Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 20121123

Dossier : A-312-12

Référence : 2012 CAF 308

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE STRATAS

                        LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

ALLERGAN INC., ALLERGAN SALES INC. et

ALLERGAN, INC.

intimées

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

intimé

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                  LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                      LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 



Date : 20121123

Dossier : A-312-12

Référence : 2012 CAF 308

 

CORAM :      LE JUGE NOËL

                        LE JUGE STRATAS

                        LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

ALLERGAN INC., ALLERGAN SALES INC. et

ALLERGAN, INC.

intimées

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE NOËL

[1]               La cour est saisie d’un appel d’une décision par laquelle le juge Hughes de la Cour fédérale (le juge de la Cour fédérale) a prononcé l’ordonnance demandée par Allergan Inc., Allergan Sales Inc. et Allergan, Inc. (Allergan) en vue d’interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité (AC) à l’appelante (Apotex) conformément à l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (Règlement MB (AC)) à l’égard de sa drogue ophtalmique appelée APO‑BRIMONIDINE‑TIMOP jusqu’à l’expiration du brevet no 2440764 (le brevet 764).

 

[2]               La Cour est saisie du présent appel d’une manière inhabituelle. Bien que le juge de la Cour fédérale ait décidé que l’allégation d’invalidité pour cause d’évidence invoqué par Apotex était justifiée et que, par conséquent, la condition préalable à la délivrance de l’ordonnance d’interdiction sollicitée par Allergan n’avait pas été établie, il a néanmoins prononcé ladite ordonnance. Ce faisant, il a souscrit au jugement que son collègue, le juge Crampton (alors juge de la Cour fédérale), avait rendu dans une autre instance relative à un avis de conformité mettant en cause le même brevet (Allergan Inc. c. Canada (Santé) et Sandoz Canada Inc., 2011 CF 1316 (Sandoz)), même s’il s’est expressément dissocié des motifs et des conclusions formulés dans cette affaire‑là. Il a expliqué qu’il retenait cette solution inhabituelle parce qu’il voulait s’assurer que ses préoccupations concernant l’application  de la doctrine de la courtoisie judiciaire dans le contexte des instances relatives à un avis de conformité pourraient être examinées en appel (motifs, paragraphes 192 à 194).

 

[3]               Apotex et Allergan s’opposent toutes les deux à la solution que le juge de la Cour fédérale a retenue. Elles soulignent qu’il existe désormais deux interprétations différentes du même brevet et demandent à la Cour d’appel de trancher le différend.

 

[4]               Selon Apotex, la conclusion du juge de la Cour fédérale au sujet de l’évidence est appuyée par les preuves. Apotex demande à la Cour d’appel fédérale de confirmer le raisonnement du juge de la Cour fédérale à cet égard et de prononcer le jugement qu’il aurait dû prononcer en rejetant la demande en ordonnance d’interdiction présentée par Allergan.

 

[5]               Pour sa part, Allergan demande que l’ordonnance d’interdiction soit confirmée, mais pour des raisons qui concernent le fond de sa demande. Elle fait valoir que la conclusion du juge de la Cour fédérale quant à l’évidence de l’intention ne peut être confirmée, parce qu’elle repose sur une interprétation erronée de l’idée originale qui sous‑tend le brevet 764. À cet égard, Allergan se fonde sur le raisonnement que la Cour suprême du Canada a suivi dans l’affaire Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, au paragraphe 67 (Sanofi), selon lequel une conclusion d’évidence ne peut être tirée que par rapport à l’idée originale correctement interprétée.

 

[6]               Par les motifs exposés ci‑après, je conclus qu’il n’était pas loisible au juge de la Cour fédérale de prononcer une ordonnance d’interdiction dans le seul but de préciser la jurisprudence. Quant au fond, je conviens avec Allergan que le juge de la Cour fédérale n’a pas tenu compte de l’idée originale correctement interprétée et que, s’il l’avait fait, il n’aurait pu conclure que l’invention était évidente. En conséquence, je rejetterais l’appel et je confirmerais que l’ordonnance d’interdiction a été valablement prononcée, mais au seul motif que l’allégation d’invalidité du brevet 764 qu’Apotex a formulée dans son avis d’allégation n’a pas été établie.

 

FAITS ET PROCÉDURES

[7]               Le glaucome est une maladie chronique du nerf optique qui entraîne une perte de vision progressive irréversible pouvant mener à la cécité. La cause précise des lésions du nerf optique est mal connue. Toutefois, ces lésions sont souvent associées à une pression accrue de l’humeur aqueuse située dans la partie avant de l’œil. Cet état est habituellement désigné sous le nom de pression intraoculaire (PIO) élevée ou d’hypertension oculaire. Si elle n’est pas traitée, la PIO élevée peut provoquer l’apparition du glaucome. C’est pour cette raison, et le fait que les médicaments qui abaissent la PIO semblent empêcher la maladie de progresser davantage, que la PIO élevée est généralement considérée comme un facteur de risque majeur de glaucome.

 

[8]               Bien qu’il n’existe aucun traitement curatif du glaucome, plusieurs médicaments qui abaissent la PIO ont été mis au point pour traiter cette maladie. Ceux-ci comportent toutefois des effets secondaires importants qui amènent les patients touchés à ne pas respecter le traitement ou à l’interrompre complètement.

 

[9]               Il est utile de décrire en quelques détails le brevet 764. Celui‑ci divulgue et revendique une nouvelle association médicamenteuse utile pour le traitement du glaucome. Cette association de médicaments, commercialisée sous le nom COMBIGAN®, contient deux ingrédients médicamenteux en solution, de la brimonidine et du timolol (dans une seule bouteille). Comme la bouteille contient chacun des ingrédients médicamenteux à une seule concentration fixe, on utilise parfois le terme « association fixe » pour désigner cette association médicamenteuse.

 

[10]           Les inventeurs expliquent que la brimonidine et le timolol n’étaient pas des médicaments nouveaux à la date de dépôt du brevet 764 (brevet 764, p. 1 à 3, dossier d’appel, vol. 1, p. 236 à 238). Ceux-ci avaient déjà été utilisés pour traiter le glaucome, compte tenu de la capacité de chacun de réduire la PIO. Dans le premier paragraphe du brevet, sous la rubrique  « Background of the invention » (Contexte de l’invention), les inventeurs expliquent, entre autres, qu’il y avait des [traduction] « préoccupations […] au sujet de l’observance du traitement par le patient » et « un besoin de disposer, depuis longtemps » d’une association fixe qui soit « sûre » et « efficace ». Le paragraphe se termine par la phrase suivante : [traduction] « Contre toute attente, il s’est avéré que la brimonidine associée au timolol répondait à ces critères » (brevet 764, p. 1, dossier d’appel, vol. 1, p. 236).

 

[11]           Les inventeurs donnent deux exemples qu’ils exposent dans le brevet 764. Dans l’exemple I, les inventeurs divulguent une formulation constituée d’une association fixe qui renferme les concentrations précises de brimonidine et de timolol revendiquées dans le brevet 764 (brevet 764, p. 5 et 6, dossier d’appel, vol. 1, p. 240 et 241). Le pH précisé dans l’exemple I se situe dans la plage de valeurs établies dans la formulation revendiquée dans le brevet 764, et tous les excipients utilisés sont décrits dans le brevet.

