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Date : 20120629

Dossier : A-199-11

Référence : 2012 CAF 199

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LA JUGE GAUTHIER                     

                        LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

PERACOMO INC.,

RÉAL VALLÉE,

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE DE PÊCHE « REALICE »,

LE NAVIRE DE PÊCHE « REALICE »

appelants

et

SOCIÉTÉ TELUS COMMUNICATIONS,

HYDRO-QUÉBEC,

BELL CANADA

intimées

et

ROYAL ET SUN ALLIANCE INSURANCE COMPANY OF CANADA

 

mise en cause

 

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 16 mai 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 juin 2012.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                          Les juges GAUTHIER et TRUDEL

 

Y A SOUSCRIT :                                                                                      LE JUGE LÉTOURNEAU


Date : 20120629

Dossier : A-199-11

Référence : 2012 CAF 199

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LA JUGE GAUTHIER                     

                        LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

PERACOMO INC.,

RÉAL VALLÉE,

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE DE PÊCHE « REALICE »,

LE NAVIRE DE PÊCHE « REALICE »

appelants

et

SOCIÉTÉ TELUS COMMUNICATIONS,

HYDRO-QUÉBEC,

BELL CANADA

intimées

et

ROYAL ET SUN ALLIANCE INSURANCE COMPANY OF CANADA

 

mise en cause

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

 

LES JUGES GAUTHIER et TRUDEL

Aperçu

 

[1]               Le présent appel porte sur un câble de télécommunications sous-marin (le Sunoque I ou câble brun) appartenant à la Société Telus Communications (Société Telus) et à Hydro‑Québec, et sur la mesure dans laquelle Réal Vallée et sa société Peracomo Inc. (Peracomo) sont responsables des dommages subis par les intimées après que M. Vallée eut décidé de le sectionner.

 

[2]               Un juge de la Cour fédérale (le Juge) a conclu que l’acte personnel de M. Vallée était délibéré et avait été commis dans l’intention de causer le dommage résultant du sectionnement du câble brun, de sorte que M. Vallée était responsable du dommage. Étant donné que M. Vallée était l’âme dirigeante et l’unique administrateur de Peracomo, ses actes ont été réputés être ceux de Peracomo. Peracomo a donc également été tenue responsable du fait des actes de M. Vallée.

 

[3]               En conséquence, les appelants ont été tenus responsables du dommage causé au câble brun et du préjudice subi par les intimées, dont le montant s’élève à 980 433,54 $. Le Juge a aussi conclu que les appelants ne pouvaient ni limiter leur responsabilité en vertu de l’article 4 de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, telle que modifiée par le Protocole de 1996 (la Convention de 1976), figurant à l’annexe 1 à la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 (la LRM), ni bénéficier de la protection de la police d’assurance souscrite auprès de Royal et Sun Alliance Insurance Company of Canada (Royal ou la mise en cause).

 

[4]               La référence au jugement modifié dont appel est 2011 CF 494. Pour les motifs qui suivent, nous proposons de rejeter l’appel.

 

Les faits pertinents

 

[5]               Les faits sont simples et incontestés. En octobre 1999, deux câbles optiques sous-marins ont été déployés à travers le fleuve Saint-Laurent, dont l’un est le Sunoque I qui relie Pointe‑au‑Père sur la rive sud du fleuve et Baie‑Comeau sur la rive nord. Telus et Hydro sont copropriétaires du Sunoque I tandis que Bell Canada a un droit d’usage (collectivement Telus).

 

[6]               M. Vallée a été pêcheur toute sa vie. Maintenant âgé de 64 ans, il est le président et unique actionnaire de Peracomo, propriétaire du navire de pêche Realice. M. Vallée, le capitaine du Realice, pratiquait la pêche au crabe des neiges au moment de l’incident. Le navire se trouvait dans la « zone 17 » où M. Vallée pêchait depuis 2002. La saison de la pêche au crabe s’étend grosso modo de la mi‑avril au début juin.

 

[7]               La technique de pêche au crabe consiste à déployer sur le lit du fleuve des câbles mesurant chacun environ 1 mille de long auxquels sont attachés des casiers environ tous les 400 pieds. Ces câbles sont retenus aux deux extrémités par de petites ancres, ce qui permet aux câbles et aux casiers de maintenir ou de regagner leur position quand le vent ou le courant changent le sens de la traction. Ces ancres sont elles-mêmes reliées à des bouées qui indiquent leur emplacement et qui servent également à identifier le propriétaire des casiers, car d’autres navires concurrents pêchent les mêmes ressources halieutiques dans la zone 17. Pour sortir les casiers et décharger les prises, il faut hisser les ancres du fond du fleuve. Il arrive assez fréquemment que les ancres accrochent des débris, tels que des casiers à crabe perdus, des amarres et d’autres objets abandonnés. La plupart du temps, la raison pour laquelle une ancre reste accrochée au fond demeure inconnue. La manœuvre consiste alors pour le navire à s’approcher lentement de l’ancre dans l’espoir de la dégager sans mettre en danger la sécurité du navire et de l’équipage. Selon la preuve, il arrivait à M. Vallée de voir des pièces d’équipement rester accrochées au fond 7 ou 8 fois par an. Il avait dessiné une ligne imaginaire sur son traceur de navigation montrant les endroits où cela se produisait régulièrement, la plupart du temps parallèlement au Sunoque I (cahier d’appel, volume XVIII à la page 3072). Grâce au traceur de navigation, M. Vallée pouvait aussi voir ses casiers sur le lit du fleuve, mais non le Sunoque I.

 

[8]               En 2005, une des ancres des lignes de casiers de M. Vallée a accroché quelque chose sur le lit du fleuve. M. Vallée est parvenu à ramener un câble brun d’environ un pouce de diamètre près de la surface et à dégager l’ancre.

 

[9]               Peu de temps après cet événement, M. Vallée visitait l’église Saint‑Georges, une église désaffectée de Baie-Comeau maintenant devenue un musée, lorsqu’il a vu ce qu’il a décrit comme une carte montrant un câble sous-marin abandonné, dont une partie reposait sur le lit du fleuve dans sa zone de pêche. M. Vallée a déclaré que la carte indiquait une ligne qui traversait le fleuve au-dessus de laquelle était écrit le mot « abandonné ». Sans chercher davantage, il en a conclu que c’était le câble brun qu’il avait vu précédemment et que son ancre avait accroché.

