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Date : 20120531

Dossier : A‑307‑10

Référence : 2012 CAF 165

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

SOUTH YUKON FOREST CORPORATION

et LIARD PLYWOOD AND LUMBER MANUFACTURING INC.

intimées

 

 

 

Audience tenue à Halifax (Nouvelle‑Écosse), le 31 octobre 2011.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 31 mai 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                          LE JUGE EVANS

                                                                                                                      LA JUGE SHARLOW

 

 


Date : 20120531

Dossier : A‑307‑10

Référence : 2012 CAF 165

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

SOUTH YUKON FOREST CORPORATION

et LIARD PLYWOOD AND LUMBER MANUFACTURING INC.

intimées

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               La Cour est saisie de l’appel d’un jugement daté du 7 juin 2010 de la Cour fédérale (la juge Heneghan) : 2010 CF 495.

 

[2]               La Cour fédérale a statué que certains fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministère) avaient promis et annoncé aux intimées South Yukon Forest Corporation (South Yukon) et Liard Plywood and Lumber Manufacturing Inc. (Liard Plywood) que, si elles construisaient une scierie au Yukon, la Couronne veillerait à ce qu’elles bénéficient d’un approvisionnement en bois à long terme suffisant pour la scierie. South Yukon et Liard Plywood se sont fiées à ces promesses et annonces et ont construit la scierie à Watson Lake, au Yukon (la scierie de Watson Lake).

 

[3]               L’approvisionnement en bois s’est révélé insuffisant. Dans un premier temps, la scierie de Watson Lake a fermé brièvement. Par la suite, ayant un besoin criant de bois et ne prévoyant obtenir aucun permis de coupe de bois, la scierie a fermé définitivement.

 

[4]               Sur le fondement de ces seules conclusions de fait, la Cour fédérale a conclu à la responsabilité de la Couronne pour inexécution de contrat, négligence et déclaration inexacte par négligence. Elle a accordé à South Yukon et Liard Plywood 67 millions de dollars en dommages‑intérêts compensatoires, 50 000 $ en dommages‑intérêts punitifs, des intérêts avant jugement et des dépens.

 

[5]               La Couronne a interjeté appel. J’accueillerais l’appel de la Couronne avec dépens. À mon avis, il n’existait aucun fondement légal à la responsabilité de la Couronne dans les présentes circonstances.

 

A.        Les faits essentiels

 

[6]               Il s’agit d’une cause ardue présentant des faits complexes. On trouvera un résumé clair et détaillé des faits dans les motifs de la Cour fédérale.

 

[7]               Depuis bien avant les événements qui ont donné lieu à la présente affaire, le ministère souhaitait développer l’industrie forestière au Yukon. Cependant, ce souhait était contrecarré par l’absence d’un partenaire privé et viable de l’industrie.

 

[8]               Des modifications réglementaires ont été introduites pour favoriser le développement de l’industrie forestière et, en particulier, la transformation du bois au Yukon. L’une de ces modifications a été l’adoption de la [traduction] « règle des 60/40 ». Une autre était l’imposition de droits de coupe à deux volets. Selon la règle des 60/40, pour qu’un permis de coupe soit délivré à un candidat, le candidat devait transformer 60 % du bois au Yukon. Selon le système de droits de coupe à deux volets, les droits de coupe à payer pour le bois transformé au Yukon étaient inférieurs à ceux à payer pour le bois exporté du Yukon.

 

[9]               Ces modifications réglementaires et l’enthousiasme du ministère pour le développement de l’industrie forestière au Yukon constituent la toile de fond des événements qui ont suivi.

 

[10]           En 1995, des discussions ont commencé entre le ministère et des particuliers qui étaient associés à South Yukon et Liard Plywood ou qui le sont devenus plus tard. Ces discussions portaient sur la faisabilité du projet de construction d’une scierie au Yukon.

 

[11]           Les discussions ont porté dans une grande mesure sur la question de savoir si l’on disposait d’une quantité suffisante de bois pour garantir la viabilité d’une scierie. En fait, au cours des années suivantes, la question de l’approvisionnement en bois garanti et à long terme est constamment revenue dans les discussions. Cette question constituait une préoccupation importante pour South Yukon et Liard Plywood.

 

[12]           Le cadre réglementaire en vigueur à l’époque au Yukon relativement à la récolte de bois avait une incidence importante sur l’approvisionnement en bois et, donc, sur la viabilité d’une scierie.

 

[13]           Le ministère était responsable de veiller à ce que la récolte du bois au Yukon se fasse en conformité avec la législation applicable et ses politiques. Le ministère désirait vivement développer l’industrie forestière, mais il devait aussi veiller à la durabilité à long terme des forêts.

 

[14]           La plus grande partie des forêts du Yukon est constituée de terres publiques et la coupe de bois doit être autorisée. Cette autorisation pouvait être obtenue par l’obtention de l’un des trois permis suivants :

 

●          Un permis de coupe pour moins de 1 000 mètres cubes de bois.

 

●          Un permis de coupe commerciale, souvent désigné sous le sigle PCC, pour au plus 15 000 mètres cubes de bois pendant un an : Règlement sur le bois du Yukon, C.R.C. 1978, ch. 1528, paragraphe 4(1). Ces permis, qui étaient la principale façon de récolter du bois au Yukon, étaient délivrés par des fonctionnaires locaux du ministère à des entrepreneurs forestiers individuels et pouvaient être vendus à des tiers.

