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Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 

Date : 20120704

Dossier : A-410-10

Référence : 2012 CAF 204

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE LAYDEN-STEVENSON*

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

ANGEL SUE LARKMAN

intimée

 

           

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 30 novembre 2011

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 juillet 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LE JUGE STRATAS

Y A SOUSCRIT :                                                                                                LE JUGE EVANS

N'A PAS PRIS PART AU JUGEMENT :                           LA JUGE LAYDEN-STEVENSON*

 

 

 

* La juge Layden-Stevenson n'a pas pu participer aux délibérations de la Cour et est décédée le 27 juin 2012. Les présents jugement et motifs du jugement sont rendus conformément au paragraphe 45(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7.


Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

 

Date : 20120704

Dossier : A-410-10

Référence : 2012 CAF 204

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE LAYDEN-STEVENSON*

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

ANGEL SUE LARKMAN

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               L'intimée, Mme Larkman, souhaite introduire devant la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire en vue de faire annuler un décret.

 

[2]               Comme nous le verrons, ce décret a été pris en vertu d'un régime législatif maintenant aboli qui traitait de ce qu'on appelait l'« émancipation ». Ce régime législatif visait à assimiler les peuples autochtones, à éradiquer leur culture et à les intégrer dans ce qu'on considérait alors être la culture de la majorité.

 

[3]               Au vu du décret, il semble que ce soit la grand-mère de Mme Larkman, qui faisait partie de la Première Nation de Matchewan, qui a réclamé la prise de ce décret.

 

[4]               Le décret a donné effet à l'« émancipation » de la grand-mère de l'intimée. Comme nous le verrons, il a aussi eu pour effet de faire perdre à la grand-mère son statut d'« Indienne » au sens de la Loi sur les Indiens, S.C. 1951, ch. 29. Toutefois, en vertu du régime législatif en question, le décret est allé plus loin : il a retiré le statut d'Indien à tous les descendants de la grand-mère, y compris Mme Larkman.

 

[5]               Dans la demande de contrôle judiciaire qu'elle souhaite présenter, Mme Larkman allègue que le décret a été obtenu par suite d'une fraude dont sa grand-mère a été victime. Mais avant que Mme Larkman puisse présenter sa demande, elle doit surmonter un obstacle majeur.

 

[6]               Les demandes de contrôle judiciaire visant à annuler un décret comme celui qui nous occupe doivent être présentées dans un délai de trente jours (Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, paragraphe 18.1(2)). Or, en l'espèce, la prise du décret qui nous intéresse remonte à 1952.

 

[7]               Devant la Cour fédérale, Mme Larkman a demandé une prorogation du délai qui lui était imparti pour présenter sa demande de contrôle judiciaire du décret.

 

[8]               Sans motiver sa décision, la Cour fédérale a fait droit à la requête de Mme Larkman et a prorogé le délai qui lui était imparti en le repoussant à une date suivant de peu celle du prononcé de son ordonnance. Le Procureur général interjette appel de cette décision devant notre Cour. Comme nous l'expliquerons plus loin, notre Cour est appelée à examiner la requête de Mme Larkman en reprenant l'affaire du début, étant donné qu'il nous est impossible de savoir pour quels motifs la Cour fédérale a accordé la prorogation de délai demandée.

 

[9]               La demande de contrôle judiciaire que Mme Larkman souhaite présenter n'est pas la première démarche qu'elle entreprend pour contester le décret et ses conséquences. Il s'agit en effet de la plus récente d'une série de démarches qu'elle poursuit depuis des années devant diverses tribunes en son nom et au nom de ses descendants. Compte tenu des circonstances fort inusitées de la présente affaire et des critères qui guident l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à notre Cour en matière de prorogation de délai accordée dans l'intérêt de la justice, je ferais droit à la requête de Mme Larkman. Bien qu'il s'agisse du même résultat que celui auquel la Cour fédérale est parvenue, j'accueillerais l'appel en partie de manière à modifier le délai fixé par la Cour fédérale.

 

 

A.        Contexte de la requête de Mme Larkman : « l'émancipation »

 

[10]           L'« émancipation » est un euphémisme employé pour désigner l'une des politiques les plus oppressives adoptées par le gouvernement canadien au cours de l'histoire de ses rapports avec les peuples autochtones (Un passé, un avenir, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, (Ottawa, Groupe Communication Canada, Édition, 1996), à la page 290).

 

[11]           À partir de 1857 et par la suite sous différentes formes jusqu'en 1985, l'« émancipation » visait à assimiler les peuples autochtones et à éradiquer leur culture ou, pour reprendre les mots employés dans la loi de 1857, à « encourager le progrès de la civilisation » chez les peuples autochtones (Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages en cette Province, et pour amender les Lois relatives aux Sauvages, S. Prov. C. 1857, 20 Vict., c. 26 (loi initiale); Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.C. 1985, ch. 27 (l'abolition)).

 

[12]           Suivant l’une des formes d'« émancipation » – celle qui nous intéresse en l'espèce – les Autochtones se voyaient octroyer la citoyenneté canadienne et le droit de détenir une terre en fief simple. En retour, ils devaient renoncer – en leur nom personnel et au nom de tous leurs descendants nés ou à naître – à leur statut légal d'« Indien », à leurs exemptions fiscales, à leur appartenance à leur communauté autochtone, à leur droit de résider au sein de cette communauté, et à leur droit de voter pour les dirigeants de leur communauté.

 

[13]           La Cour suprême a signalé les désavantages, les stéréotypes, les préjugés et la discrimination associés à l'« émancipation » dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203. Avec de profondes réticences ou moyennant un coût personnel élevé et parfois sous la contrainte, bon nombre d'Autochtones ont été séparés pendant des décennies de collectivités avec lesquelles ils avaient des liens culturels et spirituels profonds.