 

[10]           Le 6 juin 2006, M. Vallée naviguait à bord du Realice vers ses bouées dans son aire de pêche favorite de la zone 17. La veille, une des ancres de ses lignes de casiers avait encore accroché quelque chose, mais le mauvais temps l’avait contraint à quitter le secteur avant de pouvoir la dégager ou récupérer sa prise. Une fois arrivé à l’emplacement de ses bouées, M. Vallée a hissé l’ancre de la ligne de casiers et, avec elle, le Sunoque I, ce même câble brun qu’il avait remonté l’année précédente. Cette fois, M. Vallée était déterminé à régler la situation : il était exaspéré par ce câble brun et a décidé de le sectionner (« … j’en avais assez avec ce câble et j’ai décidé de le couper », déclaration de M. Vallée à la Sûreté du Québec, ibidem à la page 3061).

 

[11]           L’opération était dangereuse et loin d’être facile, car le Sunoque I s’étend sur 100 kilomètres et est évidemment très lourd. Le risque de chavirer en le tirant à la surface est réel. Pourtant, M. Vallée est parvenu à hisser une partie du Sunoque I complètement hors de l’eau. Craignant que son câble de traction ne se rompe sous le poids, il a soutenu le Sunoque I avec un câble plus gros avant de le remonter sur son navire. Puis, lui-même ou son fils – M. Vallée ne s’en souvient pas – a essayé de sectionner le Sunoque I avec une scie manuelle à métaux. Cette tentative ayant échoué, M. Vallée a utilisé une scie électrique circulaire et a pu finalement couper le Sunoque I en deux.

[12]           Une fois le Sunoque I sectionné, une de ses extrémités est restée accrochée à l’équipement de M. Vallée, tandis que l’autre extrémité a coulé au fond. M. Vallée est retourné au quai sans sa prise. Quelques jours plus tard, une de ses ancres s’est accrochée de nouveau au Sunoque I. Cette fois, M. Vallée a pu le hisser facilement à la surface puisqu’il avait déjà été coupé. Après avoir dégagé son ancre, il a coupé de nouveau le Sunoque I à l’aide de la même scie électrique circulaire et a traîné le segment sectionné hors de son secteur de pêche, à un endroit où l’eau était plus profonde.

 

[13]           La question du Sunoque I a donc été réglée, mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là pour M. Vallée. Quelques semaines plus tard, en juillet 2006, il a réalisé ce qu’il avait fait dans un article de journal qui rapportait qu’un câble de Telus avait été délibérément sectionné et que les autorités recherchaient le coupable.

 

[14]           M. Vallée s’est présenté de lui-même. Il a consulté son avocat et a avisé son assureur, lequel a rapidement refusé de l’indemniser, et il a fait une déclaration volontaire à la Sûreté du Québec. Il a ensuite été accusé de méfait pour avoir délibérément endommagé un bien et gêné l’emploi, la jouissance ou l’exploitation légitime d’un service de communication, mais il a été acquitté : R. c. Vallée, 2008 QCCQ 1086 (juge Francoeur, j.c.q.).

 

[15]           Si M. Vallée avait abandonné son ancre, l’amarre et la bouée, il aurait subi une perte d’environ 250 $, perte qu’il aurait pu récupérer auprès des propriétaires du Sunoque I. Au lieu de quoi, il a sectionné le Sunoque I et, par suite du jugement modifié dont appel, les appelants se retrouvent maintenant sans couverture d’assurance de la Royal et avec une dette de 1 213 320,07 $, y compris l’intérêt avant jugement.

 

[16]           La responsabilité in rem du Realice était également engagée. Un mandat de saisie a été délivré le 20 juillet 2007. Le navire demeure toujours sous saisie puisqu’aucun cautionnement n’a été déposé. Pour empêcher la vente avant jugement, les appelants se sont engagés à entretenir le navire afin qu’il ne se détériore pas (motifs modifiés du jugement de la Cour fédérale – désignés ci‑après par les « motifs » - au paragraphe 44).

 

[17]           Le Juge a cerné cinq points à trancher : 1) la responsabilité des appelants pour le préjudice subi par Telus; 2) le montant des dommages‑intérêts; 3) le droit des appelants de limiter leur responsabilité au montant en capital de 500 000 $, conformément à l’article 29 de la LRM ou la perte de ce droit en raison de l’article 4 de la Convention de 1976; 4) la question de savoir si les appelants sont privés de leur couverture d’assurance; et 5) les intérêts et les dépens en lien avec l’action principale et la procédure de mise en cause.

 

[18]           Le présent appel porte sur les premier, troisième et quatrième points. Par ailleurs, les appelants ont soulevé une question qui n’a pas été spécifiquement débattue devant le Juge et qui n’est pas, en fait, abordée dans leur défense. Ils affirment que c’était une erreur de droit que de considérer M. Vallée solidairement responsable avec Peracomo. Pour faciliter l’analyse, nous avons donc réorganisé les questions comme suit :

 

            1          la responsabilité de M. Vallée et la négligence concourante alléguée de Telus

2          la responsabilité solidaire de M. Vallée et de Peracomo

3          le droit des appelants de limiter leur responsabilité

4          la perte de la couverture d’assurance des appelants

 

[19]           Dans le cours de notre analyse, nous passerons en revue les motifs de la Cour fédérale et les observations pertinentes des appelants.

 

Analyse

Question 1)      La responsabilité de M. Vallée et la négligence concourante alléguée de Telus

 

 

[20]           Les appelants ont contesté la demande des intimées en faisant valoir que « Telus aurait dû aviser M. Vallée de l’existence du câble et que le câble n’avait pas été correctement installé. Selon eux, il aurait dû être enfoui sous terre » (motifs au paragraphe 7). En conséquence, les appelants ne pouvaient être tenus responsables du préjudice subi par Telus. À tout le moins, Telus était coupable de négligence concourante.

 

[21]           Le Juge a rejeté entièrement ce moyen de défense. S’agissant de l’installation du Sunoque I, le Juge a préféré la preuve d’expert des intimées qui établissait que l’enfouissement du câble au moyen d’une charrue ou d’un système à jet d’eau sous haute pression était irréalisable puisque le lit du fleuve était trop mou et le câble brun, trop long.

