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Date : 20121017

Dossier : A‑61‑12

Référence : 2012 CAF 261

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

CORLAC INC., NATIONAL‑OILWELL CANADA LTD. et
NATIONAL OILWELL INCORPORATED

 

appelantes

et

WEATHERFORD CANADA LTD.
WEATHERFORD CANADA PARTNERSHIP,
DARIN GRENKE, à titre de représentant personnel de la succession
d’EDWARD GRENKE,
et GRENCO INDUSTRIES LTD.

 

intimés

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 19 septembre 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 octobre 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                         LE JUGE NADON

                                                                                                                         LE JUGE STRATAS

 


Date : 20121017

 

Dossier : A‑61‑12

Référence : 2012 CAF 261

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

CORLAC INC., NATIONAL‑OILWELL CANADA LTD. et
NATIONAL OILWELL INCORPORATED

 

appelantes

et

WEATHERFORD CANADA LTD.
WEATHERFORD CANADA PARTNERSHIP,
DARIN GRENKE, à titre de représentant personnel de la succession
d’EDWARD GRENKE,
et GRENCO INDUSTRIES LTD.

 

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE DAWSON

[1]               Il est interjetté appel de la décision publiée sous la référence 2012 CF 76 (les motifs de la nouvelle décision). La Cour fédérale devait à nouveau se prononcer sur la question de savoir si les défenderesses dans une action en contrefaçon de brevet, qui sont les appelantes devant notre Cour, avaient contrefait la revendication 17 du brevet canadien no 2,095,937 (le brevet). Un juge de la Cour fédérale (le juge) a décidé que les appelantes ne pouvaient soutenir que leurs modes d’emploi n’expliquaient pas la méthode dont il était question dans la revendication 17 du brevet. Selon le juge, elles « tent[aient] de plaider une question qui avait déjà été tranchée contre elles, laquelle conclusion n’a pas été modifiée en appel. Le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique à cette question » (motifs de la nouvelle décision, paragraphe 6).

 

[2]               Le présent appel soulève une seule question : le juge a‑t‑il correctement défini la portée de l’affaire que la Cour lui a renvoyée ou, en d’autres terme, s’est‑il, à tort, fondé sur la doctrine de l’autorité de la chose jugée?

 

[3]               Par les motifs suivants, j’ai conclu que le juge a commis une erreur. Je lui renverrais donc la question touchant la contrefaçon de la revendication 17, pour les raisons expliquées plus en détail ci‑après.

 

Le faits

[4]               Les appelantes fabriquent et assemblent des équipements employés dans la production de pétrole. L’un de leurs produits est la boîte à garniture Enviro, qui sert à empêcher les fuites et les pertes de brut à la surface des puits de pétrole en production. Les intimés sont titulaires du brevet en cause.

 

[5]               Les intimés ont poursuivi les appelantes, au motif que la boîte à garniture Enviro contrefaisait le brevet. Par les motifs publiés sous la référence 2010 CF 602, 84 C.P.R. (4th) 237 (les motifs du procès), le juge a rendu un jugement déclaratoire portant que le brevet était valide et qu’il avait été contrefait par les appelantes conjointement et solidairement.

[6]               Le jugement de la Cour fédérale a été porté en appel devant notre Cour. Par les motifs publiés sous la référence 2011 CAF 228, 95 C.P.R. (4th) 101 (les motifs de l’appel), la Cour a accueilli l’appel en ce qui touche la conclusion du juge selon laquelle les appelantes ont contrefait la revendication 17 du brevet. L’appel a été rejeté à tous les autres égards.

 

[7]               La revendication 17 en est une de méthode, portant expressément sur la façon d’utiliser la boîte à garniture brevetée; ce sont les alinéas c) et d) qui sont pertinents dans le présent appel. En substance, la revendication 17 se rapporte à :

[traduction]

Revendication 17

 

Une méthode pour empêcher les fuites de pétrole dans une pompe pour le puits de forage […]. La méthode mentionnée comprend les étapes suivantes :

 

a.   injecter un lubrifiant dans le passage de fuite de la cartouche d’étanchéité située la plus loin en amont et boucher ce passage de fuite, tout en laissant ouvert le passage de fuite d’une cartouche d’étanchéité en aval de la cartouche située la plus en amont;

b.   vérifier qu’il n’y a pas de fuites de pétrole dans le passage de fuite laissé ouvert; […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[8]               Il est constant que les appelantes n’ont pas directement contrefait la revendication 17. Par conséquent, en droit, la contrefaçon ne peut être établie que s’il est prouvé que les appelantes ont incité d’autres personnes à violer cette revendication.