 

[14]           Le 17 avril 1985, date à laquelle les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés consacrant les droits à l'égalité sont entrées en vigueur, des modifications apportées à la Loi sur les Indiens sont également entrées en vigueur, faisant ainsi disparaître les derniers vestiges de l'« émancipation » et permettant à ceux qui avaient perdu leur statut d'Indien en raison de leur émancipation de s'inscrire et de retrouver leur statut d'Indien (Loi modifiant la Loi sur les Indiens, ci-dessus). Toutefois, aux termes des modifications en question, seulement certains des descendants des Indiens « émancipés » avaient le droit de faire inscrire leur nom au registre des Indiens. En d'autres termes, seulement un certain nombre ont été en mesure de recouvrer leur statut d'« Indien » et de pouvoir redevenir membre de leur collectivité autochtone.

 

B.        L'émancipation et la famille Larkman

 

[15]           La présumée « émancipation » de la grand-mère de Mme Larkman, en 1952, a eu des répercussions sur tous ses descendants vivants et à venir, y compris, évidemment, Mme Larkman.

 

[16]           En vertu de la loi modificatrice de 1985, il était loisible à la mère de Mme Larkman d’être réintégrée dans ses droits. Toutefois, suivant le libellé de cette loi, Mme Larkman elle-même n'avait pas cette possibilité.

 

[17]           Peu de temps après l'entrée en vigueur de la loi modificatrice de 1985, la mère de Mme Larkman a présenté, en vertu de la Loi sur les Indiens, une demande en vue de faire inscrire son nom et celui de Mme Larkman au registre des Indiens. Sa demande laisse entendre que sa demande de réintégration dans ses droits n'était pas motivée par le fait qu'elle avait été « émancipée », mais parce qu'elle croyait avoir perdu son statut d'Indienne par suite de son mariage à un non-Autochtone.

 

[18]           En 1988, le registraire a rendu une décision au sujet de cette demande. Conformément aux modalités de la loi modificatrice de 1985, le nom de la mère de Mme Larkman a été inscrit au registre, mais pas celui de Mme Larkman. Dans la lettre communiquant sa décision, le registraire n'a pas révélé que l'émancipation de la grand-mère était la raison pour laquelle Mme Larkman ne pouvait être inscrite au registre des Indiens.

 

 

C.        Démarches entreprises au fil des ans par Mme Larkman pour recouvrer son statut d'« Indienne »  

 

(1)               Premières démarches

 

[19]           C’est en 1995, sept ans plus tard, que Mme Larkman a entrepris sérieusement des démarches en vue de recouvrer son statut d'« Indienne ». Comme nous le verrons, les autorités qui ont été appelées à se prononcer par la suite sur son cas, tel que le registraire désigné en vertu de la Loi sur les Indiens, la Cour supérieure de justice de l'Ontario et la Cour d'appel de l'Ontario, ne se sont nullement inquiétées du temps qui s’est écoulé, soit sept ans. De même, la Couronne fédérale, qui était partie à toutes ces instances, n'a exprimé aucune préoccupation à ce sujet.

 

[20]           En avril 1995, Mme Larkman s'est de nouveau adressée au registraire pour lui demander d'inscrire son nom au registre des Indiens. Le 13 septembre 1995, le registraire a rejeté sa demande, estimant qu'il n'y avait aucune raison de modifier la décision de 1988 et soulignant que sa grand-mère avait obtenu son « émancipation » en 1952.

 

[21]           Dans l'affidavit qu'elle a déposé devant la Cour fédérale, Mme Larkman a expliqué que ce n'est qu'alors – le 13 septembre 1995 ou peu de temps après – qu'elle a appris l'existence du décret de 1952 et qu'elle a compris les circonstances dans lesquelles il avait été rédigé, et qu'elle a été en mesure d’en saisir les ramifications. En particulier, ce n'est qu'à ce moment‑là qu'elle a été mise au courant des circonstances de la fraude qui, à son avis, entouraient l'« émancipation » de sa grand-mère en 1952.

 

[22]           En 1996, Mme Larkman a présenté une nouvelle demande en soumettant à l'appui deux affidavits confirmant son affirmation qu'elle venait de découvrir que [traduction] « l'émancipation [...] est invalide étant donné qu'elle a été obtenue par la fraude ». Dans sa nouvelle demande, Mme Larkman demandait au registraire de se prononcer sur la validité de l'émancipation. Elle demandait au registraire de produire tous les documents se rapportant à l'« émancipation ».

 

[23]           En 1997, sans exprimer la moindre réserve au sujet du temps qui s’était écoulé jusqu'alors, le registraire a produit les documents réclamés et fourni certaines explications. Il a toutefois déclaré que l'« émancipation » était valide.

 

[24]           En vertu de la Loi sur les Indiens, Mme Larkman disposait de certains recours pour contester cette décision. Elle a exercé ces recours. Dans un premier temps, en 1998, elle a formulé une « protestation » en vertu de l'article 14.2 de la Loi. Madame Larkman a formulé sa protestation avant l'expiration du délai de trois ans prévu à cet article.

 

[25]           Dans sa protestation, Mme Larkman demandait au ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien de déclarer le décret invalide et d'ajouter le nom de sa grand-mère au registre des Indiens. Voici les motifs invoqués à l'appui de sa demande :

            [traduction] 

 

1.         Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, responsable à l’époque, avait une obligation fiduciale envers les Indiens. Il a manqué à cette obligation en émancipant [la grand-mère] en 1952.