 

●          Un contrat de récolte de bois, connu sous le sigle de CRB, avec le gouvernement du Canada, qui accordait au titulaire une tenure à long terme : Loi sur les terres territoriales, L.R.C. 1985, ch. T‑7, article 8. Un tel contrat requérait l’approbation du gouverneur en conseil, donnée par décret. De plus, en tant que question administrative, l’approbation d’un contrat de récolte de bois n’était accordée que sur la remise d’un plan d’affaires et d’un plan d’aménagement forestier. Un plan d’aménagement forestier « est un document de principe de haut niveau, conçu pour mettre en équilibre les divers facteurs sociaux, environnementaux, économiques et politiques – et mettre en œuvre des mécanismes de contrôle connexes – qu’il est nécessaire de prendre en compte en rapport avec l’utilisation des forêts » : motifs de la Cour fédérale, paragraphe 168.

 

[15]           Pour être viable, la scierie dont la construction était envisagée par South Yukon et Liard Plywood requérait un approvisionnement garanti et à long terme de 200 000 à 215 000 mètres cubes de bois par année, ce que seul un contrat de récolte de bois pourrait lui fournir.

 

[16]           Afin d’obtenir un tel approvisionnement, M. Bourgh, de Liard Plywood, a brièvement rencontré le ministre Irwin et son chef de cabinet à Dawson City en mai 1996. Au procès, M. Bourgh a déclaré que, après que le ministre eut quitté la réunion, le chef de cabinet lui a dit : [traduction] « si vous construisez une scierie qui emploiera une centaine de personnes, pourquoi est‑ce que nous ne vous donnerions pas le bois? ».

 

[17]           En juin 1996, M. Ivanski, le haut fonctionnaire régional du ministère au Yukon, a écrit une lettre à M. Bourgh. La Cour fédérale a décrit la lettre de la manière suivante (au paragraphe 683) :

 

Dans sa lettre, M. Ivanski a fait part à M. Bourgh, pour le compte de [Liard Plywood], des mesures à prendre pour recevoir un [contrat de récolte de bois]. Il a déclaré aussi que le fait de remplir toutes les exigences pertinentes ne garantissait pas l’octroi d’une tenure.

 

 

« Tenure » dans ce contexte s’entend de la tenure à long terme qui serait octroyée en vertu d’un contrat de récolte de bois.

 

[18]           La lettre de M. Ivanski disait également qu’un contrat de récolte de bois constituerait un [traduction] « élémen[t] fondament[al] » dans le concept d’ensemble d’une scierie en exploitation. M. Ivanski a invité M. Bourgh à présenter une [traduction] « proposition concrète qui comporterait plus de détails ».

 

[19]           La conception d’un plan de scierie a débuté. Les plans ont progressé à tel point qu’un site pour la scierie a été acquis à Watson Lake et qu’un bâtiment commercial y a été construit.

 

[20]           En novembre 1996, M. Bourgh a écrit au ministre pour lui demander de fournir [traduction] « un engagement à l’égard d’un approvisionnement en bois à long terme ». En mars 1997, le ministre lui a répondu. Le ministre a précisé que seuls des permis de coupe commerciale à court terme seraient accordés jusqu’à l’élaboration d’une politique forestière exhaustive à long terme. Une fois cette politique établie, un contrat de récolte de bois à long terme pourrait être conclu.

 

[21]           Les passages pertinents de la lettre que le ministre a adressée à M. Bourgh, que l’on trouve au paragraphe 318 des motifs de la Cour fédérale, sont rédigés comme suit :

[traduction]

En vertu de la politique d’attribution provisoire actuelle du MAINC, une quantité de plus de 350 000 m3 de bois est disponible en vertu de permis de coupe commerciale dans la région de Watson Lake. Je crois savoir que ce niveau de récolte devrait rester le même jusqu’à ce que l’on fixe de nouveaux niveaux dans le cadre du processus consultatif d’élaboration de plans d’aménagement forestier durable pour les unités d’aménagement forestier les plus touchées par l’emplacement de votre scierie. Ces plans seront terminés d’ici deux ou trois ans. Dans l’intervalle, votre installation pourra obtenir des stocks de bois auprès des titulaires de permis locaux au cours des prochaines années.

 

L’élaboration d’une politique forestière exhaustive a débuté en décembre 1996. Cette politique portera sur des questions clés concernant les droits de coupe, les attributions, les modes de tenure ainsi que d’autres éléments importants concernant la gestion forestière. Votre entreprise demande qu’une tenure à long terme soit conclue entre elle et la Couronne. Il est nécessaire que les Yukonnais définissent les formes de tenure à long terme qu’ils veulent. En attendant la fin des consultations menées sur les tenures à long terme, les attributions existantes se poursuivront jusqu’à ce que l’on ait mis au point la nouvelle stratégie et les politiques connexes. À l’exception des permis de coupe commerciale et du bois récupéré, aucune attribution nouvelle ne sera accordée avant que l’on ait mis la dernière main à la stratégie d’attribution, après avoir dûment consulté les Premières nations, le gouvernement du Yukon, l’industrie, les intervenants et le grand public.

 

Je vous souhaite tout le succès possible dans votre projet, car je crois que les projets tels que le vôtre conviennent idéalement au Yukon. J’espère que votre entreprise aidera activement les Yukonnais à créer une nouvelle politique forestière exhaustive.

 

[Souligné dans les motifs de la Cour fédérale.]

 

 

[22]           La première phrase soulignée dans l’extrait de la lettre du ministre reproduite ci‑dessus fait état de l’obtention de bois aux termes de permis de coupe commerciale. Comme il a déjà été dit, les entrepreneurs forestiers individuels pouvaient demander des permis de coupe commerciale et la quantité de bois pouvant être récoltée chaque année en vertu de chaque permis de coupe commerciale était strictement limitée. Or, la viabilité d’une scierie quelconque dépendait ultimement de l’octroi d’un contrat de coupe de bois à long terme. La lettre du ministre atteste que toutes les parties comprenaient que, pour que la scierie survive, l’octroi de permis de coupe commerciale à court terme serait, au mieux, une mesure temporaire et qu’un contrat de récolte de bois serait essentiel.

