Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20120703

Dossier : 12‑A‑23

Référence : 2012 CAF 203

 

 

Présent : LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

ASSOCIATION DES COMPAGNIES DE TÉLÉPHONE DU QUÉBEC INC. et ONTARIO TELECOMMUNICATIONS ASSOCIATION

 

requérantes

 

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ROGERS COMMUNICATIONS PARTNERSHIP, COGECO CÂBLE INC., BRAGG COMMUNICATIONS INC. (faisant affaire sous la raison sociale Eastlink), CABLOVISION WARWICK INC., BELL ALLIANT REGIONAL COMMUNICATIONS, BELL CANADA et TELUS COMMUNICATIONS COMPANY

 

intimés

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 27 juin 2012.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2012.

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                                                                 LE JUGE STRATAS

 


Date : 20120703

Dossier : 12‑A‑23

Référence : 2012 CAF 203

 

Présent : LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

ASSOCIATION DES COMPAGNIES DE TÉLÉPHONE DU QUÉBEC INC. et ONTARIO TELECOMMUNICATIONS ASSOCIATION

 

requérantes

 

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ROGERS COMMUNICATIONS PARTNERSHIP, COGECO CÂBLE INC., BRAGG COMMUNICATIONS INC. (faisant affaire sous la raison sociale Eastlink), CABLOVISION WARWICK INC., BELL ALLIANT REGIONAL COMMUNICATIONS, BELL CANADA et TELUS COMMUNICATIONS COMPANY

 

intimés

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               Les requérantes, l'Association des compagnies de téléphone du Québec Inc. et l'Ontario Telecommunications Association, ont présenté une requête en vue d'obtenir une ordonnance en sursis de certaines décisions, directives et politiques du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes.

 

[2]               Les intimés s'opposent à la requête au motif qu'il n'a pas été satisfait au critère énoncé dans RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311. En particulier, ils font valoir que les requérantes n'ont pas établi l'existence d'un préjudice irréparable et qu'elles n'ont pas démontré que, suivant la prépondérance des inconvénients, leur requête en sursis devait être accueillie. Les intimés soutiennent également que les requérantes sont des associations et que ce sont leurs membres, et non les associations elles‑mêmes, qui subiront un préjudice irréparable, le cas échéant. En réponse à cette observation, les requérantes ont introduit une autre requête visant à faire ajouter certains de leurs membres à titre de requérants.

 

[3]               Les intimés ont également soulevé un certain nombre d'objections préliminaires. Pour les motifs qui suivent, j'estime que deux des objections préliminaires sont bien fondées, de sorte que je dois rejeter la requête en sursis des requérantes.

 

A.        Les faits essentiels

 

[4]               Comme la Cour ne rejette pas sur le fond la requête en sursis des requérantes et qu'il se peut qu'en conséquence des présents motifs, les requérantes s'adressent au gouverneur en conseil en vue d'obtenir un sursis, seul un bref exposé des faits sera nécessaire et approprié.

 

(1)        Ce que le CRTC a fait

 

[5]               Au cours de la dernière année, le CRTC a rendu certaines décisions et a établi certaines directives et politiques qui, selon les requérantes, nuisent à leurs membres : politique réglementaire de télécom CRTC 2011‑291, avis de consultation de télécom CRTC 2011‑348, décisions de télécom CRTC 2011‑733, 2012‑35, 2012‑36, 2012‑37, 2012‑38, 2012‑39, 2012‑40, 2012‑41, 2012‑42, 2012‑43, 2012‑44, 2012‑45, 2012‑46 et 2012‑47.

 

(2)        Les effets sur les requérantes

 

[6]               Les requérantes soutiennent que ces décisions, directives et politiques exposent leurs membres à une concurrence accrue et qu'elles modifient à leur détriment les subventions et les autres paiements qu'ils reçoivent. En conséquence, leurs membres et le public subiront des effets préjudiciables. Les requérantes soutiennent en outre que la viabilité financière de leurs membres est en jeu.

