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Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of appel

Date : 20120508

Dossier A-417-11

A-486-11

Référence : 2012 CAF 141

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE DAWSON            

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITÉE

appelante

et

WYETH LLC et PFIZER CANADA INC.

intimées

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 21 mars 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 mai 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LA JUGE SHARLOW

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                         LA JUGE DAWSON

                                                                                                                           LE JUGE STRATAS           

 


Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of appel

Date : 20120508

Dossier A-417-11

A-486-11

Référence : 2012 CAF 141

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE DAWSON            

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

 

TEVA CANADA LIMITÉE

appelante

 

et

 

 

WYETH LLC et PFIZER CANADA INC.

intimées

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

La juge Sharlow

[1]               L’appelante Teva Canada Limitée forme appel de deux jugements de la Cour fédérale. Dans le premier jugement (2011 CF 1169), le juge Hughes a appliqué la doctrine de l’option reconnue en equity pour empêcher l’appelante de poursuivre son action en dommages-intérêts contre les intimées Wyeth LLC et Pfizer Canada Inc. (collectivement « Wyeth ») suivant l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (Règlement AC). Le second jugement (2011 CF 1442) a rejeté l’action en dommages-intérêts. Les parties ont convenu que le sort du premier appel détermine nécessairement le sort du second appel. Par conséquent, les deux appels ont été réunis par ordonnance du juge Létourneau en date du 9 février 2012.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la doctrine de l’option reconnue en equity ne s’applique pas aux faits de l’espèce. J’accueillerais les deux appels.

 

Les faits pertinents et l'historique du litige

L’intimée Wyeth – le fabricant de drogues innovantes

[3]               Wyeth, un fabricant de drogues innovantes, est titulaire de nombreux brevets, dont le brevet canadien no 2,199,778 (le brevet 778), le brevet en cause dans l’instance engagée en vertu du Règlement AC qui a précédé la présente instance. Pendant la période pertinente, le brevet 778 était inscrit sur la liste à l’égard du médicament de Wyeth, Effexor XR, au registre des brevets tenu par le ministre de la Santé en application du Règlement AC. Wyeth a vendu l'Effexor XR au Canada pendant plusieurs années avant les événements ayant donné naissance au présent litige.

 

L’appelante Teva – le fabricant de médicaments génériques

[4]               La demanderesse initiale en Cour fédérale était ratiopharm inc. (Ratiopharm), un fabricant de médicaments génériques. Au début de 2009, le fondateur du groupe de sociétés dont faisait partie Ratiopharm est mort. Cela a mené à la vente aux enchères de Ratiopharm. Le soumissionnaire retenu était un autre fabricant de médicaments génériques, Novopharm Limited (Novopharm). L’achat de Ratiopharm  par Novopharm a été officialisé par une entente datée du 18 mars 2010. Peu avant l’acquisition, Novopharm a changé son nom en celui de Teva Canada Limitée.

[5]               Le 10 août 2010, Ratiopharm et Novopharm (alors appelée Teva Canada Limitée) ont fusionné sous le régime de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, ch. C-44, sous l’appellation de Teva Canada Limitée. Par souci de commodité, je suivrai la façon de faire du juge Hughes et désignerai la société issue de la fusion sous le nom « Teva » et ses prédécesseurs sous les noms de « Novopharm » et de « Ratiopharm ».

 

[6]               L’effet juridique d'une fusion sous le régime de la Loi canadienne sur les sociétés par actions est défini comme suit à l’article 186 :

186. À la date figurant sur le certificat de fusion :

186. On the date shown in a certificate of amalgamation

a) la fusion des sociétés en une seule et même société prend effet;

(a) the amalgamation of the amalgamating corporations and their continuance as one corporation become effective;

b) les biens de chaque société appartiennent à la société issue de la fusion;

(bthe property of each amalgamating corporation continues to be the property of the amalgamated corporation;

c) la société issue de la fusion est responsable des obligations de chaque société;

(cthe amalgamated corporation continues to be liable for the obligations of each amalgamating corporation;

d) aucune atteinte n’est portée aux causes d’actions déjà nées;

(dan existing cause of action, claim or liability to prosecution is unaffected;

e) la société issue de la fusion remplace toute société fusionnante dans les poursuites civiles, pénales ou administratives engagées par ou contre celle-ci;