[22]           Le Juge a estimé que M. Vallée aurait dû être au courant de la présence du Sunoque I en vertu du Règlement sur les cartes marines et les publications nautiques (1995) (DORS/95-149) (le Règlement) et qu’il avait contrevenu à cette obligation. Plus particulièrement, il a estimé que le Sunoque I constituait « … un danger pour la navigation, qu’il incombait à M. Vallée d’en connaître l’existence et que celui‑ci a manqué lamentablement à cette obligation » (ibidem au paragraphe 34).

 

[23]           Bien que les appelants aient soutenu que le Sunoque I n’était pas de fait un danger pour la navigation (mémoire des faits et du droit des appelants au paragraphe 26), nous notons qu’au paragraphe 22 de leur défense ré‑amendée devant la Cour fédérale ils déclarent que le « câble abandonné constituait un danger pour les [appelants] et leur équipage ». Dans cette veine, le Juge n’a pas retenu la distinction que faisaient les appelants entre le danger que le Sunoque I représentait pour la pêche, par opposition au danger pour la navigation.

 

[24]           Nous estimons que, sur la base des éléments de preuve qui lui étaient soumis, le Juge pouvait à bon droit conclure que le Sunoque I constituait un danger pour la navigation au sens du Règlement.

 

[25]           Les paragraphes 4(1) et 4(2) du Règlement, ainsi que son alinéa 5(1)b) prévoient clairement que le capitaine et le propriétaire d’un navire n’ont pas à avoir « la dernière édition des cartes, documents et publications » qui s’appliquent « à la zone immédiate où évolue le navire » si

Cartes, documents et publications à bord

4. 

[…]

 

(2) …  la sécurité et l’efficacité de la navigation n’est pas compromise compte tenu du fait que la personne chargée de la navigation connaît suffisamment, dans la zone où le navire est appelé à naviguer :

a) l’emplacement et les caractéristiques des éléments cartographiés suivants :

 

(i) les routes de navigation,

 

(ii) les feux de navigation, les bouées et les repères,

 

(iii) les dangers pour la navigation;

 

[…]

Carriage of cartes, documents and publications

4. 

 

(2) … the person in charge of navigation has sufficient knowledge of the following information, such that safe and efficient navigation in the area where the ship is to be navigated is not compromised :

(a) the location and character of carteed

 

 

(i) shipping routes,

 

(ii) lights, buoys and marks, and

 

 

(iii) navigational hazards; and

 

 

[26]           Contrairement à la conclusion précise du Juge à cet égard (motifs aux paragraphes 31 à 38), M. Vallée déclare qu’il avait une connaissance suffisante pour garantir la sécurité et l’efficacité de la navigation conformément au Règlement (mémoire des faits et du droit des appelants au paragraphe 25). Par conséquent, il n’avait aucune obligation d’avoir à son bord la dernière édition des cartes. Nous ne sommes pas de cet avis.

 

[27]           Ainsi que l’a conclu le Juge, M. Vallée n’avait pas pris connaissance des « nombreux avis » aux navigateurs publiés par le gouvernement fédéral au sujet du Sunoque I.

 

[28]           Plus important encore, à notre avis, est le fait qu’en 2005 M. Vallée a hissé le Sunoque I à la surface. Il ne pouvait y avoir pour lui meilleur avis de la présence d’un câble auquel, a‑t‑il dit, une ancre ou une autre pièce d’équipement s’accrochait régulièrement, soit 7 à 8 fois pendant une saison de pêche qui dure environ 8 semaines. Or, M. Vallée ne s’est jamais renseigné quant à la nature et à l’utilité de ce lourd câble brun. Ce qu’il a vu à l’église Saint‑Georges était « une certaine carte », non une carte marine. « Pareille carte marine n’existe pas et n’a jamais existé », a dit le Juge (motifs au paragraphe 83). Nous reconnaissons que M. Vallée avait l’obligation d’obtenir d’autres informations plus précises après ses premières difficultés avec le Sunoque I.

 

[29]           Dans cette optique, il devient révélateur, ainsi que l’a souligné le Juge, que M. Vallée ait simplement utilisé son traceur de navigation pour repérer l’emplacement de ses secteurs de pêche et Baie‑Comeau. Le Realice avait à son bord une carte marine obsolète et une carte électronique non homologuée, toutes deux antérieures à l’installation du Sunoque I. Une carte électronique programmée à l’échelle appropriée aurait indiqué le câble brun sur le lit du fleuve.

 

[30]           Dans les circonstances, nous n’avons pas été persuadées que le Juge a commis une erreur dans sa détermination factuelle selon laquelle M. Vallée n’avait pas une connaissance suffisante et n’a pas ainsi rempli son obligation au sens du Règlement.

 

[31]           Quant à l’omission de Telus d’informer l’Association des pêcheurs de la zone 17 de l’existence du câble (brun), le Juge a estimé que ce n’était pas un facteur de causalité (motifs au paragraphe 53). Il a conclu qu’« à [son] avis, si tant est que des manquements puissent être imputés à Telus en la matière, elle n’a en aucune manière causé le dommage subi par le Sunoque I ni n’y a contribué » (motifs au paragraphe 14).

 

[32]           En fait, le Juge a conclu ceci :

 

Ce qui a causé le préjudice n’était pas l’absence d’avis de la part de Telus. La cause du préjudice n’était pas non plus le non-enfouissement du câble [brun], ni encore le fait qu’une ancre pour casiers à crabes des neiges avait accroché le câble [brun]. La cause était le fait que M. Vallée a intentionnellement et délibérément coupé le câble [brun] en deux avec une scie électrique (ibidem au paragraphe 47).

 

 

[33]           Les appelants soutiennent que le Juge a mal appliqué le concept de négligence concourante et a omis de prendre en compte la totalité des preuves. Plus particulièrement, ils affirment que le Juge a commis une erreur de droit en passant sous silence les accords conclus entre la Société Telus, Hydro‑Québec et Bell relativement au Sunoque I, lesquels stipulaient que la Société Telus avait l’obligation continue d’informer les associations de pêche de l’existence du Sunoque I avant le début de chaque saison (cahier d’appel, volume XVIII, page 3007 à 3011-3012, paragraphe 6.4.1d); voir également la page 3022 à 3029-3030, paragraphe 2.6.1g)). Si le Juge avait pris en compte cet élément de preuve, il aurait conclu à la négligence concourante de Telus. Là non plus, nous ne sommes pas d’accord.