 

(3)        Les appels des requérantes

 

[7]               En vertu de la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, article 12, le gouverneur en conseil peut, sur demande écrite, modifier ou annuler une « décision » du CRTC ou la renvoyer au CRTC (ci‑après « faire l'objet d'un appel »). Les décisions peuvent également faire l'objet d'un appel devant la Cour, avec l'autorisation de celle‑ci, sur des questions de droit ou de compétence (article 64). Une « décision » est une « mesure prise par le Conseil, quelle qu'en soit la forme » (article 2).

 

[8]               Les requérantes n'ont interjeté appel que de deux décisions au gouverneur en conseil : la politique réglementaire de télécom CRTC 2011‑291 et la décision de télécom CRTC 2011‑733 (une décision dont le sursis n'est pas demandé). Cette politique et cette décision ne font pas l'objet d'un appel devant la Cour.

 

(4)        La requête des requérantes à la Cour

 

[9]               Dans leur requête à la Cour, les requérantes sollicitent le sursis, en tout ou en partie, des décisions, directives et politiques susmentionnées au paragraphe 5. Elles demandent qu'il soit sursis à ces décisions, directives et politiques — la plupart d'entre elles ne faisant pas l'objet d'un appel — jusqu'à ce que le gouverneur en conseil ait statué sur leur appel de la politique réglementaire de télécom CRTC 2011‑291 et de la décision de télécom CRTC 2011‑733.

 

[10]           En définitive, les requérantes demandent à la Cour de prononcer une ordonnance de sursis, même si les seuls appels au fond ont été interjetés devant le gouverneur en conseil.

 

B.        Tribunaux que les requérantes peuvent saisir d'une demande en sursis des décisions du CRTC

 

[11]           Dans les circonstances de l'espèce, les requérantes pouvaient saisir trois tribunaux d'une demande de sursis des décisions du CRTC.

 

(1)        Le CRTC

 

[12]           Toute partie lésée par une décision du CRTC peut demander au CRTC d'y surseoir. Ce pouvoir du CRTC est prévu à l'article 62 de la Loi sur les télécommunications, qui lui permet, entre autres, de « modifier ses décisions ».

 

[13]           Bien qu'il décrive souvent ce pouvoir comme un pouvoir de surseoir à une décision, sur le plan du droit, le CRTC modifie en fait la date de prise d'effet de sa décision. Par exemple, une décision qui devait prendre effet immédiatement peut être modifiée de manière à prendre effet ultérieurement.

 

[14]           Dans l'avis de pratique du 28 février 1997, le CRTC a annoncé qu'il examinerait les requêtes en sursis en appliquant le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, et RJR‑MacDonald Inc., précité.

 

[15]           En l'espèce, les requérantes ont demandé au CRTC de surseoir aux décisions, directives et politiques susmentionnées au paragraphe 5. Le 30 mars 2012, le CRTC, dans une décision majoritaire (une conseillère était dissidente), a rejeté cette requête. Les conseillers majoritaires ont conclu que les requérantes n'avaient pas établi l'existence d'un préjudice irréparable et qu'elles n'avaient pas non plus démontré que, suivant la prépondérance des inconvénients, leur demande en sursis devait être accueillie. Les requérantes ont présenté une requête en autorisation d'interjeter appel à la Cour de la décision du CRTC de ne pas accorder le sursis demandé. Cette requête est toujours pendante devant la Cour.

 

(2)        Le gouverneur en conseil

 

[16]           L'intimée TELUS fait valoir que le gouverneur en conseil a le pouvoir de surseoir aux décisions du CRTC. Elle soutient que ce pouvoir existe en vertu de l'article 12 de la Loi sur les télécommunications.