(ea civil, criminal or administrative action or proceeding pending by or against an amalgamating corporation may be continued to be

prosecuted by or against the amalgamated corporation;

f) toute décision, judiciaire ou quasi-judiciaire, rendue en faveur d’une société fusionnante ou contre elle est exécutoire à l’égard de la société issue de la fusion;

(fa conviction against, or ruling, order or judgment in favour of or against, an amalgamating corporation may be enforced by or against the amalgamated corporation; and

g) les statuts de fusion et le certificat de fusion sont réputés être les statuts constitutifs et le certificat de constitution de la société issue de la fusion.

(gthe articles of amalgamation are deemed to be the articles of incorporation of the amalgamated corporation and the certificate of amalgamation is deemed to be the certificate of incorporation of the amalgamated corporation.

 

 

 

[7]               Ainsi qu'on le verra à la lecture de l’historique qui suit, certains événements survenus avant la fusion ont donné à Ratiopharm le droit d’exercer contre Wyeth un recours en dommages-intérêts fondé sur l’article 8 du Règlement AC. Ce droit incorporel a survécu à la fusion en vertu de l’alinéa 186d) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, de sorte que Teva pouvait remplacer Ratiopharm dans sa réclamation après la fusion.

 

[8]               Avant la fusion, Novopharm et Ratiopharm ont chacune vendu leur propre version générique de l’Effexor XR. Ces ventes ont commencé en 2006 dans le cas de Novopharm, et en 2007 dans le cas de Ratiopharm. Après la fusion, Teva a continué à vendre les deux versions génériques.

 

[9]               Le droit juridique de Novopharm et de Ratiopharm de vendre leur version générique respective de l’Effexor XR a pris naissance de façon différente. Novopharm a acquis son droit par voie de licence concédée par Wyeth et par suite d’un avis de conformité délivré par le ministre de la Santé. Ratiopharm a acquis son droit par voie d’avis de conformité délivré par le ministre après avoir fait rejeter la demande présentée par Wyeth en vertu du Règlement AC en vue d’obtenir une ordonnance empêchant le ministre de délivrer un avis de conformité à Ratiopharm avant l’expiration du brevet 778. Les clauses pertinentes de l’accord de licence conclu entre Wyeth et Novopharm, et les faits relatifs à l’instance opposant Wyeth et Ratiopharm sous le régime du Règlement AC, sont résumés ci-après.

 

Novopharm – titulaire d’une licence de Wyeth

[10]           Le 7 décembre 2005, Wyeth a concédé à Novopharm une licence l’autorisant à utiliser un certain nombre de ses brevets, dont le brevet 778. La licence autorisait Novopharm à vendre sa version générique de l’Effexor XR après délivrance d’un avis de conformité par le ministre de la Santé, moyennant le paiement de redevances à Wyeth. L'article 5.1 de l’accord de licence est ainsi rédigé :

[traduction]

5.1 Respect des brevets et défense. De la date de la signature à la fin de la période des ventes, Wyeth et Novopharm s’informeront promptement l’une l’autre de toute contrefaçon réelle ou possible des brevets découlant du fait qu’une tierce partie fabrique, utilise, vend, offre en vente, importe ou a importé un équivalent générique du produit de référence. Wyeth a le droit exclusif de faire cesser les contrefaçons et elle déploiera des efforts raisonnables sur le plan commercial à cette fin. Novopharm consultera Wyeth à cet égard. De plus, Wyeth :

·      déploiera des efforts raisonnables sur le plan commercial pour maintenir tous les brevets en vigueur;

·      déploiera des efforts raisonnables sur le plan commercial pour maintenir au registre des brevets tous les brevets qui y sont inscrits;

·      déploiera des efforts raisonnables sur le plan commercial pour faire inscrire les brevets au registre des brevets.

Tout avis de contrefaçon réelle ou possible doit inclure les éléments de preuve alors raisonnablement disponibles et susceptibles d’étayer une allégation de contrefaçon par cette tierce partie. Les dommages-intérêts éventuellement recouvrés par suite d’un recours ou action visant à faire respecter tous droits de brevet possédés ou contrôlés par Wyeth, ou à faire cesser la contrefaçon des brevets, lui restent en propre.

