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Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20120530

Dossier : A-275-11

Référence : 2012 CAF 159

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE TRUDEL

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

LEVAN TURNER

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 2 mai 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 30 mai 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                      LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                          LE JUGE EVANS

                                                                                                                           LA JUGE TRUDEL

 


Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20120530

Dossier : A-275-11

Référence : 2012 CAF 159

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE TRUDEL                       

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

LEVAN TURNER

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               La Cour est saisie d’un appel d’un jugement de la Cour fédérale (dont la référence est 2011 CF 767), qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire contestant la décision (dont la référence est 2010 TCDP 15) par laquelle un membre du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) a rejeté la plainte de l’appelant dans laquelle il était allégué que l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) avait refusé de l’employer pour des motifs de distinction illicite, au sens de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6.

 

[2]               Bien que l’appelant ait soulevé de nombreux arguments au soutien du présent appel, je ne me pencherai que sur le fait pour le Tribunal de ne pas avoir pris en compte la déficience perçue comme un motif de discrimination. L’appelant a indiqué dans sa plaidoirie qu’il s’agissait là de son principal moyen d’appel, et ses arguments à cet égard sont bien fondés.

 

Contexte

[3]               L’appelant se décrit comme un homme corpulent de race noire. Il travaille maintenant pour Service Canada. La plainte de l’appelant découle de deux concours visant à combler des postes d’inspecteur des douanes à temps plein à l’Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC), remplacée par l’Agence des services frontaliers du Canada. À l’époque où il a posé sa candidature dans le cadre de chacun des deux concours, l’appelant travaillait comme inspecteur des douanes saisonnier à Victoria, en Colombie-Britannique, comme il l’avait fait de 1998 à 2003. En tant qu’inspecteur des douanes saisonnier, l’appelant avait toujours reçu des examens de rendement écrits positifs de la part de ses superviseurs.

 

[4]               Le premier concours, affiché par l’ADRC le 9 juin 2003, visait à combler un poste d’inspecteur des douanes à Vancouver. Le deuxième concours, affiché le 11 octobre 2003, visait à combler un poste similaire à Victoria (Victoria 7003).

 

[5]               En plus des critères habituels à remplir, une restriction à l’admissibilité a été ajoutée pour le concours de Vancouver, selon laquelle [TRADUCTION] « [l]es candidats qui ont passé une entrevue pour ce poste depuis le 1er janvier 2002 ne seront pas admissibles au présent processus » (p. 822 du dossier d’appel (DA)). L’appelant n’ayant pas passé d’entrevue pour un poste d’inspecteur des douanes à Vancouver, il s’est considéré admissible au concours et a donc posé sa candidature. Il a réussi le test d’inspecteur des douanes que devaient passer tous les candidats. La phase suivante du processus de concours comportait deux entrevues. L’appelant a été convoqué à la première entrevue, qui a eu lieu le 26 avril 2004, et il a réussi cette épreuve. Cependant, un des membres du comité d’entrevue a reconnu l’appelant comme ayant auparavant échoué l’épreuve de l’entrevue dans le cadre d’un processus de concours visant à combler des postes d’inspecteur des douanes à Victoria. Bien que l’appelant ait réussi l’épreuve de la première entrevue du concours visant à doter le poste de Vancouver, sa candidature a été ultérieurement rejetée au motif qu’il était visé par la restriction à l’admissibilité susmentionnée.

 

[6]               L’appelant a été le seul candidat exclu du concours de Vancouver en raison de la restriction à l’admissibilité. Au moins un autre candidat avait également postulé sans succès pour les postes d’inspecteur des douanes à Victoria. Il y a eu un cas dans lequel la candidate avait échoué à l’examen sur dossier de son portefeuille de compétences pour un poste à Victoria et n’avait donc pas été convoquée en entrevue pour ce poste. Cette candidate n’a pas été exclue du concours de Vancouver. Un autre candidat du même nom que celui d’une personne qui avait échoué à l’épreuve de l’entrevue dans le cadre d’un concours pour Victoria n’a pas non plus été exclu du concours de Vancouver; toutefois, il y avait une certaine confusion quant à son identité.

 

[7]               Compte tenu de ce qui précède, l’appelant a eu un doute quant aux motifs de son exclusion, et il a demandé de plus amples renseignements à l’ADRC. Il n’a reçu aucune réponse à sa demande.

 

[8]               L’appelant remplissait les critères pour le concours Victoria 7003, mais il a échoué à l’épreuve de l’entrevue dans le cadre de ce concours. L’entrevue a eu lieu le 13 décembre 2003. Le comité de sélection du concours a jugé l’appelant inhabile au regard de deux compétences : a) la communication interactive efficace et b) le travail d’équipe et la collaboration.

 

[9]               Avant ces entrevues, le superviseur de l’appelant avait envoyé un long courriel à plusieurs membres du groupe de gestion de l’ADRC exposant ce qu’il considérait être les faiblesses de l’appelant. Le courriel était daté du 4 octobre 2003; il a donc été envoyé environ deux mois avant l’entrevue de l’appelant dans le cadre du concours Victoria 7003 et un peu moins de sept mois avant son entrevue dans le cadre du concours de Vancouver. Ce courriel indiquait que l’appelant était perçu comme quelqu’un qui [TRADUCTION] « évite parfois les tâches plus difficiles, ou qui connaît la bonne procédure (liée à la tâche difficile), mais qui demande l'avis du surintendant, espérant que le surintendant utilisera son pouvoir discrétionnaire et choisira la voie la plus facile. Il a aussi été mentionné que d'autres inspecteurs s'étaient plaints du fait qu'il laissait les encaissements pour les prochaines personnes plutôt que de les effectuer pendant son quart de travail ». Le courriel indiquait également qu’[TRADUCTION] « une partie de [l’appelant] cherche effectivement la solution de facilité. […] » : p. 321 et 322 du DA.