 

[17]           Je souscris à cette observation. L'article 12 prévoit notamment ce qui suit :

 

 (1) Dans l'année qui suit la prise d'une décision par le Conseil, le gouverneur en conseil peut, par décret, soit de sa propre initiative, soit sur demande écrite présentée dans les quatre‑vingt‑dix jours de cette prise, modifier ou annuler la décision ou la renvoyer au Conseil pour réexamen de tout ou partie de celle‑ci et nouvelle audience.

 (1) Within one year after a decision by the Commission, the Governor in Council may, on petition in writing presented to the Governor in Council within ninety days after the decision, or on the Governor in Council's own motion, by order, vary or rescind the decision or refer it back to the Commission for reconsideration of all or a portion of it.

 

[18]           Plusieurs décisions du CRTC prennent effet à la date où elles sont prononcées. Le gouverneur en conseil peut recourir à l'article 12 pour modifier la date de leur prise d'effet. En réalité, il y est sursis ou elles sont suspendues jusqu'au moment prescrit par le gouverneur en conseil. Le gouverneur en conseil a exercé ce pouvoir à un certain nombre d'occasions : C.P. 1981‑2151, 1981‑3382 et 1981‑3456 (Telsat Canada) (de sa propre initiative), C.P. 1988‑2386, 1989‑1238 et 1990‑620 (Call‑Net) (de sa propre initiative), S.T.C. c. Canada (Procureur général), [1989] 1 C.F. 643, pages 647 et 648 (à la demande d'une partie).

 

(3)        La Cour d'appel fédérale

 

[19]           Lorsqu'une partie présente une requête en autorisation d'interjeter appel à la Cour d'une décision du CRTC sur le fond, il arrive parfois qu'elle demande, par la même occasion, qu'il soit sursis à cette décision jusqu'au jugement définitif de la Cour. Le pouvoir de la Cour d'accorder un tel sursis est incontestable : articles 44 et 50 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, et voir, p. ex., North American Gateway Inc. c. CRTC, 74 C.P.R. (3d) 156, no 97‑A‑47, 26 mai 1997 (C.A.F.). Lorsqu'un appelant ou un appelant potentiel s'adresse à la Cour, celle‑ci a le pouvoir de le protéger contre les effets d'une décision contestée du CRTC. C'est ce que la Cour fait lorsqu'il est satisfait au critère énoncé dans RJR‑Macdonald, précité.

 

[20]           L'espèce est cependant différente. Comme nous l'avons mentionné, les requérantes n'ont interjeté appel des décisions du CRTC qu'au gouverneur en conseil, non à la Cour. La Cour a‑t‑elle compétence pour entendre une requête en sursis lorsqu'il n'est fait appel d'une décision que devant le gouverneur en conseil, et non devant la Cour?

 

C.        Les objections préliminaires

 

[21]           Cette question fait l'objet de l'une des objections préliminaires formulées par l'intimée TELUS, qui répond à cette question par la négative. TELUS ajoute que le gouverneur en conseil est un autre tribunal approprié pour obtenir le sursis d'une décision. Enfin, elle fait valoir que les requérantes ne peuvent demander un sursis à la Cour en raison de la règle de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée, qui s'appliquerait par suite de la décision du CRTC de ne pas accorder de sursis.

 

[22]           J'estime que la Cour peut entendre une requête en sursis lorsqu'il n'est interjeté appel d'une décision que devant le gouverneur en conseil, mais j'aimerais faire quelques précisions importantes. Comme nous le verrons, rares sont les cas où cette compétence peut être exercée.

 

[23]           La Cour a compétence pour accorder une injonction — et le sursis est une forme d'injonction — à l'égard de procédures et de décisions administratives, même lorsqu'aucune procédure n'est devant la Cour. On en trouve un bon exemple dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626. Cette compétence est fondée sur l'article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, lequel est rédigé comme suit :

 

44 Indépendamment de toute autre forme de réparation qu'elle peut accorder, la Cour d'appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d'exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu'elle juge équitables.