 

 

 

[11]           Novopharm a commencé à vendre sa version générique de l’Effexor XR le 1er décembre 2006.

 

Ratiopharm – concurrente de Wyeth et de Novopharm en 2007

[12]           Au début de 2005, Ratiopharm a déposé auprès du ministre de la Santé un supplément à une présentation de drogue nouvelle pour sa version générique de l’Effexor XR. Le ministre a attesté que, en l'absence du Règlement AC, Ratiopharm aurait reçu son avis de conformité le 7 décembre 2005.

 

[13]           Le 23 décembre 2005, Ratiopharm a signifié à Wyeth un avis d’allégation en vertu du Règlement AC où elle alléguait, entre autres, que le brevet 778 était invalide. Dans le même avis d’allégation, Ratiopharm reconnaissait ainsi qu’elle ne recevrait pas d’avis de conformité avant le 10 janvier 2006, soit la date d’expiration de l’autre brevet inscrit au registre des brevets à l'égard de l’Effexor XR.

 

[14]           Suivant le paragraphe 6(1) du Règlement AC, la réception de l’avis d’allégation a donné à Wyeth le droit de demander à la Cour fédérale, dans le délai prescrit, de rendre une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Ratiopharm avant l’expiration du brevet 778. Le dépôt d’une demande d’ordonnance d’interdiction empêche automatiquement le ministre de délivrer un avis de conformité à l’égard du produit générique pendant une période précisée. Ce sursis prévu par la loi, qui tient lieu d’injonction interlocutoire, demeure en vigueur pendant qu’est déterminé le bien-fondé de l’avis d’allégation (sous réserve de certains délais qu’il n’y a pas lieu d’examiner ici). Wyeth et Novopharm, ayant reçu l’avis d’allégation de Ratiopharm, savaient ainsi que, si Wyeth demandait une ordonnance d’interdiction, le monopole qu’exerce celle-ci sur le marché pour l’Effexor XR et le monopole qu’exerce Novopharm sur le marché pour l’Effexor XR générique seraient préservés tant que le sursis prévu par la loi demeure en vigueur.

 

[15]           Le dossier révèle la réponse de Wyeth à la réception de l’avis d’allégation de Ratiopharm. Au début de 2006, en conformité avec ses obligations aux termes de l’article 5.1 de l’accord de licence, Wyeth a notifié l’avis d’allégation à Novopharm et lui en a remis une copie. En réponse à cette notification, Novopharm a envoyé à Wyeth un message daté du 12 janvier 2006, lui offrant de la consulter. Cela était également conforme à l’article 5.1 de l’accord de licence. N’ayant pas reçu de réponse, Novopharm a envoyé à Wyeth un autre message le 2 février 2006, lui demandant de confirmer qu’elle allait bel et bien déposé en temps opportun une demande d’ordonnance d’interdiction. Le dossier ne permet pas de savoir si Wyeth a répondu à la demande de confirmation. Toutefois, Wyeth a présenté une demande d’ordonnance d’interdiction le 10 février 2006.

 

[16]           La demande d’ordonnance d’interdiction de Wyeth n’a jamais été examinée au fond. Le 1er août 2007, la Cour d’appel fédérale l’a rejetée au motif que le brevet 778 n’était pas admissible à l’inscription au registre des brevets (Wyeth Canada c. ratiopharm inc., [2008] 1 R.C.F. 447, 2007 CAF 264). Cela a donné à Ratiopharm le droit d’exercer contre Wyeth un recours en dommages-intérêts fondé sur l’article 8 du Règlement AC.

 

[17]           L’article 8 du Règlement AC vise à indemniser le fabricant de médicaments génériques pour les ventes qu’il a perdues pendant la période où son produit générique aurait été sur le marché n’eût été une demande d’ordonnance d’interdiction qui a été rejetée, retirée ou discontinuée. L’article 8 prévoit notamment :

8. (1) Si la demande présentée aux termes du paragraphe 6(1) est retirée ou fait l’objet d’un désistement par la première personne [Wyeth] ou est rejetée par le tribunal qui en est saisi, ou si l’ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité, rendue aux termes de ce paragraphe, est annulée lors d’un appel, la première personne [Wyeth] est responsable envers la seconde personne [Ratiopharm] de toute perte subie au cours de la période :