 

[23]           Le deuxième paragraphe de l’extrait précité de la lettre du ministre est également important. Il révèle que le ministère avait commencé à élaborer une « politique forestière exhaustive » en décembre 1996 et qu’aucune tenure à long terme ne devait être octroyée dans le cadre d’un contrat de récolte de bois jusqu’à l’établissement de cette politique. Cette refonte de la politique était suscitée par l’augmentation spectaculaire de la demande de bois au Yukon en 1995. Le nombre de permis de coupe commerciale accordés a augmenté du niveau de 175, observé par le passé, à 1 300, en 1995.

 

[24]           En juillet 1997 a eu lieu une réunion qualifiée de « cruciale » par la Cour fédérale (au paragraphe 942), à laquelle étaient présents des représentants de Liard Plywood et des fonctionnaires du ministère. La Cour fédérale a conclu que, durant la réunion, un fonctionnaire du ministère avait déclaré que « si une scierie était construite, [Liard Plywood] recevrait la quantité de bois nécessaire pour l’exploiter » ou que : [traduction] « si vous construisez une scierie, nous vous donnerons du bois » (aux paragraphes 966 et 998).

 

[25]           Devant la Cour fédérale, South Yukon et Liard Plywood ont présenté des éléments de preuve sur le contexte dans lequel ces commentaires ont été formulés. Antérieurement, dans les années 1990, le ministère avait accordé une tenure à long terme à une autre entreprise en contrepartie de la construction et de l’exploitation d’une scierie par celle‑ci, et cette entreprise avait manqué à ses obligations. Selon South Yukon et Liard Plywood, à cause de cette mauvaise expérience, le ministère n’était disposé à leur octroyer une tenure à long terme dans le cadre d’un contrat de récolte de bois que si elles construisaient d’abord une scierie.

 

[26]           D’autres éléments de preuve indiquent que, dans de telles circonstances, la construction d’une scierie constituait une [traduction] « décision d’affaires risquée » (voir le dossier d’appel aux pages 1495, 1688 et 1689). Néanmoins, South Yukon et Liard Plywood sont allées de l’avant. Ayant reçu lors de la réunion de juillet 1997 les assurances du fonctionnaire du ministère, et à la lumière d’autres signes positifs, comme la réunion à Dawson City et le désir du ministère de donner une impulsion à l’industrie forestière, South Yukon et Liard Plywood ont décidé de construire leur scierie à Watson Lake.

 

[27]           Comme nous le verrons, la juge de la Cour fédérale a statué que les assurances données lors de la réunion de juillet 1997 constituaient des annonces et des promesses sur lesquelles South Yukon et Liard Plywood avaient le droit de se fonder.

 

[28]           En octobre 1998, la construction de la scierie de Watson Lake a été achevée et son exploitation a commencé. À l’ouverture, la plus grande partie du bois que la scierie recevait provenait d’entrepreneurs forestiers locaux titulaires de permis de coupe commerciale à court terme.

 

[29]           Cependant, des problèmes n’ont pas tardé à apparaître. L’approvisionnement en bois était insuffisant. Il y a eu des retards dans la délivrance de permis de coupe commerciale. Certains des permis délivrés portaient sur des zones pour lesquelles les caractéristiques ou le « profil » du bois récolté n’étaient pas adéquats.

 

[30]           En conséquence des problèmes d’approvisionnement en bois, la scierie de Watson Lake a fermé brièvement en décembre 1998. Elle a rouvert en avril 1999. Cependant, comme aucun contrat de récolte de bois n’était prévu et comme il n’y avait aucune garantie d’un approvisionnement en bois à long terme, la scierie a fermé définitivement en août 2000.

 

[31]           South Yukon et Liard Plywood n’ont jamais reçu de contrat de récolte de bois.

 

[32]           Peu après la fermeture de la scierie de Watson Lake, le ministère a achevé son examen des politiques relatives à la récolte de bois au Yukon. À la suite de cet examen, le ministère a lancé en 2001 une demande de propositions en vue de l’octroi de deux contrats de récolte de bois à long terme. Ces contrats de récolte de bois permettaient à leurs titulaires de récolter 30 000 mètres cubes de bois par année pendant cinq ans. À l’évidence, un contrat donnant droit à une récolte si faible n’aurait pas permis à la scierie de survivre, même si son exploitation s’était poursuivie – la Cour fédérale ayant conclu que la scierie de Watson Lake avait besoin d’au moins 200 000 mètres cubes de bois par année.

 

B.        La décision de la Cour fédérale

 

[33]           Dans les longs motifs de son jugement, la Cour fédérale a conclu à la responsabilité de la Couronne pour négligence, déclaration inexacte faite par négligence et inexécution de contrat.

 

(1)        La négligence

 

[34]           La Cour fédérale a conclu que la Couronne avait en droit une obligation de diligence envers South Yukon et Liard Plywood, que le préjudice subi par celles‑ci était une conséquence prévisible des perturbations dans l’approvisionnement en bois de la scierie de Watson Lake et que la Couronne avait manqué à son obligation de diligence. La Couronne avait manqué à cette obligation, car elle avait fait défaut de délivrer en temps opportun des permis de coupe commerciale aux personnes voulant couper du bois et d’élaborer en temps opportun une politique pour régir l’accès à long terme de South Yukon et Liard Plywood au bois dans le cadre d’un contrat de récolte de bois.

 

[35]           La Cour fédérale a conclu que, en manquant à l’obligation de diligence, certains fonctionnaires du ministère avaient agi de mauvaise foi. À son avis, la mauvaise foi des fonctionnaires interdisait à la Couronne de soutenir que la conduite des fonctionnaires était excusable en raison du fait qu’ils élaboraient et appliquaient une politique.