44. In addition to any other relief that the Federal Court of Appeal or the Federal Court may grant or award, a mandamus, an injunction or an order for specific performance may be granted or a receiver appointed by that court in all cases in which it appears to the court to be just or convenient to do so. The order may be made either unconditionally or on any terms and conditions that the court considers just.

 

 

[24]           Cette compétence est également fondée sur l'article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, qui dispose notamment ce qui suit :

 

50. (1) La Cour d'appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

 

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

 

b) lorsque, pour quelque autre raison, l'intérêt de la justice l'exige.

50. (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

 

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

 

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

 

[25]           L'étendue de la compétence conférée à la Cour par ces dispositions demeure incertaine.

 

[26]           D'aucuns prétendent que la Cour a « une compétence administrative générale sur les tribunaux administratifs fédéraux » et que ses pouvoirs « ne doivent pas être interprétés de façon restrictive » : Canadian Liberty Net, précité, au paragraphe 36. Il s'agit d'une « plénitude de compétence » identique à celle qui permet aux cours supérieures d'exercer leur « rôle de surveillance d'un organisme administratif », par exemple au moyen d'« injonctions dans des situations urgentes » : ibid., Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson, Casimir c. Québec (Procureur général), Zorrilla c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S. 257, par. 50 à 53. Cependant, quoique la Cour ait cette compétence, elle peut décider, à sa discrétion, de ne pas l'exercer. Par exemple, d'autres recours administratifs efficaces et adéquats peuvent exister : Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, C. B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), par. 3:2000. Par ailleurs, il se peut qu'un autre tribunal ait une plus grande expertise ou soit mieux placé pour trancher la question : Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394. Mais la simple existence d'un régime administratif ne saurait en soi écarter la compétence de la Cour : Canadian Liberty Net, précité, A.B.L.E. Association for the Betterment of Literacy and Education c. La Reine, 98 D.T.C. 6668, no A‑476‑98, 5 novembre 1998 (C.A.F.), Ministre du Revenu national c. Swiftsure Taxi Co. Ltd., 2005 CAF 136, par. 3 à 6.

 

[27]           D'autres prétendent que la compétence de la Cour n'est que « résiduelle », terme qui n'a pas nécessairement le même sens que l'expression « autres recours administratifs efficaces et adéquats » qui figure dans les décisions susmentionnées. Voir, p. ex., Canadian Liberty Net, précité, par. 41, où, de manière apparemment contradictoire avec d'autres passages du jugement, il est dit qu'il ne convient pas de conclure que la Cour fédérale a compétence lorsqu'un autre décideur peut accorder une autre réparation adéquate. Voir aussi Okwuobi, précité, au premier paragraphe, et Fraternité des préposés à l'entretien des voies -- Fédération du réseau Canadien Pacifique c. Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 R.C.S. 495, au paragraphe 5. Ainsi, l'existence d'un autre tribunal à qui il serait possible de s'adresser pour obtenir la réparation demandée pourrait priver la Cour de sa compétence, quelles que soient les circonstances.

 

[28]           Selon l'une et l'autre thèse, la compétence de la Cour d'accorder des injonctions peut être écartée par une intention législative claire en ce sens : Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, Okwuobi, précité, par. 38, Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 R.C.S. 146, par. 27 à 29. Et encore, dans certaines circonstances exceptionnelles, une telle exclusion pourrait être considérée comme une disposition privative, de sorte que la Cour pourrait toujours agir, bien qu'avec retenue, en vertu de sa compétence constitutionnelle, laquelle découle de la primauté du droit : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 27 à 29. Cela pourrait être l'un des fondements du pouvoir d'accorder des injonctions en cas d'urgence dont il est question dans Okwuobi, précité.