8. (1) If an application made under subsection 6(1) is withdrawn or discontinued by the first person [Wyeth] or is dismissed by the court hearing the application or if an order preventing the Minister of Health from issuing a notice of compliance, made pursuant to that subsection, is reversed on appeal, the first person [Wyeth] is liable to the second person [Ratiopharm] for any loss suffered during the period

a) débutant à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal conclut :

(a) beginning on the date, as certified by the Minister of Health, on which a notice of compliance would have been issued in the absence of these Regulations, unless the court concludes that

(i)                   […],

 

(ii)                soit qu’une date autre que la date attestée est plus appropriée;

(i)                  …, or

 

(ii)                a date other than the certified date is more appropriate; and

b) se terminant à la date du retrait, du désistement ou du rejet de la demande ou de l’annulation de l’ordonnance.

(b) ending on the date of the withdrawal, the discontinuance, the dismissal or the reversal.

 

 

[18]           Le 2 août 2007, le ministre de la Santé a délivré un avis de conformité à Ratiopharm pour sa version générique de l’Effexor XR, qu'elle a commencé à vendre peu après.

 

Événements postérieurs à la réception par Ratiopharm d’un avis de conformité

[19]           Par lettre datée du 7 août 2007, Novopharm a avisé Wyeth de sa position, à savoir que, puisque Ratiopharm avait commencé à vendre sa version générique de l’Effexor XR le 2 août 2007, Novopharm n’avait pas l’obligation, aux termes de l’accord de licence, de verser des redevances à Wyeth à l’égard des ventes de sa version de l’Effexor XR après le 1er août 2007. Novopharm a également souligné que, dans l’instance en interdiction, Wyeth avait maintenu que la vente du produit de Ratiopharm contreferait le brevet 778. Novopharm a expliqué qu’elle s’attendait à ce que Wyeth entame des poursuites judiciaires afin de faire cesser cette contrefaçon, [traduction] « conformément à ses obligations découlant de l’accord ». La lettre se terminait sur l’offre de Novopharm de consulter Wyeth sur ces questions, [traduction] « conformément aux obligations de Novopharm découlant de l’accord ».

 

[20]           Dans une lettre portant la date du 15 août 2007, Wyeth a avisé Novopharm qu’elle s’inscrivait en faux contre plusieurs des assertions faites dans la lettre du 7 août 2007. En particulier, Wyeth contestait son assertion voulant que Ratiopharm ait commencé ses ventes le 2 août 2007. Wyeth indiquait également que sa décision de procéder dans « cette affaire » ne doit pas être interprétée comme voulant dire qu’elle est d’accord avec Novopharm concernant les faits énoncés dans la lettre du 7 août 2007.

 

[21]           Le dossier ne révèle pas d’autres procédures engagées par Wyeth à l’égard du brevet 778, hormis une demande d’autorisation d’interjeter appel du rejet de sa demande d’ordonnance d’interdiction. Cette demande a été rejetée le 7 février 2008 (Cour suprême du Canada, dossier 32287).

 

Action de Ratiopharm en dommages-intérêts

[22]           Le 22 octobre 2007, Ratiopharm a déposé une déclaration en vue d’obtenir des dommages-intérêts de Wyeth en vertu de l’article 8 du Règlement AC. La réclamation concerne la période allant du 10 janvier 2006 (expiration du deuxième brevet inscrit sur la liste, dont la validité n’était pas contestée dans l’avis d’allégation de Ratiopharm) au 2 août 2007 (date à laquelle l’avis de conformité a été délivré à Ratiopharm pour sa version générique de l’Effexor XR).

 

[23]           Wyeth a déposé une demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour contrefaçon du brevet 778, mais s’en est désistée avant l’audition de la requête qui a donné lieu aux jugements dont appel est maintenant interjeté.