 

[34]           Le Juge n’avait pas à mentionner chaque élément de preuve qui lui était présenté avant de parvenir à sa conclusion, particulièrement la preuve éloignée relative à la relation contractuelle entre les intimées. Les conclusions de fait du Juge ou ses conclusions mixtes de droit et de fait ne sauraient être remises en cause en l’absence d’une erreur manifeste et dominante. Or une telle erreur n’a pas été démontrée. Il était loisible au Juge de conclure qu’il n’y avait aucune négligence concourante de la part de Telus et que « l’omission d’informer l’Association des pêcheurs de crabe de la Zone 17 n’était pas un facteur de causalité » (motifs au paragraphe 53). Une preuve abondante étayait sa conclusion. M. Vallée avait l’ultime possibilité d’éviter l’incident, non pas en sectionnant le Sunoque I, mais simplement en le dégageant, comme il l’avait déjà fait auparavant. Or il ne l’a pas fait.

 

[35]           En ce qui concerne la conclusion du Juge quant à la seule véritable cause du dommage, à savoir le sectionnement du Sunoque I, les appelants font remarquer que quelle que soit la négligence dont M. Vallée a pu faire preuve, Telus ne saurait avoir une créance maritime valable contre eux, à moins qu’il ne soit établi qu’ils avaient un devoir de diligence envers Telus. La question de savoir si un devoir de diligence existe est une question de droit dont l’examen commande la norme de la décision correcte : Galaske c. O’Donnell, [1994] 1 R.C.S. 670. D’autre part, la question de la norme de diligence, c’est‑à‑dire la conduite requise pour satisfaire à l’obligation, est une question mixte de droit et de fait. Les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de droit et de fait sont confirmées en l’absence d’une erreur manifeste et dominante, ou si aucune erreur de droit ne peut en être dégagée : Madison c. Canada, 2012 CAF 80 au paragraphe 8; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 aux paragraphes 26, 36 et 37.

 

[36]           Les appelants soutiennent que M. Vallée ne pouvait raisonnablement avoir Telus à l’esprit et donc qu’aucun devoir de diligence ne lui est dû. Selon eux, la démarche du Juge n’était pas conforme à la plus récente jurisprudence sur la détermination de l’existence d’un devoir de diligence (mémoire des faits et du droit des appelants au paragraphe 22).

 

[37]           À notre avis, lorsqu’il a abordé la question de la responsabilité des défendeurs (par opposition au moyen de défense fondé sur la faute de Telus), le Juge a correctement remarqué que l’affaire devait être tranchée suivant le droit maritime canadien, qui comprend la notion de négligence en common law d’Angleterre telle qu’elle était appliquée avant 1934 par les cours d’amirauté : ITO-International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752. Cela n’est pas contesté.

 

[38]           Sur la base du contexte factuel, le Juge a conclu aisément que M. Vallée avait un devoir de diligence envers les intimées, s’appuyant sur l’explication qu’en a donnée lord Atkin dans l’arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 à la page 580 :`

 

[traduction] Le commandement tu aimeras ton prochain devient en droit : tu ne léseras pas ton prochain. À la question de l’avocat : Qui est mon prochain? On donnera une réponse restrictive [. . .] Qui alors est mon prochain en droit? La réponse semble être : les personnes qui sont de si près et si directement touchées par mon acte que je devrais raisonnablement les avoir à l’esprit comme ainsi touchées lorsque je songe aux actes ou omissions qui sont mis en question.

 

 

[39]           De fait, il est apparu clairement au Juge que les voisins de M. Vallée se trouvaient « tant au niveau de la ligne de flottaison que sous celle‑ci », ce qui incluait Telus (motifs au paragraphe 49). Nous souscrivons à cette approche dans la mesure où il ne s’agit pas d’une nouvelle catégorie de devoir commandant une analyse plus détaillée, étant donné que l’obligation des exploitants de navire de ne pas endommager les câbles et les pipelines sous-marins a été maintes fois reconnue et appliquée. Elle est même antérieure à l’arrêt Donoghue : The Clara Killam (1870) L.R. 3 A & E 16. Elle fait partie du droit maritime canadien. En fait, il existe de nombreuses affaires où la responsabilité pour des dommages infligés à de telles structures sous-marines était admise et où la question était de savoir si le propriétaire du navire pouvait limiter sa responsabilité : Grand Champion Tankers Ltd. c. Norpipe A/S et others, [1984] A.C. 563 (H.L.).

 

[40]           Nous sommes aussi d’accord avec le Juge qu’il s’agissait d’un manquement à ce devoir que d’altérer le câble brun en le coupant en deux, sans s’être informé à son sujet. Sectionner le Sunoque I a constitué un acte positif qui étayait aisément l’existence d’un devoir de diligence : Christopher Walton, éd., Charlesworth & Percy on Negligence, 12e éd. (Londres, Royaume-Uni : Wildly & Sons Ltd., 2012) au paragraphe 2-97. Nous n’avons aucune raison d’intervenir sur ce point.

 

[41]           En conséquence, contrairement à ce que prétendent les appelants, nous estimons que le Juge n’a pas commis d’erreur en considérant l’acte de sectionner le Sunoque I comme le manquement pertinent aux fins de l’article 4 de la Convention de 1976. Pour en venir même à la responsabilité des appelants et à leur droit de limiter leur responsabilité en vertu de l’article 29 de la LRM, le Juge devait d’abord examiner leur défense, ce qui a nécessité l’analyse des obligations respectives des parties en termes de notification et de connaissance de la présence et de l’emplacement du Sunoque I. La défense des appelants faisait intervenir le Règlement et leurs obligations à ce titre. Ce n’était pas une erreur de la part du Juge de conclure que M. Vallée avait contrevenu à ses obligations aux termes du Règlement pour ensuite décider que celui-ci avait aussi manqué à son devoir de diligence en common law envers Telus, en l’occurrence son voisin sous la ligne de flottaison. Il n’y a aucun doute en l’espèce que le sectionnement du Sunoque I est la cause du dommage subi par Telus. C’était le manquement à prendre en compte sous le régime de la LRM et de la Convention de 1976. Si M. Vallée avait simplement dégagé le Sunoque I, comme nous l’avons dit, la présente instance n’existerait pas.

 

Question 2)      Responsabilité solidaire de M. Vallée et de Peracomo

 

[42]           Enfin, les appelants soutiennent que le Juge a commis une erreur de droit en retenant la responsabilité personnelle de M. Vallée. Au paragraphe 85 de leur mémoire des faits et du droit, les appelants soutiennent que bien que M. Vallée ait été l’âme dirigeante ou l’alter ego de Peracomo,

 

[traduction] «… de sorte que son fait ou son omission était le fait ou l’omission de la société, engageant ainsi la responsabilité de la société à titre de propriétaire, il n’y a aucune base pour tenir M. Vallée personnellement responsable, dans la mesure où cela revient à faire fi de la société en tant que personne morale.