 

2.         Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, responsable à l’époque, a commis une erreur de droit en émancipant [la grand-mère] alors que les conditions préalables à l'émancipation prévues par la loi n'avaient pas été respectées.

 

3.         Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, responsable à l’époque, a agi de mauvaise foi et de façon abusive en émancipant [la grand-mère].

 

4.         La demande d'émancipation de [la grand-mère] n'a pas été présentée librement.

 

5.         La demande d'émancipation de [la grand-mère] a été obtenue sous la contrainte et sur la foi de fausses déclarations frauduleuses.

 

 

Comme nous le verrons, ces motifs sont essentiellement les mêmes que ceux que Mme Larkman a par la suite invoqués devant d'autres tribunaux, y compris dans la demande de contrôle judiciaire qu'elle souhaite présenter devant la Cour fédérale.

 

[26]           À la réception de la protestation formulée par Mme Larkman, le registraire avait l'obligation de faire tenir une enquête sur la question et de rendre une décision (paragraphe 14.2(5) de la Loi sur les Indiens). On ignore quelles mesures d'enquête le registraire a pu prendre en l'espèce. Toutefois, dans sa décision du 21 juillet 2000, le registraire mentionne des documents et des renseignements qu’il avait obtenus, mais qui ne lui avaient pas été communiqués par Mme Larkman. Il est donc évident que le registraire a effectivement fait enquête.

 

[27]           Le registraire avait également le droit de recevoir des affidavits (paragraphe 14.2(6) de la Loi sur les Indiens. La grand-mère a déposé trois affidavits à l'appui de son argument portant que l'« émancipation » était frauduleuse.

 

[28]           Le 21 juillet 2000, le registraire a rejeté la protestation.

 

[29]           Le 13 novembre 2000, Mme Larkman a écrit au registraire une lettre dans laquelle elle réclamait la tenue d'une audience. À son avis, la lettre du 21 juillet 2000 du registraire soulevait plusieurs questions et faisait mention d’éléments de preuve auxquels Mme Larkman aurait dû avoir la possibilité de répondre.

 

[30]           Étant sans nouvelles du registraire, Mme Larkman a exercé son droit d'interjeter appel à la Cour supérieure de justice de l'Ontario en vertu de l'article 14.3 de la Loi sur les Indiens. Cet appel a été interjeté avant l'expiration du délai prescrit par cet article. La Couronne fédérale était au nombre des intimés.

(2)        Appel interjeté à la Cour supérieure de justice de l'Ontario

 

[31]           Dans son appel, Mme Larkman et sa grand-mère affirmaient que le décret était nul et que leur nom devait être inscrit au registre des Indiens. Elles invoquaient les moyens suivants :

            [traduction] 

 

1.         Le registraire, qui agissait au nom du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien a outrepassé sa compétence en exigeant que [la grand-mère] s'acquitte d'un fardeau de preuve plus exigeant que celui de la prépondérance des probabilités pour démontrer le bien-fondé de ses prétentions.

 

2.         Le registraire, qui agissait au nom du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, a commis une erreur en ne tenant pas compte de l'obligation fiduciale à laquelle il était tenu envers [la grand-mère].

 

3.         Le registraire, qui agissait au nom du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, a commis une erreur en concluant que les conditions préalables prévues par la Loi pour accorder une émancipation à [la grand-mère] avaient été respectées.

 

4.         Le registraire, qui agissait au nom du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, a commis une erreur en concluant que la demande d'émancipation de [la grand-mère] était volontaire et que le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration, responsable à l’époque, avait agi de bonne foi en traitant sa demande d'émancipation alors que ces conclusions ne sont pas appuyées par la preuve.

 

 

[32]           Dans le cadre des appels prévus à l'article 14.3 de la Loi sur les Indiens, les parties peuvent présenter des éléments de preuve. Heureusement pour Mme Larkman, sa grand-mère, qui était assez âgée à l'époque, était toujours vivante. Elle a pu souscrire un affidavit dans lequel elle a relaté ce dont elle se souvenait des événements pertinents. Il importe de signaler qu'en tant que partie intimée à l'appel, la Couronne fédérale a eu pleinement l'occasion de présenter une contre-preuve à la Cour et de contre-interroger la grand-mère de Mme Larkman.

 

[33]           Dans l'affidavit qu'elle a soumis à la Cour supérieure de justice de l'Ontario, la grand-mère de Mme Larkman a expliqué en détail les circonstances entourant son « émancipation » et a laissé entendre que ce n'était pas de son plein gré qu'elle avait présenté cette demande d'émancipation.

 

[34]           En 1952, l'agent des Indiens local avait reçu une lettre dactylographiée qui était censée provenir de la grand-mère de Mme Larkman et dans laquelle celle-ci demandait l’« émancipation ». Or, fait intéressant, la grand-mère de Mme Larkman ne savait pas lire et pouvait à peine écrire son prénom et son nom de famille.

 

[35]           L'agent des Indiens a répondu à la lettre en réclamant des éclaircissements. Ayant par la suite obtenu les renseignements demandés par l'intermédiaire d'autres personnes que la grand‑mère de Mme Larkman, l'agent des Indiens a estimé, en se fondant sur la lettre et sur les renseignements qu'il obtenus par la suite, que la grand-mère de Mme Larkman était admissible à une « émancipation ». Il lui a envoyé le formulaire de demande exigé.