 

[10]           L’appelant a vigoureusement contesté les allégations formulées dans ce courriel, qui contredisaient les évaluations écrites officielles positives qu’il avait reçues de tous ses superviseurs, y compris de celui qui avait rédigé le courriel. L’appelant était le seul employé saisonnier à avoir fait l’objet d’un tel courriel.

 

[11]           Compte tenu de ses années de service comme inspecteur des douanes saisonnier à Victoria, de ses évaluations d’emploi positives et de son expérience passée dans le cadre d’activités reliées à l’application de la loi, l’appelant en est venu à croire que son exclusion du concours de Vancouver et son échec à l’épreuve de l’entrevue dans le cadre du concours Victoria 7003 s’expliquaient par le fait qu’il avait été victime de préjugés injustes au sein de l’ADRC selon lesquelles il était un gros Noir paresseux. Il a donc déposé une plainte en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, que la Commission canadienne des droits de la personne (Commission) a par la suite renvoyée au Tribunal.

 

La décision du Tribunal

[12]           Dans ses motifs, le Tribunal a considéré que la discrimination alléguée dans la plainte était fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique et l’âge. Aucune mention n’a été faite d’une déficience perçue fondée sur le poids.

 

[13]           Après avoir exposé les faits et examiné les témoignages de vive voix, le Tribunal a conclu que les éléments de preuve ne permettaient pas d’établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur l’âge : paragraphes 144 à 146 de la décision.

[14]           Le Tribunal a ensuite conclu qu’il n’existait aucune preuve de discrimination directe fondée sur la race ou l’origine nationale ou ethnique : paragraphe 147 de la décision. Le Tribunal a reconnu qu’afin d’établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur ces motifs de distinction illicite, l’appelant devait s’appuyer sur des preuves circonstancielles et des inférences quant à la discrimination : paragraphe 148 de la décision. Cependant, le Tribunal n’a tiré aucune conclusion précise quant à la preuve prima facie de discrimination fondée sur ces motifs, préférant tout simplement « [supposer] que M. Turner [l’appelant] a établi une preuve prima facie de discrimination » : paragraphe 163 de la décision.

 

[15]           Cette démarche est problématique parce que le Tribunal n’a tiré aucune conclusion de fait relativement à certaines des questions cruciales soulevées par l’appelant. Je constate en particulier qu’aucune conclusion n’a été tirée quant à la véracité des faiblesses alléguées de l’appelant décrites dans le courriel de son superviseur, ni quant à savoir comment et dans quelle mesure ce courriel a pu influer sur le processus de sélection : paragraphes 152 à 154 de la décision.

 

[16]           Après avoir décidé de supposer qu’une preuve prima facie de discrimination fondée sur la race ou l’origine nationale ou ethnique avait été établie sans tirer aucune conclusion de fait à l’appui, le Tribunal a ensuite examiné la question de savoir si l’employeur avait fourni des explications raisonnables pour justifier l’exclusion de l’appelant du concours de Vancouver et le fait de l’avoir jugé inhabile dans le cadre du concours Victoria 7003.

 

[17]           Le Tribunal a conclu que, même s’il y avait de sérieux doutes quant à la façon dont la restriction dans le cadre du concours de Vancouver avait été rédigée et que des questions demeuraient sans réponses concernant au moins une autre candidate qui aurait dû être exclue mais ne l’avait pas été, l’explication donnée pour justifier l’exclusion de l’appelant était néanmoins raisonnable. Selon cette explication, les jurys de sélection recevaient en entrevue les mêmes candidats ayant échoué d’un concours à l’autre, et la restriction visait à éviter de devoir recevoir les mêmes candidats en entrevue et à leur donner plus de temps pour développer les habiletés nécessaires pour le poste d’inspecteur en douanes : paragraphes 103, 104 et 168 à 170 de la décision. Même si l’appelant avait été le seul candidat à être exclu sur le fondement de la nouvelle restriction, le Tribunal n’a pas considéré qu’il s’agissait là d’un acte discriminatoire. Le Tribunal a plutôt conclu que « [s]i l'ASFC ne voulait pas embaucher M. Turner pour des motifs discriminatoires, il aurait été beaucoup plus facile de lui accorder une note insuffisante à l'entrevue » : paragraphe 171 de la décision.

 

[18]           Le Tribunal a également conclu que le refus de répondre à la demande d’explications de l’appelant à la suite de cette exclusion du concours résultait d’une tentative bureaucratique excessive de contrôler la charge de travail plutôt que d’un acte discriminatoire, même si l’appelant semblait avoir droit à une réponse : paragraphes 81 à 84 et 173 de la décision.

 

[19]           S’agissant du concours Victoria 7003, le Tribunal a conclu que les raisons pour lesquelles le jury de sélection avait jugé l’appelant inhabile lors de cette entrevue étaient raisonnables : paragraphes 179 à 182 de la décision. Le Tribunal a tiré cette conclusion même si les évaluations antérieures de l’appelant en tant qu’inspecteur des douanes saisonnier étaient toutes positives; le Tribunal a accepté selon toute vraisemblance l’interprétation de l’ASFC selon laquelle ces évaluations n’étaient pas pertinentes pour soupeser des candidats à des postes à durée indéterminée : paragraphe 89 de la décision.