 

[24]           Dans une instance interlocutoire devant la Cour fédérale, l’intitulé de la cause dans l’action en Cour fédérale a été modifié pour tenir compte du fait que Teva remplaçait Ratiopharm dans sa demande visant à obliger Wyeth à lui verser des dommages-intérêts au titre de l’article 8. Le 28 juin 2011, Teva a demandé qu’un procès sommaire soit tenu et que soient tranchées certaines questions juridiques soulevées par les actes de procédure. Au moment de l’audition de la requête, Teva demandait que soient prononcées les ordonnances suivantes :

[traduction]

a)                  Teva est admise à remplacer Ratiopharm dans la réclamation en dommages-intérêts que celle-ci a présentée en vertu de l'article 8 du Règlement AC.

b)                  Teva n’a pas à déduire de sa réclamation en dommages-intérêts les gains réalisés par Novopharm en qualité de titulaire de licence de Wyeth pendant la période à l’égard de laquelle sont réclamés des dommages-intérêts au titre de l’article 8 (10 janvier 2006 au 2 août 2007).

 

 

[25]           Wyeth a contesté la requête en jugement sommaire, mais a plaidé subsidiairement que, si ces questions devaient être tranchées sommairement, l’ordonnance rendue devrait porter que Teva n’est pas admise à remplacer Ratiopharm dans sa réclamation en dommages-intérêts, et que, si elle était ainsi admise, les gains qui ont été réalisés ou auraient été réalisés par Teva du fait de l’accord de licence devraient alors être déduits des dommages-intérêts réclamés.

 

Décision de Cour fédérale sur la requête

[26]           Dans un jugement en date du 11 octobre 2011, le juge a accueilli la requête en jugement sommaire de Teva, sans prononcer les ordonnances qu’elle recherchait. Il a accepté les prétentions de Wyeth à l’égard de la première ordonnance recherchée (soit que la doctrine de l’option reconnue en equity empêchait Teva de remplacer Ratiopharm dans la réclamation en dommages-intérêts que celle-ci fondait sur l’article 8), et a rendu une ordonnance à cet effet. Il n’a pas examiné l’autre ordonnance recherchée par Teva parce que cela n’était pas nécessaire, vu sa conclusion au sujet de la première ordonnance. Ce jugement fait l’objet du premier des deux appels dont la présente Cour est maintenant saisie.

 

[27]           Le second appel concerne le jugement daté du 9 décembre 2011, par lequel l’action de Teva en dommages-intérêts fondée sur l’article 8 a été rejetée. Comme nous l’avons dit, le sort du premier appel déterminera le sort du second appel.

 

Analyse

[28]           La principale question en litige dans le présent appel est de savoir si la doctrine de l’option reconnue en equity devrait empêcher Teva de remplacer Ratiopharm dans l'action en dommages-intérêts que celle-ci a intentée contre Wyeth au titre de l’article 8. La deuxième question est de savoir si, dans l’hypothèse où Teva est ainsi admise à remplacer Ratiopharm, la réclamation devrait être réduite des gains réalisés par Novopharm à titre de titulaire de licence de Wyeth du 10 janvier 2006 au 2 août 2007.

 

Doctrine de l’option reconnue en equity

[29]           La doctrine de l’option reconnue en equity est succinctement exposée comme suit au paragraphe 46 des motifs du juge (non souligné dans l’original) :

Selon la doctrine de l’option, une personne ne peut exercer un droit incompatible avec un autre droit dont elle s’est consciemment et clairement prévalue. Pour que la doctrine s’applique en equity, il n’est pas nécessaire de démontrer que la partie en question a fait un choix conscient entre des droits incompatibles au moment où la décision initiale a été prise; la doctrine de l’option reconnue en equity ne sous-entend aucun choix, mais simplement le fait d’accepter les conséquences d’une décision déjà prise.

 

 

 

[30]           En théorie, la doctrine de l’option reconnue en equity pourrait s’appliquer pour empêcher Teva de remplacer Ratiopharm dans la réclamation en dommages-intérêts fondée sur l’article 8 si, avant que n'ait pris naissance le recours de l’article 8 (au moment du désistement de la demande d’interdiction de Wyeth), Ratiopharm avait pris une décision incompatible avec son action fondée sur l’article 8. La position de Wyeth élargit cette théorie de sorte qu’elle s’appliquerait dans le cas où la décision qu’on dit incompatible avec la réclamation en dommages-intérêts de Ratiopharm avait été effectivement prise par Novopharm, l’autre prédécesseur de Teva.

 

[31]           Je résume comme suit le raisonnement qui sous-tend la position de Wyeth concernant l'applicabilité de la doctrine de l’option reconnue en equity eu égard aux circonstances de l'espèce.