 

[36]           Le chef de la Première Nation de Matchewan et l'agent des Indiens ont placé la demande sous les yeux de la grand-mère et lui ont demandé de signer. On l'a remplie pour elle et elle l'a signée. Dans son affidavit, la grand-mère explique qu'on ne l'a pas informée des conséquences de sa signature. Elle a expliqué qu'elle avait tout simplement [traduction] « signé les documents qu'on [lui] avait demandé de signer » et qu'elle faisait confiance à son chef et à l'agent des Indiens à qui elle avait [traduction] « toujours obéi ».

 

[37]           La lettre soumise à l'agent des Indiens et la demande qui était censée émaner de la grand‑mère contenaient plusieurs erreurs qui auraient dû éveiller des soupçons, notamment des erreurs d'orthographe en ce qui concerne le nom de la grand-mère et le fait que le nom des fils de cette dernière n'était pas mentionné.

 

[38]           Avant de transmettre la demande pour qu'elle soit traitée, l'agent des Indiens a écrit à la grand-mère une lettre dans laquelle il l'informait que son « émancipation » lui ferait perdre son droit à des redevances forestières. L'agent des Indiens a reçu en réponse une lettre qui était censée provenir de la grand-mère et qui lui demandait d’acheminer la demande malgré le fait qu'elle perdrait son droit à des redevances forestières. La demande a donc été envoyée.

 

[39]           La demande d'« émancipation » a été approuvée et le Décret C.P. 4582 a été pris le 4 décembre 1952. Il déclarait que la grand-mère était « émancipée ». Une « fiche d'émancipation » lui a été envoyée. Elle a signé la fiche sans savoir qu’en la signant, elle perdait son statut d'« Indienne ».

 

[40]           Devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario, la Couronne fédérale avait le loisir de présenter des éléments de preuve et de contre-interroger la grand-mère de Mme Larkman. Elle ne s'est prévalue d'aucune de ces deux possibilités.

 

[41]           En particulier, la Couronne fédérale n'a pas cherché à faire témoigner d'autres personnes qui auraient été témoins des événements survenus en 1952. Comme les témoins en question avaient disparu ou étaient décédés, la Couronne n'a pas contesté la demande et n'a pas cherché à faire rejeter l'instance pour cause de retard. La Couronne s'est plutôt contentée de contester les moyens soulevés par la grand-mère de Mme Larkman (qui correspondent en gros à ceux qu'elle invoque dans la demande de contrôle judiciaire dont elle souhaite saisir la Cour fédérale ) en se fondant uniquement sur le témoignage de Mme Larkman et sur celui de sa grand-mère.

 

[42]           L'instruction de l'appel interjeté devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario a duré sept ans. Bien qu'il lui ait été loisible de présenter une requête en vue de faire rejeter l'appel pour cause de retard, la Couronne fédérale ne l'a pas fait. Il ressort par ailleurs du dossier que la Couronne fédérale s’est montrée totalement indifférente à la lenteur du déroulement de l'instance.

 

(3)        Décision de la Cour supérieure de justice de l'Ontario

 

[43]           Le 5 mars 2008, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a fait droit à l'appel interjeté de la décision du registraire (R. c. Etches (2008), 89 O.R. (3d) 599 (C.S.J.) (la juge Forestell)).

 

[44]           Suivant la Cour, le registraire avait imposé à Mme Larkman et à sa grand-mère un fardeau de preuve plus exigeant que celui de la prépondérance des probabilités (aux paragraphes 59 à 64, 70 et 76). De plus, de l'avis de la Cour, le registraire avait commis une erreur en n'appréciant pas le témoignage de la grand-mère en parallèle avec l’ensemble de la preuve circonstancielle (aux paragraphes 67, 70 et 76). Le registraire avait également commis une erreur en refusant d'accepter le témoignage de la grand-mère s’il n’était pas corroboré (aux paragraphes 68 et 77).

 

[45]           La Cour a également reproché au registraire d'avoir commis une erreur grave en tirant des conclusions de fait non appuyées par la preuve qui étaient fondées sur des hypothèses (aux paragraphes 71 à 75 et 78). Par exemple, la grand-mère avait le droit de recevoir un chèque pour sa part des fonds de la bande une fois « émancipée ». Il n'y avait aucun élément de preuve tendant à démontrer qu'un tel chèque lui avait été remis. Si on ne lui avait jamais émis aucun chèque, les autres membres de la bande en profiteraient d'autant, ce qui aurait pu les motiver à obtenir le retrait de la grand-mère de la bande sans lui verser l'indemnité. Le registraire avait toutefois affirmé que le chèque [traduction] « accompagnait probablement la fiche d'émancipation ». La Cour a signalé que cette affirmation ne reposait pas sur la preuve (au paragraphe 75).

 

[46]           Enfin, la Cour a rejeté l'argument selon lequel elle n'avait pas compétence au motif que le décret devait être attaqué en Cour fédérale.

 

[47]           Signalons, pour nos besoins, que l'aspect le plus important de la décision de la Cour supérieure de justice de l'Ontario est l'examen qu'elle a fait de la preuve qui lui avait été soumise. Dans ses motifs, la Cour relate les faits susmentionnés (aux paragraphes 33 à 41). Il en ressort qu'elle a accepté le témoignage de la grand-mère de Mme Larkman. Elle n'a mentionné aucune raison qui l’aurait justifiée de ne pas y ajouter foi.

 

[48]           Fait encore plus important, la Cour a non seulement annulé la décision du registraire, mais elle a également rendu la décision que, à son avis, le registraire aurait dû rendre. Signalant qu'elle disposait d'un dossier complet en appel et se fondant sur ce dossier, la Cour a jugé que l'« émancipation » de la grand-mère était invalide (au paragraphe 82). Bien qu’elle ne le déclare pas expressément, on peut conclure que la Cour était d'avis que l'« émancipation » de Mme Larkman était involontaire ou qu'elle avait été victime d'une fraude. La Cour a ordonné que la grand-mère et tous ses descendants, y compris Mme Larkman, se voient reconnaître le droit d'être inscrits comme « Indiens » sous le régime de la Loi sur les Indiens.