 

[12]           Dans l’exemple II, les inventeurs divulguent un important essai clinique chez l’humain (586 sujets) visant à évaluer l’innocuité et l’efficacité de la formulation divulguée dans l’exemple I (brevet 764, p. 6 à 16, dossier d’appel, vol. 1, p. 241 à 251). Dans le cadre de cet essai clinique, ils ont comparé la formulation divulguée dans l’exemple I administrée deux fois par jour (b.i.d.) à la brimonidine administrée seule trois fois par jour (t.i.d.). La formulation de l’exemple I à la même dose a également été comparée au timolol administré seul b.i.d. Environ 200 patients ont reçu chacun des médicaments.

 

[13]           Aux pages 12 à 14 du brevet, dans la section de la divulgation, sous la rubrique  « Safety » (Innocuité), les inventeurs donnent une analyse détaillée des résultats de l’essai clinique chez l’humain. Il ressort de ces résultats, présentés sous forme de tableau à la page 13, que le profil d’effets secondaires et le taux d’abandon de l’association fixe de l’exemple I administrée b.i.d. étaient meilleurs que le profil d’effets secondaires de la brimonidine administrée t.i.d., ce qui signifie que les patients pouvaient être traités plus longtemps (brevet 764, p. 13, dossier d’appel, vol. 1, p. 248).

 

[14]           À la page 16 du brevet, sous la rubrique « Conclusions », les inventeurs déclarent :

 

[traduction]

L’association administrée b.i.d. présentait un profil d’innocuité favorable qui était comparable à celui du timolol b.i.d. et supérieur à celui de la brimonidine t.i.d. en ce qui concerne l’incidence des événements indésirables et l’interruption du traitement en raison des événements indésirables [brevet 764, p. 16, dossier d’appel, vol. 1, p. 251].

 

 

 

[15]           Tout au long de ses motifs, le juge Crampton décrit le « meilleur profil d’innocuité » comme « la réduction de la fréquence des événements indésirables et de l’interruption du traitement en raison d’événements indésirables » (Sandoz, paragraphe 61).

 

[16]           La seule revendication en litige est la revendication 22, qui limite l’association fixe revendiquée. Il n’est pas controversé entre les parties que, à moins de conclure que l’allégation d’invalidité formulée par Apotex est justifiée, son médicament ophtalmique proposé contreferait la revendication 22, ainsi que les revendications 6, 3 et 1 dont elle dépend :

[traduction]

Revendication 22 – L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition conforme à la revendication 6 dans un œil touché pour le traitement du glaucome.

 

Revendication 6 – Une composition conforme à la revendication 3 contenant également de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids de chlorure de benzalkonium.

 

Revendication 3 – Une composition conforme à la revendication 1, dans laquelle la quantité de brimonidine est de 0,2 pour cent par poids et la quantité de timolol est de 0,5 pour cent par poids.

 

Revendication 1 – Une composition pharmaceutique ophtalmique topique pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire renfermant une quantité efficace de brimonidine et une quantité efficace de timolol dans un véhicule pharmaceutiquement acceptable de ces composés.

 

 

 

[17]           Afin de tenir compte des revendications 6, 3 et 1, le juge de la Cour fédérale a reformulé la revendication 22 comme suit (motifs, paragraphe 111) :

 

L’usage topique d’une quantité thérapeutiquement efficace d’une composition pharmaceutique ophtalmique pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire dans laquelle la quantité de brimonidine est de 0,2 pour cent par poids, la quantité de timolol est de 0,5 pour cent par poids et la quantité de chlorure de benzalkonium varie de 0,001 % par poids à moins de 0,01 % par poids.

 

 

 

[18]           Cette description de la revendication 22 n’est pas controversée.

 

[19]           Le juge de la Cour fédérale relève dans ses motifs qu’aucun appel n’a été interjeté à l’égard de la décision Sandoz, laquelle constitue, par conséquent, une décision définitive (motifs, paragraphe 36). Il ajoute qu’Allergan était représentée par le même avocat dans les deux affaires et que la transcription du témoignage de Gary J. Beck – l’un des inventeurs – et du Dr Robert D. Fetchner, témoin expert, a été produite dans les deux instances (motifs, paragraphes 43 et 44). En revanche, Apotex et Sandoz étaient représentées par des avocats différents et, en l’espèce, Apotex a présenté des témoignages d’experts différents, notamment ceux du Dr Harry A. Quigley et de M. Uday B. Kompella (motifs, paragraphes 43 et 45).

 

[20]           En ce qui concerne le Dr Fechtner, le seul expert d’Allergan dont le juge Crampton a accepté le témoignage sans réserve, le juge de la Cour fédérale a observé (motifs, paragraphe 29) :

 

Comme c’est habituellement le cas dans les demandes de cette nature, la preuve se présente sous la forme d’affidavits et de transcriptions de contre‑interrogatoires. Personne n’ayant été interrogé devant elle, la Cour ne peut évaluer en toute connaissance de cause la crédibilité d’aucun des témoins ni apprécier suivant toutes les règles les opinions contradictoires des experts. Cependant, l’examen des transcriptions du contre‑interrogatoire du Dr Fechtner, le témoin expert d’Allegan, m’a permis de constater qu’il s’était souvent montré évasif et pas tout à fait franc. J’utiliserai donc ses déclarations avec beaucoup de prudence.

 

 

 

Opinions divergentes au sujet de l’idée originale

[21]           La différence fondamentale entre les deux jugements concerne l’idée originale sous‑jacente au brevet 764. Dans l’affaire Sandoz, le juge Crampton  a expliqué dans de longs motifs les raisons pour lesquelles il concluait que le meilleur profil d’innocuité faisait partie de l’idée originale sous‑jacente à la revendication 22 (Sandoz, paragraphes 46 à 62). Plus précisément, il a rejeté l’allégation de Sandoz selon laquelle il était nécessaire de discerner l’idée originale des revendications elles‑mêmes. (Sandoz, paragraphes 50 et 51).

 

[22]           Le juge Crampton a ensuite examiné l’ensemble des deux brevets et a décidé qu’au‑delà des éléments énoncés au paragraphe 1 du brevet, l’idée originale comprenait également, notamment (i) le meilleur profil d’innocuité de la composition et (ii) l’administration b.i.d. sans réduction de l’efficacité en après‑midi (également appelée « la réduction en après‑midi ») (Sandoz, paragraphe 58).

 

[23]           Le juge Crampton a résumé sa conclusion comme suit (Sandoz, paragraphe 61) :

 

Je souscris à l’opinion du DFechtner selon laquelle [traduction] « la personne versée dans l’art aurait considéré que le meilleur profil d’innocuité [de l’association médicamenteuse fixe], y compris la réduction de la fréquence des événements indésirables et de l’interruption du traitement en raison d’événements indésirables, faisait partie de l’invention revendiquée dans le brevet 764 ». Autrement dit, j’accepte son point de vue selon lequel le meilleur profil d’innocuité fait partie de l’idée originale du brevet 764.

 

 

 

[24]           Le juge de la Cour fédérale a interprété différemment le brevet. Selon lui, le premier paragraphe du brevet exposé montre les résultats que l’association de médicaments promet et l’idée originale doit être interprétée en fonction de ces promesses. Autrement dit, i) la composition revendiquée améliore l’observance du traitement par le patient, ii) elle renferme de la brimonidine et du timolol, iii) elle est efficace, iv) elle est sûre, v) sa stabilité est accrue, vi) la concentration efficace de l’agent de conservation est plus basse que lorsque chaque médicament est administré sous forme de doses distinctes, et vii) son efficacité est accrue sans que la concentration de la brimonidine ou du timolol ne soit augmentée (motifs, paragraphe 144).

