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Date : 20120316

Dossier : A‑184‑11

Référence : 2012 CAF 92

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE EVANS

                        LA JUGE SHARLOW

 

ENTRE :

ELIZABETH BERNARD

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA

FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

défendeurs

et

 

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

 

intervenante

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 29 février 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 mars 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                          LE JUGE EN CHEF BLAIS

LA JUGE SHARLOW

 


Date : 20120316

Dossier : A‑184‑11

Référence : 2012 CAF 92

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE EVANS

                        LA JUGE SHARLOW

 

ENTRE :

ELIZABETH BERNARD

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA

FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

défendeurs

et

 

ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

 

intervenante

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

Introduction

[1]               Elizabeth Bernard cherche à juste titre à protéger sa vie privée et à réduire au minimum la communication de ses renseignements personnels. Elle tente depuis longtemps d’empêcher son employeur, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC), de communiquer ses coordonnées personnelles au syndicat qui la représente. Mme Bernard ne veut pas recevoir de communications chez elle de la part du syndicat, auquel elle a refusé d’adhérer, ce qui est son droit. Cependant, en vertu de la « formule Rand », elle est tout de même tenue de verser des cotisations syndicales, et le syndicat doit représenter équitablement tous les membres de l’unité de négociation, qu’il s’agisse de syndiqués ou, comme Mme Bernard, d’« employés assujettis à la formule Rand » : Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211.

 

[2]               En l’espèce, le chapitre le plus récent de cette saga, Mme Bernard a déposé une demande de contrôle judiciaire dans le but de faire annuler la décision rendue par la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la Commission) le 21 mars 2011, sous la référence 2011 CRTFP 34.

 

[3]               Dans cette décision, la Commission a rejeté l’argument de Mme Bernard selon lequel la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P‑21, empêche que son adresse résidentielle et son numéro de téléphone à domicile soient communiqués par l’ARC à l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (l’IPFPC). L’IPFPC est l’agent négociateur du groupe d’employés Vérification, Finances et Sciences (VFS) de l’ARC auquel appartient Mme Bernard.

 

[4]               La Commission a conclu que la communication de ces renseignements à l’IPFPC était autorisée par l’alinéa 8(2)a) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, étant donné que l’usage qu’il entendait faire de ceux‑ci était compatible avec les fins auxquelles ils ont été recueillis par l’ARC.

 

[5]               Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que la décision de la Commission est raisonnable et je suis donc d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Bernard.

 

Contexte

[6]               Pendant une vingtaine d’années, Mme Bernard a lutté avec ténacité et intelligence afin d’empêcher que ses coordonnées personnelles et autres renseignements personnels soient communiqués par l’ARC aux syndicats qui l’ont représentée. Elle y est parvenue dans une certaine mesure.

 

[7]               L’IPFPC et l’Alliance de la Fonction publique du Canada (l’AFPC) ont représenté, à des époques différentes, des groupes professionnels auxquels Mme Bernard a appartenu. Les syndicats ont cherché à obliger l’ARC à communiquer les coordonnées personnelles de tous les employés des unités de négociation qu’ils représentent, que les employés soient syndiqués ou non.

 

[8]               Afin de replacer la présente demande dans son contexte, je résume ci‑dessous les principales étapes des procédures antérieures qui y ont mené.

 

(i) Plainte auprès du Commissariat à la protection de la vie privée

[9]               Mme Bernard a débuté sa carrière comme fonctionnaire fédérale à Revenu Canada – Impôt (maintenant l’ARC) en 1991. À cette époque, son poste appartenait au groupe des Services professionnels et administratifs, pour lequel l’AFPC était l’agent négociateur. Mme Bernard a refusé d’adhérer au syndicat.

 

[10]           En 1992, Mme Bernard a reçu une lettre de l’AFPC chez elle. Lorsqu’elle a demandé au service des ressources humaines de l’ARC comment l’AFPC avait obtenu son adresse, on lui a répondu que l’ARC la lui avait fournie, ainsi que d’autres renseignements personnels. Elle a déposé une plainte auprès du Commissariat à la protection de la vie privée (CPVP), alléguant que l’employeur avait communiqué son adresse résidentielle et son numéro d’assurance sociale (NAS) à l’AFPC sans son consentement, bien qu’elle ne fût pas membre du syndicat.

