paragraphe 232). Comme il a déjà été mentionné, le juge de première instance a appliqué le bon critère pour en arriver à cette conclusion (motifs, aux paragraphes 212 à 218).

 

[53]           S’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Wellcome, le juge de première instance a aussi conclu que « la preuve de l’absence de toxicité, à cette étape, n’est pas une condition nécessaire à la démonstration de l’utilité » (motifs, au paragraphe 247). Dans l’arrêt Wellcome, le brevet en litige concernait l’utilisation de l’AZT pour le traitement et la prophylaxie du VIH/sida. Dans cette affaire, les appelantes ont fait valoir que « pour savoir si l’AZT pourrait servir à traiter les personnes séropositives, Glaxo/Wellcome devait déterminer si l’AZT serait absorbé par le sang, s’il atteignait les lymphocytes T infectés par le VIH, s’il pénétrerait dans les lymphocytes T et inhiberait la reproduction de l’infection au VIH, sans se révéler toxique pour les autres cellules, et enfin s’il contribuait à une amélioration clinique de la santé du patient ou de la patiente » (Wellcome, au paragraphe 20). Cet argument a été rejeté par la Cour suprême du Canada. Le juge Binnie, au nom de la Cour, a fait remarquer au paragraphe 3 de l’arrêt Wellcome :

[…] Il suffisait que les scientifiques de Glaxo/Wellcome aient alors divulgué dans le brevet un motif rationnel de prédire valablement que l’AZT se révélerait utile dans le traitement et la prophylaxie du sida, ce qui a été le cas. Il aurait été injuste pour le public que le commissaire aux brevets se fonde sur des spéculations pour accorder un brevet à Glaxo/Wellcome. Par contre, il aurait été injuste pour Glaxo/Wellcome qu’il l’oblige à démontrer l’efficacité de l’AZT au moyen des essais cliniques auxquels, selon le ministre de la Santé, un nouveau médicament sur ordonnance doit être soumis avant d’être approuvé. […]

 

[54]           Le juge Binnie a expressément rejeté l’argument que l’utilité doit être démontrée au moyen d’essais cliniques préalables sur des êtres humains établissant la toxicité et d’autres facteurs. Il a plutôt conclu que « [l]es conditions préalables en matière de preuve que doit remplir le fabricant qui souhaite commercialiser une drogue nouvelle visent un objectif différent de celui visé par le droit des brevets. Dans le premier cas, on parle d’innocuité et d’efficacité alors que, dans le deuxième cas, il est question d’utilité, mais dans le contexte de l’inventivité. De par sa nature, la règle de la prédiction valable présuppose l’existence d’autres travaux à accomplir » (Wellcome, au paragraphe 77).

 

[55]           Mylan ne conteste pas qu’il n’est pas nécessaire de démontrer que la toxicité est acceptable pour pouvoir faire breveter un composé (mémoire de Mylan, au paragraphe 75). Mylan affirme plutôt que, lorsque le breveté promet qu’un composé ne comporte aucun effet secondaire indésirable et qu’il présente une toxicité moindre et une plus longue durée d’action que les composés de l’art antérieur, le breveté doit respecter cette promesse. Mylan invoque à l’appui de cet argument l’arrêt Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2011 CAF 236, 95 C.P.R. (4th) 193 (l’arrêt Latanoprost). La difficulté que soulève l’argument de Mylan est le fait qu’en l’espèce le brevet ne présence aucune similitude avec celui dont il était question dans l’affaire Latanoprost.

 

[56]           Dans l’affaire Latanoprost, le brevet revendiquait « [u]ne composition thérapeutique pour le traitement topique du glaucome ou de l’hypertension oculaire, contenant une prostaglandine […] en quantité suffisante pour réduire la pression intraoculaire sans irritation oculaire importante […] » (Latanoprost, au paragraphe 8 (non souligné dans l’original)). Dans cette situation unique, où il semble que le brevet visait d’abord et avant tout à éviter les inconvénients associés aux effets secondaires, notre Cour a interprété le brevet dont il était question comme promettant qu’il n’y aurait pas d’effets secondaires indésirables. La revendication 18 du brevet 808 quant à elle parle simplement d’une « composition thérapeutique pour le traitement de la démence sénile » sans autre promesse quant aux effets secondaires ou à la toxicité. Le brevet 808 ne ressemble aucunement à celui dont il est question dans l’affaire Latanoprost. Le brevet 808 s’apparente davantage à celui que la Cour suprême du Canada a examiné dans l’affaire Wellcome.