 

[25]           Donnant effet à cette approche, le juge conclut (motifs, paragraphe 145) :

 

L’« idée originale » est donc qu’une composition particulière d’ingrédients comprenant la brimonidine, le timolol et le chlorure de benzalkonium, en quantités précises, donne les résultats promis susmentionnés.

 

 

 

[26]           Fait important, cette interprétation exclut de l’idée originale l’amélioration de l’innocuité, que le juge Crampton avait incluse. Bien que le juge de la Cour fédérale n’explique pas pourquoi il ne pouvait être d’accord avec le juge Crampton sur ce point, il s’explique sur un autre aspect de l’idée originale mentionné par le juge Crampton, avec lequel il était également en désaccord (motifs, paragraphes 146 et 147) :

 

[146] À cette étape, je vais considérer ce qui, aux dires de l’avocat d’Allergan, fait partie de l’« idée originale » : un élément que l’avocat d’Allergan appelle la réduction en après‑midi. Le juge Crampton, au paragraphe 58 de ses motifs, a parlé de cette réduction de l’efficacité en après‑midi. Allergan met l’accent sur une affirmation selon laquelle son association médicamenteuse peut être utilisée deux fois par jour (b.i.d.) seulement avec une efficacité égale à celle du timolol ou de la brimonidine utilisés auparavant seuls, trois fois par jour (t.i.d.). Cependant, cette propriété n’est pas clairement indiquée dans le brevet. À la page 3 du brevet, il est écrit que le schéma précis est laissé à la discrétion du clinicien. À la page 4, il est indiqué qu’une baisse satisfaisante de la pression intraoculaire a été obtenue par suite de l’administration des compositions de l’invention deux fois par jour comparativement aux solutions homologuées de brimonidine et de timolol administrées deux ou trois fois par jour. Dans l’exemple II, l’association utilisée deux fois par jour (b.i.d.) est dite supérieure à une certaine concentration de timolol utilisée deux fois par jour (b.i.d.) ou à une certaine concentration de brimonidine utilisée trois fois par jour (t.i.d.). Je répète les conclusions formulées à la page 16 :

 

Conclusions

 

Le traitement d’association (0,2 % de tartrate de brimonidine et 0,5 % de timolol) administré b.i.d. pendant 3 mois était plus efficace que le timolol (0,5 % de timolol) b.i.d. et la brimonidine (0,2 % de tartrate de brimonidine) t.i.d. pour abaisser la PIO élevée des patients atteints de glaucome ou d’hypertension oculaire. L’association administrée b.i.d. présentait un profil d’innocuité favorable qui était comparable à celui du timolol b.i.d. et supérieur à celui de la brimonidine t.i.d. en ce qui concerne l’incidence des événements indésirables et l’interruption du traitement en raison des événements indésirables.

 

[147] Le brevet ne formule aucune proposition générale basée sur ces conclusions ou sur les commentaires précédents en ce qui concerne la fréquence comparative d’administration. La preuve montre que certains pays, y compris, semble‑t‑il, le Canada, approuvent l’association médicamenteuse pour un usage deux fois par jour, mais ce n’est pas le cas aux États‑Unis. Par conséquent, contrairement au juge Crampton, je n’admets pas que l’évitement de la réduction en après‑midi (ou la possibilité d’administrer le médicament deux fois par jour seulement) fasse partie de l’idée originale du brevet. Au mieux, la possibilité d’administrer le médicament deux fois par jour, à la discrétion du clinicien, est décrite dans le brevet comme une propriété résultant de l’association, mais pas comme une idée originale.

 

 

 

L’opinion du juge de la Cour fédérale sur la doctrine de la courtoisie judiciaire

[27]           Le juge de la Cour fédérale a rejeté l’allégation d’Allergan selon laquelle la détermination de l’idée originale constitue une question de droit à laquelle la doctrine de la courtoisie judiciaire s’applique (motifs, paragraphes 148 et 149) :

 

[148]    L’avocat d’Allergan soutient que l’interprétation d’un brevet est une question de droit, de sorte que la conclusion du juge Crampton touchant la définition de l’idée originale est une interprétation du droit et que je devrais m’y conformer par courtoisie judiciaire. Je rejette cet argument.

 

[149]    L’argument d’Allergan repose sur une interprétation de l’alinéa 49c) de l’arrêt Whirlpool Corp. c. Cameo Inc., [2000] 2 RCS 1067, où le juge Binnie, écrivant pour la Cour suprême du Canada, explique que le brevet, une fois délivré, devient un texte visé par la définition du terme « règlement » que donne l’alinéa 2(1)a) de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c. I‑2l, et qui comprend les « lettres patentes ». Or, comme le regretté W.K. Hayhurst le faisait remarquer dans l’article qu’il a écrit au sujet de cette observation de la Cour suprême, « The Distinction between “Letters Patent” and “Patent Specification”, How Did We Get Where We Are? » (2007), 57 CPR (4th) 161, le « règlement » en question est le document d’une page joint au mémoire descriptif et qui porte délivrance du brevet – non le brevet lui‑même. Le mémoire descriptif est un document établi par le breveté, et non par le législateur ou le gouverneur en conseil. L’interprétation de ce mémoire est assimilable à l’interprétation d’un contrat rédigé par les cocontractants ou l’un d’eux. Le degré de courtoisie judiciaire qui doit être appliqué à l’interprétation antérieure d’un même contrat par un autre juge n’est pas aussi élevé que celui qui est exigé pour l’interprétation de dispositions législatives ou réglementaires.

 

 

 

Opinions divergentes au sujet de l’évidence

[28]           Le juge de la Cour fédérale a ensuite analysé la question de l’évidence en renvoyant à l’interprétation qu’il a donnée à l’idée originale (motifs, paragraphes 150 à 188). Ce faisant, il a souligné un certain nombre de conclusions que le juge Crampton avait tirées et qu’il n’acceptait pas non plus (motifs, paragraphes 165 à 189).

 

[29]           Entre autres, le juge de la Cour fédérale a expliqué pourquoi il ne pouvait convenir avec le juge Crampton qu’il a fallu davantage que des travaux de type courant pour arriver à l’idée originale (motifs, paragraphes 175 et 176) :

 

[175]    Vu la preuve, je conclus qu’il n’a pas fallu plus que des travaux de laboratoire de type courant pour arriver à l’idée originale supposée. Or, ainsi que le juge Floyd l’a fait observer dans UK Limited c Merck & Co Inc [2009] EWHC 2952 (Pat), c’est un principe fondamental du droit des brevets que la doctrine de l’évidence a pour raison d’être d’empêcher le breveté de monopoliser des produits qu’une personne compétente devrait se sentir libre de fabriquer, ou des activités qu’elle devrait se sentir libre d’exercer, sans se soucier de l’existence d’un brevet.

 

[176]    Le juge Crampton, aux paragraphes 92 à 113 de ses motifs, a conclu différemment. Je vois à cela deux raisons. La première touche à la nature de la preuve. Dans Sandoz, M. Beck a été contre‑interrogé intensivement et semble avoir fourni au cours de ce contre‑interrogatoire une grande quantité d’éléments de preuve relatifs aux travaux nécessaires dont il n’avait pas fait mention dans son affidavit. Dans la présente espèce, M. Beck n’a pas été interrogé de cette façon et n’a pas eu l’occasion de fournir des éléments de preuve supplémentaires de la nature susdite. En outre, dans Sandoz, le contre‑interrogatoire du DFechtner n’a pas soulevé les sérieux problèmes de crédibilité qui entachent les déclarations de cet expert produites devant moi. Deuxièmement, i1 ne semble pas qu’on ait attiré l’attention du juge Crampton sur l’arrêt AZT, précité, où la Cour suprême pose la nécessité de distinguer les efforts déployés dans les études cliniques visant à l’obtention de l’approbation réglementaire de ceux qu’a exigés l’invention revendiquée.