 

Le jugement de la Cour fédérale

[20]           Le juge de la Cour fédérale a statué que le Tribunal avait énoncé le bon critère et avait bien appliqué les principes juridiques pertinents. Le juge a rejeté toutes les prétentions de l’appelant concernant la manière dont le Tribunal avait abordé les éléments de preuve et a statué que les motifs du Tribunal étaient suffisants. La demande de contrôle judiciaire de l’appelant a donc été rejetée.

 

La question en litige

[21]           Comme nous l’avons indiqué précédemment, aucune mention n’est faite dans les motifs du Tribunal de la déficience perçue liée au poids. Devant la Cour fédérale, l’appelant a contesté la décision pour plusieurs motifs, et notamment au motif que le Tribunal n’avait pas examiné sa plainte de discrimination sur le fondement d’une déficience perçue. Le juge de la Cour fédérale a rejeté ce motif de contrôle pour les motifs suivants :

[33] En ce qui concerne le fait que le Tribunal n’ait pas considéré la déficience perçue comme un motif de discrimination, je souligne que, dans sa plainte initiale, M. Turner n’a pas fait cette allégation. Cela semble avoir été le sujet de la plaidoirie devant le Tribunal, mais peu d’éléments de preuve, voire aucun, ont été présentés au Tribunal à ce propos. Je ne peux pas conclure que le Tribunal a commis une erreur en n’abordant pas expressément le sujet dans ses motifs.

 

[22]           Comme principal moyen d’appel, l’appelant conteste cette conclusion du juge de la Cour fédérale. L’appelant soutient qu’en ne tirant aucune conclusion au sujet de l’allégation de discrimination fondée sur une déficience perçue, le Tribunal a violé les principes d’équité procédurale. L’appelant ajoute que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en ne cernant pas correctement la question d’équité procédurale, en ne l’examinant pas selon la norme de la décision correcte et en n’apportant aucune correction à cet égard.

 

Analyse

            L’appelant a soulevé la question devant le Tribunal

[23]           L’appelant souligne que l’allégation relative à la déficience perçue liée à son poids faisait partie de sa plainte initiale. L’exposé circonstancié de la plainte déposée auprès de la Commission se termine par le paragraphe suivant :

[TRADUCTION]

Je jette tout le blâme sur la chef des Douanes à Victoria […] [e]t le fait qu’elle ait peut-être communiqué des renseignements à mon sujet aux autres membres de l’équipe de recrutement. Je crois que la discrimination raciale et la discrimination fondée sur mon poids expliquent en dernière analyse pourquoi une carrière au sein du service des Douanes m’a échappé. J’occupe actuellement un autre poste au sein de la fonction publique pour lequel je suis arrivé premier sur la liste de concours. Je trouve seulement intéressant que je n’aie des problèmes qu’avec les Douanes. On m’a délibérément fait échouer dans le cadre de concours, fait passer mon tour lors de promotions, on m’a refusé un emploi à Victoria en 2004 et exclu injustement à Vancouver en 2004.

P. 80 du DA (non souligné dans l’original).

 

[24]           En outre, le dossier du Tribunal démontre clairement que le motif de la déficience perçue liée au poids a été soulevé et abordé à de nombreuses occasions durant l’instance.

 

[25]           Dans les observations préliminaires qu’il a adressées au Tribunal, l’avocat de l’appelant a clairement évoqué la déficience perçue liée au poids comme un motif de discrimination (non souligné dans l’original) :

 

[TRADUCTION]

Il s’agit d’un homme, plus vieux, de race noire. Il soutient que ces facteurs, de même que sa taille, expliquent pourquoi on lui a refusé cet emploi : p. 2904 du DA, aux lignes 1 à 3.

 

En dernière analyse, je crois que vous conclurez, Monsieur, qu’il s’agit de la perception d’un homme plus vieux de race noire qui est corpulent. Vous constaterez également à la lecture du formulaire de plainte que la taille de M. Turner est également évoquée comme motif : p. 3906 du DA, aux lignes 14 à 18.

 

Or, lorsque le processus fait si facilement en sorte que certaines des règles élémentaires régissant la dotation au sein de la fonction publique fédérale ne sont pas respectées, il n’est pas étonnant que ce processus permette l’exclusion de quelqu’un parce qu’il est plus âgé, de race noire et qu’il fait de l’embonpoint. Ce n’est pas là un système rigoureux que l’Agence emploie : p. 2913 du DA, aux lignes 2 à 8.

 

Selon la preuve prima facie, il n’y a pas d’autre explications à part la race ou l’âge de l’employé. Ou sa déficience perçue, qui est son poids : p. 2914 du DA, aux lignes 7 à 9.

 

[26]           Lors de différents échanges au cours de l’audience, le membre du Tribunal a indiqué qu’il avait compris que l’appelant soulevait la déficience perçue. Par exemple, le membre a indiqué ce qui suit en s’adressant à l’avocat de l’ASFC :

[TRADUCTION]

LE PRÉSIDENT : [...] Vraiment, il est vraiment intéressant --- il serait vraiment intéressant, si vous aviez des éléments de preuve, ces éléments réfuteraient l’allégation de discrimination fondée sur l’âge, les pratiques d’embauche de dotation. Parce que c’est vraiment une des questions en litige en l’espèce.

