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Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

 

Date : 20121116

Dossiers : A‑219‑11

A‑331‑11

 

Référence : 2012 CAF 295

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LA JUGE TRUDEL

                        LE JUGE WEBB

 

Dossier : A‑219‑11

ENTRE :

PLURI VOX MEDIA CORP.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

Dossier : A‑331‑11

 

ENTRE :

PLURI VOX MEDIA CORP.

appelante

et

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2012

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                 LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                             LE JUGE NOËL

LA JUGE TRUDEL

 



Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

 

Date : 20121116

Dossiers : A‑219‑11

A‑331‑11

 

Référence : 2012 CAF 295

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LA JUGE TRUDEL

                        LE JUGE WEBB

 

Dossier : A‑219‑11

ENTRE :

PLURI VOX MEDIA CORP.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

Dossier : A‑331‑11

 

ENTRE :

PLURI VOX MEDIA CORP.

appelante

et

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE WEBB

[1]               La Cour est saisie d'appels contre deux décisions de la Cour canadienne de l'impôt (2011 CCI 237) rendues par le juge en chef Rip (le juge de la Cour de l'impôt) sur le fondement des mêmes motifs.

 

[2]               Les deux appels ont été réunis par ordonnance de notre Cour du 7 octobre 2012, l'appel no A‑219‑11 étant désigné comme l'appel principal. Conformément à cette ordonnance, les motifs qui suivent seront versés au dossier de la Cour no A‑219‑11, et une copie en sera versée au dossier de la Cour no A‑331‑11 à titre de motifs du jugement rendu dans celui‑ci.

 

[3]               La question en litige dans les présents appels est celle de savoir si le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur donnant lieu à révision en concluant que Me Martin Reesink était en 2008 un employé, et non un entrepreneur indépendant, relativement aux services qu'il fournissait alors à Pluri Vox Media Corp. (l'appelante), pour lesquels il recevait mensuellement de 3 000 $ à 8 000 $ environ. Me Reesink était l'actionnaire unique de l'appelante. Le juge de la Cour de l'impôt a conclu qu'il fournissait les services en question à titre d'employé, et l'appelante conteste cette décision. Me Reesink est avocat et il a plaidé pour l'appelante devant la Cour de l'impôt aussi bien que devant notre Cour.

 

[4]               L'une des questions soulevées dans l'avis d'appel est celle de savoir s'il était permis au juge de la Cour de l'impôt de modifier les motifs de son jugement. Il y avait d'abord écrit que Me Reesink était administrateur de droit de l'appelante, et avait ensuite modifié ses motifs pour préciser que Me Reesink était administrateur de fait. Cependant, Me Reesink a déclaré à l'audience du présent appel qu'il ne souhaitait pas maintenir cette question en litige.

 

[5]               Le principal moyen qu'a fait valoir l'appelante à l'audience tenue devant nous était simplement que Me Reesink avait qualité d'entrepreneur indépendant au motif que telles étaient son intention et celle de l'appelante. Ce moyen diffère de l'argument principal avancé par l'appelante devant le juge de la Cour de l'impôt, tel que ce dernier l'a formulé au paragraphe 24 de ses motifs :

24        Pour présenter la situation en des termes simples, l'argument principal de M. Reesink selon lequel il n'est pas un employé réside dans le fait que personne chez Pluri Vox ne contrôle ses activités au sein de la société. [...]

 

[6]               Le juge de la Cour de l'impôt n'analyse pas la question de l'intention explicite de l'appelante et de Me Reesink voulant que celui‑ci fournisse ses services à titre d'entrepreneur indépendant. Il a cependant noté dans ses motifs que Me Reesink était inscrit aux fins de la Loi sur la taxe d'accise. Il ressort également à l'évidence de l'audience tenue devant la Cour de l'impôt — et l'appelante ne le conteste pas — que Me Reesink n'a pas déclaré de TPS relativement aux sommes que l'appelante lui a versées en contrepartie de ses services. Or, s'il avait été entrepreneur indépendant, l'appelante aurait dû payer la TPS applicable à ces rémunérations, alors que s'il avait fourni ses services à titre d'employé, l'appelante n'aurait eu à payer aucune TPS à l'égard des sommes en question. Étant donné que le non‑paiement de la TPS ne cadre pas avec l'intention commune supposée que Me Reesink fournisse ses services en qualité d'entrepreneur indépendant, je n'accorderais aucun poids à cet argument.