 

 

[9]               Dans le cadre de l’appel, la Cour a observé que le critère relatif à l’incitation à la contrefaçon de brevet comportait trois volets :

 

1.                  L’acte de contrefaçon doit avoir été exécuté par le contrefacteur direct.

2.                  L’exécution de l’acte de contrefaçon doit avoir été influencée par les agissements du présumé incitateur de sorte que, sans cette influence, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu.

3.                  L’influence a été exercée sciemment par le vendeur, autrement dit le vendeur doit savoir que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon.

(Motifs de l’appel, paragraphe 162)

 

[10]           Le seul élément de preuve produit au procès tendant à établir que les appelantes incitaient d’autres personnes à contrefaire directement la revendication 17 est le contenu du mode d’emploi accompagnant leur boîte à garniture Enviro. Comme l’a indiqué la Cour au paragraphe 164 des motifs de l’appel, l’une des principales questions du procès était de savoir si le manuel d’instructions expliquait l’application de la méthode exposée à la revendication 17.

 

[11]           La Cour a examiné les questions entourant la revendication 17 du brevet aux paragraphes 157 à 171 des motifs de l’appel. Au paragraphe 171, la juge Layden‑Stevenson, qui a rédigé les motifs de la Cour, a conclu son analyse en ces termes :

Je suis d’accord avec les appelantes pour dire que, compte tenu du critère applicable à l’incitation, les motifs du juge faisaient obstacle à leur examen valable en appel. Par conséquent, étant donné la connaissance intime que le juge a du dossier, je lui renverrais la question de la revendication 17, soit celle de l’incitation, pour qu’il rende une décision conforme au critère établi.

 

[Non souligné dans l’original.]

[12]           La Cour déclarait dans son jugement :

L’appel du jugement de la Cour fédérale relativement à la contrefaçon de la revendication 17 du brevet canadien no 2,095,937 est accueilli et la question de la contrefaçon de la revendication 17 est renvoyée à la Cour fédérale pour qu’elle statue à nouveau à ce sujet. À tous les autres égards, l’appel est rejeté. Les intimées auront 80 % de leurs dépens.

 

 

La nouvelle décision de la Cour fédérale

[13]           Le juge a commencé par relever que la Cour avait confirmé la décision rendue à l’issue du procès, sauf en ce qui touche à la revendication 17 (motifs de la nouvelle décision, paragraphe 3). Suivant son interprétation, la décision de la Cour confirmait sa propre conclusion selon laquelle le mode d’emploi des appelantes montrait comment appliquer la méthode décrite dans la revendication 17 (motifs de la nouvelle décision, paragraphe 5). Selon lui, la décision rendue en appel signifiait que la question avait fait l’objet d’une décision juridictionnelle (motifs de la nouvelle décision, paragraphe 6). Pour reprendre ses mots :

5          Le juge de première instance a conclu explicitement que le manuel d’instructions des défenderesses enseignait la pratique de la méthode de la revendication 17. Cette conclusion n’a pas été modifiée en appel (motifs du jugement rendu en appel, paragraphe 164).

 

 

6          Les défenderesses soutiennent en l’espèce que leur manuel d’instructions n’enseigne pas la méthode de la revendication 17, parce qu’il concerne un port pétrolier fermé, tandis que la revendication des demandeurs concerne un port ouvert. Or, en invoquant cet argument, les défenderesses tentent de plaider une question qui avait déjà été tranchée contre elles, laquelle conclusion n’a pas été modifiée en appel. Le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique à cette question. 

 

 

 

 

 

[14]           Le juge a ensuite indiqué que notre Cour avait délégué la mission d’examiner les faits permettant d’établir que des tiers s’étaient servis de la méthode visée par la revendication 17, à l’incitation des appelantes (motifs de la nouvelle décision, paragraphe 8).

