Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20120911

Dossier : A-340-11

Référence : 2012 CAF 230

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

LINDA BARTLETT

appelante

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 14 mai 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                      LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                  LA JUGE SHARLOW

                                                                                                                     LE JUGE PELLETIER

 


Date : 20120911

Dossier : A-340-11

Référence : 2012 CAF 230

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE PELLETIER

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

LINDA BARTLETT

appelante

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               La cour est saisie d’un appel d’un jugement daté du 26 juillet 2011 (portant la référence 2011 CF 934), par lequel la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire que l’appelante a présentée pour contester la décision rendue le 21 juillet 2010 au nom de la ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences du Canada responsable de Service Canada (la ministre); dans cette décision, la ministre a refusé la demande de l’appelante en vue d’obtenir le versement d’intérêts ou une mesure corrective similaire sur le paiement rétroactif de ses prestations d’invalidité conformément au paragraphe 66(4) du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8 (le RPC), au motif qu’elle n’est pas habilitée par la Loi à faire droit à la demande.

 

[2]               Par les motifs exposés ci-dessous, j’accueillerais l’appel et je renverrais l’affaire à la ministre pour nouvelle décision. La ministre a compétence, en vertu du paragraphe 66(4) du RPC, pour prendre les mesures correctives qu’elle estime indiquées pour placer l’appelante dans la situation où celle-ci se retrouverait sous l’autorité du RPC s’il n’y avait pas eu d’erreur administrative dans l’application de cette loi. Cette compétence englobe le pouvoir d’attribuer des intérêts sous le régime de cette disposition. 

 

Faits et procédures

            Les procédures relatives à l’admissibilité

[3]               L’appelante a demandé pour la première fois des prestations d’invalidité en vertu du RPC en décembre 1977. Le 29 mai 1978, elle a été avisée qu’elle n’avait pas accumulé suffisamment de gains pour satisfaire à la période minimale d’admissibilité ouvrant droit à ces prestations. Il était nécessaire que l’appelante eût versé des cotisations valides au RPC pendant au moins cinq des dix années comprises entre 1969 et 1978. L’examen administratif de ses gains et de ses cotisations a révélé qu’elle n’avait versé des cotisations valides qu’en 1970, 1975, 1976 et 1977.

 

[4]               En octobre 2001, pour des motifs dont ne fait pas état le dossier, l’appelante a présenté une nouvelle demande de prestations d’invalidité en vertu du sous le RPC. Elle a essuyé un nouveau refus au motif qu’elle n’était pas admissible à des prestations parce que ses gains et cotisations accumulés au cours des périodes concernées étaient insuffisants. L’appelante a alors interjeté appel de la décision devant le tribunal de révision conformément à l’article 82 du RPC, lequel tribunal a rejeté l’appel le 27 décembre 2002, au motif que l’appelante n’avait pas versé de cotisations valides en application du RPC pour un nombre suffisant d’années. Cependant, le tribunal de révision a souligné que [traduction] « si elle avait versé 65 $ de plus au titre de ses cotisations pour l’année 1973, Mme Bartlett aurait atteint le seuil de cotisation nécessaire en ce qui concerne les cotisations exigées pour cette année-là. » Le tribunal de révision a également signalé : [traduction] « Il se pourrait fort bien que Mme Bartlett ait versé suffisamment de cotisations, mais elle devra présenter une preuve documentaire pour étayer cette affirmation. Il se pourrait aussi qu’elle doive modifier sa déclaration de revenus une fois qu’elle aura obtenu des éléments de preuve supplémentaires au soutien de sa demande » : dossier d’appel, aux pages 51 et 52.

 

[5]               Par suite de la décision du tribunal de révision, l’appelante a entrepris deux démarches parallèles. D’abord, elle a interjeté appel devant la Commission d’appel des pensions; en second lieu, elle a présenté à la ministre des renseignements supplémentaires confirmant qu’elle avait versé suffisamment de cotisations valides au RPC pour l’année 1973. À la lumière de ces renseignements, la ministre a admis que tel était effectivement le cas. La période minimale d’admissabilité avait donc été établie pour l’appelante. En conséquence, après avoir examiné les preuves médicales, la Commission d’appel des pensions a conclu, par sa décision datée du 22 juin 2004, que l’appel devrait être accueilli de façon que l’appelante reçoive une pension d’invalidité conformément aux dispositions du RPC.

 

 

Les procédures relatives à la rétroactivité

[6]               Cependant, le contentieux ne s’est pas arrêté là. En effet, même si, conformément à la décision de la Commission d’appel des pensions, la ministre a approuvé la demande de prestations d’invalidité de l’appelante le 27 août 2004, elle a autorisé le paiement rétroactif de ces prestations jusqu’en novembre 2000. De l’avis de la ministre, il s’agissait là du paiement rétroactif maximal qui pouvait être versé à l’appelante : affidavit de Leah Young signé le 28 septembre 2010, au paragraphe 12, reproduit à la page 4 du dossier d’appel.

 

[7]               Bien que l’intimé n’ait pas précisé dans son mémoire le texte législatif fondant cette restriction touchant le paiement rétroactif des prestations, l’on peut inférer qu’elle résulte de l’effet combiné de l’alinéa 42(2)b) du RPC, qui définit l’invalidité, et de l’article 69, qui fixe un délai d’attente à l’égard du paiement des prestations d’invalidité. L’alinéa 42(2)b) énonce qu’« en aucun cas une personne [] n’est réputée être devenue invalide à une date antérieure de plus de quinze mois à la date de la présentation d’une demande à l’égard de laquelle la détermination a été faite », tandis que l’article 69 dispose que « lorsque le versement d’une pension d’invalidité est approuvé, la pension est payable pour chaque mois à compter du quatrième mois qui suit le mois où le requérant devient invalide ». En conséquence, il semble que la ministre ait conclu qu’elle devait restreindre les paiements rétroactifs à novembre 2000, étant donné que l’appelante avait présenté sa demande relative à ces prestations en octobre 2001.