 

[7]               L'appelante a aussi soutenu que diverses conclusions de fait du juge de la Cour de l'impôt étaient manifestement erronées, mais elle n'a établi l'existence d'aucune erreur de cette nature.

 

[8]               L'audience soulève cependant certaines questions qu'il convient d'examiner. Bien qu'il ne le dise pas explicitement dans ses motifs, le juge de la Cour de l'impôt, d'après certaines observations qu'il a formulées pendant l'audience, semble penser que Me Reesink ne pouvait être à la fois un administrateur de l'appelante et un entrepreneur indépendant fournissant d'autres services à celle‑ci.

 

[9]               Or, le juge en chef adjoint Bowman (qui devait plus tard devenir juge en chef) a conclu dans Zupet c. Ministre du Revenu national, 2005 CCI 89, que l'appelante à cette instance, qui était l'administratrice unique de sa société, fournissait aussi des services à celle‑ci à titre d'entrepreneur indépendant. Le juge en chef adjoint Bowman, après avoir longuement cité une analyse menée par lord Borth‑Y‑Gest dans Lee c. Lee's Air Farming Ltd., [1961] A.C. 12, a formulé les observations suivantes :

16        Si les tribunaux veulent bien accepter de mettre de côté leur non‑croyance et de soutenir qu'une personne peut conclure un contrat de louage de services avec sa propre entreprise, il n'y a alors pas de raison pour laquelle la même mise de côté de leur non‑croyance ne permettrait pas à la cour de juger que cette même personne peut conclure un contrat de services avec sa propre entreprise. À n'en pas douter, l'extrait des propos de Lord Borth‑Y‑Gest dans la décision Lee que j'ai cité en italique atteste cette possibilité même.

 

[10]           Je souscris à ces observations. Il me semble également, quoique cela soit inhabituel, qu'une personne physique puisse passer plusieurs contrats avec sa propre société et donc lui fournir des services à plusieurs titres. Il s'ensuit que le simple fait qu'une personne soit administrateur ou dirigeant d'une société n'exclut pas en soi la possibilité qu'elle lui fournisse d'autres services en qualité d'entrepreneur indépendant. Quand c'est le cas, il devient nécessaire, pour l'application de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), ainsi que du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑8, de répartir les sommes payées à cette personne selon les titres en vertu desquels elle a fourni ses services.

 

[11]           Une autre question utile à examiner est la manière dont il convient d'appliquer le critère du contrôle lorsque, comme c'est le cas dans la présente espèce, il s'agit de savoir si une personne physique est un employé de sa propre société ou un entrepreneur indépendant au service de celle‑ci. Comme la Cour suprême du Canada l'a fait observer au paragraphe 47 de l'arrêt 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983, 2001 CSC 59 (Sagaz), le contrôle est l'un des facteurs à prendre en considération pour trancher cette question. Lorsqu'on évalue ce facteur dans une situation où la personne en cause fournit des services à sa propre société, il faut se rappeler que celle‑ci est une personne distincte et que le voile de la personnalité juridique ne doit pas être levé, sauf rares exceptions. L'intimée soutient dans ses conclusions écrites que le juge de la Cour de l'impôt a appliqué comme il le devait les arrêts de notre Cour Meredith c. La Reine, 2002 CAF 258, et Procureur général du Canada c. Groupe Desmarais Pinsonneault & Avard Inc., 2002 CAF 144.