 

[15]           Après avoir énoncé le critère relatif à l’incitation, tel que la Cour l’avait formulé, le juge a tenu le raisonnement suivant :

[14]      En ce qui concerne l’utilisation réelle de la méthode de la revendication 17 enseignée dans les manuels d’exploitation/d’entretien (les actes de contrefaçon), il convient de souligner trois faits principaux :

 

a)         Les appareils de forage sur lesquels les pièces contrefaites ont été posées appartenaient aux sociétés pétrolières qui étaient des clients des défenderesses. Dans le cadre de la preuve que les deux parties ont présentée en première instance, il a été confirmé que cette technologie a été achetée directement auprès du fabricant/fournisseur par des sociétés pétrolières qui étaient des utilisateurs finaux. Cette preuve figure également dans les extraits de l’interrogatoire préalable des défenderesses qui ont été versés au dossier.

b)         La preuve présentée en première instance comportait des photographies d’unités d’entraînement de Corlac auxquelles des boîtes à garniture Enviro étaient fixées. Selon l’exposé conjoint des faits, les défenderesses ont commencé à vendre ces boîtes en 2000, des années avant l’instruction.

c)         Les manuels d’exploitation/d’entretien ont été fournis lors de l’interrogatoire préalable, d’après les extraits versés au dossier, en réponse à une question concernant les [traduction] « procédures d’entretien des boîtes à garniture ». Il n’a nullement été sous-entendu que les sociétés pétrolières n’ont pas suivi ces procédures. De plus, eu égard aux autres éléments de preuve établissant l’importance des boîtes à garniture pour les activités des sociétés pétrolières et aux responsabilités environnementales pouvant découler des fuites et déversements, ces procédures seraient vraisemblablement suivies en pratique. Rien ne permet de croire qu’une autre méthode était disponible et l’achat ne serait motivé que par des raisons liées à l’exploitation et à l’entretien du dispositif. 

 

[15]      En conséquence, je suis d’avis que la revendication 17 a été pratiquée par les contrefacteurs directs, soit les sociétés pétrolières/utilisateurs finaux. La Cour sait qu’il peut être difficile pour une partie demanderesse de convoquer comme témoins des clients éventuels qui viendraient confirmer qu’ils ont violé une revendication; cependant, ce problème n’atténue pas le fardeau de preuve qui lui incombe. À mon avis, les demanderesses ont présenté en l’espèce suffisamment d’autres éléments de preuve, directs ou circonstanciels, pour s’acquitter de ce fardeau.

 

[16]      En ce qui concerne l’influence exercée par les défenderesses sur les sociétés pétrolières qui étaient des clients/utilisateurs finaux, les faits qui suivent sont importants :

a)         La preuve des deux parties a permis de confirmer que l’efficacité de l’utilisation du dispositif d’entraînement rotatif pour tête de puits sur le terrain par les sociétés pétrolières reposait sur le manuel d’exploitation/d’entretien des défenderesses.

b)         Le manuel d’exploitation/d’entretien était adressé aux clients, qui devaient communiquer avec leur [traduction] « représentant de National Oilwell Varco » le plus rapproché en cas de problème.

c)         Le manuel d’exploitation/d’entretien contenait des mises en garde au sujet de l’utilisation du dispositif en dehors des paramètres du manuel :

[traduction] L’utilisation de ces unités en dehors des paramètres énoncés dans le présent manuel sans l’approbation du fabricant peut causer des dommages au matériel ou au personnel, auquel cas National Oilwell Varco ne peut être tenue responsable et rejette toute responsabilité à cet égard.