 

[29]           Si je devais choisir entre ces deux thèses, j'opterais pour la première, celle selon laquelle notre compétence est totale et absolue. Cette thèse permet à la Cour de répondre le mieux possible aux situations inusitées tout en faisant appel à l'abondante jurisprudence relative aux recours subsidiaires qui permet d'assurer le respect et l'efficacité des régimes administratifs. Cette thèse s'accorde en outre davantage avec le cadre analytique normalement applicable aux questions administratives. Selon ce cadre, trois questions doivent être posées :

 

●          La compétence. La Cour a‑t‑elle compétence? Autrement dit, peut‑elle statuer sur l'affaire dont elle est saisie?

 

●          Les restrictions discrétionnaires. Existe‑t‑il des restrictions discrétionnaires qui font que la Cour ne devrait pas exercer sa compétence? Autrement dit, même si la Cour peut statuer sur l'affaire dont elle est saisie, devrait‑elle le faire? Les deux points susmentionnés au paragraphe 26 — l'existence d'autres recours administratifs efficaces et adéquats pour obtenir réparation, et la possibilité qu'un autre tribunal ait une plus grande expertise ou soit mieux placé pour trancher la question — relèvent de cette question.

 

●          Le fond. Comment la Cour doit‑elle exercer sa compétence? Autrement dit, étant donné que la Cour peut et devrait statuer sur l'affaire, à quel résultat devrait‑elle parvenir quant au fond?

 

Dans les présents motifs, je suivrai ce cadre analytique.

 

D.        Analyse

 

(1)        La Cour a‑t‑elle compétence?

 

[30]           En l'espèce, les requérantes se sont adressées au gouverneur en conseil en application des dispositions de la Loi sur les télécommunications fédérale. Dans ces circonstances, les articles 44 et 50 de la Loi sur les Cours fédérales peuvent conférer à la Cour le pouvoir d'accorder un sursis en attendant l'issue de l'appel devant le gouverneur en conseil.

 

[31]           La Loi sur les télécommunications n'exclut pas expressément ce pouvoir. Elle ne restreint que les appels devant la Cour du bien‑fondé d'une décision du CRTC (voir l'article 64).

 

[32]           De plus, on ne peut pas dire que ce pouvoir est exclu, de façon implicite ou nécessaire, par la Loi sur les télécommunications. À titre d'exemple, supposons qu'une partie ayant fait l'objet d'une décision défavorable du CRTC ait des motifs solides pour interjeter appel de cette décision. Supposons également que la décision lui causera un préjudice grave et irréparable dans les trois jours suivant son prononcé. Enfin, supposons que le gouverneur en conseil ne puisse pas se prononcer dans les trois jours sur la demande de sursis. À mon avis, aucune disposition de la Loi sur les télécommunications n'oblige la Cour, de façon implicite ou nécessaire, à attendre qu'une injustice se produise dans une situation aussi urgente. Voir Okwuobi, précité, par. 51 à 53 (quoique dans le contexte des cours supérieures).

 

[33]           J'estime donc que la Cour a compétence pour statuer sur la requête en sursis des requérantes.

 

(2)        Existe‑t‑il des restrictions discrétionnaires au pouvoir de la Cour d'exercer sa compétence?

 

[34]           TELUS fait valoir que la préclusion découlant d'une question déjà tranchée empêche les requérantes de s'adresser à la Cour pour obtenir un sursis. Elle prétend que la préclusion découle du rejet par le CRTC de la demande de sursis qui lui a été adressée. TELUS fait valoir que le CRTC a appliqué le critère énoncé dans RJR‑MacDonald et que la Cour doit appliquer le même critère en l'espèce.

 

[35]           Pour que la Cour ne puisse absolument pas statuer sur la requête en sursis des requérantes pour cause de préclusion découlant d'une question déjà tranchée, le CRTC doit avoir statué sur les mêmes questions que celles sur lesquelles la Cour est appelée à statuer. Il est vrai qu'en l'espèce les questions se recoupent de manière importante — et, de fait, le CRTC recourt au même critère que celui que la Cour applique en matière de requête en sursis — mais elles ne sont pas nécessairement identiques. Le CRTC agit en vertu du pouvoir que lui confère l'article 62 de la Loi sur les télécommunications de modifier l'une de ses décisions. La Cour ne modifie pas la décision du CRTC; elle exerce plutôt sa propre compétence pour y surseoir en application de l'article 44 ou de l'article 50 de la Loi sur les Cours fédérales. Des considérations différentes sont susceptibles de s'appliquer à ces deux questions différentes : Mylan Pharmaceuticals ULC c. AstraZeneca Canada, Inc., 2011 CAF 312.