 

 

 

[30]           Le juge de la Cour fédérale a également refusé de souscrire à l’appréciation par le juge Crampton de la motivation sous‑jacente à la recherche d’une solution (motifs, paragraphe 181) :

 

[181] Le juge Crampton a examiné 1a question de la motivation aux paragraphes 114 à 116 de ses motifs, s’appuyant sur les déclarations non contredites du DFechtner. Dans la présente espèce, ce dernier est contredit aussi bien par d’autres experts que dans son propre contre‑interrogatoire. En outre, le juge Crampton a pris en compte les essais cliniques nécessaires pour obtenir l’approbation réglementaire, lesquels, comme je l’expliquais plus haut, ne sont pas pertinents pour la question de la valeur inventive.

 

 

 

[31]           Le juge de la Cour fédérale a conclu que le brevet 764 était invalide parce que l’invention alléguée était évidente (motifs, paragraphe 189).

 

La mesure inhabituelle

[32]           Malgré cette conclusion, le juge de la Cour fédérale a prononcé l’ordonnance d’interdiction et donné les explications suivantes à la fin de ses motifs (motifs, paragraphes 191 à 194) :

 

[191] II me reste encore à examiner la question de la courtoisie judiciaire. Les moyens de preuve et de droit avancés devant moi sont‑ils « différents » ou « meilleurs » que ceux qu’on a fait valoir devant le juge Crampton dans l’instance Sandoz? II n’y a aucune possibilité réelle de mesurer cette différence ou cette valeur. Les moyens de preuve et de droit en question sont de la même sorte. Dans certains cas, le juge Crampton disposait d’une preuve non contredite, alors que je devais me prononcer à partir d’éléments contradictoires. La différence qui sépare les deux instances quant aux moyens de preuve et de droit tient plutôt à la qualité de ceux‑ci pour autant qu’on puisse en juger par le dossier qui m’a été présenté, notre Cour n’ayant pas en l’occurrence celui sur lequel le juge Crampton s’est fondé.

 

[192] Si je rejetais la présente demande au motif qu’Allergan ne s’est pas acquittée de la charge pesant sur elle de prouver le caractère infondé des allégations d’Apotex relatives à l’évidence, le ministre délivrerait dans les jours, sinon les heures qui suivraient un avis de conformité à cette dernière société, et la question de savoir si la Cour devrait prononcer une ordonnance d’interdiction perdrait toute portée pratique. La Cour d’appel, selon toute probabilité, refuserait de connaître d’un appel.

 

[193] J’estime que des questions sérieuses ont été soulevées concernant la courtoisie judiciaire. La Cour d’appel fédérale devrait, il me semble, prendre acte du caractère quelque peu contradictoire de ses décisions à ce sujet et donner des instructions claires sur la manière dont, dans le contexte d’un AC, il convient de considérer les décisions antérieures d’un tribunal touchant les mêmes questions relatives au même brevet.

 

[194] La seule façon pratique de faire en sorte que cette question soit portée devant la Cour d’appel est de prononcer l’ordonnance d’interdiction demandée dans l’attente qu’Apotex, comme il est probable qu’elle le fera, la conteste en appel.

 

 

 

LA THÈSE DES PARTIES EN APPEL

[33]           S’attardant principalement au paragraphe 194 des motifs, il n’est pas controversé entre Apotex et Allergan que le juge de la Cour fédérale ne pouvait invoquer la doctrine de la courtoisie judiciaire pour provoquer un appel et demander à la Cour d’appel fédérale de statuer sur les questions jurisprudentielles qui lui apparaissaient importantes. Il est admis de part et d’autre, et je suis d’accord, que l’ordonnance d’interdiction ne pouvait être rendue que si les conditions énoncées dans le Règlement MB (AC) étaient réunies. Selon les motifs de la Cour fédérale, ces conditions n’ont pas été réunies.

 

[34]           En ce qui concerne la doctrine de la courtoisie judiciaire, Apotex soutient que le juge de la Cour fédérale n’était pas tenu de suivre la décision du juge Crampton et qu’il avait le droit de tirer sa propre conclusion tant sur l’idée originale que sur la question de l’évidence (mémoire d’Apotex, paragraphes 56 à 67). Pour sa part, Allergan fait valoir que, selon la doctrine de la courtoisie judiciaire, le juge de la Cour fédérale devait suivre la décision de son collègue en ce qui a trait à la détermination de l’idée originale (mémoire d’Allergan, paragraphes 45 à 51).

[35]           Quant à l’interprétation à donner au brevet 764, le juge Crampton et le juge de la Cour fédérale divergent sur deux éléments fondamentaux de l’invention. Selon le juge Crampton, la réduction en après‑midi (c’est‑à‑dire l’administration b.i.d.) sans diminution de l’efficacité en après‑midi et le profil d’innocuité amélioré font partie de l’idée originale, tandis que le juge de la Cour fédérale en exclut ces deux éléments.

 

[36]           Aux fins du présent appel, Allergan fonde sa position entièrement sur le profil d’innocuité amélioré (mémoire d’Allergan, paragraphe 2) et admet que l’invention revendiquée était évidente si ce profil ne fait pas partie de l’idée originale (mémoire d’Allergan, paragraphe 8).

 

[37]           Cependant, elle fait valoir que le profil d’innocuité amélioré fait partie de l’idée originale et que, si elle réussit à en faire la preuve, la conclusion du juge de la Cour fédérale selon laquelle le brevet 764 était évident ne pourra être confirmée (mémoire d’Allergan, paragraphe 61). Elle relève que le juge de la Cour fédérale n’a pas analysé la question de l’évidence en ayant à l’esprit cet aspect de l’idée originale et affirme que, s’il l’avait fait, il aurait forcément conclu, comme l’a fait le juge Crampton, que le brevet 764 n’était pas évident, puisque la preuve ne mène qu’à cette conclusion (mémoire d’Allergan, paragraphes 65 à 67).

 

[38]           Apotex soutient pour sa part que le juge de la Cour fédérale a interprété correctement le brevet 764 lorsqu’il a conclu que l’idée originale ne couvrait pas le profil d’innocuité amélioré (mémoire d’Apotex, paragraphes 23 à 25), d’autant plus qu’aucune amélioration de cette nature n’a été établie (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphe 6). Elle ajoute qu’Allergan n’a relevé aucune « erreur dominante » dans l’appréciation que le juge de la Cour fédérale a faite de la preuve afin de déterminer l’idée originale (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphe 7). Enfin, Apotex soutient que, en tout état de cause, le profil d’innocuité amélioré était évident (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphes 10 à 12).

 

ANALYSE ET DÉCISION

Les réserves exprimées par le juge de la Cour fédérale

[39]           Le juge de la Cour fédérale était confronté à une application relativement simple de la doctrine de la courtoisie judiciaire. Cependant, il est évident qu’il était davantage préoccupé par le risque de remise en litige et par l’application du principe de l’abus de procédure dans le contexte des instances relatives à un AC (motifs, paragraphes 69 à 80). Dans ses motifs, il réunit les deux concepts et affirme que, plutôt que de suivre l’enseignement des décisions que la Cour d’appel fédérale a rendues dans Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2007 CAF 163 (Novopharm) et dans Janssen‑Ortho Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 212 (Janssen‑Ortho) et qui, à son avis, sont contradictoires, il est préférable de résoudre la question au moyen d’une analyse élaborée en cinq points, qu’il a décrite dans quelques‑unes de ses décisions précédentes concernant l’abus de procédure (motifs, paragraphes 81 et 82).