 

[8]               L’appelante fut insatisfaite de cette décision, puisqu’elle s’attendait à recevoir le paiement de ses prestations d’invalidité sur une base rétroactive jusqu’en 1977, lorsqu’elle est devenue invalide. De l’avis de l’appelante, le refus de sa demande de prestations d’invalidité découlait d’une erreur administrative pour laquelle elle ne devrait pas être pénalisée. L’appelante a donc demandé le réexamen de la décision.

 

[9]               La demande de réexamen a été refusée le 2 novembre 2004, pour la raison suivante : [traduction] « Il incombe à nos clients de nous fournir les renseignements et les documents manquants et ce n’est qu’en août 2003 que vous avez informé notre bureau de l’absence de T4 pour l’année 1973 » : dossier d’appel, à la page 63.

 

[10]           Non rebutée par ce refus, l’appelante a sollicité, en octobre 2005, la révision de son dossier par la ministre en vertu du paragraphe 66(4) du RPC, dont voici le texte :

*        (4) Dans le cas où le ministre est convaincu qu’un avis erroné ou une erreur administrative survenus dans le cadre de l’application de la présente loi a eu pour résultat que soit refusé à cette personne, selon le cas :

*                 a) en tout ou en partie, une prestation à laquelle elle aurait eu droit en vertu de la présente loi,

*                 b) le partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension en application de l’article 55 ou 55.1,

*                 c) la cession d’une pension de retraite conformément à l’article 65.1,

le ministre prend les mesures correctives qu’il estime indiquées pour placer la personne en question dans la situation où cette dernière se retrouverait sous l’autorité de la présente loi s’il n’y avait pas eu avis erroné ou erreur administrative.

*       (4) Where the Minister is satisfied that, as a result of erroneous advice or administrative error in the administration of this Act, any person has been denied

*        

*                 (a) a benefit, or portion thereof, to which that person would have been entitled under this Act,

*                 (b) a division of unadjusted pensionable earnings under section 55 or 55.1, or

*                 (c) an assignment of a retirement pension under section 65.1,

the Minister shall take such remedial action as the Minister considers appropriate to place the person in the position that the person would be in under this Act had the erroneous advice not been given or the administrative error not been made.

 

 

[11]           Le 19 janvier 2006, la ministre a rejeté la demande de révision de l’appelante en application du paragraphe 66(4) au motif qu’aucune erreur administrative ne s’était produite au cours de l’instruction du dossier de l’appelante, concluant plutôt qu’il appartenait seulement à celle-ci de fournir une preuve de ses gains pour l’année 1973. L’appelante a également été avisée qu’elle ne pouvait interjeter appel de ce refus, mais qu’elle pouvait, dans un délai de 30 jours, solliciter le contrôle judiciaire de cette décision en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7.

 

[12]           L’appelante a donc présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Le juge Pinard a fait droit à la demande le 30 janvier 2007, dans une décision dont les motifs sont publiés sous la référence 2007 CF 89. Il a conclu que, en 1978, l’appelante avait demandé au ministère concerné de vérifier ses cotisations relatives à l’année 1973 auprès de Revenu Canada. Le ministère a plutôt demandé une confirmation pour l’année 1972. Comme l’a souligné le juge Pinard au paragraphe 23 de ses motifs, « faire une demande pour la mauvaise année est une erreur administrative. » Le juge Pinard a également conclu, au paragraphe 24 de ses motifs, que le T4 de l’appelante pour l’année 1973 se trouvait toujours « dans le système », mais que ce n’est qu’en 2003 que les fonctionnaires ont effectué une recherche en bonne et due forme pour le repérer. Après avoir conclu à l’existence d’une erreur administrative au sens du paragraphe 66(4) du RPC, le juge Pinard a renvoyé l’affaire à la ministre pour nouvel examen.

 

[13]           Le 28 août 2007, après avoir examiné l’affaire à la lumière du jugement de la Cour fédérale, la ministre a appliqué le paragraphe 66(4) du RPC, reconnu que l’appelante avait droit à des prestations d’invalidité avec effet rétroactif jusqu’en 1978 et fait parvenir à celle-ci le paiement rétroactif de ses prestations.

 

Les procédures relatives à l’indexation ou aux intérêts

[14]           La documentation que la ministre a fournie à l’appelante était loin d’être claire quant à la façon dont les montants rétroactifs avaient été calculés. Il est ensuite devenu manifeste que la ministre avait versé les montants qui auraient été versés à l’appelante au cours de chacune des années concernées à compter de l’année 1978, sans tenir compte de la perte du pouvoir d’achat découlant du paiement tardif des montants en question. En conséquence, les paiements rétroactifs se rapportant à l’année 1978 et aux années subséquentes ont été établis comme les mêmes montants qui auraient été versés à l’appelante au cours de chacune des années concernées, indépendamment du fait que, lorsqu’ils ont été versés en 2007, ces montants avaient un pouvoir d’achat sensiblement inférieur à celui qu’ils auraient eu s’ils avaient été versés en temps utile.

 

[15]           L’appelante a tenté d’obtenir des explications au sujet du mode de calcul des paiements rétroactifs et a d’abord téléphoné à un agent le 5 septembre 2007 à cette fin. Le 11 septembre 2007, un agent du service des paiements lui a envoyé une lettre contenant des explications générales sur la façon dont les paiements avaient été calculés. Cependant, cette lettre ne répondait pas aux observations de l’appelante au sujet de la perte du pouvoir d’achat découlant du versement tardif des prestations. 

 

[16]           Le 8 octobre 2007, l’appelante a donc écrit aux fonctionnaires de son bureau régional afin de solliciter un nouvel examen de son dossier. L’appelante sollicitait le  rajustement des  paiements rétroactifs afin qu'il fût tenu  compte de la perte du pouvoir d’achat découlant de l’inflation survenue entre la date à laquelle les prestations auraient dû lui être versées en application du RPC et le versement tardif desdites prestations en 2007.

 

[17]           Environ quinze mois plus tard, le 2 février 2009, un agent de Service Canada a écrit à l’appelante pour l’informer que [traduction] « le calcul du montant de ce paiement a été effectué sur la base de gains ajustés à la hausse en fonction des augmentations du salaire moyen et vos prestations ont été actualisées pour chaque année depuis 1977 selon l’indice des prix à la consommation afin de prendre en compte la progression du coût de la vie », ajoutant que [traduction] « le RPC ne contient aucune disposition prévoyant le versement d’intérêts sur les paiements effectués sous son régime » : dossier d’appel, à la page 92. L’appelante soutient toutefois qu’elle n’a pas reçu cette lettre, puisque celle-ci lui avait été envoyée à son ancienne adresse.