 

Source : préface de National Oilwell Varco : mise en garde (Manuel d’exploitation et d’entretien des dispositifs d’entraînement électriques pour tête de puits)

 

d)         La garantie donnée par les défenderesses est destinée aux premiers utilisateurs finaux et comporte des clauses sur les éléments couverts et sur ceux qui ne le sont pas (tel qu’il est mentionné plus haut) afin d’assurer le respect du manuel d’exploitation/d’entretien et de prévoir des sanctions en cas de manquement. Les défenderesses ont utilisé les clauses de garantie et de mise en garde suivantes :

[traduction] En cas de réparations ou de modifications des marchandises « sans l’autorisation écrite ou verbale de la Société », d’utilisation de carburant ou de lubrifiants qui ne conviennent pas, d’utilisation des marchandises qui dépasse la capacité nominale, de failles découlant de la négligence, de pratiques d’entretien inappropriées ou de conditions susceptibles d’endommager les marchandises, la présente garantie sera nulle.

 

Source : énoncé de la garantie de National Oilwell Varco (Manuel d’exploitation et d’entretien des unités d’entraînement hydrauliques pour tête de puits)

 

National Oilwell Varco garantit par les présentes toutes les unités d’entraînement électriques pour tête de puits neuve, à l’exclusion des pièces fabriquées à l’extérieur, pour une période de 12 mois, laquelle garantie couvre les pièces et la main-d’œuvre à l’égard des réparations découlant des vices de matériau ou de fabrication. La garantie relative aux pièces fabriquées à l’extérieur est celle du fabricant externe. La présente garantie s’applique uniquement au premier utilisateur final. La garantie couvrant les boîtes à garniture intégrales et de rattrapage est en vigueur pendant trois mois et couvre les pièces et la main-d’œuvre à l’égard des réparations découlant des vices de matériau ou de fabrication. La garantie ne couvre pas les dommages causés par l’abrasion. National Oilwell Varco n’est pas responsable des dommages accessoires, indirects ou spéciaux ou autres dommages de quelque nature que ce soit.

 

Source : énoncé de la garantie de National Oilwell Varco (Manuel d’exploitation et d’entretien des unités d’entraînement électriques pour tête de puits)

 

[17]      Selon la prépondérance des probabilités et l’ensemble de la preuve, y compris les éléments mentionnés plus haut, les clients ont vraisemblablement acheté les produits contrefaits et les ont utilisés conformément au manuel d’exploitation/d’entretien fourni aux sociétés pétrolières qui en étaient les utilisateurs finaux.

 

[18]      Ce n’est pas seulement le manuel lui-même qui mène à cette conclusion, mais également le témoignage des témoins experts, la garantie offerte et la perte de cette garantie en cas d’inobservation du manuel, ainsi que la nature de la clientèle, soit des clients importants et aguerris au sujet desquels il est possible de présumer, en l’absence d’autres éléments de preuve, qu’ils se conforment à ces directives dans leur propre intérêt.

 

[19]      En ce qui concerne la question de savoir si cette influence était connue, il convient de souligner que, vers 1999, Corlac a engagé Glenn Schneider et a décidé de créer un produit qui, d’après ce qu’elle savait ou aurait dû savoir, constituerait une contrefaçon du brevet 937.

 

[20]      Il est impossible de croire que les défenderesses ont produit un manuel d’exploitation/d’entretien auquel ils ont joint des clauses relatives à la garantie et à l’exclusion de la garantie sans vouloir que leurs clients agissent conformément au manuel en question et à la méthode d’utilisation qui y est exposée.

 

[21]      Les conclusions tirées en ce qui a trait à la pratique de la revendication 17 sont appuyées par le témoignage d’experts, par les documents établis par les défenderesses, par la nature de la clientèle et par le simple bon sens. Une déduction raisonnable tirée de la preuve a une valeur probante (motifs du jugement rendu en appel, paragraphe 169).

 

J’ai cité de longs extraits des motifs du juge parce qu’au moment de la rédaction des présentes, les motifs de la nouvelle décision n’ont pas encore été publiés par la Cour fédérale.

 

Les principes juridiques applicables

[16]           Deux principes juridiques fondamentaux sont pertinents en l’espèce. Le premier est celui du caractère définitif des décisions judiciaires, consacré par les doctrines de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, de la préclusion fondée sur le moyen et du dessaisissement. Le second principe est celui du précédent obligatoire.