 

[40]           En toute déférence, je ne crois pas qu’il était opportun ou utile de tenter de régler les questions concernant la doctrine de la courtoisie judiciaire en faisant appel à un concept différent qui n’est pas en cause en l’espèce. La seule affirmation qui mérite d’être mentionnée au sujet de l’abus de procédure est que, contrairement à ce que soutient le juge de la Cour fédérale, les décisions que la Cour d’appel fédérale a rendues sur cette question ne sont pas inconciliables (motifs, paragraphe 193).

[41]           Comme le juge Sexton de la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans l’affaire Novopharm, chacune des parties est tenue d’avancer toutes ses thèses et produire tous les éléments de preuve pertinents, en première instance. Le juge Sexton a précisé que cette règle va dans les deux sens : « De la même façon, les fabricants de médicaments génériques doivent faire valoir à la première occasion la totalité de leurs arguments » (Novopharm, paragraphe 50). C’est là le contexte au regard duquel les questions concernant l’abus de procédure doivent être examinées dans les instances subséquentes. Je ne vois aucun élément de la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans l’affaire Janssen‑Ortho – voir les paragraphes 42 à 45 de celle‑ci, qui sont cités au paragraphe 74 des motifs – qui s’éloigne de ce principe.

 

[42]           Les observations qui suivent concernent donc uniquement la doctrine de la courtoisie judiciaire.

 

La doctrine de la courtoisie judiciaire

[43]           Apotex et Allergan ont la même conception de la doctrine de la courtoisie judiciaire (mémoire d’Apotex, paragraphes 57 à 64; mémoire d’Allergan, paragraphes 45 à 48). Cette doctrine est parfois qualifiée de version modifiée du stare decisis, c’est‑à‑dire une application horizontale plutôt que verticale de ce principe (House of Sga’nisim c. Canada (Attorney General), 2011 BCSC 1394, au paragraphe 74). Selon le stare decisis, le juge doit suivre l’enseignement des décisions rendues par les tribunaux supérieurs. Bien qu’elle n’ait pas la même force, la doctrine de la courtoisie judiciaire vise à ce que la même question de droit ne soit pas tranchée différemment par les membres du même tribunal; il s’agit de promouvoir la certitude du droit (Glaxo Group Ltd. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social), [1995] A.C.F. no 1430, 64 C.P.R. (3d) 65, aux pages 67 et 68 (C.F. 1re inst.)).

 

[44]           En tant que variante du stare decisis le principe de la courtoisie judiciaire ne joue qu’en ce qui concerne les questions de droit et non les conclusions de fait. Comme l’a expliqué la Cour d’appel de l’Ontario dans Delta Acceptance Corporation Ltd. c. Redman, [1966] 2 O.R. 37, au paragraphe 5 de la page 785 (C.A.) :

 

[traduction] Le seul élément de la décision d’un juge qui s’impose du juge subséquent réside dans le principe constituant le fondement de la décision.

 

 

 

[45]           À la Cour fédérale, dans Almrei (Re), 2009 CF 3, la juge Mactavish a reconnu cette restriction en ces termes (paragraphe 70) :

 

Il est possible que le principe de la courtoisie judiciaire prenne naissance dans le contexte d’une décision relative à une question de droit, mais je ne m’estime pas lié par les conclusions de fait qu’ont tirées les juges dans les instances antérieures.

 

 

 

[46]           La doctrine de la courtoisie judiciaire repose sur la présomption selon laquelle il ne peut y avoir qu’une seule réponse correcte en théorie à une question de droit. Comme l’a souligné le président Jackett dans Canada Steamship Lines Ltd. c. M.R.N., [1966] R.C.É. 972, à la page 976, bien que les juges ne soient pas tenus d’appliquer cette doctrine selon le principe strict du stare decisis, l’adhésion à cette doctrine permet d’éviter l’incertitude découlant de réponses divergentes. Ainsi que l’a expliqué le lord juge en chef Goddard dans l’arrêt Police Authority for Huddersfield c. Watson, [1947] 1 K.B. 842, à la page 848 :

 

[traduction] Pour ma part, selon la pratique contemporaine, et la conception contemporaine de la question, c’est par déférence confraternelle qu’un juge de première instance se conforme toujours à la décision d’un autre juge de première instance, à moins qu’il ne soit convaincu que cette décision est erronée. II n’est certainement pas tenu de se conformer à la décision d’un juge de même rang. II n’est tenu de suivre que les décisions qui ont force jurisprudentielle à son égard, c’est‑à‑dire, s’il est juge de première instance, celles qui émanent de la Cour d’appel, de la Chambre des lords ou de la Cour divisionnaire.

 

 

 

[47]           Devant la Cour fédérale, il a été soutenu que ces observations enseignent que, même si les décisions rendues par d’autres juges ont une force persuasive et qu’une grande importance doit leur être accordée, le juge peut écarter une décision antérieure lorsqu’il est convaincu que celle‑ci est erronée et qu’il peut fournir des motifs convaincants à l’appui de cette opinion (Dela Fuente c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 992, paragraphe 29; Stone c. Canada (Procureur général), 2012 CF 81, paragraphe 12).

 

[48]           Il appartient aux juges de la Cour fédérale de déterminer le mode d’application de cette doctrine à leurs décisions. Je relève à cet égard que différents facteurs peuvent jouer selon la compétence exercée. Je pense, par exemple, aux affaires d’immigration, où les décisions de la Cour fédérale sont définitives lorsqu’aucune question n’est certifiée (voir Ziyadah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 4 C.F. 152, paragraphes  9 et 12 (C.F. 1re inst.)). Cependant, en général, un juge ne doit pas écarter les conclusions de droit tirées par un autre juge de la Cour fédérale, à moins d’être convaincu qu’il est nécessaire de le faire et de pouvoir faire état de motifs convaincants à l’appui. Si ce critère est appliqué, les divergences entre les décisions devraient être rares.

 

Application de la doctrine en l’espèce

[49]           Eu égard à ce qui précède, il n’était pas loisible au juge de la Cour fédérale de prononcer une ordonnance d’interdiction afin que la Cour d’appel examine ses réserves au sujet de l’application de la doctrine de la courtoisie judiciaire et du concept de l’abus de procédure. Comme je l’ai signalé plus haut, les parties avaient le droit de faire régler au fond le différend qui les opposait et le juge de la Cour fédérale a manqué à son devoir en prononçant un jugement qui allait à l’encontre des conclusions qu’il a tirées quant au fond.

 

[50]           Au‑delà de cette question, la doctrine de la courtoisie judiciaire ne joue pas en matière de conclusions de fait. La conclusion selon laquelle l’invention est évidente parce que la solution proposée allait de soi est une conclusion de fait (671905 Alberta Inc. c. Q’max Solutions Inc., 2003 CAF 241, paragraphe 48; Laboratoires Servier c. Apotex Inc., 2009 CAF 222, paragraphe 67 (Servier); Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2001] 1 C.F. 495, paragraphe 61 (C.A.), conf. par 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153). En revanche, pour interpréter un brevet afin de déterminer l’idée originale lorsqu’il n’est pas facile de saisir celle‑ci à partir de la revendication elle‑même, il faut examiner l’ensemble du brevet (Sanofi, paragraphe 77), ce qui donne lieu à une question de droit (Western Electric Co. c. Baldwin International Radio of Canada Ltd., [1934] R.C.S. 570, pages 572 et 573 (C.S.C.); Weatherford Canada Ltd. c. Corlac Inc., 2011 CAF 228, [2011] A.C.F. no 1090, paragraphe 24 – et les décisions mentionnées dans ces extraits). En conséquence, à moins de pouvoir démontrer que l’interprétation que le juge Crampton avait donnée au brevet pour déterminer l’idée originale était erronée ou que des éléments de preuve distincts dont il a été saisi appelaient une conclusion différente, il aurait été préférable que le juge de la Cour fédérale s’en tienne à la conclusion tirée par le juge Crampton.