 

(2)        Les déclarations inexactes faites par négligence

 

[36]           La Cour fédérale a conclu à la responsabilité de la Couronne pour déclarations inexactes faites par négligence. Elle est parvenue à la conclusion que Liard Plywood s’était fiée à ce qu’on leur avait dit, à savoir, comme nous l’avons vu précédemment, la déclaration suivant laquelle « si une scierie était construite, [Liard Plywood] recevrait la quantité de bois nécessaire pour l’exploiter » ou l’affirmation suivante : [traduction] « si vous construisez une scierie, nous vous donnerons du bois ». De plus, d’après la Cour fédérale, il était raisonnable de se fier à ces déclarations et South Yukon et Liard Plywood n’auraient pas construit la scierie de Watson Lake si ces déclarations n’avaient pas été faites. Les déclarations constituaient une annonce continue qui avait amené South Yukon et Liard Plywood d’abord à construire la scierie de Watson Lake, puis à la rouvrir après sa fermeture initiale en décembre 1998.

 

(3)        Le contrat

 

[37]           La Cour fédérale a également conclu à la responsabilité de la Couronne pour inexécution de contrat. Déclarer que la scierie construite par Liard Plywood et South Yukon disposerait de bois constituait une promesse unilatérale. Lorsque la scierie de Watson Lake a été construite, la promesse unilatérale a été acceptée et un contrat unilatéral a été conclu. Le fait que South Yukon n’existait pas au moment où la promesse a été faite n’importait pas selon la Cour fédérale, car la promesse unilatérale était faite au monde dans son ensemble.

 

[38]           La Cour fédérale a conclu que le contrat unilatéral comportait la condition implicite que la quantité annuelle garantie de l’approvisionnement en bois était de 200 000 mètres cubes pour une période de vingt ans.

 

[39]           Un approvisionnement en bois à si long terme ne pouvait être obtenu qu’aux termes d’un contrat de récolte de bois octroyé par décret, ce qui, selon la Cour fédérale, ne faisait toutefois pas obstacle à la responsabilité contractuelle parce que « [i]l relevait du pouvoir de la [Couronne] de changer le processus ou d’obtenir l’autorisation nécessaire, conformément à ses obligations contractuelles » (au paragraphe 1097).

 

(4)        Les dommages

 

[40]           La Cour fédérale a accordé à South Yukon et Liard Plywood des dommages‑intérêts pour la perte des profits qu’elles auraient réalisés si la scierie de Watson Lake était demeurée ouverte. Ayant accepté qu’elles auraient reçu un permis de vingt ans pour récolter 200 000 mètres cubes de bois annuellement, la Cour fédérale leur a accordé des dommages compensatoires de 67 millions de dollars, des dommages punitifs de 50 000 dollars, des intérêts avant jugement et des dépens. La Cour fédérale a accordé des dommages punitifs en raison de la « conduite répréhensible » de la Couronne et du comportement « dur, vengeur, répréhensible et malicieux » de certains fonctionnaires du ministère (au paragraphe 1332).

 

C.        La contestation par la Couronne de certaines conclusions fondées sur des faits

 

[41]           La Couronne a tenté de contester devant notre Cour un certain nombre de conclusions factuelles en invoquant une erreur manifeste et dominante.

 

[42]           Les parties ont consacré une partie considérable de leur argumentation à la question de savoir si le jugement de la Cour fédérale devait être annulé parce qu’il reposait sur des conclusions de fait erronées.

 

[43]           Les parties ont convenu que la Couronne devait démontrer l’existence d’une erreur manifeste et dominante pour avoir gain de cause sur cette question. Il est toutefois devenu évident au cours des plaidoiries que les parties comprenaient de manière tout à fait différente la signification de l’erreur manifeste et dominante, particulièrement dans une cause aussi longue et complexe que celle‑ci. Pour cette raison, j’estime qu’il est justifié de faire des observations générales sur cette question.

 

[44]           En définissant l’erreur manifeste et dominante, South Yukon et Liard Plywood se sont en grande partie appuyées sur les indications concernant l’erreur manifeste et dominante données par la Cour d’appel de l’Ontario dans Waxman c. Waxman (2004), 186 O.A.C. 201, aux paragraphes 278 à 284. Elles ont soutenu avec vigueur que l’erreur manifeste et dominante est une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue et que les conclusions de fait de la juge de la Cour fédérale en l’espèce ne pouvaient pas être modifiées.

 

[45]           Sur ce point, je suis d’accord avec les intimées.

 

[46]           L’erreur manifeste et dominante constitue une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue : H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Peart c. Peel Regional Police Services (2006), 217 O.A.C. 269 (C.A.), aux paragraphes 158 et 159; arrêt Waxman, précité. Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier.

 

[47]           Lorsqu’on applique le concept de l’erreur manifeste et dominante, il est utile de bien garder à l’esprit les raisons pour lesquelles ce concept constitue une norme appropriée dans une cause aussi complexe que la présente affaire.

 

[48]           En l’espèce, le procès a duré 40 jours et s’est étalé sur six mois, 19 témoins ont comparu et plus de 1 000 documents ont été produits, dont plusieurs étaient complexes et techniques. Dans des motifs clairs et complets démontrant qu’elle avait procédé à une importante synthèse et à l’appréciation des éléments de preuve complexes qui lui avaient été présentés, la juge de la Cour fédérale est parvenue à des conclusions de fait importantes. Certaines de ces conclusions reposaient sur son appréciation, clairement formulée, de la crédibilité des témoins qui ont comparu devant elle. Elle a tiré des conclusions très négatives sur la crédibilité à l’égard de la plupart des fonctionnaires du ministère qui ont témoigné.

 

[49]           Les juges de première instance qui, jour après jour et semaine après semaine, sont plongés dans des procès longs et complexes comme c’est le cas en l’espèce, occupent une position unique et privilégiée. Armés des outils de la logique et de la raison, ils étudient et examinent tous les témoignages et toutes les pièces. Au fil du temps, une appréciation des faits se dégage, évolue et finalement prend la forme d’un récit factuel, plein d’interconnexions, de détails et de nuances complexes.