 

[11]           En mai 1993, Mme Bernard a reçu une lettre du CPVP accueillant sa plainte. À la suite des recommandations du CPVP, les fonctionnaires du Conseil du Trésor ne communiquaient plus l’adresse résidentielle des employés et allaient cesser de divulguer leur NAS. Mme Bernard croyait que cette victoire mettait fin à cette affaire.

 

(ii) Instance devant la Commission

[12]           En 1995, elle a accepté un poste à l’ARC dans une catégorie d’emploi différente, qui a ensuite été reclassifié dans le groupe VFS. L’IPFPC est l’agent négociateur de ce groupe d’employés.

 

[13]           En 2007, l’IPFPC a déposé une plainte pour pratiques déloyales auprès de la Commission. Il alléguait, entre autres choses, que le refus de l’ARC de lui fournir les coordonnées personnelles des membres de l’unité de négociation contrevenait à l’alinéa 186(1)a) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (LRTFP). Cette disposition interdit à l’employeur d’intervenir dans l’administration d’un syndicat ou dans la représentation des fonctionnaires par celui‑ci. Les coordonnées demandées par l’IPFPC comprenaient les numéros de téléphone ainsi que les adresses postales et électroniques des employés, au travail et au domicile.

 

[14]           Dans une décision rendue le 21 février 2008 et portant la référence 2008 CRTFP 13 (la décision de février), la Commission a jugé que le refus de l’ARC de fournir les renseignements demandés contrevenait à l’alinéa 186(1)a). Cette décision n’a jamais été contestée. La Commission a ordonné aux parties de tenter de s’entendre sur les coordonnées devant être communiquées au syndicat pour que l’employeur se conforme à la LRTFP.

 

[15]           Les parties ont réussi à s’entendre. Conformément à l’ordonnance sur consentement rendue le 18 juillet 2008 et portant la référence 2008 CRTFP 58 (la décision de juillet), l’ARC s’est engagée à communiquer trimestriellement à l’IPFPC les adresses résidentielles et les numéros de téléphone à domicile des membres de l’unité de négociation VFS dont l’employeur dispose dans son système d’information sur les ressources humaines. L’IPFPC s’est engagé à n’utiliser ces renseignements que dans le but de lui permettre de s’acquitter des obligations en matière de représentation que lui impose la LRTFP à titre d’agent négociateur exclusif et à s’assurer que les renseignements personnels soient protégés et conservés en toute sécurité.

 

[16]           Mme Bernard n’avait pas été avisée de ces procédures et n’y a pas pris part. Cependant, lorsqu’elle a pris connaissance de la décision de juillet de la Commission, elle a présenté une demande de contrôle judiciaire afin de la faire annuler. Lorsqu’elle a accueilli la demande, la Cour a conclu que la Commission avait commis une erreur en se limitant à accepter l’entente conclue par l’employeur et le syndicat alors qu’elle était consciente que son ordonnance influait sur la protection en matière du respect de la vie privée que la loi offrait à des tiers et soulevait des questions nécessitant un examen plus approfondi.

 

[17]           Par conséquent, la Cour a retourné l’affaire à la Commission pour qu’elle rende une décision motivée quant aux renseignements que l’employeur doit fournir pour permettre au syndicat de s’acquitter des obligations que lui impose la LRTFP à titre d’agent négociateur exclusif des fonctionnaires de l’unité de négociation, sans porter atteinte aux droits qui leur sont conférés par la Loi sur la protection des renseignements personnels. La décision de la Cour est répertoriée sous Bernard c. Canada, 2010 CAF 40, 398 N.R. 325 (Bernard I).

 

Décision de la Commission

[18]           Tel qu’ordonné dans l’arrêt Bernard I, la Commission a réexaminé sa décision de juillet. Elle a reçu des observations de l’ARC, de l’IPFPC et d’intervenants, notamment de Mme Bernard, du CPVP ainsi que d’autres syndicats de la fonction publique et employeurs.

 

[19]           Dans les motifs de la décision visée par la présente demande de contrôle judiciaire qu’elle avait énoncés avec soin et attention, la Commission a conclu que son ordonnance de juillet respectait la Loi sur la protection des renseignements personnels, mais elle l’a modifiée en ajoutant trois autres mesures de protection de la vie privée. Premièrement, les coordonnées domiciliaires transmises au syndicat par l’employeur doivent être protégées par un mot de passe ou chiffrées. Deuxièmement, l’employeur doit aviser l’employé lors de sa nomination initiale à un poste faisant partie de l’unité de négociation que ses coordonnées domiciliaires seront communiquées au syndicat. Troisièmement, il doit être dûment disposé des coordonnées domiciliaires fournies par l’employeur dès que le syndicat reçoit de l’employeur des renseignements à jour.