 

[17]           Après avoir rendu son jugement à l’issue du procès, le juge était dessaisi, les questions et les moyens sur lesquels il s’était prononcé étaient revêtus de l’autorité de la chose jugée, et ce, jusqu’au jugement de notre Cour ayant annulé certaines de ses conclusions et lui ayant renvoyé l’affaire pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[18]           En vertu du principe du précédent obligatoire, les tribunaux inférieurs doivent suivre le droit tel qu’il est interprété par un tribunal supérieur du même ordre de juridiction. Par l’arrêt Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2003 CAF 53, [2003] 3 C.F. 529, au paragraphe 54, notre Cour a confirmé de manière, sans doute évidente, que ce principe est également opposable aux tribunaux administratifs qui doivent suivre les directives formulées par une cour réformatrice. Pour rendre la nouvelle décision, le tribunal administratif ou le tribunal d’instance inférieure doit se soumettre aux instructions de la cour réformatrice.

 

[19]           En l’espèce, il ne fait aucun doute que le juge s’est efforcé de suivre les directives de notre Cour. Pour établir la portée de sa saisine, il a examiné les motifs donnés à l’appui du jugement de notre Cour.

 

[20]           À mon avis, le juge a eu raison d’examiner les motifs de la Cour pour établir la portée de sa saisine. Dans l’affaire Supérieur Propane, pour rechercher si le Tribunal de la concurrence, dans sa nouvelle décision, avait dérogé à ses directives, notre Cour a notamment examiné les conclusions pertinentes qui figuraient dans la décision initiale du Tribunal de la concurrence et les erreurs qu’elle y avait relevées. Notre Cour a examiné tant les motifs initiaux du Tribunal de la concurrence que ceux qu’elle avait fournis dans son jugement pour définir la portée de la nouvelle décision.

 

[21]           En l’espèce, le juge devait établir la portée de l’affaire qui lui était renvoyée en vue de rendre une nouvelle décision. Pour cela, il devait à la fois tenir compte des motifs du jugement rendu à l’issue du procès et de ceux de notre Cour rendus en appel.

 

Norme de contrôle

[22]           La décision du juge selon laquelle le principe de l’autorité de la chose jugée s’appliquait à la conclusion portant que le mode d’emploi reprenait la revendication 17 du brevet est une question de droit, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. La décision connexe du juge concernant la portée du renvoi ordonné par notre Cour est aussi une question de droit, et appelle la même norme.

 

Instructions de notre Cour à la Cour fédérale

[23]           Par souci de commodité, je reproduis le paragraphe 171 des motifs de l’appel :

Je suis d’accord avec les appelantes pour dire que, compte tenu du critère applicable à l’incitation, les motifs du juge faisaient obstacle à leur examen valable en appel. Par conséquent, étant donné la connaissance intime que le juge a du dossier, je lui renverrais la question de la revendication 17, soit celle de l’incitation, pour qu’il rende une décision conforme au critère établi.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[24]           La question de l’incitation est donc ici renvoyée à la Cour fédérale.

 

[25]           Au paragraphe 162 des motifs de l’appel, la juge Layden‑Stevenson a formulé en ces termes le critère relatif à l’incitation :

[…] Premièrement, l’acte de contrefaçon doit avoir été exécuté par le contrefacteur direct. Deuxièmement, l’exécution de l’acte de contrefaçon doit avoir été influencée par les agissements du présumé incitateur de sorte que, sans cette influence, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu. Troisièmement, l’influence doit avoir été exercée sciemment par le vendeur, autrement dit le vendeur doit savoir que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon : Dableh c. Ontario Hydro, [1996] 3 C.F. 751, paragraphes 42 et 43 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1996] C.S.C.R. no 441; AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social), 2002 CAF 421, 22 C.P.R. (4th) 1, paragraphe 17 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [2002] C.S.C.R. n531; MacLennan c. Produits Gilbert Inc., 2008 CAF 35, 67 C.P.R. (4th) 161, paragraphe 13.

 

 

[26]           L’exigence que le prétendu incitateur influence le contrefacteur direct se rattache étroitement à la question en litige. Vu les faits de l’espèce, cela obligeait la Cour fédérale à rechercher si le mode d’emploi expliquait l’application de la méthode décrite à la revendication 17.