 

[49]           La Couronne fédérale a interjeté appel de cette décision devant la Cour d'appel de l'Ontario.

 

(4)        Décision de la Cour d'appel de l'Ontario

 

[50]           Le 27 février 2009, la Cour d'appel de l'Ontario a accueilli l'appel interjeté par la Couronne fédérale (Etches v. Canada (Indian and Northern Affairs), 2009 ONCA 182, 94 O.R. (3d) 161, estimant que la Cour supérieure de justice de l'Ontario n'avait pas compétence pour rendre l'ordonnance qu'elle avait rendue. La Cour supérieure avait effectivement invalidé le décret, ce qui, suivant la Cour d'appel, était la prérogative de la Cour fédérale.

 

[51]           La Cour d'appel n'a pas commenté les conclusions de fait et les observations formulées au sujet de la preuve par le juge de la Cour supérieure.

 

            (5)        Instances ultérieures

 

[52]           Dans les délais fixés par la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, Mme Larkman et sa grand-mère ont présenté une demande d'autorisation d'appel à la Cour suprême du Canada. Le 1er octobre 2009, leur demande d'autorisation d'appel a été rejetée.

 

[53]           Dans ces conditions, si Mme Larkman et sa grand-mère souhaitaient poursuivre les démarches qu'elle avait entreprises depuis de nombreuses années et poursuivre leur contestation du décret, elles devaient s’adresser à la Cour fédérale.

 

(6)        Instances introduites devant la Cour fédérale

 

[54]           Le 10 septembre 2010, onze mois après que la Cour suprême eut refusé l'autorisation d'appel, Mme Larkman a introduit une instance devant la Cour fédérale en présentant une requête en prorogation du délai qui lui était imparti pour demander le contrôle judiciaire du décret.

 

[55]           Elle a versé au dossier de sa requête l'avis de la demande qu'elle se proposait de présenter. Madame Larkman est la seule demanderesse nommément désignée dans l'avis de demande en question. Sa grand-mère est décédée le 8 août 2010, juste avant que Mme Larkman ne présente sa requête en prorogation de délai.

 

[56]           Dans son avis de demande projetée, Mme Larkman allègue que le décret est invalide, réclame son annulation et invoque deux moyens à l'appui, à savoir :

            [traduction] 

 

33.       Le registraire, qui agissait au nom du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, a commis une erreur en concluant que les conditions préalables prévues par la Loi pour accorder une émancipation à [la grand-mère] avaient été respectées.

 

34.       Le registraire, qui agissait au nom du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, a commis une erreur en concluant que la demande d'émancipation de [la grand-mère] était volontaire et que le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration, responsable à l’époque, avait agi de bonne foi en traitant sa demande d'émancipation alors que ces conclusions ne sont pas appuyées par la preuve.

 

 

[57]           Les motifs en question font suite à un long exposé des faits pertinents relatifs aux circonstances suspectes entourant l'« émancipation » de la grand-mère en 1952.

 

[58]           Ces moyens sont formulés maladroitement. Ils dénotent une volonté de faire annuler la décision du registraire plutôt que le décret. Il se peut que la personne qui les a rédigés ait emprunté le texte des documents introductifs d'instance antérieurs visant à faire annuler la décision du registraire. Néanmoins, à mon avis, lorsqu'on les interprète correctement, ces moyens soulèvent effectivement la question de savoir si le décret a été obtenu par la fraude et s’il devrait, par conséquent, être annulé. Les moyens en question correspondent en grande partie à ceux qui ont été formulés dans l'instance antérieure introduite devant les tribunaux ontariens et devant le registraire. Le Procureur général a admis ce fait devant nous.

 

[59]           Comme nous l'avons déjà mentionné, la Cour fédérale a exercé son pouvoir discrétionnaire en faveur de Mme Larkman en lui accordant une prorogation du délai qui lui était imparti pour déposer sa demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

D.        Analyse

 

(1)        La norme de contrôle

 

[60]           La Cour fédérale n'a pas motivé sa décision d'exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de Mme Larkman en lui accordant une prorogation de délai. Le dossier qui lui avait été soumis ne révèle par ailleurs pas les motifs pour lesquels la Cour a exercé de la sorte son pouvoir discrétionnaire. Notre Cour doit donc reprendre l'affaire depuis le début et exercer son propre pouvoir discrétionnaire en se fondant sur les règles de droit et les éléments de preuve dont elle dispose sans faire preuve de déférence envers la décision de la Cour fédérale (Plante c. Canada (Service correctionnel), 2005 CAF 120, au paragraphe 2; Infonet Services Corp. c. Matrox Electronic Services Ltd., 2004 CAF 162, au paragraphe 6; Jukatavicius c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 289, au paragraphe 24).

 

            (2)        Le critère applicable en matière de prorogation de délai

 

[61]           Les parties s'entendent pour dire que les questions suivantes sont pertinentes lorsqu'il s'agit pour notre Cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire pour se prononcer sur une demande de prorogation de délai :

 

(1)        Le requérant a-t-il manifesté une intention constante de poursuivre sa demande?

 

 (2)       La demande a-t-elle un certain fondement?

 

(3)        La Couronne a-t-elle subi un préjudice en raison du retard?

 

(4)        Le requérant a‑t‑il une explication raisonnable pour justifier le retard?