 

 

[43]           Il est incontesté que Peracomo est une société individuelle, dont M. Vallée était l’âme dirigeante ou l’alter ego. Il jouissait du pouvoir décisionnel dans toute la sphère d’activités de Peracomo. Il a intentionnellement et délibérément sectionné le Sunoque I. En fait, il l’a même sectionné deux fois. M. Vallée a agi ainsi dans l’exercice de ses fonctions de capitaine et d’alter ego de la société propriétaire du Realice. Dans ADGA Systems International ltd. c. Valcom Ltd. et al., 43 O.R. (3d) 101, [1999] O.J. N° 27, autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée, [1999] S.C.C.A. n° 124, bien que dans un contexte factuel différent, il a été décidé que les employés, les administrateurs et les dirigeants seront personnellement responsables en cas de conduite fautive causant des dommages aux biens, même s’ils ont agi dans le cadre de leurs fonctions. De plus, comme le permet l’article 1 de la Convention de 1976, M. Vallée a cherché personnellement à se prévaloir de la limitation de responsabilité prévue dans la Convention de 1976 (paragraphe 1(4)). La Convention de 1976 prévoit clairement que tant le propriétaire qu’une personne dont les actes sont susceptibles d’engager sa responsabilité peuvent être poursuivis conjointement en justice et être tous deux tenus responsables. L’alinéa 9a) de la Convention traite du cumul des actions dans de tels cas.

 

Question 3)      Le droit des appelants de limiter leur responsabilité

 

[44]           Confrontés à une créance maritime, les appelants ont cherché à limiter leur responsabilité au montant en capital de 500 000 $ en application de l’article 29 de la LRM, qui prévoit :

 

Autres créances

29. La limite de responsabilité pour les créances maritimes — autres que celles mentionnées à l’article 28 — nées d’un même événement impliquant un navire d’une jauge brute inférieure à 300 est fixée à :

*                   a) 1 000 000 $ pour les créances pour décès ou blessures corporelles;

*                   b) 500 000 $ pour les autres créances.

*                   2001, ch. 6, art. 29, ch. 26, art. 324;

2009, ch. 21, art. 3.

Other claims

29. The maximum liability for maritime claims that arise on any distinct occasion involving a ship of less than 300 gross tonnage, other than claims referred to in section 28, is

 

*                   (a) $1,000,000 in respect of claims for loss of life or personal injury; and

*                   (b) $500,000 in respect of any other claims.

*                   2001, c. 6, s. 29, c. 26, s. 324;

2009, c. 21, s. 3.

 

 

[45]           Cependant, ce droit à la limitation de responsabilité sera perdu si les conditions énoncées à l’article 4 de la Convention de 1976 sont remplies :

 

Article 4

Conduite supprimant la limitation

 

Une personne responsable n’est pas en droit de limiter sa responsabilité s’il est prouvé que le dommage résulte de son fait ou de son omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement.

Article 4

Conduct barring limitation

 

A person liable shall not be entitled to limit his liability if it is proved that the loss resulted from his personal act or omission, committed with the intent to cause such loss, or recklessly and with knowledge that such loss would probably result.

 

 

[46]           Après avoir comparé le libellé de l’article 4 avec le libellé de dispositions semblables dans d’autres conventions internationales, dont certaines sont annexées à la LRM, et après examen de la jurisprudence étrangère pertinente, le Juge a conclu au paragraphe 77 de ses motifs que Telus avait rempli le premier volet du critère :

 

On a clairement démontré le fait ou l’omission personnelle tant de M. Vallée que de Peracomo, M. Vallée étant l’alter ego de cette société, de même que le caractère intentionnel de l’acte posé. Il me semble également que le « tel dommage » causé en l’espèce l’a été intentionnellement. De même, le dommage correspond bien à la diminution de la valeur du câble [brun], et non pas aux frais de réparation engagés. Telus, pour sa part, n’était aucunement tenue de réparer le câble [brun], mais elle l’était d’atténuer les dommages. Elle l’a fait en procédant à des réparations et en raboutant le câble [brun] segmenté. M. Vallée a bien eu l’intention de causer le dommage même causé. Il ne croyait tout simplement pas que le câble [brun] serait réparé parce qu’il le pensait être sans valeur.

 

 

[47]           Le Juge ne s’est cependant pas arrêté là. Pour le cas où il serait dans l’erreur, il s’est aussi demandé si M. Vallée avait « agi témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement ». Le Juge a entrepris cette analyse bien qu’il ait estimé que la témérité n’était pas en cause en l’espèce (motifs au paragraphe 84). Le Juge a d’abord déclaré que « [l]état d’esprit que dénote la témérité peut être défini comme l’indifférence face à l’existence d’un risque ». Quant à savoir si « le “tel dommage” […] a été commis en sachant qu’il était probable que le dommage effectivement subi en résulterait », le Juge a estimé que « la survenance du dommage était une certitude » (ibidem au paragraphe 87).

 

[48]           Les appelants prétendent qu’il est rare que la responsabilité ne soit pas soumise à une limitation en vertu de l’article 29 de la LRM. Le fardeau de prouver le contraire est [traduction] « très lourd » et incombe aux seules intimées (mémoire des faits et du droit des appelants au paragraphe 38). Ici aussi, ils s’appuient sur la conclusion du Juge portant que M. Vallée a manqué à son obligation de s’informer à propos du Sunoque I pour soutenir qu’au regard de l’article 4 de la Convention de 1976, « le fait ou l’omission » que le Juge aurait dû considérer était ce manquement, et non le sectionnement du Sunoque I (ibidem au paragraphe 47).

 

[49]           Ils ajoutent que l’article 4 vise l’intention réelle, et non l’intention implicite. M. Vallée n’a jamais eu l’intention de causer une diminution de la valeur du câble, car il pensait qu’il ne servait plus (ibidem au paragraphe 55). Le Juge, déclarent-ils, a commis une erreur manifeste et dominante en tirant la conclusion factuelle que M. Vallée avait l’intention de causer un dommage parce qu’aucune preuve ne l’atteste. Ils prétendent que le Juge n’a pas tenu compte de la crédibilité de M. Vallée, qui a témoigné qu’il n’avait pas l’intention de causer le moindre tort. En outre, comme « le fait ou l’omission » de M. Vallée était de ne pas connaître l’existence du câble brun, il n’a pas pu avoir agi intentionnellement (ibidem au paragraphe 57). Par conséquent, ils soutiennent qu’il n’avait aucune connaissance du préjudice possible et qu’il n’occultait pas non plus la situation. M. Vallée n’a donc pas été téméraire au sens de l’article 4.