 

[27]           Ayant conclu au préalable que le mode d’emploi des appelantes expliquait l’application de la méthode décrite à la revendication 17 et que cette conclusion « n’a pas été modifiée en appel » (motifs de la nouvelle décision, au paragraphe 5), le juge a conclu que cette question ne lui avait pas été renvoyée.

 

[28]           Avec tout le respect que je lui dois, je suis d’avis que le juge a commis ici une erreur d’interprétation touchant la portée de sa saisine. Voici mes raisons.

 

[29]           Premièrement, la Cour a indiqué au paragraphe 171 des motifs de l’appel que la question de l’incitation était renvoyée à la Cour fédérale, sans mettre de limite ni de restriction. Pour conclure à l’incitation, il fallait établir si le mode d’emploi suivait la méthode décrite à la revendication 17.

 

[30]           Deuxièmement, les motifs par lesquels notre Cour a annulé la conclusion du juge concernant la contrefaçon de la revendication 17 revenaient à rejeter la décision de la Cour fédérale sur ce point. Au paragraphe 168 des motifs de l’appel, la juge Layden‑Stevenson a observé : « Étant donné le critère rigoureux applicable à l’incitation, je ne peux déterminer si le juge, s’il avait appliqué le critère explicitement, serait arrivé à la conclusion que les appelantes ont indirectement contrefait la revendication 17 du brevet […]. » Au paragraphe 169, elle a indiqué qu’il semblait y avoir « des lacunes importantes dans le fondement probatoire nécessaire pour fonder ce qui semble être une conclusion implicite d’utilisation par un tiers ». Au paragraphe 170, elle exprime cette réserve : « je ne suis pas convaincue que le juge a saisi la substance de la question cruciale en ce qui concerne l’incitation. Sa conclusion semble découler de sa conclusion antérieure sur la contrefaçon indirecte ». Finalement, au paragraphe 171, elle ajoute que « compte tenu du critère applicable à l’incitation, les motifs du juge faisaient obstacle à leur examen valable en appel ».

 

[31]           Notre Cour a donc censuré les fondements juridiques et factuels de la décision touchant la revendication 17 et a renvoyé toute la question de l’incitation à la Cour fédérale. Dans les circonstances, il était incorrect d’affirmer que les conclusions de fait ne se rapportant qu’à la question de l’incitation n’avaient pas été censurées.

 

[32]           Les intimés citent quant à eux deux paragraphes des motifs de l’appel pour soutenir que le juge a correctement interprété la portée de sa saisine : les paragraphes 164 et 169.

 

[33]           Au paragraphe 164, la juge Layden‑Stevenson a observé :

La question de l’inférence défavorable a été soulevée durant les observations finales des intimés au procès. Les intimés ont concédé qu’il n’y avait [traduction] « aucune preuve qu’un exploitant quelconque avait réellement utilisé une méthode qui contrefaisait la revendication 17 » : dossier d’appel, vol. 19, onglet 295, page 5917. Comme les appelantes n’ont appelé aucun témoin relativement à l’utilisation de leur manuel d’instructions, les intimés ont prétendu qu’il fallait en inférer que, selon la preuve, des gens suivaient les instructions et utilisaient leurs machines de la façon exposée dans le manuel : dossier d’appel, vol. 18, onglet 291, transcription page 73; vol. 19, onglet 295, page 5917. Les intimés ont en outre fait référence au [traduction] « témoignage des experts des [appelantes] qui disent que les gens suivent normalement les directives sur la lubrification et la façon d’utiliser une machine » ainsi qu’au témoignage de l’expert Skoczylas des intimés selon lequel les instructions [traduction] « sont un équivalent fonctionnel de la revendication 17 » : dossier d’appel, vol. 18, onglet 291, page 5918. La question n’est pas claire de savoir sur quel fondement l’expert avait l’intention de faire reposer la première déclaration. Il convient de faire remarquer que, sans concéder l’utilisation, les appelantes ne semblaient pas contester que les clients suivraient leurs instructions. Le débat tournait autour de la question de savoir si le manuel d’instructions enseignait la pratique de la méthode (de la revendication 17). Le juge a conclu qu’il le faisait.

[Non souligné dans l’original.]