[51]           Le juge de la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur et n’a invoqué aucun élément de preuve distinct pour expliquer son opinion divergente. Il a simplement choisi d’interpréter le brevet de manière différente et décidé que l’idée originale ne couvrait pas le profil d’innocuité amélioré, contrairement à ce qu’estimait le juge Crampton. Il a exprimé l’avis que la détermination de l’idée originale dépendait de l’interprétation d’un document établi par le breveté plutôt que par le législateur et que la doctrine de la courtoisie judiciaire ne doit pas s’appliquer dans la même mesure où elle jouerait si le document avait été rédigé par le législateur (motifs, paragraphe 149).

 

[52]           S’il s’agit là de la seule raison pour laquelle le juge de la Cour fédérale estimait qu’il pouvait ne pas tenir compte de l’avis de son collègue, elle ne justifie pas sa décision. L’interprétation d’un brevet pour déterminer l’idée originale n’est pas moins un processus menant à une conclusion de droit du fait que le document interprété a été rédigé par le breveté. À mon avis, l’article du regretté W.K. Hayhurst sur lequel s’est fondé le juge de la Cour fédérale (motifs, paragraphe 149) n’exprime pas d’opinion différente à cet égard. La seule question discutée dans cet article est de savoir si la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, s’applique à l’interprétation d’un brevet. L’analogie que le juge de la Cour fédérale a faite avec un contrat (ibidem) n’est pas utile car, toutes choses étant égales par ailleurs, un contrat ne devrait pas faire l’objet d’interprétations contradictoires davantage qu’un brevet ou un texte de loi.

 

[53]           En tout état de cause, étant donné que le juge de la Cour fédérale a décidé d’écarter l’opinion de son collègue, nous sommes désormais en présence de deux décisions contradictoires, qui font autant autorité l’une que l’autre, sur l’interprétation à donner au brevet 764 et il revient à la Cour d’appel fédérale de décider celle qu’il convient de retenir.

Le profil d’innocuité amélioré fait‑il partie de l’idée originale?

[54]           La détermination de l’idée originale constitue la deuxième étape de l’analyse décrite dans Sanofi (Sanofi, paragraphe 67) :

 

1)      a) Identifier la « personne versée dans l’art »;

         b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

 

2)      Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

 

3)      Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

 

4)      Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

 

 

 

[55]           Aucune question n’a été soulevée au sujet de la démarche suivie par le juge de la Cour fédérale à l’égard de la première étape. Quant à la deuxième, le juge de la Cour fédérale a observé qu’au Canada (motifs, paragraphe 135) :

 

L’application du critère défini [] dans Sanofi s’est heurtée à des difficultés [] La question est de savoir si le concept inventif ou « idée originale » est quelque chose de différent de la revendication en litige, même si la Cour a interprété celle‑ci. La Cour doit‑elle s’attaquer à deux tâches distinctes : l’interprétation de la revendication d’une part, et d’autre part la définition de l’idée originale?

 

 

 

[56]           En formulant cette question, le juge de la Cour fédérale donne à penser que l’application du critère consacré par la jurisprudence Sanofi a conduit à une démarche différente en ce qui a trait à l’interprétation des revendications. Même s’il cite subséquemment (motifs, paragraphes 138 à 140) un certain nombre d’affaires où ce critère a été appliqué (Servier, paragraphes 58 et 59; Novo Nordisk Canada c. Cobalt Pharmaceuticals Inc., 2010 CF 746, paragraphe 113; Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Limitée, 2010 CAF 197, paragraphe 57), le juge de la Cour fédérale n’invoque aucune affaires en particulier où l’application du critère se serait « heurtée à des difficultés ». Il est donc difficile de commenter la question que le juge de la Cour fédérale a soulevée, si ce n’est de souligner que le critère consacré par la jurisprudence Sanofi visait à donner une structure plus précise à l’examen relatif à l’évidence (Sanofi, paragraphe 67); il n’avait pas pour but de modifier la démarche à suivre en ce qui a trait à l’interprétation des revendications.

 

[57]           Dans la présente affaire, le juge de la Cour fédérale a reconnu qu’il n’était pas facile de saisir l’idée originale à partir de la revendication elle‑même et, à l’instar du juge Crampton, il n’a pas restreint son analyse à la revendication 22. À son avis, les avantages que le brevet promettait d’obtenir étaient décrits au paragraphe 1 du brevet 764 et l’idée originale se limitait à ces promesses (motifs, paragraphes 144 et 145). Étant donné que ce paragraphe traite simplement de l’obtention d’une association fixe qui est sûre, le juge de la Cour fédérale a conclu que l’idée originale se limitait à ladite association.

 

[58]           Par contre, selon le juge Crampton, le paragraphe 1 avait pour effet de restreindre la portée de l’invention. Il a retenu la thèse d’Allergan selon laquelle ce paragraphe ne contient qu’une simple description des objectifs que les inventeurs visaient à atteindre en créant l’association fixe, laquelle interprétation va de pair avec le titre « Background of the invention » (Contexte de l’invention). Cependant, en plus d’atteindre ces objectifs, les inventeurs ont constaté au cours de leurs travaux que l’association présentait un profil d’innocuité amélioré.

[59]           Lisant d’autres extraits du brevet 764, le juge Crampton a conclu que ces améliorations étaient décrites dans l’exemple II (Sandoz, paragraphe 66) :

 

En ce qui concerne maintenant le profil d’innocuité supérieur de la composition, le brevet 764 indique notamment que, dans l’essai clinique dont il est question au deuxième exemple du mémoire descriptif, les événements indésirables qui ont mené à l’interruption du traitement ne sont survenus que chez 3,6 % (7/193) des patients ayant reçu la composition, contre 14,3 % (28/196) des patients qui ont reçu de la brimonidine seule. De plus, le brevet fait état d’une réduction de 50 % des événements indésirables graves avec l’association par rapport à la monothérapie par la brimonidine ou le timolol. Il est aussi mentionné que le profil d’allergies de la composition était significativement plus favorable sur le plan statistique (0,034) que celui de la brimonidine en monothérapie.

 

 

 

[60]           Fait important à souligner, le profil d’innocuité amélioré a été découvert par suite de l’essai clinique antérieur chez l’humain. Dans ce contexte, le juge Crampton n’a pas opiné que le paragraphe 1 du brevet 764 décrivait l’ensemble de l’invention sous‑jacente à la revendication 22 et a conclu que le profil d’innocuité amélioré faisait partie de l’invention découverte.

 

[61]           Le juge de la Cour fédérale ne conteste pas le raisonnement du juge Crampton. Il conclut simplement que l’idée originale est décrite au paragraphe 1 et que, par conséquent, elle n’englobe pas les améliorations qui sont révélées dans l’exemple II et que les inventeurs qualifient de profil « supérieur » sous la rubrique « Conclusion ».