 

a)             Le droit du prédécesseur de Teva, Ratiopharm (qui est maintenant celui de Teva) de réclamer des dommages-intérêts par suite du rejet de la demande d’ordonnance d’interdiction de Wyeth en 2007 se fondait sur la prétention de Ratiopharm concernant l'invalidité du brevet 778.

 

b)             Les communications qu’a adressées Novopharm à Wyeth en 2006 et 2007, résumées ci-dessus, constituent la preuve de la décision de Novopharm de se porter à la défense de la validité du brevet 778 en forçant Wyeth ou en l’incitant à demander une ordonnance d’interdiction.

 

c)             Au moment de la fusion, Teva s’est effectivement retrouvée des deux côtés du débat quant à la validité du brevet 778.

 

d)             Dans les circonstances, la doctrine de l’option reconnue en equity devrait s’appliquer pour empêcher Teva de remplacer Ratiopharm dans la réclamation en dommages-intérêts.

 

[32]           Le juge a conclu que la position de Wyeth est correcte. À mon humble avis, cette conclusion est fondée sur une mauvaise compréhension des droits contractuels de Novopharm aux termes de l’accord de licence, qui est fatale à la position de Wyeth.

 

[33]           En début de 2006, après que Wyeth eut avisé Novopharm que Ratiopharm lui avait signifié un avis d’allégation d’invalidité du brevet 778, quels étaient les droits de Novopharm aux termes de l’accord de licence? Selon les termes clairs de l’article 5.1 de l’accord de licence (cité ci-dessus), Novopharm ne pouvait pas elle-même engager une poursuite judiciaire pour défendre la validité du brevet 778, ou pour demander réparation pour sa contrefaçon. Seule Wyeth pouvait engager une telle poursuite. Novopharm n’avait aucun droit de dicter à Wyeth sa décision à cet égard. Tout au plus, Novopharm avait-elle le droit contractuel implicite de mettre en cause le caractère raisonnable, sur le plan commercial, d’une éventuelle décision de Wyeth d’introduire ou non une telle poursuite. Le rôle de Novopharm à l’égard de toute poursuite de Wyeth en contrefaçon du brevet 778 est défini comme suit à l’article 5.1, [traduction] « Novopharm consultera Wyeth à cet égard ». Ainsi, le plus que pouvait faire Novopharm au début de 2006 pour la défense du brevet 778 était de consulter Wyeth.

 

[34]           Cela est également vrai après que Wyeth eut demandé une ordonnance d’interdiction en 2006, et après le rejet de cette demande en 2007. Pendant tout ce temps, le rôle de Novopharm était limité à la consultation.

 

[35]           Je présumerai en faveur de Wyeth, sans en décider, que les communications entre elle et Novopharm en 2006 et 2007, résumées ci-dessus, constituent une « consultation » au sens de l’article 5.1 de l’accord de licence, et que cette consultation traduisait l’exercice par Novopharm de son droit contractuel aux termes de l’accord de licence. S’agissant d’une possible application future de la doctrine de l’option reconnue en equity, quelle a été la conséquence de la décision de Novopharm d’exercer ce droit contractuel de consultation? Réponse : aucune.

 

[36]           Wyeth n’a pas fait valoir devant la présente Cour que les consultations qu’elle a eues avec Novopharm lui ont donné un droit issu de la loi ou de l’equity qui pouvait potentiellement affecter le droit éventuel de Ratiopharm de demander des dommages-intérêts en vertu de l’article 8. Dans les circonstances de la présente affaire, les consultations n’auraient pas pu avoir un tel effet. À mon avis, il s’ensuit nécessairement que les consultations n’ont pas affecté et ne pouvaient pas affecter le droit éventuel de Teva, en sa qualité de successeur de Ratiopharm par suite de fusion, de remplacer celle-ci dans sa réclamation en dommages-intérêts en vertu de l’article 8. Je conclus que la doctrine de l’option reconnue en equity ne s’applique pas et qu’elle n’empêche donc pas Teva de remplacer Ratiopharm dans l'action que celle-ci a introduite en vertu de l’article 8 du Règlement AC.