 

[12]           On peut lire ce qui suit, sous la plume du juge Malone, aux paragraphes 11, 12 et 15 de Meredith c. La Reine, précité :

11.       D'après mon analyse, le juge a commis plusieurs erreurs lorsqu'il a statué sur la présente affaire. Premièrement, le juge a « percé le voile corporatif » dans la mesure où il est passé outre à l'entité corporative elle‑même pour évaluer les actes du demandeur. Les motifs de son jugement regorgent d'exemples en ce sens. Ainsi, il a conclu que, malgré l'existence d'un lien contractuel entre les tiers et Stem, il était [TRADUCTION] « évident que Roeslein and Ball faisait appel à l'expertise [de Meredith], et non pas aux services de la compagnie en soi puisque celle‑ci n'employait personne d'autre ». Il a également déclaré [TRADUCTION] « [qu']il est clair que [Meredith] contrôle la compagnie et l'utilise à son propre avantage de temps à autre, lorsque cela est pratique. La compagnie ne l'utilise pas. » En outre, le juge a aussi parlé des méthodes par lesquelles Meredith était payé par Stem de même que des ententes que Stem avait avec sa banque, y compris les garanties personnelles fournies par Meredith.

 

12.       La levée du voile corporatif est contraire aux principes établis depuis longtemps en droit corporatif. En l'absence d'allégation selon laquelle la société constitue un « trompe‑l'oeil » ou un véhicule permettant à des actionnaires putatifs de commettre des fautes et en l'absence d'autorisation légale, les tribunaux doivent respecter les rapports juridiques créés par un contribuable (voir Salomon v. Salomon & Co., [1897] A.C. 22; Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co. of Canada, [1987] 1 R.C.S. 2). Les tribunaux ne peuvent pas qualifier autrement les véritables rapports en fonction de ce qu'ils jugent être la réalité économique qui les sous‑tend (voir Continental Bank Leasing Corp. c. La Reine, [1998] 2 R.C.S. 298; Shell Canada Ltd. c. La Reine, [1999] 3 R.C.S. 622; Ludco Enterprises Limited c. La Reine, 2001 CSC 62, au par. 51). Il s'ensuit donc que le juge de première instance a commis une erreur de droit lorsqu'il s'est penché sur la réalité économique du rapport entre Stem et Meredith, alors que ni la loi ni la common law ne l'autorisaient à le faire.

 

[...]

 

15.       L'arrêt récemment rendu par la Cour dans Groupe Desmarais Pinsonneault & Avard Inc. c. Canada (MRN), 2002 CAF 144, est instructif sur la question du contrôle. Dans cet arrêt, le juge Noël, s'exprimant au nom de la Cour, a indiqué qu'il ne s'agissait pas de savoir si la société exerçait ou non le contrôle, mais plutôt de savoir si elle était en position de le faire. Ce qu'il faut déterminer, c'est le pouvoir légal de la société de contrôler les employés, et non pas la question de savoir si les employés se sentent assujettis à ce contrôle. Ce pouvoir existe dans la présente affaire, où Stem a conclu un contrat avec des tiers avec lesquels elle n'avait aucun lien de dépendance. C'est avec Stem, et non pas avec le demandeur, que les tiers ont conclu un contrat pour bénéficier de l'expertise de Meredith, et Stem a le pouvoir légal, en tant que société, de contrôler Meredith. Par conséquent, vu la structure corporative en place, il n'importe pas que Meredith soit le seul actionnaire et directeur de Stem. Compte tenu des arrêts susmentionnés, le juge a commis une erreur en concluant que le demandeur, à titre personnel, jouissait du contrôle.

 

[13]           Pour revenir à la présente espèce, le juge de la Cour de l'impôt a formulé les conclusions suivantes concernant la question du contrôle au paragraphe 22 de ses motifs :

22        M. Reesink n'a pas été engagé par Pluri Vox pour accomplir des tâches en tant que personne à son compte. Il n'a pas été engagé en tant qu'avocat de Pluri Vox. Il n'y a pas de réponse à la question de savoir qui contrôle qui : la société peut‑elle contrôler M. Reesink étant donné qu'il est son unique actionnaire? De toute évidence non, pas en sa qualité d'actionnaire. Mais le travail de M. Reesink auprès de Pluri Vox n'a rien à voir avec le fait qu'il en était actionnaire. À moins d'une convention unanime des actionnaires, ces derniers ne s'immiscent pas dans la gestion des activités commerciales et des affaires internes d'une société. À mon avis, ce sont les autres fonctions de M. Reesink que celles qu'il exerçait en sa qualité d'actionnaire qui sont pertinentes.