 

(Grewal c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] 2 C.F. 263 (C.A.); Muckenheim c. Canada (Commission de l'assurance-emploi), 2008 CAF 249, au paragraphe 8).

 

[62]           Ces principes orientent la Cour et l'aident à déterminer si l'octroi d'une prorogation de délai est dans l'intérêt de la justice (Grewal, ci-dessus, aux pages 277 et 278). L'importance de chacun de ces facteurs dépend des circonstances de l'espèce. De plus, il n'est pas nécessaire de répondre aux quatre questions en faveur du requérant. Ainsi, « « une explication parfaitement convaincante justifiant le retard peut entraîner une réponse positive même si les arguments appuyant la contestation du jugement paraissent faibles et, de la même façon, une très bonne cause peut contrebalancer une justification du retard moins convaincante » (Grewal, à la page 282). Dans certains cas, surtout dans ceux qui sortent de l’ordinaire, d'autres questions peuvent s'avérer pertinentes. La considération primordiale est celle de savoir si l'octroi d'une prorogation de délai serait dans l'intérêt de la justice (voir, de façon générale, l'arrêt Grewal, aux pages 278 et 279; Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Hogervorst, 2007 CAF 41, au paragraphe 33; Huard c. Canada (Procureur général), 2007 CF 195, 89 Admin LR (4th) 1).

(2)               Période de retard

 

[63]           D'entrée de jeu, il est nécessaire de bien préciser la période de retard à évaluer.

 

[64]           Il s'agit d'une affaire inusitée. Madame Larkman est née en 1972, une vingtaine d'années après la prise du décret. Elle a atteint l'âge adulte une quarantaine d'années après que le décret soit entré en vigueur. De plus, Mme Larkman a expliqué dans son témoignage qu'elle n'avait appris l'existence du décret et des circonstances entourant sa prise que le 13 septembre 1995 ou peu de temps après (voir le paragraphe 21ci-dessus).

 

[65]           Le Procureur général affirme que Mme Larkman était au courant des circonstances entourant la prise du décret avant 1995. Il souligne qu'en 1985, lorsque la grand-mère de Mme Larkman a demandé que son nom soit inscrit au registre des Indiens, elle a indiqué comme motif de sa demande : [traduction] « émancipation 1952 ».

 

[66]           À mon avis, cette allégation n'aide pas le Procureur général. La mention que l'on trouve sur le formulaire de demande démontre que la grand-mère de Mme Larkman était au courant de l'existence du décret en 1985, mais rien ne permet de penser que Mme Larkman était elle-même au courant de l'existence du décret en 1985.

 

[67]           Le Procureur général souligne par ailleurs que Mme Larkman n'a jamais précisé dans quelles circonstances elle avait découvert les faits entourant la prise du décret. Même s’il a raison de souligner ce fait, j’estime que Mme Larkman a soumis suffisamment d'éléments de preuve crédibles pour démontrer qu'elle n'a appris l'existence du décret et les circonstances entourant sa prise que le 13 septembre 1995 ou peu de temps après. Sur le plan tactique, il incombait au Procureur général de contre-interroger Mme Larkman sur cette question cruciale. Or, aucun contre-interrogatoire n'a eu lieu.

 

[68]           Par conséquent, compte tenu des circonstances de la présente affaire, je conclus que la période de retard pertinente devant être considérée est celle comprise entre le 13 septembre 1995 et le 10 septembre 2010, date à laquelle Mme Larkman a présenté sa requête en prorogation de délai.

 

[69]           Je passe maintenant aux quatre questions qui guident l'exercice de notre pouvoir discrétionnaire.

 

            a)         Intention constante

 

[70]           Il ressort des démarches que Mme Larkman a poursuivies au fil des ans qu'elle a toujours eu l'intention, au cours de la période de retard pertinente, de contester la validité de l'« émancipation » de sa grand-mère.

 

[71]           Certes, à certains moments, elle n'a pas fait preuve de diligence en poursuivant ses démarches. Mais, à l'exception d'une période de temps bien précise, rien ne permet de penser qu'elle a renoncé à sa quête. Cette période de temps est celle comprise entre octobre 2009 et septembre 2010, à la suite du refus que la Cour suprême du Canada a opposé à sa demande d’autorisation d’appel. Au cours de cette période, il incombait à Mme Larkman d'introduire une instance devant la Cour fédérale. Or, elle ne l'a pas fait. Je reviendrai plus loin sur cette question dans les présents motifs.

 

            b)         La demande a-t-elle un certain fondement?

 

[72]           S'agissant du bien-fondé de la demande de Mme Larkman, la Cour supérieure de justice de l'Ontario disposait d'un [traduction] « dossier complet » (voir le paragraphe 48 ci-dessus), a apprécié les éléments de preuve se rapportant à la demande qui avait été présentée en 1952 en vue d'obtenir le décret et, se fondant sur ces éléments de preuve, a jugé que l'« émancipation » de la grand-mère était invalide. La Cour d'appel de l'Ontario a infirmé cette décision, mais uniquement pour des motifs de compétence.

 

[73]           Les éléments de preuve concernant la demande présentée en 1952 en vue d'obtenir la prise du décret provenaient de la grand-mère de Mme Larkman. Son décès en 2010 a‑t‑il pour effet de priver la Cour fédérale de ces éléments de preuve, de sorte que la demande de contrôle judiciaire projetée se retrouve dénuée maintenant de tout fondement? Je ne le crois pas.