 

[37]           Pour ces motifs, Teva a droit à un jugement déclarant qu’elle est admise à remplacer Ratiopharm dans la réclamation en dommages-intérêts fondée sur l’article 8 du Règlement AC. Il est donc nécessaire d’examiner la deuxième question en litige dans le présent appel, que le juge Hughes n’a pas examinée. À mon avis, le dossier permet de trancher cette question, et c’est ce que je vais faire.

 

La déduction demandée pour les profits de Novopharm antérieurs à la fusion

[38]           La deuxième question est de savoir si Wyeth a droit d’obtenir une ordonnance portant qu’il y a lieu de réduire la réclamation en dommages-intérêts de Ratiopharm au titre de l’article 8, maintenant remplacée par Teva, pour qu’elle tienne compte des gains réalisés par Novopharm, l’autre prédécesseur de Teva, dans le cadre de l’accord de licence la liant à Wyeth. À mon avis, la réponse est non.

 

[39]           La réclamation en dommages-intérêts de Teva au titre de l’article 8 concerne, et ne peut que concerner la période pendant laquelle Ratiopharm a été exclue du marché en ce qui a trait à l’Effexor XR générique en raison du Règlement AC. Il paraît incontesté que la période pertinente est celle du 10 janvier 2006 au 2 août 2007. Je présumerai, sans en décider, que Wyeth a raison de dire que le sort d’une réclamation en dommages-intérêts au titre de l’article 8 repose sur la réponse à la question hypothétique suivante : Si Wyeth n’avait pas demandé une ordonnance d’interdiction, quel profit Ratiopharm aurait-elle réalisé en vendant sa version générique de l’Effexor XR entre le 10 janvier 2006 et le 2 août 2007?

 

[40]           Pour répondre à cette question, il faut d’abord déterminer le revenu que Ratiopharm aurait hypothétiquement tiré des ventes pendant la période pertinente, lequel serait fonction d’un hypothétique prix de vente pour son Effexor XR générique et son hypothétique part du marché de l’Effexor XR générique. Le marché réel de l’Effexor XR générique entre le 10 janvier 2006 et le 2 août 2007 ressemblait à ceci :

·      10 janvier au 30 novembre 2006 – pas de génériques

·      1er décembre 2006 au 2 août 2007 – 100% générique de Novopharm

 

[41]           Si l’Effexor XR générique de Ratiopharm avait été sur le marché du 10 janvier 2006 au 2 août 2007, prima facie le marché de l’Effexor XR générique aurait ressemblé à ceci :

·      10 janvier au 30 novembre 2006 – 100% générique de Ratiopharm

·      1er décembre 2006 au 2 août 2007 – Novopharm et Ratiopharm se partagent le marché

 

[42]           Suivant cette analyse simplifiée, les dommages-intérêts de Ratiopharm au titre de l’article 8 seraient basés sur 100% du marché hypothétique de l’Effexor XR générique du 10 janvier au 30 novembre 2006, et moins de 100% de ce marché du 1er décembre 2006 au 2 août 2007.

 

[43]           Wyeth plaide qu’il faut modifier cette analyse théorique pour refléter les faits de la présente espèce, avançant à cet égard deux arguments. Le premier argument est qu’étant donné que les profits de Novopharm pour la période pertinente sont dorénavant ceux de la société issue de la fusion, il faudrait déduire de la réclamation en dommages-intérêts de Ratiopharm pour la période pertinente (dorénavant la réclamation de Teva) les profits de Novopharm pour cette période, sinon Teva, qui résulte de la fusion de Ratiopharm et Novopharm, recevrait une indemnisation excessive.

 

[44]           Selon moi, cet argument est sans fondement. Il postule à tort que les profits pré-fusion de Novopharm sont les profits de Teva. Le profit que réalise une société avant sa fusion pendant une période donnée est un fait historique, le résultat de calculs mathématiques basés sur les événements survenus pendant cette période. Le profit n’est pas un bien ou un droit incorporel qui survit à la fusion pour continuer son existence comme actif de la société issue de la fusion. Aucune disposition expresse ou nécessairement implicite de l’article 186 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions ne fait en sorte que les profits réalisés par Novopharm en raison de l’accord de licence entre le 10 janvier 2006 et le 2 août 2007 deviennent des profits de la société issue de la fusion Teva pour cette même période.