 

[20]           La Commission a reconnu que les coordonnées personnelles des employés recueillis par l’ARC sont des « renseignements personnels » au sens de l’article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels et ne peuvent être communiquées qu’avec la permission des employés (paragraphe 8(1)) ou en application d’une disposition législative autorisant leur communication. La Commission s’est appuyée sur l’alinéa 8(2)a), estimant qu’il s’agissait de la disposition applicable en l’espèce.

8. (2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

 

a) communication aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution ou pour les usages qui sont compatibles avec ces fins;

 

[…]

 

 

(2) Subject to any other Act of Parliament, personal information under the control of a government institution may be disclosed

 

 

(a) for the purpose for which the information was obtained or compiled by the institution or for a use consistent with that purpose;

 

[21]           La Commission a conclu que l’ARC obligeait les employés à fournir leur adresse résidentielle et leur offrait le choix de fournir ou non leur numéro de téléphone à domicile, ce que Mme Bernard a fait aussi. La Commission a également conclu que l’ARC avait recueilli ces renseignements auprès des employés afin de les informer des conditions de leur emploi. L’IPFPC voulait ces renseignements afin de lui permettre de s’acquitter des responsabilités que lui imposait la LRTFP à titre d’agent négociateur de tous les membres de l’unité de négociation qu’il représentait, qu’il s’agît ou non de syndiqués.

 

[22]           Ces responsabilités comprennent le devoir de représenter les employés équitablement pour : la négociation collective; le dépôt de plaintes contre les employeurs; le dépôt et le renvoi à l’arbitrage de griefs; la tenue d’un vote de grève ou sur les offres finales de l’employeur. Pour s’acquitter de ces obligations, le syndicat peut être tenu de faire ce qui suit : obtenir les commentaires des employés afin de préparer les positions de négociation; vérifier les renseignements fournis par l’employeur; aviser les membres du déclenchement d’une grève; fournir de l’information lors de la tenue d’un vote de grève; informer les employés qu’une réduction du personnel est prévue et leur demander s’ils envisagent de prendre une retraite anticipée; communiquer avec les employés pouvant être touchés par des ententes sur les services essentiels ou prenant part à la procédure de règlement des griefs.

 

[23]           S’inspirant de la jurisprudence d’autres instances en matière de droit du travail, la Commission a déclaré que la relation d’emploi dans un contexte syndical comprend « trois parties » : l’employeur, l’employé et le syndicat. Pour cette raison, elle a jugé que les fins auxquelles de l’ARC recueillait les coordonnées domiciliaires (informer les employés des conditions de leur emploi) étaient compatibles avec l’usage auquel l’IPFPC les destinait (s’acquitter de ses obligations légales à titre d’agent négociateur en communiquant avec les employés pour des questions liées à leur emploi).

 

[24]           Du fait que les 43 000 employés de l’ARC sont dispersés à travers le Canada, il est particulièrement important que l’IPFPC soit capable de communiquer rapidement et efficacement avec les membres de l’unité de négociation. La Commission s’est penchée sur les moyens par lesquels l’IPFPC pourrait communiquer avec les employés qu’il représente, autrement qu’en les joignant chez eux. Il pourrait notamment les contacter au travail, afficher des renseignements sur le site Web du syndicat et se servir de son réseau de délégués syndicaux.

 

[25]           Sur la foi du témoignage de l’IPFPC, la Commission a conclu qu’aucune de ces méthodes n’était adéquate pour les besoins de celui‑ci. Par exemple, l’employeur surveille ses réseaux électroniques et conserve le droit d’examiner toute la correspondance électronique; les coordonnées au travail des employés changent souvent; le réseau de délégués syndicaux de l’IPFPC est inégal et ne constitue donc pas un moyen de communication fiable; le propre site Web de l’IPFPC n’est pas sécurisé et est accessible à l’employeur.