 

Me STARK : Mm-hmm. Oui.

 

LE PRÉSIDENT : Ou sur la déficience ou la déficience, l’âge et la race. Nous nous intéressons seulement à l’âge.

 

P. 3107 du DA, aux lignes 2 à 9 (non souligné dans l’original).

 

Dans un autre échange avec l’avocat de l’appelant, le membre du Tribunal a exposé comme suit sa compréhension de l’argument qui était présenté :

[TRADUCTION]

LE PRÉSIDENT : Vous faites donc valoir qu’il [l’appelant] a postulé pour un poste à durée indéterminée d’une autre manière que par voie de concours, que cette possibilité lui a été refusée, et que les gestionnaires ont embauché des étudiants dans le cadre du Programme de préparation à l’emploi, et qu’il a donc été victime de discrimination fondée sur une déficience, sa race et son âge?

 

Me YAZBECK : Oui, sauf que je pense que le mot « postulé » n’est peut-être pas tout à fait exact. Il avait certainement exprimé un intérêt pour ---

 

P. 3955 du DA, aux lignes 14 à 21(non souligné dans l’original).

 

Et lors d’un autre échange avec l’avocat de l’appelant, le membre du Tribunal a affirmé de nouveau que la déficience était l’une des questions qu’il devait aborder :

[TRADUCTION]

Me CHAMP : [...] Or, dans le cadre du présent processus dont le Tribunal est saisi, il vous sera demandé à la fin de conclure s’il est vraisemblable ou probable ou très probable que M. Turner ait décroché cet emploi. Cela fera partie de vos observations, et à juste titre selon moi. Et je crois seulement - -

 

LE PRÉSIDENT : Ce n’est pas ce à quoi je devrai répondre, j’espère. J’espère qu’on me demandera - -

 

Me CHAMP : S’il est probable.

 

LE PRÉSIDENT : -- si M. Turner n’a pas décroché l’emploi à cause de sa race, son âge ou une déficience.

 

Me CHAMP : C’est exact [...]

 

P. 4923 du DA, aux lignes 18 à 25, et à la p. 4924, aux lignes 1à 4 (non souligné dans        l’original).

 

Ce semble également être ainsi que le membre du Tribunal a compris les questions dont il était saisi dans des échanges ultérieurs avec l’avocat de l’ASFC :

[TRADUCTION]

LE PRÉSIDENT : Voyez-vous, la question, d’après ce que je comprends, sera circonstancielle, parce que personne ne dit que M. Turner a été exclu du processus pour Victoria parce qu’il est noir ou qu’il a une déficience ou à cause de son âge. Il faut donc qu’une inférence soit tirée de la preuve, n’est-ce pas?

 

P. 4966 du DA, aux lignes 17 à 22 (non souligné dans l’original).

 

LE PRÉSIDENT : À mon sens, il faut donc se demander si cette restriction [dans le cadre du concours pour Vancouver], laquelle ne semblait pas, à première vue, exclure [l’appelant] qui ne se croyait pas exclu, a été appliquée d’une manière différente. Et c’est cette question qui a peut-être été appliquée erronément ou qui a été mal interprétée. Mais il ne s’agit pas d’une question que le Tribunal peut aborder. Il faut qu’il soit démontré que cette application à M. Turner était un subterfuge pour qu’il ne décroche pas le poste parce qu’il est noir ou qu’il a une déficience ou qu’il est trop vieux.

P. 4968 du DA, aux lignes 6 à 15 (non souligné dans l’original).

 

[27]           Durant l’enquête du Tribunal, il a également été question de l’incidence que le « résumé de la plainte » rédigé par la Commission pouvait avoir sur le motif allégué de discrimination fondée sur une déficience perçue. Ce résumé administratif (reproduit à la p. 76 du dossier d’appel) indiquait que la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur et l’âge étaient les motifs pertinents de discrimination, mais la déficience ou la déficience perçue n’étaient pas mentionnées. L’échange suivant entre l’avocat de l’appelant et le membre du Tribunal est révélateur :

[TRADUCTION]

Me YAZBECK : Je vous prierais d’aller à la page 3 de 3 de la plainte, au dernier paragraphe, la deuxième ligne à droite : « Je crois que la discrimination raciale et la discrimination fondée sur le poids expliquent en dernière analyse pourquoi une carrière au sein du service des Douanes m’a échappé. »

 

LE PRÉSIDENT : Mais il s’agit de l’exposé circonstancié. Je m’en tiens à la page couverture de la Commission, Résumé de la plainte, Race, Origine nationale ou ethnique, Couleur et Âge, Article 7. C’est donc à cela que je me fie. Je ne vois pas où on allègue la déficience ici.

 

Me YAZBECK : Monsieur Turner a évoqué le poids comme motif – il y a eu une objection lorsque la Commission ne l’a pas examinée de manière précise. Or, parmi les plaintes évoquées dans l’exposé des précisions figure une allégation de discrimination perçue fondée sur une déficience perçue.

 

LE PRÉSIDENT : Oui. Mais sommes-nous censés lire toute la plainte et en déduire l’objet? Ce que nous recevons de la Commission est un résumé de la plainte. Le voyez-vous? L’avez-vous?

 

Me YAZBECK : Oui, je l’ai.

 

LE PRÉSIDENT : Voyez-vous où on indique Motifs pertinents?

 

Me YAZBECK : Oui.