 

[62]           Apotex a invoqué un certain nombre d’arguments pour justifier cette interprétation apparemment restrictive du brevet. Elle souligne d’abord que la revendication 22 couvre des formulations applicables à une plage de valeurs du pH, tandis que l’exemple I porte sur un pH précis qui se situe dans la plage de valeurs en question. Étant donné que le pH peut toucher l’innocuité, Apotex fait valoir que la personne versée dans l’art n’estimerait pas que l’exemple II fait partie de l’idée originale (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphe 6).

 

[63]           Dans la même veine, Apotex soutient que les schémas posologiques présentés dans l’exemple II (b.i.d.) ne sont pas décrits dans la revendication 22. Étant donné que les schémas posologiques peuvent toucher l’innocuité et que cette question est laissée à l’appréciation du clinicien, Apotex soutient à nouveau que la personne versée dans l’art n’estimerait pas que l’idée originale couvre le profil d’innocuité amélioré (ibidem).

 

[64]           Ces deux arguments remettent en question la validité de la revendication 22. S’il est établi par la preuve, l’argument relatif au pH remet en question la validité de la revendication 22 pour cause de portée excessive, c’est‑à‑dire que la revendication aurait une portée plus large que celle de l’invention (voir, notamment, Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2009 CF 320, 75 C.P.R. (4th) 165, paragraphes 52 à 59 (C.F.)). L’argument relatif à la posologie concerne le caractère suffisant de la divulgation, laquelle doit, selon l’article 27 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, révéler la manière dont l’invention peut être mise en œuvre.

 

[65]           L’argument d’Apotex selon lequel la personne versée dans l’art interprétera le brevet 764 en ayant ces considérations à l’esprit va directement à l’encontre de l’état du droit qui exige qu’à ce stade de l’analyse, le brevet soit interprété sans égard aux questions concernant la validité (voir Whirlpool Corp. c Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067, paragraphe 49; Dableh c. Ontario Hydro, [1996] 3 C.F. 751, paragraphe 26 (C.A.); American Cyamanid Co. c. Berk Pharmaceuticals Ltd., [1976] R.P.C. 231, page 234 (Ch. D.); Xerox of Canada Ltd. et al. c. IBM Canada Ltd., (1977), 33 C.P.R. (2d) 234, page 43 (C.F. 1re inst.)). En ce qui concerne les contestations elles‑mêmes, aucune ne peut être examinée en l’espèce, étant donné que la validité de la revendication 22 n’est pas mise en cause pour l’un ou l’autre de ces motifs dans l’avis d’allégation d’Apotex.

 

[66]           En outre, Apotex avance que les disparités entre les dossiers de l’affaire Sandoz et ceux de la présente espèce justifient l’interprétation du brevet par le juge de la Cour fédérale. En particulier, Apotex affirme que, dans l’affaire Sandoz, la Cour a souligné que la défenderesse avait reconnu que l’exemple II divulguait un résultat surprenant et que celle‑ci n’avait présenté aucune preuve provenant d’une quelconque étude révélant que le profil d’innocuité de la combinaison de brimonidine et de timolol dans des bouteilles distinctes était équivalent à celui de l’association fixe. En l’espèce, non seulement Apotex n’a fait aucune admission du genre, mais elle a également produit en preuve deux de ces études qui sont antérieures à la date de revendication (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphe 9).

 

[67]           Je ferais remarquer que l’admission formulée dans Sandoz quant au résultat surprenant divulgué dans l’exemple II et l’absence d’admission de cette nature en l’espèce concernent la question de l’évidence; on peut donc se demander si cette admission était justifiée. Cette question est discutée plus loin sous la rubrique « Évidence ». Quant aux deux études – la première est qualifiée de façon plus juste de résumé (dossier d’appel, volume 4, page 1089), tandis que la seconde est un article concernant une étude (dossier d’appel, volume 4, page 1248) – elles semblent porter davantage sur la détermination de l’état de la technique, soit la troisième étape de la démarche décrite dans la décision Sanofi. Cela dit, je ne crois pas que la moindre importance puisse être donnée à ces études, indépendamment de l’angle sous lequel elles sont examinées.

 

[68]           Je relève d’abord que le juge de la Cour fédérale n’invoque aucune de ces études pour expliquer sa lecture du brevet. De plus, il semble ressortir de ces études que le traitement concomitant par la brimonidine et le timolol est [traduction] « bien toléré » (affidavit de Harry A. Quigley, paragraphes 332 et 334, dossier d’appel, volume 4, page 982); on n’y apprend pas que ce traitement concomitant est plus sûr que le traitement par la brimonidine. Enfin, les résultats sur lesquels Apotex se fonde ont peu de valeur probante, puisque les études en question ne comportaient aucune comparaison entre l’exemple I et un traitement concomitant, et Apotex n’a pas jugé à propos de demander à ses experts d’expliquer comment ils faisaient la corrélation avec le profil d’innocuité amélioré de l’association revendiquée.

 

[69]           Compte tenu des failles susmentionnées, à mon sens, ces études ne sont pas utiles quant à la détermination de l’état de la technique – question discutée plus à fond aux paragraphes 76 et 77 ci‑dessous – ou qu’elles vont dans le sens de l’interprétation que le juge de la Cour fédérale donne au brevet.

 

[70]           Enfin,  Apotex a formulé l’affirmation générale suivante : [traduction] « La détermination de l’idée originale par le juge de la Cour fédérale doit être confirmée, étant donné que le dossier renferme une preuve abondante qui est pertinente quant à cette question et qu’Allergan n’a relevé aucune erreur dominante… que le juge aurait commise au cours de son appréciation de la preuve » (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphe 7).

 

[71]           Cependant, comme je l’ai déjà souligné, le juge de la Cour fédérale n’a mentionné aucun élément de preuve à l’appui de son interprétation du brevet. En conséquence, Allergan ne pouvait se fonder sur aucun élément précis et pouvait seulement tenter de démontrer que l’interprétation donnée au brevet par le juge de la Cour fédérale n’était pas compatible avec les principes bien établis.

 

[72]           Apotex n’a pu justifier d’aucune façon l’interprétation restrictive que le juge de la Cour fédérale a donnée au brevet. En concluant que l’idée originale se limitait au contenu du paragraphe 1 du brevet, le juge de la Cour fédérale a lu ce paragraphe de manière isolée. Or, les revendications doivent être interprétées à la lumière de l’ensemble du brevet. C’est ce qu’a rappelé la juge Layden‑Stevenson dans Servier, au paragraphe 58 :

 

Selon l’arrêt Whirlpool Corp. c. Cameo Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067 (Whirlpool), l’interprétation des revendications précède l’examen des questions de validité et de contrefaçon. L’arrêt énonce également le principe selon lequel l’interprétation téléologique oblige le tribunal à considérer l’ensemble du brevet (y compris les revendications et la divulgation) pour déterminer la nature de l’invention. De fait, plusieurs des précédents cités par Apotex dans son mémoire des faits et du droit illustrent l’application de ces principes. La jurisprudence plus récente indique qu’il n’est pas nécessairement facile de saisir l’idée originale à partir des seules revendications, même dans les cas où l’interprétation des revendications n’est pas en cause. La seule présence d’une formule chimique peut appeler à se fonder sur le mémoire descriptif pour détenir l’idée originale qui sous‑tend les revendications : [Sanofi] [Voir également Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd. (2010), 85 C.P.R. (4th) 413 (Lilly), aux paragraphes 52, 63 et 64 (C.A.F.). Voir également Bridgeview Manufacturing Inc. et al. c. 931409 Alberta Ltd. c.o.b. Central Alberta Hay Centre et al. (2010), 87 C.P.R. (4th) 195 (C.A.F.)].