 

[26]           En conséquence, la Commission a conclu que l’IPFPC devait être en mesure de communiquer avec les membres de l’unité de négociation directement et rapidement afin de s’acquitter de ses responsabilités en matière de représentation, et que cette utilisation des coordonnées domiciliaires était compatible avec les fins auxquelles elles ont été recueillies par l’ARC. Par conséquent, la communication à l’IPFPC des adresses résidentielles et des numéros de téléphone à domicile des employés pour l’usage projeté était autorisée par l’alinéa 8(2)a).

 

Questions en litige et analyse

[27]           Recevabilité de la preuve :    Il y a eu objection à ce que soient versées au dossier de la demande de Mme Bernard des pièces jointes à son affidavit qui n’ont pas été produites devant la Commission. Les tribunaux procèdent généralement au contrôle judiciaire en se fondant sur les documents dont disposait le décideur administratif. À mon avis, rien ne justifie l’inclusion des pièces contestées, lesquelles revêtent de toute façon peu d’importance, sinon aucune, à l’égard des questions en litige en l’espèce.

 

[28]           Charte canadienne des droits et libertés : Dans l’affaire Bernard I, l’ordonnance de la Cour obligeait la Commission à déterminer les genres de renseignements que l’employeur doit fournir à l’IPFPC sans porter atteinte aux droits conférés à Mme Bernard par la Loi sur la protection des renseignements personnels. La Commission a refusé de prendre en considération les arguments fondés sur la Charte invoqués par Mme Bernard au soutien de sa revendication du respect de la vie privée, au motif que la Cour lui avait renvoyé l’affaire uniquement pour qu’elle détermine quels genres de coordonnées pouvaient être communiquées à l’IPFPC sans porter atteinte aux droits conférés à Mme Bernard par la Loi sur la protection des renseignements personnels.

 

[29]           Mme Bernard a allégué que la Commission a eu tort de circonscrire ainsi l’étendue de son examen, car les tribunaux ont toujours compétence pour statuer sur les contestations fondées sur la Charte relativement à l’exercice de leurs pouvoirs. De plus, elle a souligné que la Commission avait accepté d’examiner des arguments fondés sur la Charte invoqués dans les observations écrites du syndicat avant de rendre sa décision de février, même si, en fin de compte, la Commission a été en mesure de rendre une décision sans avoir à trancher les questions relatives à la Charte.

 

[30]           Je ne souscris pas à cet argument. La Commission a sans aucun doute le pouvoir légal de trancher toute question relative à la Charte nécessaire pour régler l’affaire dont elle est saisie; c’est pourquoi elle aurait tranché dans sa décision de février les questions relatives à la Charte soulevées par l’IPFPC, si cela avait été nécessaire.

 

[31]           Toutefois, la présente affaire est quelque peu différente, en ce sens que la décision faisant l’objet du contrôle a été rendue dans le cadre d’un réexamen de la décision de juillet de la Commission qui avait été ordonné par la Cour. En conséquence, l’étendue du pouvoir décisionnel de la Commission dans cette procédure a été définie par l’ordonnance rendue par la Cour dans l’affaire Bernard I. Cette ordonnance a restreint la Commission à déterminer les coordonnées personnelles que l’ARC peut communiquer à l’IPFPC sans porter atteinte aux droits conférés à Mme Bernard par la Loi sur la protection des renseignements personnels. Elle n’a pas autorisé la Commission à réexaminer sa décision de février à la lumière des droits garantis par la Charte à Mme Bernard.

 

[32]           Norme de contrôle : En l’absence de jurisprudence antérieure concernant les questions particulières soulevées en l’espèce, il faut procéder à une brève analyse relative à la norme de contrôle portant sur la présence de la clause privative et, plus important encore, sur la nature de la question en litige. Les tribunaux ont reconnu l’expertise de la Commission dans le domaine des relations de travail, ainsi que l’objet de la LRTFP et le rôle de la Commission dans l’administration du régime législatif : voir, par exemple, Alliance de la fonction publique du Canada c. Sénat du Canada, 2011 CAF 214, 423 N.R. 200, aux par. 21 et 27 à 30.

 

[33]           Premièrement, les décisions rendues par la Commission sont protégées par une clause privative stricte au paragraphe 51(1) de la LRTFP. Par cette disposition, le Parlement dit clairement que les cours devraient normalement contrôler les décisions de la Commission suivant la norme de la raisonnabilité : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au par. 52 (Dunsmuir).