 

[18]           L’agent de Service Canada a réécrit à l’appelante le 29 octobre 2009, puis le 26 février 2010, pour l’informer du refus de rajuster le paiement rétroactif de ses prestations d’invalidité. Cependant, l’appelante fait valoir qu’elle n’a pas reçu ces lettres non plus, car elles lui avaient également été envoyées à son ancienne adresse.

 

[19]           En avril 2010, l’appelante a demandé à sa députée d’intervenir pour son compte. Cette intervention a donné lieu à une lettre par laquelle M. Steven Risseeuw, directeur général par intérim des Services de traitement et de paiements, RPC/SV, a répété que le calcul des montants versés à l’appelante était exact. L’appelante reconnaît avoir reçu cette lettre le 4 juin 2010 : affidavit de Linda Bartlett signé le 31 août 2010, aux paragraphes 8 et 10, reproduit aux pages 147 et 148 du dossier d’appel.

 

[20]           Le 14 juin 2010, l’appelante a écrit directement à la ministre afin de lui demander d’envisager, à titre de mesure corrective en vertu du paragraphe 66(4) du RPC, l’octroi d’intérêts sur le paiement rétroactif de ses prestations. M. Risseeuw a répondu à cette demande le 21 juillet 2010 dans une lettre dont voici le texte (dossier d’appel, aux pages 158 et 159) :

[traduction] Je vous écris au nom de l’honorable Diane Finley, ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences responsable de Service Canada, en réponse à votre lettre du 14 juin 2010 par laquelle vous avez demandé le paiement rétroactif de montants au titre des augmentations du coût de la vie et des intérêts sur vos prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada (RPC).

 

Comme je vous l’ai écrit en mai 2010, le calcul du paiement rétroactif de vos prestations d’invalidité était exact, et le montant de 51 300,22 $ que vous avez reçu en 2007 était déjà ajusté en fonction des hausses du coût de la vie de 1978 à 2007. Vous trouverez ci-joint copie de cette lettre pour information. Veuillez aussi trouver sous ce pli copie des lettres que vous a adressées le Centre Service Canada de Victoria, où est expliqué de manière plus détaillée le calcul du paiement rétroactif de vos prestations d’invalidité.

 

Pour ce qui concerne votre demande d’intérêts sur ledit paiement rétroactif, j’ai le regret de vous informer qu’il est impossible d’y faire droit. Le RPC ne contient pas de dispositions analogues à celles de la Loi de l’impôt sur le revenu qui prévoient la perception d’intérêts sur les impôts impayés et le versement d’intérêts sur les remboursements. Nous avons pour politique de ne pas percevoir d’intérêts sur les prestations payées en trop et, de même, de ne pas en verser sur les prestations dues.

 

Si vous désirez donner suite à la présente affaire, vous devez présenter une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale du Canada. Vous pouvez écrire au greffe de la Cour à Vancouver, à l’adresse postale suivante : Cour fédérale du Canada, Centre Pacifique, C.P. 10065, 701 rue Georgia Ouest, Vancouver (Colombie-Britannique), V7Y 1B6. Vous pouvez également téléphoner au greffe de la Cour, au numéro 1-604-666-3232.

 

J’espère que les renseignements susmentionnés ont permis de clarifier la position du ministère dans ce dossier.

 

 

[21]           Donnant suite à la suggestion de M. Risseeuw, l’appelante a présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale le 19 août 2010.

 

Les motifs de la décision du juge de la Cour fédérale

[22]           Le juge de la Cour fédérale a relevé trois questions à trancher : a) la question de savoir si la lettre du 21 juillet 2010 de M. Risseeuw était « une décision » assujettie au contrôle judiciaire devant la Cour fédérale; b) la question de savoir si la demande de contrôle judiciaire était hors délai et c) la question de savoir si la ministre avait le pouvoir d’accorder des intérêts conformément au paragraphe 66(4) du RPC.

 

[23]           En ce qui a trait à la première question, le juge de la Cour fédérale a décidé que la lettre du 21 juillet 2010 ne constituait pas une nouvelle décision ni le fruit d’un nouvel exercice par la ministre des pouvoirs que lui confère le paragraphe 66(4) du RPC, mais était plutôt une « lettre de courtoisie » faisant partie d’une longue série de lettres expliquant l’impossibilité de verser des sommes supplémentaires à l’appelante : motifs du jugement, aux paragraphes 49 à 52.

 

[24]           Après avoir qualifié la lettre du 21 juillet 2010 de « lettre de courtoisie », le juge de la Cour fédérale a également conclu, logiquement, que la demande de contrôle judiciaire n’avait pas été présentée dans le délai de 30 jours prévu au paragraphe 18(2) de la Loi sur les Cours fédérales : motifs du jugement, au paragraphe 55. Il a plutôt conclu que la question du versement d’intérêts avait été tranchée dans la lettre précédente du 2 février 2009 (motifs du jugement, au paragraphe 58) et que « la ministre avait donc déjà définitivement formulé et confirmé à cette étape [le 2 février 2009] sa position concernant le montant des prestations, l’indexation sur le coût de la vie et le versement d’intérêts, et pourtant la présente demande n’a été introduite qu’environ un an et demi plus tard » : motifs du jugement, au paragraphe 59.

 

[25]           Étant donné que l’appelante n’avait pas requis la prorogation du délai relatif à la présentation de sa demande de contrôle judiciaire, le juge de la Cour fédérale a conclu que la demande devait être rejetée parce qu’elle avait été formée hors délai.

 

[26]           Le juge de la Cour fédérale a néanmoins décidé d’examiner la troisième question qu’il avait relevée, soit le fond de la demande, au cas où il aurait commis une erreur sur les questions préliminaires : motifs du jugement, aux paragraphes 61, 64 et 65.