 

[50]           Lorsque vient le temps de rédiger les motifs d’une cause complexe, les juges de première instance n’essaient pas de rédiger une encyclopédie où les plus petits détails factuels seraient consignés, et ils ne le peuvent d’ailleurs pas. Ils examinent minutieusement des masses de renseignements et en font la synthèse, en séparant le bon grain de l’ivraie, et en ne formulant finalement que les conclusions de fait les plus importantes et leurs justifications.

 

[51]           Parfois, des appelants soutiennent, en invoquant l’erreur manifeste et dominante, que les motifs ne mentionnent pas certaines questions qu’ils estiment importantes, ou ne le font que sommairement. Pour juger de la validité d’une telle prétention, il faut veiller à bien faire la différence entre l’erreur manifeste et dominante véritable, d’une part, et le sous‑produit légitime de l’examen minutieux et de la synthèse ou les formulations inadéquates innocentes, d’autre part.

 

[52]           La Couronne a fait valoir devant notre Cour qu’un certain nombre de conclusions de fait de la Cour fédérale devaient être annulées parce qu’il y avait eu erreur manifeste et dominante.

 

[53]           À mon avis, la Couronne n’a pas démontré l’existence d’une erreur manifeste et dominante, telle qu’elle a été définie ci‑dessus. Les principales conclusions de fait de la juge étaient fondées sur le dossier. La Couronne juge plutôt mince le fondement de certaines des conclusions formulées dans les motifs. C’est peut‑être vrai dans certains cas, mais, comme je l’ai expliqué, des motifs succincts à certains égards ne constituent pas en soi une erreur manifeste et dominante.

 

[54]           Par conséquent, dans le cadre du présent appel, je partirai du principe que chacune des conclusions de fait de la Cour fédérale doit être confirmée.

 

[55]           Je me pencherai maintenant sur quelques‑uns des motifs fondamentaux qui font que l’action de South Yukon et Liard Plywood n’est pas recevable.

 

D.        Était‑il raisonnable que South Yukon et Liard Plywood se fient aux déclarations des fonctionnaires du ministère?

 

[56]           South Yukon et Liard Plywood soutiennent essentiellement que la Couronne leur avait déclaré que, si elles construisaient une scierie, la Couronne leur garantirait un approvisionnement suffisant en bois. La Couronne garantirait cet approvisionnement en octroyant des permis de récolte de bois, et ce, en temps opportun. South Yukon et Liard Plywood affirment qu’il était raisonnable de leur part de se fier à ces déclarations, et la Cour fédérale partageait aussi cet avis.

 

[57]           La question de savoir s’il était raisonnable que South Yukon et Liard Plywood se fient à ce qu’on leur avait dit a une importance centrale quant à la cause d’action fondée sur les déclarations inexactes faites par négligence. Si, en droit, il était déraisonnable de la part de South Yukon et Liard Plywood de se fier aux déclarations de la Couronne, celle‑ci ne saurait être jugée responsable : Queen c. Cognos Inc., [1993] 1 R.C.S. 87, à la page 110. À mon avis, il était déraisonnable que ces entreprises se fient aux déclarations.

 

[58]           Premièrement, comme cela a déjà été mentionné, pour que la scierie de Watson Lake survive, il aurait fallu qu’un contrat de récolte de bois lui soit octroyé pour son approvisionnement de bois à long terme. Mais quelles que soient les assurances que les fonctionnaires du ministère leur ont données sur l’obtention d’un contrat de récolte de bois, South Yukon et Liard Plywood ne pouvaient pas s’y fier. En définitive, un contrat de récolte de bois ne pouvait être conclu qu’à la suite d’une autorisation donnée par décret du gouverneur en conseil conformément à l’article 8 de la Loi sur les terres territoriales. Aux termes de cet article, le gouverneur en conseil pouvait ne pas être d’accord avec les fonctionnaires du ministère s’il le désirait. Par conséquent, quelles que soient les assurances que les fonctionnaires du ministère ont données, South Yukon et Liard Plywood ne pouvaient pas s’y fier pour justifier la construction de la scierie de Watson Lake.

 

[59]           L’article 8 de la Loi sur les terres territoriales est rédigé comme suit :

 

8. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le gouverneur en conseil peut autoriser la cession, notamment par vente ou location, de terres territoriales; il peut également, par règlement, déléguer au ministre ce pouvoir et l’assortir éventuellement de restrictions ou conditions.

8. Subject to this Act, the Governor in Council may authorize the sale, lease or other disposition of territorial lands and may make regulations authorizing the Minister to sell, lease or otherwise dispose of territorial lands subject to such limitations and conditions as the Governor in Council may authorize.

 

 

Le gouverneur en conseil n’a pas en l’espèce pris un décret concernant la scierie de Watson Lake.

 

[60]           Le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil aux termes de l’article 8 de la Loi sur les terres territoriales est très large. Le libellé de l’article ne restreint pas ce pouvoir discrétionnaire.

 

[61]           Le fait qu’il incombe au gouverneur en conseil de décider s’il convient ou non d’octroyer un contrat de récolte de bois jette une certaine lumière sur l’étendue de ce pouvoir discrétionnaire. Le gouverneur en conseil est une « entité au sein de laquelle la politique générale de l’État est débattue de multiples points de vue représentant les divers intérêts des groupes qui composent le gouvernement » : Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307, au paragraphe 78. En décidant s’il convient d’octroyer un contrat de récolte de bois, le gouverneur en conseil doit nécessairement prendre en compte un ensemble de considérations de politique, à savoir le type même de considérations de politique que le ministère étudiait durant la période de 1999 à 2001.