 

[50]           De plus, les appelants prétendent que le Juge a commis une erreur de droit en recourant à une interprétation beaucoup trop restrictive des mots « le dommage » figurant à l’article 4. Selon eux, « le dommage » renvoie à la [traduction] « totalité des dommages matériels, ainsi qu’au préjudice financier consécutif ou en résultant » (ibidem au paragraphe 49). Il n’est pas limité à la diminution de la valeur du câble, ainsi que l’a estimé le Juge.

 

[51]           Le Juge était clairement d’avis que le sectionnement du Sunoque I par M. Vallée était la seule cause du dommage faisant l’objet de l’action. Ainsi que nous l’avons mentionné en abordant la question 1, nous n’avons pas la conviction qu’il a commis une erreur susceptible de révision à cet égard. Le contexte factuel récapitulé ci-dessus (en particulier aux paragraphes 8 à 12) étaye la conclusion du Juge selon laquelle M. Vallée a eu l’intention d’endommager physiquement le Sunoque I. Il a voulu s’en débarrasser et, comme nous l’avons vu, il l’a sectionné deux fois. Ainsi, de l’avis du Juge, « le dommage résulte de son fait personnel, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage », ainsi que le prévoit l’article 4 de la Convention de 1976.

 

[52]           Par conséquent, la seule question qui reste à trancher est de savoir si le Juge a commis une erreur dans l’interprétation de l’expression « un tel dommage » à l’article 4, et dans l’application de cette interprétation aux faits de l’espèce.

 

[53]           Dans Yugraneft Corp. c. Rexx Management Corp., 2010 CSC 19, [2010] 1 R.C.S. 649 au paragraphe 19, le juge Rothstein a rappelé le principe que les conventions internationales, ainsi que la législation les mettant en œuvre au Canada, doivent être interprétées conformément à la Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 n° 37. Il convient de considérer la doctrine internationale ainsi que la jurisprudence sur l’interprétation de l’article 4. Comme l’a souligné le Juge qui a renvoyé à l’arrêt de la Chambre des lords Stag Line Limited c. Foscolo, Mango & Company, Limited, [1932] A.C. 328, il faut, pour interpréter des conventions internationales, se référer non pas à des précédents nationaux, mais plutôt à des principes généraux largement acceptés.

 

[54]           C’est exactement l’approche qu’a adoptée le Juge. Nous sommes d’accord avec la description de l’objet de la Convention de 1976 qu’il fait au paragraphe 61. De fait, dans l’ouvrage de Patrick Griggs, Richard Williams et Jeremy Farr, Limitation of Liability for Maritime claims, 4th ed. (London ; Singapore : LLP, 2005) à la page 3, les auteurs l’ont ainsi défini :

 

[traduction] On reconnaissait que le système antérieur de limitation avait donné lieu à un trop grand nombre de litiges et qu’il était souhaitable d’éviter pareille situation à l’avenir. Les protagonistes s’entendaient sur la nécessité de parvenir à un équilibre entre, d’une part, le désir d’assurer au demandeur ayant gain de cause l’indemnisation convenable de tout dommage matériel ou corporel qu’il avait subi et, d’autre part, la nécessité de permettre aux propriétaires de navire et aux armateurs, pour des raisons de politique publique, de limiter leur responsabilité à un montant aisément assurable moyennant une prime raisonnable.

 

 

Le texte de la Convention de 1976 finalement adoptée par la Conférence est donc le fruit d’un compromis. En échange de l’établissement d’un fonds de limitation beaucoup plus élevé, les demandeurs devaient accepter que soient sévèrement limitées les possibilités d’écarter le droit de limiter la responsabilité […].

 

 

 

[55]           En outre, c’est maintenant à la partie cherchant à dépasser les limites qu’incombe le fardeau de prouver la conduite supprimant la limitation (article 4). Ce fardeau a été uniformément décrit comme considérable ou très lourd, mais cela ne signifie pas pour autant que la norme de preuve soit plus que la seule norme de preuve civile reconnue en common law, à savoir la prépondérance des probabilités : F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41 au paragraphe 36 et suiv. et In re B (Children), [2008] 3 W.L.R. 1, [2008] UKHL 35 au paragraphe 40 et suiv. Cela signifie simplement qu’il est souvent difficile de prouver l’intention et la connaissance réelle. Comme nous l’avons dit, nous sommes ici en présence d’un cas exceptionnel où le Juge a établi que le dommage résultant de l’acte de sectionner le câble était une certitude.

 

[56]           De l’examen de l’ensemble des autorités citées par les parties concernant la Convention de 1976, ainsi que d’autres conventions, telle la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, signée à Varsovie le 12 octobre 1929, où un libellé similaire (quoique non identique) est utilisé, il ressort que les affaires les plus pertinentes où l’on a traité des mots un « tel dommage » figurant à l’article 4 sont : Schiffahrts Gesellschaft MS « Mercury Ski » m.b.H. & Co K.G. c. MS Leerort Nth Schiffahrts G.m.b.H. & Co. K.G. – The « Leerort » (C.A.) [2001] 2 Lloyd’s Rep. 291) [The Leerort], Loic Ludovic Margolle & Another c. Delta Maritime Company Ltd. & Two Others – The « Saint Jacques II ») (Cour d’Amirauté) [The Saint Jacques II], [2003] 1 Lloyd’s Rep. 203) et MSC Mediterranean Shipping Co SA c. Delumar BVBA and Others (The « MSC Rosa M »), [2000] 2 Lloyd’s Rep 399 [The Rosa].

 

[57]           Dans toutes ces affaires, les tribunaux ont précisé que ces mots s’entendaient du dommage qui a été réellement causé et qui fait l’objet de la créance à l’égard de laquelle le droit de limitation est revendiqué (The Leerort au paragraphe 15). Dans The Saint Jacques II, le juge Gross a fait remarquer qu’il n’avait pas à déterminer si dans le cas d’une collision, par exemple, cela signifiait qu’une personne devait savoir qu’une collision en général aurait lieu ou, plus particulièrement, qu’une telle collision se produirait avec le navire particulier avec lequel elle a réellement eu lieu. Dans The Leerort, lord Phillips of Worth Matravers (tel qu’il était alors), a indiqué que dans le contexte des faits présentés il n’avait pas à déterminer quelle solution était correcte, bien qu’il ait semblé pencher pour la seconde.