 

[27]           Invoquant l'avis de la juge Gauthier dans la décision Jones c. Canada (Procureur général), 2010 CF 740, 373 F.T.R. 142, selon lequel les appels de la jurisprudence antérieure de notre Cour en faveur du versement d'intérêts sous le régime du paragraphe 66(4) du RPC ne constituaient que des observations incidentes(lasquelle jurisprudence est discutée plus longuement ci‑dessous), le juge de la Cour fédérale a décidé que le pouvoir dont la ministre était investie en vertu de cette disposition se limitait à prendre les mesures indiquées pour remettre l’intéressé en l’état où il trouverait « sous l’autorité de la loi ». Par conséquent, de l’avis du juge de la Cour fédérale, la ministre n’était pas habilitée à prendre des mesures correctives sous forme d’octroi d’intérêts, étant donné que le RPC n’énonce pas expressément ce pouvoir : motifs du jugement, aux paragraphes 66 et 69.

 

[28]           Au soutien de sa conclusion, le juge de la Cour fédérale a invoqué l’arrêt que la Cour d’appel de l’Ontario a rendu dans l’affaire Gorecki c. Canada (Attorney General) (2006), 265 D.L.R. (4th) 206, 208 O.A.C. 368, ainsi que l’arrêt que la Cour d’appel fédérale a rendu dans l’affaire King c. Canada (ministre des Ressources humaines et du Développement social), 2009 CAF 105, [2010] 2 R.C.F. 294 (King) : motifs du jugement, aux paragraphes 68, 70 et 71.

 

Les questions en litige en appel

[29]           Le présent appel soulève deux questions principales :

                    i.                   Le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en décidant que la demande de contrôle judiciaire avait été formée hors délai?

                  ii.                   Dans l’affirmative, le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en décidant que la ministre n’était pas habilitée à accorder des intérêts à l’appelante à titre de mesure corrective sous le régime du paragraphe 66(4) du RPC?

 

Le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en décidant que la demande de contrôle judiciaire avait été formée hors délai?

 

[30]           La question de savoir si une demande de contrôle judiciaire est présentée en temps utile est une question mélangée de fait et de droit. En conséquence, la décision que le juge de la Cour fédérale a rendue à ce sujet doit être examinée en appel selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, sauf lorsqu’une question de droit est susceptible d’être isolée, auquel cas cette question doit être examinée selon la norme de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.

 

[31]           Bien que le juge de la Cour fédérale ait examiné la question de savoir si la demande avait été formée hors délai comme une question distincte de la description de la lettre du 21 juillet 2010 comme une « lettre de courtoisie », les deux questions sont inextricablement liées. L’intimé n’a pas contesté le fait que la demanderesse avait présenté sa demande de contrôle judiciaire dans les 30 jours suivant la réception de cette lettre. Par conséquent, si la lettre du 21 juillet 2010 signée pour le compte de la ministre par M. Risseeuw était une « décision », la demande de contrôle judiciaire de l’appelante a été présentée en temps utile.

 

[32]           Tout comme il l’a fait devant la Cour fédérale, l’intimé soutient que le délai de 30 jours fixé au paragraphe 18(2) de la Loi sur les Cours fédérales pour l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la ministre de ne pas attribuer d’intérêts sur les versements rétroactifs a commencé à courir le 28 août 2007, soit la date de la lettre dans laquelle l’appelante a été informée du montant qui lui serait versé au titre du paiement rétroactif de ses prestations d’invalidité. De l’avis de l’intimé, [traduction] « l’appelante a obtenu tous les détails concernant le montant qu’elle recevrait à titre de paiement rétroactif de ses prestations dans la lettre de la ministre datée du 28 août 2007. Si elle n’acceptait pas ces calculs, elle devait solliciter le contrôle judiciaire de cette décision dans les 30 jours suivants » : mémoire de l’intimé, au paragraphe 49. Je rejette cette thèse.

 

[33]           Dans bien des cas, il est facile de déterminer le point de départ du délai de 30 jours, notamment lorsque la demande de contrôle judiciaire est dirigée contre une décision datée et motivée d’un tribunal administratif. Dans d’autres cas, il est plus difficile de déterminer ce point de départ, surtout lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, la décision en cause est prise par un fonctionnaire représentant la ministre dans le cadre d’un processus décisionnel administratif complexe qui comporte plusieurs paliers.

 

[34]           Dans la présente affaire, le 28 août 2007, l’appelante a reçu la décision que la ministre a prise par suite du jugement du juge Pinard au sujet du paiement rétroactif de ses prestations d’invalidité. Cette décision accordait des versements, mais nul dédommagement au titre du retard. Cependant, la lettre du 28 août 2007 n’était pas claire en ce qui a trait aux montants précis qui avaient été inclus dans les paiements rétroactifs ou qui avaient été exclus du calcul de ceux-ci. L’avis explicatif de paiement joint à cette lettre faisait simplement état des prestations mensuelles sans donner le moindre détail sur le calcul s’y rapportant, et ne permettait pas non plus de savoir si un dédommagement relatif au long délai précédant la réception des prestations en question avait été inclus ou non. De plus, cette lettre contenait les directives suivantes à l’intention du destinataire : [traduction] « Si vous avez des questions au sujet de la présente lettre, vous pouvez nous joindre en nous écrivant à l’adresse mentionnée ci-dessous ou en téléphonant à notre numéro sans frais [] » (dossier d’appel, à la page 85). Dans les circonstances, il était raisonnable de la part de l’appelante de suivre ces directives et de communiquer, comme elle l’a fait, avec le bureau régional de Ressources humaines et Développement social Canada afin d’obtenir des éclaircissements, plutôt que de présenter une demande de contrôle judiciaire.

 

[35]           La lettre que l’appelante a reçue d’un agent du service des paiements le 11 septembre 2007 comportait des explications générales formulées dans un jargon technique administratif. En tout état de cause, ces explications étaient muettes sur le problème principal de l’appelante quant à la perte du pouvoir d’achat de ses prestations d’invalidité par suite du paiement tardif de celles-ci. En conséquence, il était raisonnable de la part de l’appelante de solliciter, comme elle l’a fait le 8 octobre 2007, un nouvel examen administratif de son dossier afin d’obtenir une réponse à la préoccupation précise qu’elle avait formulée.