 

[62]           Finalement, en 2001, le ministère a lancé une demande de propositions en vue de l’octroi d’un contrat de récolte de bois devant être approuvé en dernier ressort par le gouverneur en conseil. Cette demande de propositions était fondée sur un plan d’aménagement forestier que la Cour fédérale a décrit comme un « document de principe de haut niveau, conçu pour mettre en équilibre les divers facteurs sociaux, environnementaux, économiques et politiques – et mettre en œuvre des mécanismes de contrôle connexes – qu’il est nécessaire de prendre en compte en rapport avec l’utilisation des forêts » (au paragraphe 168). Il n’était pas raisonnable de la part de South Yukon et Liard Plywood de s’appuyer sur des déclarations faites pas les fonctionnaires du ministère, quelles qu’elles soient, car il appartenait ultimement au gouverneur en conseil, et non aux fonctionnaires du ministère, de décider, sur le fondement de considérations de politique, de l’octroi d’un contrat de récolte de bois.

 

[63]           South Yukon et Liard Plywood ont fait valoir que l’article 8 de la Loi sur les terres territoriales n’était qu’une disposition directive, et non impérative. Je ne suis pas d’accord. Pour savoir si une disposition est impérative ou directive, on doit tenir compte de l’objet de la loi et des effets qu’entraînera son interprétation : M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 R.C.S. 961, au paragraphe 44; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Canada (Procureur général); Acte concernant le chemin de fer de l’Île de Vancouver (Re), [1994] 2 R.C.S. 41, aux pages 123 et 124. La Loi sur les terres territoriales vise à faire en sorte que les terres territoriales soient gérées de manière saine au bénéfice du territoire et de sa population. Comme il prévoit que les terres territoriales ne peuvent être vendues, louées ou autrement cédées qu’avec l’approbation, fondée sur des politiques, du gouverneur en conseil, l’article 8 est essentiel pour réaliser les objets de la Loi. Si l’article 8 n’était que directif, une restriction importante quant à la vente, la location ou la cession des terres territoriales disparaîtrait et il en résulterait la possibilité que des terres soient utilisées de manière contraire aux intérêts supérieurs du Yukon.

 

[64]           South Yukon et Liard Plywood n’ont pas prétendu ne pas avoir eu connaissance de l’article 8 de la Loi sur les terres territoriales. Je ferai remarquer que, même si elles n’en avaient pas eu connaissance, cela aurait été sans conséquence. L’ignorance de la loi n’est pas une excuse. Il faut supposer que South Yukon et Liard Plywood savaient que les fonctionnaires du ministère n’avaient pas le pouvoir de lier le gouverneur en conseil et que le gouverneur en conseil pouvait ne pas être d’accord avec des recommandations des fonctionnaires ou du ministre responsable et refuser d’accorder à South Yukon et Liard Plywood un contrat de récolte de bois. Voir, de façon générale, Wind Power Inc. c. Saskatchewan Power Corp., 2002 SKCA 61, pourvoi refusé, [2002] S.C.C.A. No. 283, dont il est question ci‑dessous.

 

[65]           Subsidiairement, la Cour fédérale ne pouvait pas, en droit, conclure qu’il était raisonnable que South Yukon et Liard Plywood se fient à ce qu’on leur avait dit étant donné l’ensemble des déclarations qui leur ont été faites. Comme il ressort de la lettre d’Ivanski et de la lettre du ministre, décrites précédemment, South Yukon et Liard Plywood ont été avisées qu’il était loin d’être certain qu’il leur serait octroyé un contrat de récolte de bois à long terme qui les autoriserait à récolter les quantités de bois nécessaires.

 

E.        Aucun contrat ne pouvait naître des promesses unilatérales faites par des fonctionnaires du ministère

 

[66]           La Cour fédérale a conclu que les fonctionnaires du ministère avaient unilatéralement promis que, si elles construisaient leur scierie, South Yukon et Liard Plywood recevraient un approvisionnement de bois suffisant et garanti. Lorsque Liard Plywood et South Yukon ont construit la scierie de Watson Lake, la promesse unilatérale était acceptée et un contrat unilatéral est né.

 

[67]           En droit, un contrat unilatéral ne pouvait pas naître dans de telles circonstances.

 

[68]           Les fonctionnaires du ministère n’avaient nullement le pouvoir de promettre ou de déclarer qu’un contrat de récolte de bois serait octroyé, car un tel contrat ne peut être octroyé que par décret. Les fonctionnaires n’avaient pas le pouvoir de lier le gouverneur en conseil.

 

[69]           Lorsqu’une loi régit le pouvoir de conclure des contrats, comme c’est le cas en l’espèce pour l’article 8 de la Loi sur les terres territoriales, aucun contrat liant la Couronne ne peut naître tant que les exigences de la loi ne sont pas remplies : Jacques‑Cartier Bank c. The Queen (1895), 25 R.C.S. 84; The King c. Vancouver Lumber Co. (1914), 41 D.L.R. 617 (C. de l’É.) (confirmé en dernier ressort par le Conseil privé (1919), 50 D.L.R. 6); La Reine c. CAE Industries Ltd., [1986] 1 C.F. 129 (C.A.). Lorsque la loi restreint le pouvoir des fonctionnaires ou des mandataires de lier la Couronne, ces restrictions doivent être respectées et aucun pouvoir réel, apparent ou habituel ne peut l’emporter sur une interdiction prévue par la loi : Peter W. Hogg et Patrick J. Monahan, Liability of the Crown, 3d éd. (Toronto : Carswell, 2000), aux pages 225 et 226.

 

[70]           L’arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan Wind Power c. Saskatchewan Power Corp., précité, est très instructif à cet égard. Les faits de Wind Power présentent une certaine ressemblance avec ceux de la présente affaire.