 

LE PRÉSIDENT : Sommes-nous, le Tribunal, censés faire tout le tour de la plainte et déterminer s’il y a plus de motifs que ce qui est énoncé dans le renvoi de la Commission?

 

Me YAZBECK : Monsieur le président, je sais que vous savez qu’il ne faut pas interpréter restrictivement les documents concernant la plainte. Il faut donner le bénéfice du doute au plaignant. Et, à l’évidence, il ne s’agit pas d’un document rédigé par des professionnels.

 

L’allégation est là. L’allégation figure dans l’exposé des précisions. Et au besoin, je peux présenter une requête pour qu’on l’ajoute, pour modifier la plainte en conséquence.

 

LE PRÉSIDENT : Je crois qu’il est trop tard. Vous pouvez me dire où elle se trouve dans l’exposé des précisions, l’exposé des précisions de M. Turner?

 

Me YAZBECK : Aux paragraphes 33 et 34 : « [E]n concluant à l’exclusion du plaignant dans le cadre des processus pour Victoria et Vancouver et en ne le nommant pas à un poste permanent. »

 

Je m’arrête un moment pour vous dire que cela va au-delà des deux processus. C’est le fait qu’on ne donne pas d’autres possibilités qui est en cause.

 

« L’intimée a fait preuve de discrimination envers le plaignant sur le fondement de sa race, de son âge et d’une déficience perçue. »

 

Et il y a une allégation similaire au paragraphe 34.

 

LE PRÉSIDENT : Qu’est-ce qui a été invoqué auprès du commissaire? Était-ce l’article -- la déficience a-t-elle été invoquée?

 

Me YAZBECK : Le résumé, évidemment, rédigé par la Commission, précise --- ne précise pas ---

 

LE PRÉSIDENT : La déficience.

 

Me YAZBECK : La déficience.

 

LE PRÉSIDENT : Et il y a eu une modification. Dans l’exposé des précisions, il y a -- le plaignant va -- veut modifier et faire la preuve requise par l’article 10. Je ne sais pas si cela a été fait ou non.

 

Il ne s’agit pas d’une affaire où -- je suis conscient du fait que M. Turner n’était pas représenté par un avocat à l’époque. Il avait aussi une longue requête sur laquelle nous avons dû statuer, qui a fait l’objet d’une décision et de laquelle il s’est désisté.

 

Donc, il y a eu beaucoup de va-et-vient dans cette plainte, Me Yazbeck, il ne s’agit pas des questions que nous devons examiner ici.

 

Quoi qu’il en soit, revenons aux statistiques.

 

P. 3941 à 3943 du DA.

 

[28]           L’avocat de l’ASFC a également posé des questions qui indiquaient qu’il croyait que le poids de l’appelant faisait partie de la plainte et figurait parmi les objets de l’enquête du Tribunal. C’est pourquoi lorsqu’il a contre-interrogé l’appelant, l’avocat de l’ASFC a posé les questions suivantes :

[TRADUCTION]

Q. [...]Monsieur Turner, vous avez indiqué qu’il y avait quelque chose qui clochait, et c’est aussi le motif sur lequel vous fondez votre plainte. Votre employeur avait quelque chose contre vous, n’est-ce pas, en rapport soit avec votre poids ---

 

R. Oui.

 

Q. --- votre âge ---

 

R. Exact.

 

Q. --- ou votre race?

 

R. Oui – pardon.

 

P. 3539 du DA, aux lignes 15 à 23 (non souligné dans l’original).

 

Q. Mais, en somme, si votre employeur l’ASFC, ou des fonctionnaires de cette agence, avait précisément l’intention de vous traiter différemment à cause de votre poids, votre race ou votre âge, ne vous attendriez-vous pas à ce que cela transparaisse d’abord dans vos évaluations de votre rendement?

 

R. Non, pas nécessairement.

 

P. 3540 du DA, aux lignes 23 et 24, et p. 3541, aux lignes 1 et 2 (non souligné dans l’original).

 

L’avocat de l’ASFC a commencé l’interrogatoire de son premier témoin pour le compte de l’intimée en formulant comme suit les questions que soulevait la plainte de l’appelant :

[TRADUCTION]

Q. Êtes-vous au courant que l’affaire pour laquelle vous comparaissez devant le Tribunal aujourd’hui est une plainte dans laquelle un ancien employé de l’Agence du revenu du Canada, Levan Turner, dit qu’il a été victime de discrimination lorsqu’il a été jugé exclu de deux concours précis visant à combler des postes d’agent des services frontaliers, anciennement inspecteur des douanes, sur le fondement de sa race, de sa déficience perçue, de son poids et de son âge. Êtes-vous au courant de ce dont il s’agit?

 

R. Je le suis.

 

P. 3778 du DA, aux lignes 1 à 10 (non souligné dans l’original).

 

[29]           Des éléments de preuve ont également été présentés au Tribunal pour le compte de l’appelant relativement à son poids et à l’incidence qu’avait son poids sur la façon dont il était perçu à l’ADRC. Un des témoins, Christopher James Hughes, a affirmé que le personnel de l’ADRC avait commenté à de nombreuses occasions le poids de l’appelant et faisait des blagues au sujet des personnes qui faisaient de l’embonpoint : p. 2922 du DA, aux lignes 2 à 18. Ce témoin a affirmé que des membres du personnel de l’ADRC qui n’avaient pas travaillé avec l’appelant croyaient sans raison que l’appelant était paresseux et qu’à cause de sa taille, il ne pouvait pas faire son travail : p. 2925 du DA, aux lignes 13 à 25; voir aussi de la ligne 25 de la p. 3044 du DA, à la ligne 9 de la p. 3045. L’appelant lui-même a également affirmé dans son témoignage que son superviseur employait un surnom pour lui qui évoquait son poids d’une manière désobligeante : de la ligne 20 de la p. 3437 du DA, à la ligne 12 de la p. 3439.