 

[36]           Environ 15 mois plus tard, soit le 2 février 2009, un agent de Service Canada a fait parvenir à l’appelante une réponse l’informant que le calcul rétroactif de ses prestations d’invalidité était exact et précisant que le RPC ne prévoyait pas le paiement d’intérêts. Étant donné que cette lettre portait sur la question du versement d’intérêts, le juge de la Cour fédérale a estimé que le délai de 30 jours fixé pour l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire au sujet de cette question avait commencé à courir à la date de cette lettre.

 

[37]           Cependant, pour ainsi conclure, le juge de la Cour fédérale n’a pas tenu compte de la thèse de l’appelante selon laquelle la lettre du 2 février 2009 et les lettres subséquentes lui avaient été postées à son ancienne adresse, de sorte qu’elle ne les avait pas reçues.

 

[38]           À l’audience tenue devant la Cour fédérale, l’appelante a nié avoir reçu la lettre du 2 février 2009 et les lettres subséquentes : [traduction] « Les lettres dont il [l’avocat de l’intimé] parle et que je suis censée avoir reçues, je ne les ai jamais reçues. J’ai entendu parler de ces lettres pour la première fois – certaines ont été versées dans le dossier de l’intimé et d’autres m’ont été envoyées par le bureau de Diane Finley » : transcription de l’audience tenue le 10 mars 2011, page 59, lignes 1 à 6. L’appelante a également expliqué à l’audience a) que ces lettres avaient été envoyées à la mauvaise adresse et que b) son affidavit allait de pair avec sa position selon laquelle elle n’avait jamais reçu ces lettres : transcription de l’audience tenue le 10 mars 2011, aux pages 59 à 61. Bien que l’appelante – qui se représentait elle-même – ait présenté un affidavit mal rédigé, elle y affirme essentiellement qu’elle n’a pas reçu avant le 26 mai 2010 de réponse à sa demande de révision de son dossier présentée le 8 octobre 2007 et que cette réponse (reproduite aux pages 96 et 97 du dossier d’appel) était muette sur la question du versement d’intérêts : affidavit de Linda Bartlett signé le 31 août 2010, aux paragraphes 4 à 9, et lettre du 26 février 2010, reproduite aux pages 96, 97 et 147 du dossier d’appel.

 

[39]           Le juge de la Cour fédérale n’a pas expliqué pourquoi il a fait abstraction des preuves et des arguments de l’appelante concernant la réception tardive de la lettre. À mon avis, si la lettre du 2 février 2009 devait être considérée comme fixant le point de départ du délai dont l’appelante disposait pour déposer une demande de contrôle judiciaire, il appartenait alors à l’intimé de démontrer que l’appelante avait bel et bien reçu la lettre, c’est-à-dire que le représentant de la ministre avait effectivement communiqué la décision à l’appelante : Atlantic  Coast  Scallop  Fishermen’s Association c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1995), 189 N.R. 220 (C.A.F.). Il n’incombait pas à l’appelante de prouver qu’elle n’avait pas reçu la décision en cause, mais plutôt à l’intimé d’établir que celle-ci avait effectivement été communiquée à l’appelante.

 

[40]           Habituellement, l’intimé peut s’acquitter de ce fardeau en démontrant que la lettre a été postée à l’appelante à l’adresse utilisée pour l’envoi de la correspondance précédente. Lorsqu’un fonctionnaire fait parvenir une lettre à l’adresse à laquelle de la correspondance précédente a été livrée avec succès, il semble logique de présumer que l’appelante a reçu cette lettre. Cependant, lorsque la réception est niée, il y a lieu d’examiner l’ensemble des circonstances pour rechercher si l’allégation de défaut de réception est crédible. Dans l’affirmative, le débat est clos en ce qui concerne cette lettre. En l’espèce, la lecture du jugement ne permet pas de savoir si le juge de la Cour fédérale a fait cette recherche.

 

[41]           Les preuves présentées comportent des incohérences majeures qui permettent légitimement de se demander si l’appelante a bel et bien reçu la lettre du 2 février 2009 et les lettres subséquentes qui ont été envoyées à son ancienne adresse. En premier lieu, le 8 septembre 2009, l’appelante a réécrit au bureau régional afin de demander une réponse à sa demande d’intérêts sans faire allusion à la lettre du 2 février 2009; l’appelante a toutefois précisé que sa [traduction] « lettre du 8 octobre 2007 était restée sans réponse » : dossier d’appel, à la page 93. En deuxième lieu, dans cette lettre du 8 septembre 2009, l’appelante précise également sa nouvelle adresse postale; pourtant, c’est encore à l’ancienne adresse de l’appelante que les lettres subséquentes de Service Canada ont été envoyées : dossier d’appel, aux pages 93, 94 et 96. En troisième lieu, le sens général de l’affidavit de l’appelante est  qu’elle n’a pas reçu de réponse à sa demande de versement d’intérêts fondée sur le paragraphe 66(4) du RPC avant le 21 juillet 2010 : dossier d’appel, aux pages 147 et 148.

 

[42]           Même si je suis d’avis, à la lumière de la preuve versée au dossier, que l’appelante n’a pas reçu la lettre du 2 février 2009, ce n’est pas le seul élément sur lequel j’ai pu me fonder pour conclure que la demande de contrôle judiciaire avait été présentée en temps utile. Effectivement, même si cette lettre avait été transmise à l’appelante, eu égard aux circonstances spéciales et particulières de la présente affaire, j’estime que la ministre a néanmoins rendu une décision susceptible de contrôle judiciaire le 21 juillet 2010.

 

[43]           En l’espèce, l’intervention de la députée de l’appelante a donné lieu à une lettre (que l’appelante a reçue le 4 juin 2010) par laquelle M. Risseeuw a réaffirmé que le calcul du paiement rétroactif des prestations était correct, sans toutefois s’exprimer sur la question du dédommagement relatif au paiement tardif ou celle du versement d’intérêts. Dans ces circonstances, il n’était pas déraisonnable de la part de l’appelante de demander, comme elle l’a fait le 14 juin 2010, une décision précise de la ministre au sujet de l’attribution d’intérêts en vertu du paragraphe 66(4) du RPC.