 

[34]           Deuxièmement, la possibilité que l’ARC puisse être tenue de communiquer les coordonnées personnelles de Mme Bernard dépend, en partie, de la question de savoir si l’alinéa 8(2)a) de la Loi sur la protection des renseignements personnels s’applique. La Commission était autorisée à interpréter et à appliquer l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels en l’espèce afin de statuer sur l’affaire dont elle était saisie. Cependant, la Loi sur la protection des renseignements personnels n’est ni la loi habilitante de la Commission, ni une loi intimement liée à celle-ci. Il ne s’agit pas non plus, pour autant que je sache, d’une loi que la Commission applique régulièrement. L’interprétation de la Loi sur la protection des renseignements personnels ne relève donc pas du champ d’expertise de la Commission, et la présomption de retenue judiciaire applicable à l’interprétation par la Commission de sa loi habilitante, ou d’une loi étroitement liée à celle-ci, ne s’applique pas en l’espèce.

 

[35]           Toutefois, la Commission devait trancher deux questions intermédiaires avant de déterminer si l’usage auquel l’IPFPC destinait les adresses résidentielles et les numéros de téléphone à domicile des employés était « compatible » avec les fins auxquelles l’ARC avait recueilli ces renseignements au sens de l’alinéa 8(2)a).

 

[36]           Plus précisément, la Commission devait tirer des conclusions de fait quant aux fins auxquelles les coordonnées domiciliaires étaient recueillies par l’ARC et quant à l’usage projeté de ces renseignements par l’IPFPC. De plus, elle devait déterminer l’étendue des obligations qu’impose la LRTFP (la « loi constitutive » de la Commission) à l’IPFPC à titre d’agent négociateur de tous les membres de l’unité de négociation VFS, y compris Mme Bernard. En ce qui concerne les conclusions de fait et l’interprétation de la LRTFP, la Commission a droit à la déférence.

 

[37]           Par ailleurs, la question de savoir si l’usage projeté des renseignements par l’IPFPC et les fins auxquelles ils ont été recueillis par l’ARC sont « compatibles » est une question mixte de fait et de droit qui ne soulève pas de question nettement isolable d’application plus générale qui l’élèverait au rang de question d’interprétation législative. Le fait que la question en litige ne concerne pas l’interprétation de la Loi sur la protection des renseignements personnels affaiblit la thèse selon laquelle il faudrait appliquer la norme de la décision correcte, d’autant plus que la Commission a appliqué une disposition de cette Loi dans un contexte de relations de travail, son champ d’expertise incontesté.

 

[38]           À la lumière de toutes ces considérations, la norme de contrôle applicable à la décision rendue par la Commission en l’espèce est celle de la raisonnabilité.

 

[39]           La décision de la Commission était‑elle raisonnable? Le caractère raisonnable tient à la pertinence et à la transparence des motifs énoncés par la Commission pour justifier sa décision, ainsi qu’à l’appartenance de cette décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier rationnellement au regard des faits et du droit : Dunsmuir, au par. 47.

 

[40]           Mme Bernard invoque sept arguments pour démontrer que la décision de la Commission est déraisonnable.

 

[41]           Premièrement, la Commission n’a pas accordé suffisamment d’importance aux observations et aux recommandations formulées par le CPVP selon lesquelles la communication de ses coordonnées personnelles n’était pas autorisée par l’alinéa 8(2)a). En fait, Mme Bernard est allée jusqu’à dire que, comme le CPVP possédait une expertise plus grande que celle de la Commission en matière de droit à la vie privée, cette dernière était tenue de souscrire aux observations du CPVP.

 

[42]           Je ne suis pas d’accord. Le CPVP a comparu devant la Commission en qualité d’intervenant à l’instance, afin de s’assurer que la Commission bénéficie du point de vue de celui-ci sur les questions qu’elle devait trancher. Il n’entrait pas dans les attributions de la Commission d’examiner la recommandation qui a été formulée par le CPVP en 1993, si j’ai bien compris, sans le concours des syndicats de la fonction publique. La tâche de la Commission consistait plutôt à appliquer l’alinéa 8(2)a) de manière à établir un juste équilibre entre le droit à la vie privée que confère la loi à Mme Bernard et les responsabilités que la LRTFP impose aux agents négociateurs de la fonction publique fédérale. Je tiens également à ajouter que, à la différence de la Commission, les pouvoirs légaux du CPVP lui permettent uniquement de formuler des recommandations, non de rendre des ordonnances.