 

[30]            Dans les observations écrites présentées au Tribunal pour le compte de l’appelant, le motif de discrimination fondée sur une déficience perçue a clairement été mentionné : voir les paragraphes 1, 13, 14, 39 et 88 du [TRADUCTION] « Sommaire de l’argumentation du plaignant », reproduits aux p. 5135, 5140, 5141, 5149 et 5165 du DA. Dans ces observations, l’accent était mis sur les aspects subtils de la discrimination et sur l’importance de tenir compte de motifs combinés ou interreliés de discrimination (comme la race et une déficience perçue). Une mention expresse fut faite à l’arrêt unanime de la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 RCS 665, qui commandait une approche multidimensionnelle qui tienne compte de l’élément socio-politique du motif de discrimination, et qui mette l’accent sur la dignité humaine, le respect et le droit à l’égalité, plutôt que sur la condition biomédicale tout court. Ainsi que l’a fait remarquer la juge L’Heureux-Dubé au paragraphe 77 des motifs de cet arrêt : « [C]ette approche reconnaît que les attitudes de la société et de ses membres contribuent souvent à l’idée ou à la perception d’un ‘handicap’. Ainsi, une personne peut n’avoir aucune limitation dans la vie courante sauf celles qui sont créées par le préjudice et les stéréotypes. »

 

[31]           Dans le sommaire de l’argumentation du plaignant, on citait également la décision Radek v. Henderson Development (Canada) Ltd. and Securiguard Services Ltd. (No. 3), 2005 BCHRT 302 (Radek), soulignant l’importance des motifs combinés ou interreliés de discrimination. Voici ce qu’a affirmé ce tribunal dans la décision Radek, aux paragraphes 464 et 465 :

[TRADUCTION]
[464]    La corrélation qui existe entre plusieurs motifs combinés ou interreliés de discrimination est parfois désignée le « recoupement ». La notion de recoupement a été examinée dans plusieurs décisions récentes, notamment : Morrison v. Motsewetsho (2003), 48 C.H.R.R. D/51 (T.D.P. Ont.), Comeau v. Cote, [2003] BCHRT 32, et Baylis-Flannery v. DeWilde (No. 2) (2003), 48 C.H.R.R. D/197 (T.D.P. Ont.). Suivant la décision Baylis-Flannery : « L’analyse du recoupement dans la discrimination est un exercice axé sur les faits dans le cadre duquel sont évalués la pertinence et les effets disparates de l’existence possible d’une discrimination composée » : au paragraphe 143. Dans cette affaire, il était question de harcèlement sexuel à l’endroit d’une femme noire, et le Tribunal a affirmé que la connaissance des effets de la discrimination composée était nécessaire pour éviter :

de s’appuyer sur un mode singulier d’analyse en présence de motifs multiples de discrimination, lequel tend à minimiser ou même à oblitérer les effets de la discrimination raciale sur les femmes de couleur qui ont été victimes de discrimination pour d’autres motifs, plutôt que de reconnaître l’existence possible de la discrimination composée (au paragraphe 144).

 

[465]    On peut affirmer la même chose en l’espèce relativement à la race, la couleur, l’ascendance et la déficience. Bien que la plainte individuelle de Mme Radek soit principalement fondée sur sa race, sa couleur et son ascendance, l’analyse de ces motifs ne doit pas faire abstraction de sa déficience et de l’existence possible de la discrimination composée.

 

[32]           L’intimé a exposé un argument à deux volets pour réfuter ces arguments dans son propre [TRADUCTION] « sommaire de l’argumentation » présenté au Tribunal. Premièrement, tout en reconnaissant que l’appelant avait soulevé l’allégation de discrimination fondée sur une déficience perçue dans son exposé des précisions, l’intimée a soutenu que la Commission ne l’avait pas examinée dans le cadre de son enquête sur la plainte, et que le Tribunal ne pouvait donc pas se prononcer à son égard : paragraphes 6, 8 et 9 du « sommaire de l’argumentation » de l’appelant, reproduits aux p. 5174 et 5175 du DA. Deuxièmement, dans l’éventualité où le Tribunal aurait conclu qu’il avait compétence, l’intimée a soutenu que l’appelant ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur une déficience perçue : ibid., au paragraphe 8, reproduit à la p. 5175 du DA.

 

Le Tribunal n’a pas abordé la question

[33]           Dans ce contexte, le silence absolu du Tribunal sur la question de la déficience perçue est troublant. Le Tribunal a-t-il refusé d’examiner ce motif de discrimination parce qu’il estimait qu’il n’avait pas compétence pour le faire? Ou le Tribunal était-il d’avis qu’une déficience perçue liée au poids ne constitue pas un motif de discrimination visé par la Loi canadienne sur les droits de la personne? Ou encore le Tribunal a-t-il conclu que l’appelant n’avait pas réussi à établir une preuve prima facie de discrimination fondée à l’égard de ce motif? Dans l’affirmative, pourquoi le Tribunal n’a-t-il pas tenu compte des arguments de l’appelant concernant l’importance des motifs interreliés ou combinés de discrimination et les principes énoncés dans la décision Radek? Ou encore le Tribunal a-t-il tout simplement oublié d’aborder ces questions? En l’absence d’une analyse quelconque dans les motifs du Tribunal, nous ne connaissons tout simplement pas les réponses à ces questions.