 

[71]           La Saskatchewan Power Corporation a lancé un appel d’offres pour un projet d’énergie éolienne. Wind Power Inc. a présenté une soumission, que la Saskatchewan Power Corporation a acceptée. La loi applicable interdisait à la Saskatchewan Power Corporation de conclure un contrat sans l’approbation du lieutenant‑gouverneur en conseil, et celui‑ci a refusé d’accorder son approbation. Wind Power soutenait néanmoins que le contrat comportait une condition implicite aux termes de laquelle la Saskatchewan Power Corporation avait l’obligation de conclure un contrat avec elle. La Cour d’appel a rejeté cet argument, concluant qu’aucune telle condition implicite ne pouvait exister puisque la loi exigeait l’approbation du lieutenant-gouverneur en conseil. Elle a aussi ajouté qu’un entrepreneur qui traite avec le gouvernement est avisé de toutes les contraintes législatives auxquelles les fonctionnaires sont assujettis (au paragraphe 76, où sont cités l’ouvrage de Hogg et Monahan, précité, à la page 226, et l’arrêt The Queen c. Woodburn (1899), 29 R.C.S. 112).

 

[72]           La décision Donald Frederick Angevine c. Her Majesty the Queen, in Right of Ontario, 2011 ONSC 4523, est aussi instructive. Le demandeur, un avocat, alléguait que le procureur général lui avait promis qu’il serait nommé juge à la Cour de justice de l’Ontario. Or, il ne l’a jamais été. Il a intenté une poursuite pour inexécution de contrat. La Cour supérieure de justice de l’Ontario, notant qu’une nomination judiciaire est une [traduction] « fonction exécutive discrétionnaire du Cabinet », a conclu qu’il ne pouvait y avoir eu naissance d’aucun contrat (au paragraphe 8). Elle a statué que [traduction] « le procureur général ne pouvait pas contraindre le Cabinet à accepter sa recommandation » et « lorsqu’une partie à des négociations sait ou devrait savoir que l’autre partie n’a pas la capacité ou le pouvoir de conclure le contrat qui fait l’objet des discussions, aucun tel contrat ne peut être conclu » (aux paragraphes 19 et 20). En l’espèce, on peut dire la même chose des promesses unilatérales faites par les fonctionnaires du ministère.

 

F.         Causalité des préjudices

 

[73]           Dans le cas de négligence ou de déclaration inexacte faite par négligence, la causalité des préjudices constitue un élément essentiel que South Yukon et Liard Plywood devaient établir afin d’avoir gain de cause. Plus précisément, elles devaient démontrer que le gouverneur en conseil leur aurait accordé un contrat de récolte de bois leur permettant de récolter les quantités de bois requises pour garantir la viabilité de la scierie de Watson Lake – soit 200 000 mètres cubes de bois par année, selon ce qu’a estimé la Cour fédérale. Subsidiairement, elles devaient démontrer que la délivrance dans les plus brefs délais de permis de coupe commerciale aurait entraîné un approvisionnement fiable et suffisant des mêmes quantités de bois.

 

[74]           Elles ne l’ont pas démontré. En fait, la preuve tend à indiquer le contraire. En 2001, les diverses considérations de politique pertinentes ont amené le ministère à émettre des demandes de propositions relativement à des contrats de récolte de bois autorisant la récolte de seulement 30 000 mètres cubes de bois par année.

 

[75]           Cette décision du ministère n’a pas été contestée dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Par conséquent, la Cour doit considérer comme un fait que les considérations de politique, une fois analysées et prises en compte, allaient dans le sens d’une récolte de bois bien inférieure à la quantité nécessaire pour assurer la survie de la scierie.

 

[76]           La lettre du ministre, citée au paragraphe 21 des présents motifs, montre que South Yukon et Liard Plywood ont été avisées, et donc qu’elles savaient que le ministère étudiait des considérations de politique et qu’un moratoire sur l’attribution de contrats de récolte de bois était en vigueur dans l’attente de l’achèvement de ces études. En construisant dans ces circonstances la scierie de Watson Lake, South Yukon et Liard Plywood ont pris le risque de ne pas obtenir un contrat de récolte de bois comme celui dont elles avaient besoin. Ce risque s’est réalisé. En droit, on ne peut attribuer cette faute à la Couronne.

 

[77]           En ce qui concerne les permis de coupe commerciale, la question de savoir si la scierie de Watson Lake disposerait de suffisamment de bois dépendait de celle de savoir s’il y aurait suffisamment de candidats qui demanderaient des permis, question qui ne dépendait pas du ministère. La Cour fédérale a conclu que le ministère avait délivré des permis de coupe commerciale relativement à des zones dans lesquelles le bois ne présentait pas le bon profil pour la scierie, mais cela n’était pas dû à la conduite du ministère. Ceux qui sollicitaient des permis de coupe commerciale ont indiqué les zones dans lesquelles ils voulaient récolter du bois. Quoi qu’il en soit, South Yukon et Liard Plywood ont en fin de compte fermé la scierie une fois pour toutes en raison d’un manque d’approvisionnement garanti et à long terme de bois, à savoir en raison de l’absence d’un contrat de récolte de bois. Dans l’esprit de Liard Plywood et de South Yukon, il avait toujours été entendu que l’acquisition de bois au moyen de permis de coupe commerciale devait être une solution à court terme jusqu’à l’obtention d’un contrat de récolte de bois. Voir les motifs de la Cour fédérale au paragraphe 1243 et le dossier d’appel à la page 1395.

 

G.        Les attentes légitimes concernant des questions de fond ne sont pas exécutoires

 

[78]           Pour l’essentiel, la décision de la Cour fédérale donne effet aux attentes de fond de South Yukon et Liard Plywood, attentes à l’égard desquelles les fonctionnaires du ministère auraient donné des encouragements et selon lesquelles un contrat de récolte de bois à long terme serait octroyé à South Yukon et Liard Plywood et les autoriserait à récolter les quantités de bois nécessaires à la survie de la scierie de Watson Lake.