 

[44]           De surcroît, c’est également de cette façon que M. Risseeuw, qui agissait pour le compte de la ministre, semble avoir compris la demande de l’appelante. Dans sa réponse du 21 juillet 2010 à la demande de l’appelante datée du 14 juin 2010 :

                    i.                   M. Risseeuw s’est d’abord exprimé sur la question du calcul du paiement rétroactif des prestations dont il avait été question dans sa lettre précédente, en répétant que ce paiement était, à son avis, « déjà ajusté en fonction des hausses du coût de la vie de 1978 à 2007 ». Il convient de souligner qu’il s’agissait de l’ajustement des prestations en fonction du coût de la vie prévu par le RPC, et non d’un montant visant à dédommager l’appelante pour la perte du pouvoir d’achat découlant du versement tardif desdites prestations;

                  ii.                   il a ensuite abordé de façon distincte la demande d’intérêts et a rejeté explicitement cette demande au motif que le RPC ne prévoyait pas la perception d’intérêts dans de telles circonstances;

                iii.                   il a finalement proposé à l’appelante de présenter une demande de contrôle judiciaire si elle désirait poursuivre l’affaire.

 

[45]           Eu égard aux éléments qui y sont abordés, la lettre du 21 juillet 2010 est le fruit d’un nouvel exercice de pouvoir discrétionnaire de la ministre qui porte directement sur la demande de versement d’intérêts de l’appelante. Par cette lettre, la ministre a explicitement rejeté la demande de versement d’intérêts et proposé à l’appelante d’engager un recours en contrôle judiciaire si elle désirait poursuivre l'affaire. L’appelante a répondu en engageant ce recours dans les 30 jours suivant cette lettre. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire visant à contester cette décision a été présentée en temps utile.

 

Le juge de la Cour fédérale a-t-il commis une erreur en décidant que la ministre n’avait pas compétence pour accorder des intérêts à titre de mesure corrective sous le régime du paragraphe 66(4) du RPC?

 

[46]           Bien qu’il ait d’abord soutenu que cette question d’interprétation législative devrait être  examinée selon la norme de la décision raisonnable, l’intimé a admis à juste titre lors des débats que la norme de la décision correcte jouait. Effectivement, l’interprétation d’une loi par le ministre responsable de la mise en œuvre de celle-ci appelle la norme de la décision correcte, à moins que le législateur n’ait exprimé une intention différente : Canada (Pêches et Océans) c. David  Suzuki Foundation, 2012 CAF 40, 427 N.R. 110, aux paragraphes 65 à 105; Sheldon Inwentash and Lynn Factor  Charitable Foundation c. Canada, 2012 CAF 136, 2012 D.T.C. 5090, au paragraphe 23.

 

La Cour d’appel fédérale s’est déjà prononcée sur la question

[47]           Par l’arrêt Scheuneman c. Canada (Développement des ressources humaines), 2005 CAF 254, 337 N.R. 307, aux paragraphes 48 à 50 (Scheuneman), la Cour d’appel fédérale a décidé que le pouvoir conféré par le paragraphe 66(4) du PRC englobe celui d’attribuer des intérêts. Pour ainsi statuer, la Cour d’appel fédérale s’est fondée sur les observations du juge Décary formulées par l’arrêt qu’il a rédigé au nom de la Cour d’appel fédérale dans Whitton c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 46, [2002] 4 C.F. 126 (Whitton). Les mesures correctives en cause dans l’affaire Whitton étaient celles que prévoit l’article 32 de la Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. 1985, ch. O-9, lesquelles sont identiques à celles qu’énonce le paragraphe 66(4) du RPC :

 S’il est convaincu qu’une personne s’est vu refuser tout ou partie d’une prestation à laquelle elle avait droit par suite d’un avis erroné ou d’une erreur administrative survenus dans le cadre de la présente loi, le ministre prend les mesures qu’il juge de nature à replacer l’intéressé dans la situation où il serait s’il n’y avait pas eu faute de l’administration.

 Where the Minister is satisfied that, as a result of erroneous advice or administrative error in the administration of this Act, any person has been denied a benefit, or a portion of a benefit, to which that person would have been entitled under this Act, the Minister shall take such remedial action as the Minister considers appropriate to place the person in the position that the person would be in under this Act had the erroneous advice not been given or the administrative error not been made.

 

[48]           Le juge Décary, de la Cour d’appel fédérale, a décidé que l’article 32 de la Loi sur la sécurité de la vieillesse obligeait le ministre à accorder « le rétablissement immédiat du service de la pension et le remboursement avec intérêts des prestations dont le paiement avait été suspendu » : Whitton, au paragraphe 37, non souligné dans l’original.

 

[49]           Contrairement à ce que l’intimé soutient, la Cour d’appel fédérale n’a pas mis en doute dans l’arrêt King, l’enseignement de l’arrêt Whitton confirmé par l’arrêt Scheuneman. Dans l'affaire King, il fallait rechercher si le demandeur avait le droit de demander au ministre de prendre une mesure corrective en vertu du paragraphe 66(4) du RPC parce qu’il avait réussi à obtenir de la Commission d’appel des pensions une décision infirmant le refus initial du ministre. La Cour d’appel fédérale a conclu que la décision par laquelle la Commission d’appel des pensions a accueilli l’appel du demandeur ne constitue pas en soi une preuve que le refus initial de la demande de prestations découlait d’un « avis erroné » au sens du paragraphe 66(4) : King, au paragraphe 28.

 

[50]           Dans ce même arrêt, la Cour d’appel fédérale a également signalé que les mots « avis erroné » du paragraphe 66(4) du RPC ont une portée restreinte et renvoient seulement aux « avis que le ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences donne à un membre du public, et non aux avis que ses fonctionnaires peuvent donner à l’occasion à la ministre lorsqu’ils décident si une pension devrait être accordée » : King, au paragraphe 31.

 

[51]           Ce qu’il faut conserver à l’esprit en ce qui concerne le paragraphe 66(4), c’est le fait que les mesures de redressement dont dispose la ministre en vertu de ce texte ont une source législative différente de celles qui découlent du réexamen ou de l’appel sous le régime de la section F de la partie II du RPC.