 

[57]           Bien qu’on trouve dans le brevet 808 certains passages où il est question de toxicité éventuelle et des avantages que comporte le donépézil sur le plan de l’efficacité ainsi que ses éventuels avantages par rapport aux composés antérieurs, le juge de première instance a conclu à bon droit, en se fondant sur les témoignages des experts, que les mentions en question ne devaient pas être interprétées comme des promesses. Il a fait observer que « [l]es avocats n’en sont pas pour autant invités à faire du zèle en interprétant le mémoire descriptif du brevet de sorte à convaincre le tribunal, d’une façon ou d’une autre, d’adopter leur point de vue sur la nature de la promesse » (motifs, au paragraphe 213). Ainsi que le juge Zinn de la Cour fédérale l’a récemment fait remarquer fort à propos : « la jurisprudence ne permet pas à une partie de se servir de la divulgation comme un cheval partant à l’aventure, la bride sur le cou et sans cavalier » (Janssen‑Ortho Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2010 CF 42, 82 C.P.R. (4th) 336, aux paragraphes 119 et 120). Le mémoire descriptif du brevet doit être interprété du point de vue de la personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention sans recourir à des détails techniques, et dans le simple but de proposer une interprétation des revendications qui est raisonnable et juste tant pour le breveté que pour le public (Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, pages 520 et 521).

 

[58]           Dans le cas qui nous occupe, les témoignages donnés par les experts au sujet de ce que la personne versée dans l’art ou la science dont relevait l’invention en question aurait considéré comme étant la promesse du brevet 808 confirment nettement l’interprétation que le juge de première instance a faite de la promesse en question.

 

[59]           Comme l’a noté le juge de première instance au paragraphe 53 de ses motifs, le Dr Bartus a rejeté la liste de promesses dressée par Mylan dans l’avis d’allégation, et estimé qu’une personne versée dans l’art considérerait ces éléments comme des avantages potentiels du donépézil et non comme des promesses du brevet. Bien que les commentaires du Dr Bartus visent les revendications 6 et 18 en litige du brevet 808, le juge de première instance a bien compris que ces commentaires s’appliquaient à l’ensemble du brevet :

[53]           Le Dr Bartus a rejeté la liste de promesses dressée par Genpharm (Mylan) dans l’avis d’allégation et a qualifié ces promesses comme des avantages potentiels du brevet 808 :

[traduction] Je ne crois pas qu’une personne versée dans l’art interpréterait raisonnablement le brevet de cette façon. Une personne versée dans l’art comprendrait plutôt que ce que les inventeurs veulent dire au sujet de la revendication 6 est qu’il s’agit d’un inhibiteur de l’AChE qui peut traverser la BHE [barrière hémato‑encéphalique]. Les autres énoncés dans le brevet sont soit des descriptions des avantages potentiels (tels que la faible toxicité, la biodisponibilité, les bonnes propriétés physiques) qu’une personne versée dans l’art considérerait comme une description utile, mais non une promesse, soit des indicateurs de ce qu’on pourrait faire avec un inhibiteur de l’AChE, notamment son utilisation prédite pour traiter la démence sénile, qui est la promesse faite dans la revendication 18. [Affidavit du Dr Bartus, paragraphe 101, reproduit aux pages 2976‑2977 du dossier d’appel]

 

[60]           Au paragraphe 54 de ses motifs, la juge de première instance a également accepté le témoignage d’expert du Dr Bartus, figurant aux paragraphes 102 et 104 de son affidavit, selon lequel une personne versée dans l’art comprendrait que le brevet 808 promet que le composé pourra être utilisé pour le traitement de la démence sénile chez les humains. Le Dr Bartus a toutefois déclaré dans son affidavit qu’une telle promesse ne s’étend pas à la toxicité ni à l’efficacité. Les parties pertinentes de son affidavit se lisent comme suit :

[traduction]

102. […] l’usage thérapeutique promis par le brevet est une utilisation prédite, en ce sens que le composé (à tout le moins d’après les données du brevet) n’a pas encore été testé chez les humains. La personne versée dans l’art ne s’attendrait pas à ce que ce composé ait déjà été testé chez les humains. En fait, il s’écoule habituellement de nombreuses années entre le dépôt du brevet et l’approbation réglementaire finale, au cours desquelles toute une batterie d’autres tests effectués par des biologistes, des pharmacologues, des pharmacocinéticiens, des spécialistes en sciences pharmaceutiques et des toxicologues ainsi que tous les essais cliniques requis pour démontrer l’innocuité et l’efficacité chez les humains seraient réalisés.