 

[43]           Deuxièmement, Mme Bernard allègue que la Commission n’a pas envisagé toutes les solutions de rechange possibles à la communication des coordonnées personnelles des employés. Par exemple, l’ARC pourrait offrir aux employés la possibilité de fournir une adresse postale différente de leur adresse résidentielle qu’elle communiquerait au syndicat. Mme Bernard a également soutenu que la Commission a eu tort de rejeter d’autres solutions de rechange proposées en raison de leur coût.

 

[44]           Je ne souscris pas à cet argument. Je tiendrai pour acquis en l’espèce que l’existence de solutions de rechange à la communication des renseignements personnels est pertinente pour déterminer si l’usage projeté des renseignements est « compatible » avec les fins auxquelles ils ont été recueillis par l’institution fédérale au sens de l’alinéa 8(2)a).

 

[45]           Néanmoins, l’obligation qui incombe à la Commission se limite à examiner les solutions de rechange qui lui sont présentées et à tirer une conclusion fondée sur des motifs rationnels en droit et au regard de la preuve dont elle dispose. Mme Bernard tente d’assujettir la Commission à une norme plus élevée que celle de la raisonnabilité. Il était raisonnable que la Commission accepte les dépositions des témoins de l’ARC et de l’IPFPC concernant la faisabilité et le coût des solutions de rechange à la communication des coordonnées personnelles des employés. Il n’appartient pas à la Commission d’examiner chaque moyen de communication qu’il serait possible d’imaginer. Par ailleurs, lorsqu’elle pondère le droit à la vie privée par rapport à la capacité du syndicat de s’acquitter de ses obligations légales, il est raisonnable que la Commission prenne en considération les dépenses que tout autre moyen de communication proposé est susceptible d’entraîner pour le syndicat et l’employeur.

 

[46]           Troisièmement, Mme Bernard a fait valoir dans sa plaidoirie que la Commission n’a pas traité la communication des adresses résidentielles et des numéros de téléphone à domicile comme des questions distinctes. Selon elle, même si le rôle de l’IPFPC à titre d’agent négociateur l’obligeait à contacter les membres de l’unité de négociation chez eux, il n’était pas nécessaire de les appeler chez eux.

 

[47]           Toutefois, Mme Bernard n’avait pas inclus cet argument dans son mémoire des faits et du droit. D’ailleurs, les avocats ont fait valoir qu’aucune distinction n’avait été établie devant la Commission entre les adresses et les numéros de téléphone. Dans ces circonstances, il serait injuste pour l’ARC, l’IPFPC et l’AFPC d’attacher beaucoup d’importance à cet argument.

 

[48]           Je me contenterai de dire que, afin de s’acquitter d’au moins quelques-unes de ses obligations d’agent négociateur (à l’égard des votes de grève, par exemple), il peut souvent être nécessaire que l’IPFPC communique avec les employés plus rapidement que par courrier ordinaire.

 

[49]           Cinquièmement, Mme Bernard a fait valoir que la communication des coordonnées personnelles des employés ne pouvait être nécessaire pour que le syndicat s’acquitte des obligations légales incombant à un agent négociateur. Elle a souligné qu’aucune plainte n’a été déposée au motif que l’IPFPC ne s’était pas acquitté de ses obligations en matière de représentation pendant la période où il n’avait pas accès à ces renseignements.

 

[50]           Je ne suis pas d’accord. Le fait que l’IPFPC n’a pas eu accès à ces renseignements et une allégation non étayée selon laquelle aucun employé ne s’est plaint d’un manque de communication de la part du syndicat ne prouvent pas que les arrangements antérieurs étaient satisfaisants. Aucun élément de preuve ne réfute le témoignage du représentant de l’IPFPC selon lequel le syndicat doit être en mesure de communiquer avec les employés chez eux afin de les représenter équitablement. La Commission a également constaté que d’autres moyens de communication ne permettaient pas à l’IPFPC de s’acquitter de ses responsabilités légales.

 

[51]           Sixièmement, Mme Bernard a affirmé qu’elle devrait pouvoir choisir de ne pas recevoir de communications en temps opportun de la part de l’IPFPC relativement à des questions liées à l’emploi. Cependant, elle n’a pas renoncé à son droit à une représentation équitable par l’IPFPC, à supposer que cela soit légalement possible. Par ailleurs, comme l’a conclu la Commission, la capacité d’un syndicat à communiquer directement et rapidement avec les membres d’une unité de négociation est indispensable à l’accomplissement de son devoir de représentation équitable.