 

[74]           La demande de contrôle judiciaire introduite devant la Cour fédérale soulève des questions qui reprennent pour l'essentiel celles qu'a analysées la Cour supérieure de justice de l'Ontario. Devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario, les parties ont eu amplement l'occasion de présenter des éléments de preuve sur ces questions et de les vérifier. Bien que la Couronne fédérale ait agi comme intimée devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario et que le Procureur général soit l'intimé devant la Cour fédérale, le Procureur général estime à juste titre que cette différence ne tire pas à conséquence. Dans un cas comme celui-ci, les éléments de preuve que la Cour supérieure de justice de l’Ontario a admis, y compris le témoignage que la grand-mère défunte avait auparavant donné, pourraient fort bien être admissibles devant la Cour fédérale (R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; voir également R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, et R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, et la jurisprudence ultérieure appliquant ces précédents). De plus, il se peut que la Couronne ne soit pas en mesure de contester les conclusions de fait sous-jacentes à la décision générale de la Cour supérieure de justice de l'Ontario (Toronto (ville) c. SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77). Dans le cas qui nous occupe, il n’est pas inutile de répéter que la Cour d'appel de l'Ontario n'a pas remis en question les conclusions de fait en question et qu'elle n'a fait droit à l'appel interjeté par la Couronne fédérale que pour des motifs de compétence.

 

[75]           Il appartiendra au juge des requêtes de la Cour fédérale de se prononcer sur ces questions. Par conséquent, mes observations ne valent que pour l'appréciation à laquelle je me suis livré en l'espèce, en l'occurrence la question de savoir si la demande de contrôle judiciaire de Mme Larkman est suffisamment fondée pour justifier l'octroi d'une prorogation de délai. À mon avis, c'est effectivement le cas.

 

            c)         Préjudice

 

[76]           Le principal moyen invoqué par Mme Larkman dans sa demande de contrôle judiciaire tient au fait que la procédure suivie pour prendre le décret était entachée d'un vice fondamental. À son avis, ce vice rend le décret invalide.

 

[77]           En l'espèce, le Procureur général souligne le fait que le processus en question remonte à une soixantaine d'années. De nombreux témoins sont depuis décédés. Dans la mesure où certains sont toujours vivants, leurs souvenirs seront à coup sûr vagues. Il se peut que les documents pertinents n'existent plus.

 

[78]           Normalement, ces considérations auraient du poids. Mais, la présente affaire est loin d'être normale. Comme nous l'avons déjà mentionné, la Couronne fédérale a eu amplement l'occasion de présenter des éléments de preuve devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario et de contester les éléments de preuve de la partie adverse. Or, devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario, elle ne s'est jamais plainte que le temps écoulé lui avait causé un préjudice. La Cour en a tiré une série de conclusions et constatations factuelles en se fondant sur un dossier probatoire complet, et ces conclusions, constatations et éléments de preuve pourraient fort bien être admissibles dans le cadre de l'instance introduite devant la Cour fédérale.

 

[79]           En réalité, la situation a évolué au fil des ans de telle manière que les parties se sont prévalues devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario de la possibilité de figer dans le temps la période applicable à la preuve et aux conclusions. Personne ne s'est alors plaint du fait que la période ainsi circonscrite était incomplète en raison de la disparition de témoins ou de documents au fil du temps. Les mêmes allégations sont maintenant formulées dans le cadre d'une instance introduite devant la Cour fédérale. Les éléments retenus dans la période de temps qui a ainsi été circonscrite peuvent encore être utilisés dans le cadre de l'instance introduite devant la Cour fédérale sous réserve de toute décision rendue par cette Cour au sujet de leur admissibilité. À mon avis, aucun préjudice n'a été causé dont nous devrions tenir compte pour déterminer si Mme Larkman devrait bénéficier d'une prorogation de délai.

 

            d)         Explication raisonnable justifiant le retard

 

[80]           La principale explication avancée par Mme Larkman est le fait qu'à compter de septembre 1995 et jusqu'à ce que la Cour suprême rejette sa demande d'autorisation en octobre 2009, elle exerçait ses droits devant des tribunaux qui, à son avis, étaient compétents pour lui accorder la réparation qu'elle réclamait. Ce n'est qu'en octobre 2009 qu'il est devenu évident qu'elle devait s’adresser à la Cour fédérale.

 

[81]           Il existe de nombreuses affaires dans lesquelles la Cour fédérale a accordé une prorogation du délai imparti pour présenter une demande de contrôle judiciaire au motif qu'une partie avait à tort, mais de bonne foi, agi devant un autre tribunal. Je relève par ailleurs que rien ne permet de penser que la Couronne fédérale s’est plainte du temps écoulé entre septembre 1995 et octobre 2009. Dans ces conditions et compte tenu des considérations relatives à « l'intérêt de la justice » dont nous allons faire état plus loin, je suis disposé à considérer que les démarches que Mme Larkman a poursuivies entre septembre 1995 et octobre 2009 constituent une explication suffisante pour justifier le retard et ce, même si elle ne s'est pas adressée aux bons tribunaux.

 

[82]           Pour cette raison, Mme Larkman aurait dû introduire une instance devant la Cour fédérale en novembre 2009. Or, elle ne l'a fait qu'en septembre 2010. J'ai déjà mentionné que l'inaction dont elle a fait preuve au cours de cette période laisse penser qu'elle aurait pu renoncer à son intention de contester le décret.

 

[83]           Pour expliquer le temps qu'elle a laissé s'écouler entre novembre 2009 et septembre 2010, Mme Larkman invoque un changement d'avocat, un manque de ressources financières et le fait qu'elle résidait à Timmins. Ces raisons ne constituent pas des explications justifiant le retard.