 

[34]            Si le Tribunal était d’avis qu’il n’avait pas compétence pour examiner le motif fondé sur la déficience perçue, comme l’intimé invite la Cour à le conclure (mémoire de l’intimé aux paragraphes 7 et 71), de sérieuses questions pourraient être soulevées quant au bien-fondé d’une telle conclusion compte tenu de la jurisprudence même du Tribunal, en particulier lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, le motif de la déficience perçue a été soulevé dans la plainte déposée auprès de la Commission et a été évoqué dans l’exposé des précisions dont disposait le Tribunal : Cook c. Première Nation d’Onion Lake, [2002] D.C.D.P. no 12 (QL), aux paragraphes 26 et 27; Gaucher c. Canada (Forces armées), [2005] D.C.D.P. no 1 (QL), aux paragraphes 10 et 11. Des préoccupations liées à l’équité seraient également soulevées compte tenu de la demande expresse de l’appelant d’être autorisé à proposer une modification dans l’éventualité d’une telle conclusion. Cependant, compte tenu du silence du Tribunal, le contrôle judiciaire de la conclusion sur la compétence et les effets de cette conclusion sur l’équité de l’instance serait tout simplement hypothétique.

 

[35]           Si le Tribunal était d’avis qu’une déficience perçue liée au poids n’est pas un motif de distinction illicite visé par la Loi canadienne sur les droits de la personne, une telle conclusion de droit ne saurait valablement faire l’objet d’un contrôle en l’absence d’une décision motivée par le Tribunal. Là encore, le contrôle judiciaire reposerait sur des hypothèses.

 

[36]           En outre, si le Tribunal a conclu que l’appelant n’avait pas établi une preuve prima facie de discrimination fondée sur une déficience perçue, il n’a pas exposé les motifs pour lesquels il a tiré cette conclusion. Il est plutôt curieux que le Tribunal ait pris le temps d’expliquer pourquoi l’appelant n’avait pas établi une preuve prima facie de discrimination fondée sur l’âge (voir les paragraphes 144 à 146 de la décision), mais qu’il n’ait pas tenu compte du motif de la déficience perçue. Mais il s’agit encore là d’hypothèses.

 

[37]           Enfin, le Tribunal a peut-être tout simplement oublié d’aborder la question de la déficience perçue. Malheureusement, ni la décision du Tribunal ni le dossier de l’instance ne permettent à une cour de révision de déterminer avec le moindre degré de certitude comment le Tribunal a abordé ce motif allégué de discrimination.

 

La norme de contrôle

[38]           Il y a une certaine incertitude quant à savoir quelle norme de contrôle doit être appliquée à une situation où, comme en l’espèce, le Tribunal n’a pas examiné un des motifs que l’appelant avait soulevés dans sa plainte et qu’il avait évoqués devant le Tribunal. Doit-on considérer qu’il s’agit d’une question liée au caractère suffisant des motifs, susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, aux paragraphes 14 à 22 (Newfoundland Nurses’ Union)? Ou doit-on considérer qu’il s’agit d’une question d’équité procédurale, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1999] 2 RCS 817?

 

[39]           Deux points pertinents ressortent clairement de la jurisprudence.

 

[40]           Premièrement, le tribunal administratif n’est pas tenu d’aborder chacun des arguments formulés. Comme l’a fait remarquer le juge Dickson dans l’arrêt Service Employees’ International Union, Local No. 333 c. Nipawin District Staff Nurses Association et al., [1975] 1 RCS 382, à la p. 391 : « Un organisme n’est pas tenu de conclure explicitement par écrit sur chaque élément constitutif, si subordonné soit-il, qui mène à sa décision finale. Le rôle de la Cour dans un cas de ce genre est un rôle de surveillance, non d’appel. » Cette affirmation a été réitérée de nombreuses fois, et encore tout récemment dans l’arrêt Newfoundland Nurses’ Union, au paragraphe 16. Cependant, les motifs exposés, eu égard au dossier dont disposait le tribunal, doivent « [permettre] à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables […] », ibid.

 

[41]           Deuxièmement, le tribunal administratif doit examiner les points importants en litige, et ses motifs doivent rendre compte d’un examen des principaux facteurs pertinents : Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports (C.A.), [2001] 2 CF 25, au paragraphe 22. Cependant, il incombe au demandeur de démontrer qu’un point ou un facteur était d’une importance telle que le tribunal avait l’obligation légale de l’examiner : Stelco Inc. c. British Steel Canada Inc. (C.A.), [2000] 3 CF 282, aux paragraphes 24 à 26.

 

[42]           Par conséquent, lorsqu’un demandeur établit qu’il a soulevé un point pertinent important devant un tribunal administratif, et lorsque, compte tenu du dossier pris dans son ensemble, les motifs du tribunal ne permettent pas à une cour de révision de comprendre pourquoi ce point n’a pas été examiné, il est possible de conclure à l’existence d’une erreur susceptible de contrôle.