 

[52]           Le paragraphe 66(4) a été ajouté au RPC en 1986 par la Loi modifiant le Régime de pensions du Canada et la Loi sur la Cour fédérale, L.R. 1985, ch. 30 (2e suppl.). À cette époque, les dispositions du RPC concernant les révisions et les appels étaient déjà en vigueur. En conséquence, la philosophie du paragraphe 66(4) était d’accorder à la ministre des pouvoirs spéciaux plus larges que ceux pouvant être exercés dans le cadre d’une révision ou d’un appel, et ce,  afin de corriger les refus de prestations découlant d’un avis erroné ou d’une erreur administrative dans les cas où ces erreurs ne pourraient être réparées de façon satisfaisante à l’aide des autres dispositions du RPC.

 

[53]           La présente affaire est un bon exemple de la différence entre les mesures correctives découlant des révisions et des appels et celles qui peuvent être prises en application du paragraphe 66(4). L’appelante a obtenu en l’espèce une décision favorable de la Commission d’appel des pensions le 22 juin 2004. Cependant, eu égard à l’alinéa 42(2)b) du RPC, qui fixe à 15 mois la période maximale de rétroactivité, et à l’article 69, qui établit à quatre mois le délai d’attente, l’appelante ne pouvait, selon cette décision, recevoir de versement rétroactif pour la période antérieure à novembre 2000 relativement à sa demande de prestations d’octobre 2001[1]. D’ailleurs, compte tenu de l’alinéa 42(2)b) et de l’article 69, la Commission d’appel des pensions avait déjà  conclu qu’elle n’avait pas compétence pour accorder des prestations d’invalidité au-delà des périodes fixées par ces dispositions, même dans des circonstances où la ministre aurait rejeté erronément une demande antérieure : voir, notamment, Ministre du Développement social c. Kendall (7 juin 2004), CP 21960, et Whitter c. Ministre du Développement social (15 mai 2006), CP 23649.

 

[54]            Dans la présente espèce, devant l’impossibilité d’obtenir une réparation adéquate dans le cadre du processus de révision et d’appel, l’appelante a sollicité, et finalement obtenu, des versements rétroactifs supplémentaires jusqu’à l’année 1978 grâce à l’application du paragraphe 66(4) du RPC.

 

[55]           En ce qui concerne les intérêts qui pourraient être versés sur les paiements rétroactifs, il y a lieu de se demander s’il existe un mécanisme juridique qui permettrait de les accorder? En effet, cette question mérite examen, puisque le RPC opère une distinction entre les personnes qui obtiennent des versements rétroactifs dans le cadre du processus de révision et d’appel et celles qui invoquent le paragraphe 66(4) pour obtenir la rétroactivité. Les intérêts ne peuvent être accordés comme mesure de réparation dans le cadre d’une révision ou d’un appel, parce qu’aucune disposition du régime législatif actuel ne prévoit leur attribution. Cependant, lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, l’intéressé s’est vu refuser des prestations d’invalidité pendant environ 30 ans par suite d’une erreur administrative d’un fonctionnaire, le législateur a voulu habiliter la ministre, en vertu du paragraphe 66(4), à prendre les mesures correctives nécessaires pour remédier à l’erreur, notamment en accordant à la fois des paiements rétroactifs pour la période précédant novembre 2000 ainsi que les intérêts afférents à ces paiements.

 

[56]           Ce qu’il faut souligner, c’est que le législateur n’a pas adopté le paragraphe 66(4) afin de permettre l’attribution d’intérêts sur des montants accordés par suite de révisions et d’appels, et que cette disposition ne saurait remplacer ces processus administratifs. Cela dit, le paragraphe 66(4) permet cependant l’attribution d’intérêts dans des cas où, comme en l’espèce, la révision ou l’appel ne peut corriger l’erreur de façon satisfaisante.

 

[57]           Il n’est pas nécessaire que je me livre à des conjectures quant aux autres circonstances susceptibles de faire jouer le paragraphe 66(4) du RPC. C’est à la ministre qu’il revient d’examiner ces circonstances au cas par cas, à la lumière de l’intention du législateur. Cependant, lorsqu’une erreur administrative s’est manifestée et que la ministre a reconnu cette erreur en application du paragraphe 66(4), le large pouvoir de redressement dont elle est investie en vertu de ce texte  lui permet, dans les cas indiqués, de dédommager la personne lésée par suite du versement tardif des prestations accordées sous le régime de cette disposition.

 

[58]           Dans la présente affaire, il n’est pas controversé entre les parties  qu’une erreur administrative au sens du paragraphe 66(4) s’est produite et que les versements rétroactifs découlant de la décision de la Commission d’appel des pensions étaient insuffisants pour dédommager pleinement l’appelante de la perte de ses prestations d’invalidité. En conséquence, la ministre pouvait prendre les mesures indiquées en application du paragraphe 66(4) afin de remettre l’appelante en l'état où cette dernière se serait trouvée aux termes du RPC s’il n’y avait pas eu erreur administrative. À cette fin, la ministre devait nécessairement rechercher, comme elle l’a fait, s’il était indiqué dans les circonstances d’accorder à l’appelante des paiements rétroactifs supplémentaires. Cependant, la ministre devait également rechercher s’il était indiqué, eu égard aux circonstances dont elle était saisie, de dédommager l’appelante relativement au versement tardif des prestations en question.

 

Analyse textuelle, contextuelle et téléologique du paragraphe 66(4) du RPC

[59]           Qui plus est, indépendamment de la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, j’en serais arrivé à la même conclusion en interprétant le paragraphe 66(4) du RPC suivant la méthode d’interprétation moderne, qui appelle une analyse textuelle, contextuelle et téléologique : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10; voir également Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21, et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 27. De plus, selon l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, le paragraphe 66(4) du RPC est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.