 

[45]           Le deuxième argument de Wyeth est que, dans le monde hypothétique où Ratiopharm est présumée avoir fait son entrée sur le marché le 10 janvier 2006, Novopharm serait elle aussi entrée sur le marché à cette date, et non le 1er décembre 2006 comme elle l’a fait en réalité. Par conséquent, les ventes hypothétiques de Ratiopharm pour toute la période devraient être basées sur l’existence d’un marché partagé des génériques du 10 janvier 2006 au 2 août 2007.

 

[46]           Le problème avec cet argument est qu’il est fondé uniquement sur les clauses de l’accord de licence qui auraient permis à Novopharm d’entrer sur le marché le 10 janvier 2006. Or, l’accord de licence ne peut à lui seul prouver que Novopharm aurait pu obtenir un avis de conformité au 10 janvier, 2006, ou que Novopharm avait la capacité pratique d’entrer sur le marché à cette date. Il s’ensuit que Teva a droit au jugement déclaratoire qu’elle a sollicité, à savoir qu’il n’y a pas lieu qu’elle déduise de sa réclamation en dommages-intérêts au titre de l’article 8 les gains réalisés par Novopharm en sa qualité de titulaire de licence de Wyeth du 10 janvier 2006 au 2 août 2007.

 

[47]           Cela ne signifie pas que la présence hypothétique de Novopharm sur le marché de l’Effexor XR générique à partir du 10 janvier 2006 ne pourra pas être établie par d’autres éléments de preuve dans le cadre de la poursuite de l’instance en Cour fédérale (à supposer que les règles applicables et les ordonnances de gestion de l’instance autorisent Wyeth à présenter des preuves sur ce point; ces questions procédurales n’ont pas fait l’objet d’observations dans le cadre de l’appel et je n’exprime aucune opinion à cet égard). Abstraction faite d’éventuelles embûches procédurales, il se peut que, si Wyeth peut établir, par des preuves autres que les termes de l’accord de licence, que le marché hypothétique de l’Effexor XR générique du 10 janvier 2006 au 2 août 2007 aurait été partagé entre Ratiopharm et Novopharm, le juge qui examinera la question des dommages-intérêts de Ratiopharm au titre de l’article 8 soit persuadé de prendre ces preuves en considération.

 

[48]           Je note que la conclusion tirée à cet égard ne conduira pas nécessairement au même résultat qu’une déduction directe des profits de Novopharm pendant la même période découlant de l’accord de licence avec Wyeth. Par conséquent, la possibilité de présenter d’autres éléments de preuve à propos de la capacité de Novopharm d’entrer sur le marché le 10 janvier 2006 ne contredit pas la conclusion que la réclamation en dommages-intérêts de Ratiopharm au titre de l’article 8, continuée par Teva, ne peut pas être réduite des gains réalisés par Novopharm en sa qualité de titulaire de licence de Wyeth du 10 janvier 2006 au 2 août 2007.

 

Dispositif

[49]           Pour ces motifs, j’accueillerais les deux appels avec dépens devant la présente Cour et la Cour fédérale, et j’infirmerais les deux jugements portés en appel. J’accueillerais la requête de Teva et je déclarerais que Teva est admise à remplacer Ratiopharm dans sa réclamation en dommages-intérêts fondée sur l’article 8 du Règlement AC, et qu’elle n’a pas à en déduire les gains réalisés par Novopharm en qualité de titulaire de licence de Wyeth pendant la période du 10 janvier 2006 au 2 août 2007.

 

« K. Sharlow »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord.

         Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

         David Stratas, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste

 


 

COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIERS :                                                                          A-417-11 et A-486-11

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :                                                TEVA CANADA LIMITÉE c. WYETH LLC et PFIZER CANADA INC.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                     OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                                   Le 21 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                 LA JUGE SHARLOW

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LA JUGE DAWSON et LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                                          8 mai 2012

 

COMPARUTIONS :

 

David W. Aitken

Marcus Klee

Bryan Norrie

 

POUR L’APPELANTE

 

Brian Daley

George Locke

POUR LES INTIMÉES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Osler, Hoskin & Harcourt s.r.l.

Ottawa, Ontario

 

POUR L’APPELANTE

 

Norton Rose Canada s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR LES INTIMÉES

 

 

 

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