 

[34]           D’après les intimés, il ressort de la dernière phrase de ce paragraphe que la Cour a retenu sans la contredire la conclusion du juge concernant les directives du mode d’emploi. Par les motifs qui suivent, je ne saurais retenir cette thèse.

 

[35]           Premièrement, durant les débats, l’avocat des intimés n’a pas pu retrouver une telle conclusion dans les motifs du procès. Au paragraphe 179 de ses motifs, le juge a observé :

Skoczylas, expert pour les demandeurs, conclut que les dispositifs des défenderesses ont le même ensemble d’étanchéité qu’exposent les revendications nos 1, 6, 9, 11, 14 à 16 (bien que les unités de rattrapage ne comprennent pas le mode d’entraînement comme dans les revendications nos 15 et 16) et que les manuels pour les dispositifs montrent le mode d’emploi de la revendication no 17.

 

[36]           Cependant, rien dans les motifs ne montre que le juge a retenu le témoignage de M. Skoczylas sur ce point. Au mieux, cette conclusion est implicite vu la conclusion du juge concernant la contrefaçon.

 

[37]           Deuxièmement, il ne ressort nullement des motifs de la juge Layden‑Stevenson qu’elle avalise ou commente la conclusion du juge. Il n’était pas nécessaire qu’elle le fasse puisque la décision du juge ayant trait à la contrefaçon devait être annulée et que toute la question de l’incitation allait être renvoyée.

 

[38]           Quant à la deuxième partie des motifs de l’appel sur laquelle se fondent les intimés, la juge Layden‑Stevenson cite, au paragraphe 169, des exemples de lacunes dans les éléments de preuve. Les intimés soutiennent qu’aucun de ces exemples ne concerne l’éventuelle influence exercée par les appelantes sur des tiers afin qu’ils appliquent la méthode décrite à la revendication 17, ce qui témoigne à leur avis de la portée limitée de la saisine du juge.

 

[39]           La juge Layden‑Stevenson a observé au paragraphe 169 de ses motifs :

Il semble y avoir des lacunes importantes dans le fondement probatoire nécessaire pour fonder ce qui semble être une conclusion implicite d’utilisation par un tiers. Par exemple, le manuel d’instructions était peut‑être destiné aux exploitants de puits de pétrole, mais ceux‑ci étaient‑ils des clients? Qui est l’utilisateur final? Le manuel d’instructions était‑il fourni à l’utilisateur final? Le manuel d’instructions était‑il fourni dans le cours normal des affaires des appelantes? Quoique je ne veuille pas donner à entendre que le juge était tenu de répondre à ces questions précises (peut‑être le dossier ne le lui permettait pas), je les soulève pour illustrer le contexte factuel qui pourrait étayer les inférences du juge. Il existe une distinction importante entre une inférence et une conjecture. La frontière entre les deux est souvent très difficile à tracer. [traduction] « Une conjecture peut être plausible, mais elle n’a aucune valeur en droit puisqu’il s’agit d’une simple supposition. Par contre, une déduction au sens juridique est une déduction tirée de la preuve et si elle est justifiée, elle pourra avoir une valeur probante » : Jones c. Great Western Railway Co. (1930), 47 T.L.R. 39, p. 45, 144 L.T. 194 (H.L.).

 

[40]           À mon avis, les intimés ne peuvent utilement invoquer ce paragraphe puisqu’il est expressément indiqué qu’il ne concerne que les lacunes des preuves se rapportant à la conclusion implicite du juge sur l’utilisation par un tiers. Au paragraphe 161, la juge Layden‑Stevenson résume l’analyse du juge quant à l’incitation :

Avec respect, les appelantes ne peuvent pas avoir contrefait la revendication 17 en l’absence d’une conclusion d’incitation. Le juge a conclu que les appelantes avaient contrefait la revendication 17 et ce n’est qu’alors qu’il s’est penché sur la question de l’incitation. L’analyse de l’incitation dans ses motifs porte sur les points suivants : il n’y avait aucune preuve de l’existence de clients; on ne pouvait que logiquement penser que les ventes se font à des clients : motifs, paragraphe 205. Il avait antérieurement noté qu’il n’y avait pas de preuve d’utilisation par des clients, mais qu’il était plus probable que ceux‑ci suivent les instructions dans les manuels plutôt que le contraire.