 

[60]           Il est notoire que la valeur de l’argent diminue avec le temps : Banque d’Amérique c. Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 R.C.S. 601 aux paragraphes 21et 22.  Par conséquent, l’on ne saurait nier que l’appelante n’a pas été entièrement dédommagée lorsqu’elle a reçu en 2007 le même montant nominal de prestations d’invalidité que celui qu’elle aurait touché en 1978 et au cours de chacune des années subséquentes; effectivement, à tout le moins, le pouvoir d’achat de ce montant a sensiblement diminué au cours des années écoulées depuis 1978. Or, le paragraphe 66(4) vise précisément à permettre à la ministre de prendre toutes les mesures correctives équitables pour veiller à ce que la personne dont la demande de prestations a été refusée par suite d’une erreur administrative bénéficie d’une réparation satisfaisante. L’analyse textuelle, contextuelle et téléologique du paragraphe 66(4) permet de conclure que cette disposition vise à réparer les préjudices tels que la diminution du pouvoir d’achat des prestations versées avec un grand retard, comme ce qui s’est produit en l’espèce.

 

[61]           Si les mesures correctives envisagées au paragraphe 66(4) avaient été limitées au simple paiement des prestations refusées, comme l’intimé l’affirme, le législateur aurait pu prévoir aisément que tel était le cas. La disposition accorde plutôt à la ministre le  pouvoir large et sans entrave qui lui permet de prendre « les mesures correctives qu’il estime indiquées » pour s’assurer que la personne lésée est dédommagée sous l’autorité du RPC comme « s’il n’y avait pas eu […] erreur administrative ». Il en découle que ce pouvoir comprend celui d’accorder un dédommagement à l’égard de la perte du pouvoir d’achat des prestations découlant du versement tardif de celles-ci dans les cas où le délai causé par l’erreur administrative a été très long.

 

[62]           En l’espèce, l’intéressée s’est vu refuser des prestations pendant près de 30 ans par suite d’une erreur administrative. Il est difficile de comprendre comment cette personne peut être remise en l’état où elle se retrouverait sous l’autorité du RPC en l’absence de l’erreur si elle n’est pas dédommagée, à tout le moins, de  la perte du pouvoir d’achat des prestations refusées par erreur découlant de l’inflation. Généralement, il convient de quantifier ce dédommagement de la même façon que les intérêts.

 

[63]           L’intimé soutient néanmoins que cette interprétation textuelle, contextuelle et téléologique du paragraphe 66(4) ne doit pas être retenue, car cette disposition ne prévoit pas expressément le paiement d’intérêts. Il ajoute qu’en l’absence de disposition législative autorisant expressément le paiement d’intérêts, la ministre n’a pas compétence pour accorder des intérêts en application du paragraphe 66(4) du RPC, même si les pouvoirs de réparation dont elle est investie en vertu de cette disposition sont très larges.

 

[64]           Je conviens avec l’intimé que le RPC est un code complet régissant le paiement de prestations et que, en l’absence de disposition législative l’autorisant à le faire, la ministre n’a pas compétence pour attribuer des intérêts sur les prestations à verser en application du RPC : Gorecki c. Canada (Procureur général), précité, aux paragraphes 5 et 14.

 

[65]           Cependant, cela dit, la question qui se pose dans le présent appel n’est pas de savoir si la ministre peut attribuer des intérêts en l’absence de disposition législative l’autorisant à le faire. Il s’agit plutôt de savoir, en l’espèce, si le paragraphe 66(4) du RPC autorise la ministre à dédommager une personne relativement au paiement tardif des prestations en lui attribuant des intérêts. À mon avis, la réponse à cette question est affirmative.

 

[66]           Le paragraphe 66(4) accorde à la ministre toute la latitude voulue pour prendre les mesures correctives qu’elle estime indiquées afin de placer l’appelante dans la situation où cette dernière se retrouverait sous l’autorité du RPC si l’erreur administrative dans son cas n’avait pas été commise. Ce pouvoir est suffisamment large pour permettre à la ministre de rechercher si, eu égard à la situation de l’appelante, la prise d’une mesure corrective pour dédommager celle-ci du versement tardif des prestations est indiquée ou non. Dans l’exercice du pouvoir dont elle est investie sous le régime de cette disposition, la ministre doit agir de manière raisonnable, mais elle est néanmoins investie d’un large pouvoir discrétionnaire pour décider comment l’appelante peut être remise en l'état  dans lequel elle se se serait trouvée si l’erreur n’avait pas été commise.

 

 

[67]           Ainsi, la ministre pourrait décider de dédommager l’appelante à l’égard de la perte du pouvoir d’achat des paiements par suite de l’inflation survenue depuis la date à laquelle lesdits paiements auraient dû être effectués. La ministre pourrait aussi décider de se fonder sur les intérêts calculés sur la base de la formule énoncée à l’alinéa 36(2)b) du Règlement sur le Régime de pensions du Canada, C.R.C., ch. 385, ou d’utiliser toute autre formule raisonnable de dédommagement ou de calcul d’intérêts qui convient dans les circonstances.

 


Conclusions

[68]           Par les motifs exposés ci-dessus, j’accueillerais l’appel et j’infirmerais le jugement de la Cour fédérale. Rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, je ferais droit à la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais la décision rendue au nom de la ministre le 21 juillet 2010 et j’ordonnerais à la ministre de décider à nouveau la demande d’intérêts formée par l’appelante conformément aux présents motifs. L’appelante n’ayant formulé aucune demande en ce sens, je n’adjugerais pas de dépens.

 

 

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

 

« Je souscris à ces motifs.

            K. Sharlow, j.c.a. »

 

« Je souscris à ces motifs.

            J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 

 

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                            A- 340-11

 

APPEL D’UNE ORDONNANCE DATÉE DU 26 JUILLET 2011 PAR LAQUELLE LE JUGE RUSSEL A REJETÉ UNE DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE DANS LE DOSSIER T-1353-10

 

INTITULÉ :                                                          LINDA BARTLETT c.

                                                                                LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                  Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                 Le 14 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                               LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                            LA JUGE SHARLOW

                                                                                Le JUGE PELLETIER

                                                                               

DATE DES MOTIFS :                                         Le 11 septembre 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Linda Bartlett

 

POUR SON PROPRE COMPTE

Benoit Laframboise

Nicole Butcher

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

 



[1] Le sous-alinéa 44(1)b)(ii) du RPC n’a pas été soulevé dans le présent appel et il n’en est donc pas tenu compte.

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