 

[36]           Un obstacle plus fondamental à l'application de la règle de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée à la présente espèce est le caractère non définitif de la décision du CRTC de ne pas accorder de sursis aux requérantes. Comme je l'ai mentionné au paragraphe 15, les requérantes ont présenté une demande d'autorisation d'interjeter appel de cette décision à la Cour en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi sur les télécommunications.

 

[37]           J'ajouterai que, bien que la règle de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée n'empêche pas complètement la Cour d'examiner la requête en sursis des requérantes, la règle de l'abus de procédure peut empêcher que certaines questions soient entendues de nouveau : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77. Il n'est pas nécessaire que j'examine cette question plus à fond, puisque deux autres restrictions discrétionnaires font en sorte que la Cour ne peut se pencher sur la requête en sursis des requérantes.

 

[38]           La première restriction discrétionnaire tient au fait que le gouverneur en conseil est un tribunal compétent auquel les requérantes peuvent présenter leur demande de sursis : Bande indienne de Matsqui, précité, C. B. Powell Limited, précité, Brown et Evans, précité, par. 3:2000. Comme je l'ai indiqué au paragraphe 18, le gouverneur en conseil a le pouvoir de surseoir aux décisions du CRTC et il s'est montré disposé à exercer ce pouvoir.

 

[39]           Bien que le gouverneur en conseil soit un tribunal compétent pour obtenir la réparation qu'elles demandent, les requérantes ne se sont pas adressées à lui. D'ailleurs, dans leur demande au gouverneur en conseil, elles ne demandent pas de sursis, pas plus qu'elles ne lui demandent d'accélérer son processus de décision.

 

[40]           Les requérantes font valoir que le gouverneur en conseil n'est pas un tribunal convenable parce qu'il peut difficilement se pencher sur des éléments de preuve complexes, des conclusions de fait et des observations juridiques. Il s'agit là essentiellement d'un argument factuel, non étayé par la preuve, sur la nature de l'examen de ces éléments fait par le gouverneur en conseil ou sur sa compétence ou sa capacité à agir. En tout état de cause, il ressort de la jurisprudence que le gouverneur en conseil est parfois tenu par la loi d'examiner des éléments de preuve complexes, des conclusions de fait et des observations juridiques, et de tenir compte de facteurs de politique générale, et qu'il le fait : par exemple, Globalive Wireless Management Corp. c. Public Mobile Inc., 2011 CAF 194, Ligue des droits de la personne de B'Nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307.

 

[41]           Dans une cause future, la Cour pourrait, en raison d'une situation d'urgence établie, ne pas appliquer cette restriction discrétionnaire et accorder un sursis, du moins jusqu'à ce que le gouverneur en conseil puisse examiner l'affaire. Dans une autre cause future, le gouverneur en conseil pourrait, bien qu'on lui ait demandé de surseoir à une décision du CRTC, tarder à répondre et l'intervention de la Cour pourrait être nécessaire, selon les circonstances. Dans une autre cause future, la preuve pourrait démontrer que le gouverneur en conseil n'est pas un tribunal convenable pour accorder le sursis.

 

[42]           Or, la présente affaire est tout à fait différente. D'une part, il n'a pas été démontré qu'une situation urgente justifiait d'écarter l'opinion de la Cour sur la restriction discrétionnaire. Je ne suis pas convaincu que la viabilité financière des membres des requérantes soit en danger imminent. Les requérantes ont plutôt pris leur temps, présentant leur requête en sursis devant la Cour bien après que le CRTC eut rendu ses décisions.