 

[14]           À mon sens, en concluant que l'appelante ne pouvait exercer de contrôle sur Me Reesink puisqu'il en était l'actionnaire unique et qu'« [i]l n'y a pas de réponse à la question de savoir qui contrôle qui », le juge de la Cour de l'impôt a en fait levé le voile de la personnalité juridique. En outre, il n'examinait que le point de savoir si l'appelante exerçait en pratique un contrôle sur Me Reesink, et non si, en tant que personne juridique distincte, elle était en mesure de le faire. Or, comme il est expliqué dans Meredith c. La Reine, précité : « Ce qu'il faut déterminer, c'est le pouvoir légal de la société de contrôler les employés, et non pas la question de savoir si les employés se sentent assujettis à ce contrôle. » Cependant, ces conclusions du juge de la Cour de l'impôt me paraissent sans effet sur l'issue de la présente affaire.

 

[15]           Ainsi que l'expliquait la Cour suprême du Canada au paragraphe 47 de Sagaz :

47        [...] La question centrale est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte. [...]

 

[16]           En l'espèce, la preuve montre que l'appelante a retenu les services d'un dénommé Andrew Baldwin à titre d'entrepreneur indépendant. La qualité d'entrepreneur indépendant de M. Baldwin n'est pas contestée. Le juge de la Cour de l'impôt a conclu que Me Reesink supervisait le travail de M. Baldwin, et l'appelante n'a pas contesté cette conclusion. Il s'ensuit que, si l'on accepte l'affirmation de l'appelante selon laquelle Me Reesink agissait à titre d'entrepreneur indépendant, un entrepreneur indépendant (Me Reesink) supervisait le travail d'un autre entrepreneur indépendant (M. Baldwin) sans qu'ils soient liés par une relation contractuelle. Il est donc préférable de considérer que Me Reesink était un employé (et n'exploitait pas sa propre entreprise) lorsqu'il supervisait le travail de M. Baldwin.

 

[17]           En conséquence, je rejetterais les appels, avec un seul mémoire de dépens, au titre de l'appel principal.

 

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

 

« Je suis d'accord.

            Marc Noël, j.c.a. »

 

« Je suis d'accord.

            Johanne Trudel, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Yves Bellefeuille, réviseur

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                A‑219‑11

 

APPEL DU JUGEMENT PRONONCÉ PAR LE JUGE EN CHEF RIP LE 3 MAI 2011 DANS LE DOSSIER NO 2010‑1672(IT)I

 

INTITULÉ :                                                              PLURI VOX MEDIA CORP. c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                      Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                     Le 31 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                   LE JUGE WEBB

 

Y ONT SOUSCRIT :                                               LE JUGE NOËL

                                                                                    LA JUGE TRUDEL

 

DATE DES MOTIFS :                                             Le 16 novembre 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Martin Reesink

POUR L'APPELANTE

 

Tamara Watters

Rosemary Fincham

 

POUR L'INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

POUR L'APPELANTE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L'INTIMÉE

 

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                A‑331‑11

 

APPEL DU JUGEMENT PRONONCÉ PAR LE JUGE EN CHEF RIP LE 3 MAI 2011 DANS LE DOSSIER NO 2010‑1687(CPP)

 

INTITULÉ :                                                              PLURI VOX MEDIA CORP. c. MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                      Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                     Le 31 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                   LE JUGE WEBB

 

Y ONT SOUSCRIT :                                               LE JUGE NOËL

                                                                                    LA JUGE TRUDEL

 

DATE DES MOTIFS :                                             Le 16 novembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Martin Reesink

POUR L'APPELANTE

 

Tamara Watters

Rosemary Fincham

 

POUR L'INTIMÉ

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

POUR L'APPELANTE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L'INTIMÉ

 

 

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