 

[84]           Madame Larkman signale également que sa grand-mère est décédée en août 2010 et qu'il a fallu rédiger de nouveaux documents judiciaires. Ce fait n'explique pas le retard accumulé jusqu'alors. Rien ne permet de penser que sa grand-mère était malade avant cette date ou que Mme Larkman devait consacrer toutes ses énergies à s'occuper d'elle.

 

            e)         Appréciation générale

 

[85]           Comme nous l'avons déjà mentionné, le facteur primordial est celui de savoir s'il est dans l'intérêt de la justice d'accorder une prorogation de délai.

 

[86]           Pour répondre à cette question, je suis conscient du fait que la Cour fédérale et notre Cour ont souligné l'importance du délai de 30 jours prescrit au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. On trouve bon nombre de précédents suivant lesquels des retards inexpliqués, même courts, peuvent justifier le refus d'une prorogation de délai (Powell c. United Parcel Service, 2010 CAF 286, au paragraphe 3; Kobek c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 220, aux paragraphes 2 et 5; McBean c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 1149 et bien d'autres).

 

[87]           La date limite de trente jours se justifie par le principe du caractère définitif des décisions. Lorsque le délai de trente jours expire et qu'aucune demande de contrôle judiciaire n'a été introduite pour contester la décision ou l'ordonnance en question, les parties devraient pouvoir agir en partant du principe que la décision ou l'ordonnance qui a été rendue s'appliquera. Il faut tenir compte du principe du caractère définitif des décisions lorsqu’on cherche à déterminer en quoi consiste l'intérêt de la justice dans un cas déterminé.

 

[88]           Il arrive souvent que les décisions et les ordonnances résolvent d'importantes questions qui ont des incidences sur d'importants segments de la population. Il arrive souvent que les décisions et les ordonnances permettent de faire avancer d'autres dossiers dans l'intérêt du public. En pareil cas, le principe du caractère définitif des décisions revêt encore plus d’importance. Par exemple, peu de temps après qu'une décision est prise à la suite d'un examen environnemental, le gouvernement, le promoteur du projet et le grand public doivent savoir rapidement si la décision est définitive. Une conception par trop libérale en matière d'octroi de prorogation de délai risque de nuire à ce processus en permettant l’introduction inopinée de demandes de contrôle judiciaire longtemps après que la décision a été communiquée aux parties et que celles-ci ont agi sur la foi de cette décision.

 

[89]           Dans le cas qui nous occupe, les raisons qui justifient d'adopter une approche stricte en ce qui concerne le délai de trente jours sont moins percutantes. La présente affaire est fort inusitée. Le décret a une portée très étroite. Il ne vise que Mme Larkman et ses éventuels descendants. Le motif invoqué pour le contester est lui aussi très étroit. Il se rapporte à des actes bien précis commis par des personnes déterminées à une époque déterminée. Le principe du caractère définitif des décisions ne mérite pas une importance aussi grande dans un cas comme celui qui nous occupe. Un contrôle judiciaire qui n’interviendrait que longtemps après les faits n'aura pas pour effet d'entraver l'administration de la justice ou de nuire à l'intérêt du public.

 

[90]           La question se résume à ce qui suit. Est-il dans l'intérêt de la justice d'accorder la prorogation de délai demandée et de permettre l’introduction de la demande de contrôle judiciaire projetée?

 

[91]           On peut formuler la question autrement en tenant compte de bon nombre des faits et des facteurs dont nous avons discuté dans les présents motifs. Bien que Mme Larkman ne puisse expliquer de façon satisfaisante la raison pour laquelle elle a laissé s'écouler plusieurs mois avant d'agir, devrait‑on lui permettre de poursuivre les démarches qu'elle a entreprises depuis de nombreuses années en tenant compte du fait que ses démarches sont potentiellement fondées et, si elles aboutissent, qu’elles n'auront de conséquences que sur elle et sur ses éventuels descendants, et d’annuler les effets d'une inconduite grave et les conséquences d'une politique condamnée par une Commission royale et par la plus haute juridiction du Canada au motif qu'elle est oppressive et discriminatoire?

 

[92]           Je réponds par l'affirmative à cette question.

 

F.         Décision proposée

 

[93]           Par conséquent, à l'instar de la Cour fédérale, je suis d'avis de faire droit à la requête en prorogation de délai de Mme Larkman.

 

[94]           La Cour fédérale a ordonné à Mme Larkman de déposer son avis de demande de contrôle judiciaire dans les quinze jours de son ordonnance. Je modifierais cette partie de l'ordonnance pour permettre à Mme Larkman de déposer son avis de demande de contrôle judiciaire dans les quinze jours du jugement de notre Cour. Je confirmerais par ailleurs l'ordonnance de la Cour fédérale. J'accorderais à Mme Larkman ses dépens.

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

 

« Je suis d’accord

     John M. Evans, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-410-10

 

APPEL D'UNE ORDONNANCE PRONONCÉE LE 18 OCTOBRE 2010 PAR LE JUGE HUGHES DANS LE DOSSIER 10-T-31

 

INTITULÉ :                                                                          Procureur général du Canada c. Angel Sue Larkman

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                  Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                                 Le 30 novembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                               Le juge Stratas

 

Y A SOUSCRIT :                                                                 Le juge Evans

 

N'A PAS PRIS PART AU JUGEMENT :                        La juge Layden-Stevenson

 

DATE DES MOTIFS :                                                         Le 4 juillet 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael Beggs

Gary Penner

 

POUR L'APPELANT

 

Sunil Mathai

POUR L'INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L'APPELANT

 

Falconer Charney SRL

Toronto (Ontario)

 

POUR L'INTIMÉE

 

 

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