 

[58]           Étant donné que dans la présente affaire M. Vallée a eu l’intention de sectionner le câble pour la perte duquel il est poursuivi en justice, il n’est pas nécessaire d’approfondir cette question.

 

[59]           Il est intéressant de constater que, dans ces affaires, le tribunal ne s’est pas demandé si la personne qui avait l’intention d’entrer en collision avec un navire particulier devait en connaître la valeur — si ledit navire était en perdition, s’il était chargé, et dans ce cas, quelle était la valeur de sa cargaison.

 

[60]           Cela est vrai bien que, dans The Leerort, la créance ait porté sur le dommage causé à la cargaison chargée sur le navire avec lequel le navire appartenant à la partie cherchant à limiter sa responsabilité était entré en collision.

 

[61]           L’avocat des appelants a admis qu’il n’existait aucune jurisprudence exigeant une telle connaissance. À notre avis, il en est ainsi parce que cela est tout simplement non pertinent.

 

[62]           Appliquant cette interprétation des mots « un tel dommage » à la présente affaire, on ne nous a pas convaincues que le Juge a fait une erreur manifeste et dominante en concluant que l’acte de M. Vallée a été commis avec l’intention requise à l’article 4. Comme nous l’avons dit, le juge n’avait pas à conclure que M. Vallée connaissait la valeur exacte du Sunoque I et le fait qu’il était en usage avant de parvenir à la conclusion qu’il a tirée. M. Vallée a véritablement eu l’intention de sectionner le câble brun. Telus réclame le coût de sa remise en état.

 

[63]           Dans les circonstances, nous n’avons pas à rechercher si le Juge a commis une erreur dans sa conclusion subsidiaire concernant le deuxième volet du critère « témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement ».

 

Question 4)      La perte de la couverture d’assurance des appelants

 

[64]           La quatrième question concerne la décision de l’assureur de refuser de couvrir les appelants par application du paragraphe 53(2) de la Loi sur l’assurance maritime, L.C. 1993, ch. 22, qui dispose que « l’assureur n’est pas responsable des pertes attribuables à l’inconduite délibérée de l’assuré ».

 

[65]           Le Juge n’a pas hésité à conclure que la conduite de M. Vallée « s’éloignait de façon très marquée de la norme », soit plus que la simple négligence (motifs aux paragraphes 91 et 92). En conséquence et étant donné qu’il avait déjà examiné le caractère intentionnel de cette inconduite, il a conclu que l’acte des appelants constituait une inconduite délibérée entraînant la perte de leur couverture d’assurance.

 

[66]           Les appelants contestent la conclusion d’inconduite délibérée tirée par le Juge. Selon eux, M. Vallée a peut-être été négligent, mais cela ne saurait suffire à les priver du bénéfice de la police d’assurance qu’ils ont souscrite auprès de Royal. Ils ajoutent que, de toute façon, le dommage n’était pas attribuable à cette conduite, quelle que soit la description qu’on puisse en faire.

 

[67]           À l’appui de leur thèse, les appelants citent quatre affaires où le dommage causé à un bien a été considéré comme un accident ou un événement au sens de la police (Federal Business Development Bank c. Commonwealth Insurance Co., 1983 CarswellBC 660, 2 C.C.L.I. 200 [FBDB]; Atwood c. Canada, 1985 CarswellNat 75, 10 C.C.L.I. 62 [Atwood]; Modern Livestock Ltd. c. Kansa General Insurance Co., 1994 CarswellAlta 233, 24 Alta L.R. (3d) 21, 24 C.C.L.I. (2d) 254, 157 A.R. 167, 77 W.A.C. 167 [Livestock]; Co-Operative Avicole de St-Isidore Ltd. c. Co-Operators General Insurance Co., 1997 CarswellOnt 2277, 44 C.C.L.I. (2d) 1 [Co-Operative], invitant notre Cour à appliquer le même raisonnement. Nous reviendrons brièvement plus loin sur ces affaires.

 

[68]           Les appelants fondent encore une fois leur premier motif de contestation principalement sur le fait qu’à leur avis la « conduite » pertinente de M. Vallée n’est pas tant d’avoir sectionné le câble brun, mais plutôt d’avoir manqué à l’obligation lui incombant en vertu de la loi, selon le Juge, de prendre connaissance et de s’informer des dangers pour la navigation. Pour les motifs exposés précédemment, nous ne pouvons souscrire à cette approche.

 

[69]           La conclusion du Juge selon laquelle la conduite de M. Vallée s’éloignait de façon très marquée de la norme et constituait ainsi une inconduite, soulève une question mixte de fait et de droit. Les appelants ne nous ont pas convaincues qu’il a commis une erreur manifeste et dominante à cet égard. Comme nous l’avons dit, les appelants n’ont pas établi non plus que le Juge a eu tort de conclure au caractère délibéré et intentionnel de la conduite de M. Vallée.

 

[70]           Dans les circonstances, les appelants ne peuvent avoir gain de cause que s’ils réussissent à nous convaincre que le Juge a commis une erreur lorsqu’il a conclu que la perte est « attribuable » à cette inconduite délibérée au sens du paragraphe 53(2) de la Loi sur l’assurance maritime, lequel dispose :

 

Périls assurés

 

53. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi et sauf disposition contraire de la police maritime, l’assureur n’est responsable que des pertes résultant directement des périls assurés, y compris la perte qui ne se serait pas produite sans l’inconduite ou la négligence du capitaine ou de l’équipage.

 

Périls expressément exclus

 

(2) Sans restreindre la généralité du paragraphe (1), l’assureur n’est pas responsable des pertes attribuables à l’inconduite délibérée de l’assuré ni, sauf disposition contraire de la police :

 

[…]

Losses covered

 

53. (1) Subject to this Act and unless a marine policy otherwise provides, an insurer is liable only for a loss that is proximately caused by a peril insured against, including a loss that would not have occurred but for the misconduct or negligence of the master or crew.