 

[79]           Il est bien établi qu’il n’est pas possible d’intenter une action pour donner effet à des attentes de fond et à l’égard desquelles des fonctionnaires ont donné des encouragements : Association des résidents du vieux St‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, à la page 1204; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 557; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 26.

 

H.        Négligence découlant de retards

 

[80]           La Cour fédérale a conclu que la Couronne avait fait preuve de négligence en n’octroyant pas de permis de coupe commerciale en temps opportun. Toutefois, cela n’a finalement pas été pris en compte par la Cour fédérale pour l’évaluation des dommages. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la Cour fédérale a accordé à South Yukon et Liard Plywood des dommages au motif qu’elles avaient un contrat de récolte de bois de vingt ans pour la période allant de 2001 à 2020. De plus, de l’avis de la Cour fédérale, « ces permis étaient trop restreints pour présenter une valeur quelconque à une exploitation commerciale » (au paragraphe 388). La Cour fédérale a fait observer, au paragraphe 468, que le ministre lui‑même, peut‑être avec une certaine exagération, avait fait référence à la quantité de bois disponible en vertu d’un permis de coupe commerciale à court terme comme du [traduction] « bois de chauffage ».

 

[81]           La Cour fédérale a conclu que la raison de la fermeture définitive de la scierie était l’incapacité de South Yukon et Liard Plywood d’obtenir une tenure à long terme au moyen d’un contrat de récolte de bois, et non un problème ayant trait à l’attribution de permis de coupe commerciale (au paragraphe 1243).

 

[82]           La Cour fédérale a également conclu que la Couronne avait été négligente en procédant trop lentement à l’examen de la question de savoir si un contrat de récolte de bois devait être attribué. Voici les mots qu’elle a employés : « le défaut du Ministère d’établir un processus pour avoir accès à un approvisionnement en bois à long terme a été attribuable à des retards excessifs » et « ces retards constituent de la négligence » (aux paragraphes 845 et 848).

 

[83]           Selon la preuve, la Couronne était bel et bien en retard par rapport à ce qu’elle avait initialement prévu pour l’élaboration de ses politiques sur la récolte de bois au Yukon. Cela se produit souvent lorsque les considérations de politique sont multiples et complexes. Mais en tout état de cause, nous avons vu précédemment que South Yukon et Liard Plywood n’avaient aucune assurance raisonnable qu’un contrat de récolte de bois leur serait octroyé puisque la décision appartenait en dernier ressort au gouverneur en conseil.

 

[84]           Devant un retard dans le processus d’attribution d’un contrat de récolte de bois, South Yukon et Liard Plywood avaient deux options :

 

●          Elles pouvaient présenter une demande de mandamus ou de procedendo pour exiger du ministère et du gouverneur en conseil qu’ils achèvent leur examen des considérations de politique et prennent une décision sur un contrat de récolte de bois dans un certain délai, ce qu’elles n’ont pas fait. Quoi qu’il en soit, South Yukon et Liard Plywood se seraient exposées à l’objection que de telles questions de politique et la détermination du moment où elles sont tranchées ne font pas l’objet d’une obligation susceptible d’exécution par voie de mandamus : Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 3 R.C.S. 1100, qui adopte le raisonnement exposé dans [1994] 1 C.F. 742 (C.A.).

●          Elles auraient pu reporter la construction de la scierie de Watson Lake jusqu’à l’obtention d’un contrat de récolte de bois ou jusqu’à ce que le ministère achève l’examen de ses politiques et que la perspective d’un contrat de récolte de bois favorable soit plus certaine, ce qu’elles n’ont pas fait non plus. Au lieu de cela, elles sont allées de l’avant, en connaissant les risques et en les acceptant.

 

Dans ces circonstances, la perte que font valoir South Yukon et Liard Plywood ne peut pas être attribuée en droit au retard de la Couronne.

 

I.          Autres questions

 

[85]           La Couronne a soulevé plusieurs autres questions qui, si elles étaient tranchées en sa faveur, entraîneraient la conclusion qu’elle n’était pas responsable. Ces questions comprenaient notamment celle de savoir si une obligation de diligence existait dans la présente affaire lorsque la Couronne a décidé pour des raisons de politique en 2001 – dans une décision qui n’a pas été contestée dans le cadre d’un contrôle judiciaire – que les contrats de récolte de bois à long terme seraient limités à 30 000 mètres cubes par année : voir Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; Brown c. Colombie‑Britannique (Ministre des Transports et de la Voirie), [1994] 1 R.C.S. 420; Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12. Il ne sera pas nécessaire que nous examinions cette question et les autres qu’a soulevées la Couronne, car l’action intentée par South Yukon et Liard Plywood doit être rejetée pour les motifs exposés ci‑dessus.

 

J.         Dispositif proposé

 

[86]           Par conséquent, pour les motifs exposés ci‑dessus, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et je rejetterais l’action de South Yukon et de Liard Plywood, avec dépens devant toutes les cours.

 

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

 

« Je suis d’accord.

            John M. Evans, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

            K. Sharlow, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑307‑10

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE MADAME LA JUGE E. HENEGHAN, DATÉE DU 7 JUIN 2010, NO T‑2012‑01

 

 

INTITULÉ :                                                  SA MAJESTÉ LA REINE c.
SOUTH YUKON FOREST CORPORATION ET LIARD PLYWOOD AND LUMBER MANUFACTURING INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 31 octobre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LES JUGES EVANS ET SHARLOW

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 31 mai 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Suzanne M. Duncan

Sean Gaudet

 

POUR L’APPELLANTE

 

Lenard M. Sali, c.r.

April Grosse

Andrew Wilson

POUR LES INTIMÉES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’APPELANTE

 

Bennett Jones LLP

Calgary (Alberta)

POUR LES INTIMÉES

 

 

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