 

[]

 

104. [] Un certain degré de toxicité est inévitable pour tout médicament, mais le caractère acceptable ou non acceptable de cette toxicité ne sera finalement établi qu’après des essais cliniques. De même, la formulation, la pharmacocinétique et d’autres questions devront être examinées avec le temps, et une personne versée dans l’art ne considérerait pas que le brevet 808 inclut tous ces aspects.

 

[Affidavit du Dr Bartus, paragraphes 102 et 104, reproduits aux pages 2977‑2978 du dossier d’appel]

 

[61]           Les autres avis d’experts que le juge de première instance a acceptés allaient dans le même sens. Le Dr Rockwood a examiné les données du brevet 808 et a conclu qu’une personne versée dans l’art n’estimerait pas que les avantages que présentait le donépézil par rapport à d’autres composés en ce qui concerne la durée d’action et l’innocuité constituent une « promesse » (motifs, au paragraphe 93). De même, le Dr McKenna a dit des déclarations relatives à la toxicité et à l’innocuité qu’elles étaient seulement instructives, précisant que ces déclarations ne constitueraient pas aux yeux de la personne versée dans l’art une promesse offerte par le brevet (motifs, aux paragraphes 117 à 120 et 246).

 

[62]           Le juge de première instance a fait preuve de prudence en évaluant ce témoignage d’expert et en tirant sa propre conclusion au sujet de la promesse du brevet (motifs, aux paragraphes 41, 218 et 232). Après avoir examiné le brevet 808, et vu le dossier qui m’a été soumis, il m’est impossible de conclure que le juge de première instance a commis une erreur en tirant sa conclusion.

 

[63]           Comme j’ai conclu que le juge de première instance n’avait pas commis d’erreur dans son interprétation de la promesse du brevet 808, il n’est pas nécessaire que j’examine l’argument de Mylan suivant lequel les données présentées dans le brevet 808 ne sont pas suffisantes pour permettre de faire une prédiction valable quant au degré de toxicité chez l’humain ou une prédiction valable quant à une toxicité moindre et une plus longue durée d’action par rapport aux composés de l’art antérieur. De plus, compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments subsidiaires formulés par Pfizer et Eisai suivant lesquels la revendication 6 peut être interprétée indépendamment de la revendication 18, et suivant lesquels la revendication 6 concerne simplement un composé qui comporte des propriétés anti‑AChE.

 

[64]           Je signale, pour terminer, que la question de savoir si la prédiction est valable est une question de fait susceptible de contrôle en appel selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (Wellcome, au paragraphe 71). En l’espèce, le juge de première instance a conclu que, selon l’interprétation qu’il en faisait, la prédiction faite dans le brevet 808 – en l’occurrence que le donépézil est efficace pour le traitement de la maladie d’Alzheimer – était valable, compte tenu de la théorie de la fonction cholinergique d’inhibition de l’AChE. La conclusion tirée par le juge de première instance était amplement étayée par l’abondante preuve dont il disposait (motifs, aux paragraphes 65 à 69, 72, 88 à 90 et 94 à 95).

 

Dispositif

[65]           Pour les motifs qui ont été exposés, je suis d’avis de rejeter le présent appel. Je suis également d’avis d’adjuger les dépens du présent appel à Pfizer et à Eisai.

 

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord »

            K. Sharlow j.c.a.

 

« Je suis d’accord »

            Johanne Gauthier j.c.a.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                      A‑226‑11

 

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE RENDUE LE 12 MAI 2011 PAR LE JUGE HUGHES DE LA COUR FÉDÉRALE

 

 

INTITULÉ :                                                                    MYLAN PHARMACEUTICALS ULC c. PFIZER CANADA INC. et EISAI CO., LTD. et MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                            Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                          Le 22 février 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                         LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                     LA JUGE SHARLOW

                                                                                          LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :                                                  Le 29 mars 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Bradley White

Marcus Klee

 

POUR L’APPELANTE

 

Andrew Shaughnessy

Andrew Bernstein

Grant Worden

Nicole Martini

 

POUR LES INTIMÉS, PFIZER CANADA INC. et EISAI CO., LTD.

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Osler, Hoskin et Harcourt SRL

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

Torys SRL

Toronto (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉS, PFIZER CANADA INC. et EISAI CO., LTD.

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ, MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

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