 

 

Losses specifically excluded

 

(2) Without limiting the generality of subsection (1), an insurer is not liable for any loss attributable to wilful misconduct of the insured nor, unless the marine policy otherwise provides, for

[71]           À la clause 20 du document joint en annexe à la police d’assurance (Institute Fishing Vessel Clauses for Protection and Indemnity), la garantie suivante est prévue :

 

[traduction]  20.1 Les Assureurs conviennent d’indemniser l’Assuré de toute somme par lui payée à une ou plusieurs personnes qu’il est légalement tenu de payer, à titre de propriétaire du navire, par suite de réclamations, demandes, dommages‑intérêts ou dépenses, lorsque cette responsabilité découle de l’une quelconque des matières suivantes et résulte d’un accident ou événement qui s’est produit pendant la période visée par l’assurance.

 

 

 

[72]           Au paragraphe 20.1.1, la police renvoie expressément aux [traduction] « pertes de biens ou dommages aux biens autres que le navire, résultant de quelque cause que ce soit […] ».

 

[73]           Royal et les appelants ont initialement débattu de la question de savoir si le sectionnement du câble brun par M. Vallée constitue un [traduction] « accident ou événement » suivant la police en cause. Toutefois, ils ont convenu à l’audience que cela n’importait pas réellement si la réclamation devait toujours être refusée suivant le paragraphe 53(2), ci-dessus.

 

[74]            Dans l’ouvrage The Law and Practice of Marine Insurance in Canada (Markham: Lexis Nexis Butterworths, 2003) à la page 108, les auteurs Strathy et Moore expliquent en ces termes la notion d’inconduite délibérée de l’assuré :

 

[traduction] Le paragraphe 53(2) de la LAM dispose que l’assureur n’est pas responsable des pertes attribuables à l’inconduite délibérée de l’assuré. Il faut lire cette exception en conjonction avec le paragraphe 53(1), qui prévoit que l’assureur sera responsable de la perte qui ne se serait pas produite sans l’inconduite ou la négligence du capitaine ou de l’équipage, dans la mesure où la perte a été causée par un péril assuré.

 

 

Si la « cause immédiate » de la perte est un péril assuré, le fait que la négligence du capitaine ou de l’équipage a contribué à la perte ne fera pas obstacle au recouvrement. Toutefois, lorsque la perte est « attribuable » à l’inconduite délibérée de l’assuré, l’assureur sera dégagé de toute responsabilité.

 

 

 

[75]           La jurisprudence invoquée par les appelants ne fait que confirmer et en réalité illustre le principe susmentionné. Ces quatre affaires se distinguent toutes de la présente espèce quant aux faits.

 

[76]           Dans FBDB, bien que l’assuré ait été manifestement négligent (l’inconduite délibérée n’était pas en cause) en amarrant son navire à un flotteur improvisé et peu solide à mi-chemin, le navire a rompu ses amarres et s’est échoué sous l’action du vent et de la mer, un péril qui était assuré. On a conclu que c’est ce péril qui était la cause directe de la perte, de sorte que la couverture a été confirmée.

 

[77]           Dans Atwood, l’incendie qui avait détruit le navire assuré ne serait pas survenu sans les étincelles causées par le fait intentionnel de l’assuré qui avait été téméraire en tentant de démarrer son moteur en panne. Encore là, la cour a conclu que la cause immédiate de la perte était l’incendie, un péril qui était assuré.

[78]           Dans Livestock, l’encanteur assuré avait vendu des porcs que son employé savait atteints de pneumonie. Ledit employé ne savait pas que cette condition était mortelle si les porcs n’étaient pas inoculés promptement. En fait, la plupart des vétérinaires ignoraient que cette maladie était dangereuse. Bien que la Cour ait conclu que la négligence de l’assuré faisait partie de la chaîne des événements ayant mené à la perte, elle a également estimé que cette perte ne pouvait survenir que si l’acheteur n’administrait pas à temps des antibiotiques aux porcs achetés et qu’alors la maladie se répandait et que les animaux nouvellement infectés ne recevaient pas d’antibiotiques à temps. Ces événements n’étaient pas inévitables, aucun n’était prévisible, et encore moins voulu par l’assuré. Ainsi, vu la définition particulière du terme accident dans la police en cause, la Cour a conclu que la perte était couverte.

 

 

[79]           Dans Co-Operative, l’assuré n’avait pas exécuté son contrat d’arrosage de la culture d’un client. Le terme « occurrence » était défini comme un accident, y compris une exposition continue et répétée à des conditions inattendues et non voulues du point de vue de l’assuré. La croissance de la culture a été entravée par l’enherbement causé par l’absence d’arrosage approprié au moment opportun. Là encore, la Cour a conclu que malgré l’inexécution du contrat par l’assuré (sans qu’il y a ait eu inconduite délibérée), la perte était due à un accident au sens défini étant donné qu’elle ne se serait pas produite si le client de l’assuré avait effectué lui-même le travail ou l’avait confié à un autre entrepreneur. En l’espèce, l’assuré ne pouvait pas prévoir que son client allait simplement renoncer à arroser sa récolte.

 

[80]           Dans la présente affaire, seule la scie électrique de M. Vallée a causé la perte. C’est sa conduite délibérée qui a été la cause immédiate de la perte, au sens du paragraphe 53(2).

 

Conclusion

 

[81]           Malgré les vaillants efforts de l’avocat des appelants et la sympathie des membres de la formation pour l’infortune de M. Vallée, nous sommes d’avis de rejeter l’appel, avec dépens en faveur des intimées et de la mise en cause.

 

 

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

 

 

« Johanne Trudel »

j.c.a.

 

« Je suis d'accord.

           Gilles Létourneau, j.c.a. »

 

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-199-11

 

INTITULÉ :                                                                           Peracomo Inc. & al.

                                                                                                Société Telus Communications & al

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   16 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LES JUGES GAUTHIER et TRUDEL

 

Y A SOUSCRIT :                                                                   LE JUGE LÉTOURNEAU

 

DATE DES MOTIFS :                                                          29 juin 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nicholas J. Spillane

POUR LES APPELANTS

 

Michel Jolin

Jean Grégoire

 

POUR LES INTIMÉES

 

Jean-François Bilodeau

POUR LA MISE EN CAUSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Brisset Bishop s.e.n.c.

Montréal (Québec)

POUR LES APPELANTS

 

 

Langlois Kronström Desjardins

Québec (Québec)

 

POUR LES INTIMÉES

 

Robinson Sheppard Shapiro, LLP

Montréal (Québec)

POUR LA MISE EN CAUSE

 

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