 

[52]           Septièmement, Mme Bernard constate des disparités entre les fins auxquelles elle a fourni ses coordonnées personnelles à l’ARC et les usages projetés de celles-ci par l’IPFPC. À mon avis, il s’agit d’une mauvaise caractérisation de la question. L’alinéa 8(2)a) vise les fins auxquelles l’institution fédérale a recueilli les renseignements, non les fins auxquelles l’employé les a fournis. Le formulaire que remplissent les employés nouvellement embauchés lorsqu’ils fournissent leurs coordonnées personnelles indiquait qu’elles étaient requises par l’ARC à des fins de rémunération. Mme Lücker, qui témoignait pour le compte de l’ARC, a également déclaré que les numéros de téléphone étaient nécessaires pour assurer la continuité des activités, par exemple pour qu’un gestionnaire puisse communiquer avec un employé qui est absent du travail. L’IPFPC a affirmé avoir besoin de ces renseignements pour pouvoir s’acquitter des obligations à titre d’agent négociateur que lui impose la LRTFP. En conséquence, selon Mme Bernard, il n’était pas raisonnable que la Commission conclue que leur usage était « compatible » avec ces fins au sens de l’alinéa 8(2)a).

 

[53]           Je ne suis pas d’accord. L’usage projeté des renseignements peut être « compatible » avec les fins auxquelles ils ont été recueillis, même si le but visé par l’institution fédérale et l’usage projeté par l’autre personne ne sont pas identiques. Il suffit qu’il existe un lien suffisamment direct entre les fins et l’usage de sorte qu’il serait raisonnable que l’employé s’attende à ce que les renseignements soient utilisés de la manière proposée. En l’espèce, il y a un chevauchement substantiel entre les fins liées à l’emploi visées par l’employeur et par le syndicat, parmi lesquelles la rémunération des employés occupe une place importante. Par conséquent, à mon avis, la conclusion de la Commission selon laquelle l’alinéa 8(2)a) s’appliquait aux faits portés à sa connaissance constituait une issue acceptable qu’elle pouvait raisonnablement choisir au regard des faits et du droit.

 

[54]           Enfin, Mme Bernard s’inquiète de l’abus potentiel des renseignements personnels communiqués à l’IPFPC. Afin de réduire ce risque, la Commission a prévu dans son ordonnance d’importantes mesures de protection afin de s’assurer que le droit à la vie privée des employés ne subisse qu’une atteinte minimale. Ainsi, l’IPFPC ne peut utiliser les renseignements personnels communiqués par l’ARC que pour s’acquitter des responsabilités que lui impose la LRTFP à titre d’agent négociateur et doit prendre des mesures précises pour s’assurer que les renseignements personnels des employés ne tombent pas en d’autres mains.

 

[55]           Il est vrai qu’aucune mesure de protection n’est infaillible. Cependant, dans la mesure où les craintes de Mme Bernard sont fondées sur une expérience antérieure, je tiens à souligner qu’elle a déposé sa plainte auprès du CPVP relativement à l’abus de ses renseignements personnels il y a une vingtaine d’années, alors que le droit à la vie privée était moins bien protégé qu’aujourd’hui. Mme Bernard peut toujours porter plainte auprès de la Commission s’il y a abus malgré les mesures de protection que la Commission a mises en place – des mesures de protection qui n’existaient pas en 1993 lorsque le CPVP a fait enquête sur la plainte de Mme Bernard.

 

Conclusions

[56]           Pour ces motifs, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Bernard avec dépens en faveur du procureur général du Canada et de l’IPFPC.

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

            Pierre Blais j.c. »

 

« Je suis d’accord.

            K. Sharlow j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jenny Kourakos, LL.L.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑184‑11

 

 

INTITULÉ :                                                  ELIZABETH BERNARD c.
PGC ET INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA ET AFPC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 29 février 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                        LA JUGE SHARLOW

 

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 16 mars 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Elizabeth Bernard

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Caroline Engmann

 

POUR LE DÉFENDEUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Peter Engelmann

 

POUR LE DÉFENDEUR L’INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

 

Andrew Raven

POUR L’INTERVENANTE L’AFPC

 

 

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Sack Goldblatt Mitchell LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR L’INSTITUT PROFESSIONNEL DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

 

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE L’AFPC

 

 

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