 

[43]           La question de savoir si le tribunal administratif a l’obligation légale, au titre de son obligation d’équité procédurale, d’examiner un argument qui lui a été présenté doit être examinée selon la norme de la décision correcte. Une cour de révision ne peut pas faire preuve de retenue à l’égard du choix d’un tribunal administratif de ne pas examiner un argument lorsque l’équité procédurale commande qu’il le fasse. Par conséquent, la question de savoir si un point ou un argument soulevé devant un tribunal administratif était d’une importance telle que le tribunal était tenu de l’examiner est une question susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

 

[44]           Lorsqu’il est conclu qu’un argument ou un point doit être examiné, la question de savoir si le tribunal s’est effectivement prononcé sur ce point est toutefois une question susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, comme la Cour suprême du Canada l’indique dans l’arrêt Newfoundland Nurses’ Union. Il faut donc examiner les motifs du Tribunal en tenant dûment compte du dossier, de même que l’issue de l’instance, afin d’évaluer s’il s’est effectivement prononcé sur ce point.

 

[45]           En l’absence de motifs sur un point ou un argument qui doit être examiné selon l’équité procédurale, il se peut que la cour de révision ne soit pas en mesure de déterminer si la décision sur ce point ou cet argument appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. En pareilles circonstances, la décision sera normalement jugée déraisonnable, à moins que la cour de révision puisse elle-même raisonnablement conclure que l’issue de l’instance n’aurait pas été différente même si le tribunal s’était prononcé sur le point ou l’argument d’une quelconque manière.

 

            Application à la présente affaire

[46]           J’appliquerai maintenant ces principes à la présente affaire. L’appelant a évoqué une déficience perçue comme facteur contributoire aussi bien dans sa plainte auprès de la Commission que dans son exposé des précisions présenté au Tribunal. Ce motif était une question en litige dans le cadre de l’instance devant le Tribunal, et les avocats des deux parties ainsi que le membre du Tribunal en ont discuté à de nombreuses occasions. L’appelant l’a clairement abordé comme un point important dans les observations écrites qu’il a présentées au Tribunal.

 

[47]           La Cour fédérale et notre Cour sont mal outillées pour s’interroger sur la façon dont le motif de la déficience perçue aurait pu influer sur l’appréciation de la preuve par le Tribunal si celui-ci avait examiné ce motif. En outre, en l’absence d’une décision sur la question de savoir si le motif de la déficience perçue était invoqué régulièrement devant le Tribunal, la conclusion selon laquelle il existait une explication non discriminatoire peut être remise en question, étant donné qu’il se peut que le Tribunal ait tiré cette conclusion dans des circonstances où les motifs allégués de discrimination n’ont pas tous été examinés convenablement.

 

[48]           Dans les observations écrites qu’il a présentées au Tribunal, l’appelant a également évoqué la notion de motifs combinés ou interreliés de discrimination, selon laquelle, pour l’essentiel, lorsque des motifs multiples de discrimination sont présents, leur effet combiné peut être plus grand que la somme de leurs effets individuels. Toujours selon la notion des motifs combinés ou interreliés, des analyses distinctes de chacun de ces motifs multiples minimisent ce qui, en fait, constitue de la discrimination composée. Lorsqu’ils sont analysés séparément, il se peut que chacun des motifs pris individuellement ne justifie pas une conclusion de discrimination, mais lorsque les motifs sont pris ensemble, il se peut qu’un tableau différent s’en dégage.

[49]           Comme le tribunal le soulignait dans la décision Radek, précitée, bien qu’une plainte de discrimination puisse être principalement axée sur la race, l’analyse de ce motif principal ne doit pas faire en sorte de négliger ni les autres motifs de plainte, comme la déficience, ni l’existence possible de la discrimination composée résultant de la combinaison de ces motifs. En outre, l’article 3.1 de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit expressément qu’un acte discriminatoire comprend notamment les actes fondés sur l’effet combiné de plusieurs motifs de distinction illicite.

[50]           À mon avis, la plainte de l’appelant selon laquelle il a également été victime de discrimination fondée sur une déficience avait été présentée devant le Tribunal, et cette question était suffisamment importante pour que le Tribunal ait l’obligation de statuer sur celle-ci ou d’expliquer pourquoi il ne pouvait en traiter. En l’absence de motifs dans la décision du Tribunal ou d’une réponse claire qui se dégage du dossier, il n’appartient pas à la cour de révision de deviner les raisons pour lesquelles le Tribunal n’a pas statué sur la question de la déficience perçue ou quelle conclusion le Tribunal aurait tirée s’il avait abordé la question. Dans la mesure où la cour de révision a des préoccupations raisonnables quant à l’issue qu’aurait pu connaître l’instance si le Tribunal avait abordé la question, la demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie.

 

Conclusions

[51]           Pour ces motifs, j’accueillerais le présent appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale, et, rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais la décision du Tribunal, et je renverrais la plainte de l’appelant au Tribunal pour nouvel examen par un membre différent. J’adjugerais également ses dépens à l’appelant devant notre Cour et en Cour fédérale.

 

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

            John M. Evans j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

            Johanne Trudel j.c.a. »

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-275-11

 

APPEL D’UN JUGEMENT DU JUGE O’REILLY DATÉ DU 24 JUIN 2011 (dossier numéro T-1094-10).

 

INTITULÉ :                                                                          Turner c. Canada (Procureur général)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                  Ottawa, Ontario

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                 Le 2 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                               LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           LE JUGE EVANS

                                                                                                LA JUGE TRUDEL

 

DATE DES MOTIFS :                                                         Le 30 mai 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Yazbeck

POUR L’APPELANT

 

Graham Stark

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

 

POUR L’APPELANT

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

 

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