[Non souligné dans l’original.]

 

[41]           L’analyse concernant la nécessité que les appelantes aient influencé des tiers pour qu’il puisse y avoir contrefaçon de la revendication 17 était absente du raisonnement du juge. Les observations de la juge Layden‑Stevenson au paragraphe 169 concernent une différente lacune dans l’analyse, soit l’insuffisance des preuves en ce qui a trait à la question de l’utilisation par un tiers.

 

La sanction

[42]           Pour les motifs susmentionnés, je conclus que le juge a commis une erreur lorsqu’il a défini la portée de sa saisine. Il s’ensuit que j’annulerais la nouvelle décision.

 

[43]           Dans les circonstances, les appelantes invoquent l’économie des ressources judiciaires pour demander à la Cour de conclure que le mode d’emploi n’explique pas aux utilisateurs finaux l’application d’une méthode entraînant la contrefaçon du brevet, et que nul n’a contrefait la revendication 17 à leur incitation.

 

[44]           Les appelantes soutiennent, plus précisément que la Cour a conclu, par les motifs de l’appel, que tous les éléments de la revendication 17 ont été examinés et considérés comme essentiels. Partant de cette interprétation, les appelantes soutiennent que les éléments essentiels de la revendication 17, en particulier les éléments c) et d), supposent que les passages de fuite restent ouverts durant l’utilisation. D’après elles, le mode d’emploi recommande aux utilisateurs finaux de fermer les ports de détection des fuites durant l’exploitation.

 

[45]           Les intimés soutiennent que si l’appel est accueilli, l’affaire doit être renvoyée au juge parce qu’il connaît bien le dossier.

 

[46]           À mon avis, la question de savoir si le mode d’emploi recommande aux utilisateurs finaux d’avoir recours à une méthode constitutive de contrefaçon du brevet est plus nuancée que ne le soutiennent les appelantes. Le mode d’emploi indique qu’après avoir été lubrifiée, [traduction] « la valve peut être fermée ». Au procès, l’expert des intimés (demandeurs) a déclaré que [traduction] « une personne moyennement versée dans l’art qui lirait ce [manuel d’instructions] comprendrait qu’en fait il ne faut pas la laisser ouverte, sauf pour la tester […] puisque l’on veut éviter toute fuite de pétrole » (dossier d’appel, volume 2, onglet 36, page 437). Le juge est mieux placé que notre Cour pour rechercher ce que le mode d’emploi recommande et comment une personne moyennement versée dans l’art l’interprétera pour ce qui est de garder les valves ouvertes ou fermées. Il s’agit, pour l’essentiel, d’une question de fait.

 

[47]           Par conséquent, je renverrais la question suivante au juge : le mode d’emploi des appelantes, dûment compris, suit-il la méthode décrite à la revendication 17? Une fois cette question tranchée, le juge recherchera, sur la foi des précédentes conclusions tirées à la suite de l’audience relative à la nouvelle décision (et qui n’ont pas été contestées dans le présent appel), si les appelantes ont contrefait la revendication 17.

 

Conclusion

[48]           Par ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens et annulerais le jugement de la Cour fédérale. Je renverrais la question de la contrefaçon de la revendication 17 au juge pour nouvelle décision. Il devra alors rechercher si le manuel d’instructions des appelantes, dûment compris, explique l’application de la méthode décrite à la revendication 17.

 

 

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

            M. Nadon j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

            David Stratas j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑61‑12

 

 

INTITULÉ :                                                  CORLAC INC. et al. c.
WEATHERFORD CANADA LTD. et al.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 19 septembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LA JUGE DAWSON

 

Y ONT SOUSCRIT :                                    LE JUGE NADON

                                                                        LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 17 octobre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Christopher Kvas

William Regan

 

Pour les appelantEs

 

Bruce Stratton

Vincent Man

 

POUR LES INTIMÉS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Piasetzki Nenninger Kvas LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les appelantEs

 

DIMOCK STRATTON LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉS

 

 

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