 

[43]           La deuxième restriction discrétionnaire tient au pouvoir de la Cour de refuser d'instruire une affaire et de la renvoyer à un autre organisme compétent lorsque celui‑ci est mieux placé pour l'instruire : Reza, précité. En l'espèce, cet organisme est le gouverneur en conseil.

 

[44]           L'appel des requérantes sur le bien‑fondé des décisions du CRTC a été interjeté devant le gouverneur en conseil en vertu de l'article 12 de la Loi sur les télécommunications. Dans ces circonstances, la Cour s'immiscerait dans une affaire qu'il revient réellement au gouverneur en conseil de trancher. Qui plus est, outre tous les facteurs énoncés dans RJR‑MacDonald, précité, et dont le gouverneur en conseil peut tenir compte, l'affaire pourrait mettre en jeu des considérations de politique générale importantes. En tant qu'organisme voué à l'intérêt public, le gouverneur en conseil peut tenir compte de ces considérations.

 

[45]           Dans une cause future, une partie pourrait démontrer qu'une situation urgente ou impérieuse justifie d'écarter les facteurs favorables au renvoi de l'affaire au gouverneur en conseil. Or, cela n'a pas été démontré en l'espèce.

 

[46]           Par conséquent, j'applique ces deux restrictions discrétionnaires à la requête en sursis des requérantes. La requête sera rejetée.

 

(3)        Le bien‑fondé de la requête en sursis

 

[47]           Il n'est pas nécessaire d'examiner le bien‑fondé de la requête en sursis. Il n'est pas non plus nécessaire de statuer sur la requête des requérantes visant à ajouter certains de leurs membres à titre de requérants.

 

E.        Décision

 

[48]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, je rejette la requête en sursis avec dépens.

 

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Yves Bellefeuille, réviseur

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        12‑A‑23

 

REQUÊTE VISANT À OBTENIR UN SURSIS À L'EXÉCUTION, EN TOUT OU EN PARTIE, DE CERTAINES DÉCISIONS DU CONSEIL DE LA RADIODIFFUSION ET DES TÉLÉCOMMUNICATIONS CANADIENNES RENDUES DE MAI 2011 À JANVIER 2012

 

INTITULÉ :                                      ASSOCIATION DES COMPAGNIES DE TÉLÉPHONE DU QUÉBEC INC. et ONTARIO TELECOMMUNICATIONS ASSOCIATION c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ROGERS COMMUNICATIONS PARTNERSHIP, COGECO CÂBLE INC., BRAGG COMMUNICATIONS INC. (FAISANT AFFAIRE SOUS LA RAISON SOCIALE EASTLINK), CABLOVISION WARWICK INC., BELL ALIANT REGIONAL COMMUNICATIONS, BELL CANADA et TELUS COMMUNICATIONS COMPANY

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :             Le 27 juin 2012

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 3 juillet 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Alan M. Riddell

Stephen Shaddock

 

POUR LES REQUÉRANTES

 

Gerald Kerr‑Wilson

Marisa Victor

 

POUR LES INTIMÉES

Rogers Communications Partnership, Cogeco Câble Inc., Bragg Communications Inc. (faisant affaire sous la raison sociale Eastlink) et Cablovision Warwick Inc.

 

Christopher Rootham

Stephen Schmidt

 

POUR L'INTIMÉE

TELUS Communications Company

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Soloway Wright LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES REQUÉRANTES

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L'INTIMÉ

le Procureur général du Canada

 

Fasken Martineau

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉES

Rogers Communications Partnership, Cogeco Câble Inc., Bragg Communications Inc. (faisant affaire sous la raison sociale Eastlink) et Cablovision Warwick Inc.

 

TELUS Communications

Ottawa (Ontario)

 

POUR L'INTIMÉE

TELUS Communications Company

 

 

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