 

 

 

[73]           La décision la plus récente qui fait autorité sur ce point est l’arrêt que la Cour suprême du Canada a rendu dans l’affaire Teva Canada Ltd. c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, au paragraphe 50 :

 

[] il faut examiner le mémoire en entier, revendications comprises, pour établir la nature de l’invention []

 

 

 

[74]           À mon humble avis, l’interprétation téléologique de l’ensemble du brevet 764 mène à la conclusion que le profil d’innocuité amélioré fait partie de l’invention revendiquée.

 

[75]           Eu égard à cette conclusion, il est évident que l’analyse effectuée par le juge de la Cour fédérale lors des deux dernières étapes de la démarche consacrée par la jurisprudence Sanofi ne peut être confirmée, puisque le juge a effectué cette analyse sans tenir compte du profil d’innocuité amélioré. Une possibilité serait de renvoyer l’affaire au juge de la Cour fédérale pour qu’il puisse compléter l’analyse avec une compréhension correcte de l’idée originale. Cependant, étant donné qu’il s’agit d’une instance sommaire dont l’ensemble de la preuve a été présentée par écrit et que le dossier dont nous avons été saisis contient la totalité de la preuve qui est pertinente quant aux deux dernières étapes, il est préférable, par souci d’efficacité, que la Cour d’appel fédérale termine l’analyse.

 

Différence entre l’état de la technique et l’idée originale

[76]           À l’étape suivante, la Cour doit cerner les différences entre le profil d’innocuité amélioré et l’état de la technique. À cet égard, on savait à la date de la revendication que la brimonidine et le timolol, administrés seuls ou en concomitance, étaient des médicaments efficaces pour abaisser la PIO (brevet 764, p. 3, dossier d’appel, vol. 1, p. 238); que la brimonidine et le timolol entraînaient tous les deux des effets secondaires indésirables (affidavit de Robert D. Fechtner, paragraphes 29 et 97 pour la brimonidine, et paragraphe 24 pour le timolol, dossier d’appel, vol. 2, p. 334, 335 et 318); que le médicament COSOPT, une autre association médicamenteuse fixe (dorzolamide et timolol) qui abaisse la PIO, était offert sur le marché avant la date de revendication (affidavit de Robert D. Fechtner, paragraphe 345, dossier d’appel, p. 986); que le profil d’innocuité de l’association fixe COSOPT correspondait à celui des principes actifs combinés, administrés séparément (A Randomized Trial in Patients Inadequately Controlled with Timolol Alone Comparing the Dorzolamide‑Timolol Combination to Monotherapy with Timolol or Dorzolanide, Colleen Clineschmidt et al., 1998, dossier d’appel, vol. 4, p. 436 [l’article de Clineschmidt]); et que l’efficacité et l’innocuité de l’association COSOPT sont comparables à celles observées avec l’usage concomitant du dorzolamide et du timolol (The Efficacy and Safety of the Dorzolamide‑Timolol Combination Versus the Concomitant Administration of its Component, Kim Strohmaier et al., 1998, dossier d’appel, vol. 4, p. 1137 [l’article de Strohmaier]).

 

[77]           Évaluée par rapport à l’état de la technique, la composition revendiquée associe la brimonidine et le timolol en une nouvelle formulation chimiquement stable qui, lorsqu’elle est administrée b.i.d., présente un profil d’innocuité supérieur à celui de la brimonidine administrée t.i.d. Plus précisément, le brevet 764 divulgue que, dans l’essai clinique dont il est question à l’exemple II, les événements indésirables qui ont mené à l’interruption du traitement ne sont survenus que chez 3,6 % (7/193) des patients ayant reçu la composition, contre 14,3 % (28/196) des patients ayant reçu de la brimonidine seule (brevet 764, p. 13). De plus, le brevet fait état d’une réduction de 50 % des événements indésirables graves avec l’association par rapport à la monothérapie par la brimonidine ou le timolol. Il est aussi indiqué que le profil d’allergies de la composition était significativement plus favorable sur le plan statistique (< 0,034) que celui de la brimonidine en monothérapie.

 

Évidence

[78]           La question qui se pose à ce stade est de savoir si les différences que j’ai relevées auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art ou s’il en ressort quelque inventivité. Les questions qui sont pertinentes quant à cet aspect de l’analyse sont les suivantes (Sanofi, paragraphes 84 à 92) :

 

(1)        Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux?

 

(2)        Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention?

 

(3)        L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

 

(4)        Quelle démarche a mené à l’invention?

 

(5)        L’invention visée par le brevet « allait‑elle de soi »?

 

 

 

[79]           Selon Allergan, la réponse à ces questions est simplifiée en raison de la durée et de l’ampleur de l’essai clinique qui a abouti à la découverte et du fait que la seule preuve d’expert qui a été présentée au sujet de l’évidence du profil d’innocuité amélioré réside dans le témoignage de son expert, le Dr Fechtner. Cet expert a affirmé au cours de son témoignage que ce résultat était entièrement imprévu (affidavit de Robert D. Fechtner, paragraphes 35, 69 et 194, dossier d’appel, volume 2, pages 322, 334, 335, 377 et 378). L’inventeur, M. Beck, a également affirmé avoir été surpris (affidavit de Gary J. Beck, paragraphe 24, dossier d’appel, volume 2, page 261).

 

[80]           Allergan souligne que ni le Dr Fechtner ni M. Beck n’ont été contre‑interrogés au sujet de leur témoignage concernant la nature imprévisible de l’amélioration de l’innocuité et il n’a pas été demandé aux experts d’Apotex si, à leur avis, le profil d’innocuité amélioré aurait été évident pour la personne versée dans l’art à la date de la revendication. Allergan affirme que la seule conclusion pouvant être tirée en l’espèce, c’est que le profil d’innocuité amélioré n’aurait pas été évident pour la personne versée dans l’art à la date de la revendication.

 

[81]           En réponse, Apotex soutient que le dossier contient des éléments de  preuve plus que suffisants qui établissent que le profil d’innocuité amélioré était évident. Plus précisément, Apotex fait valoir que la personne versée dans l’art aurait pu obtenir ce profil sans se heurter à des difficultés ou devoir exécuter de longs travaux, de manière analogue à ce qui avait été fait dans le cas de COSOPT (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphe 10). Elle ajoute qu’il aurait été évident pour la personne versée dans l’art que [traduction] « lorsque la quantité de brimonidine administrée est inférieure, les effets secondaires prévus sont moins importants » (ibidem).

 

[82]           Apotex rejette également l’importance que donne Allergan à la durée et à l’ampleur de l’essai clinique. Elle se fonde à cet égard sur la conclusion du juge de la Cour fédérale selon laquelle cet essai visait à obtenir l’approbation réglementaire et ne fait ressortir aucune difficulté à laquelle l’inventeur se serait heurté pour arriver au profil d’innocuité amélioré (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphe 12).

 

[83]           Apotex a ajouté, à l’audience, que la Cour d’appel fédérale ne peut se fonder sur le témoignage du Dr Fechtner pour conclure que le profil d’innocuité amélioré n’était pas prévu, étant donné que le juge de la Cour fédérale a rejeté ce témoignage.

 

[84]           En fait, le juge de la Cour fédérale n’a pas rejeté purement et simplement le témoignage du Dr Fechtner. Il a plutôt expliqué qu’il était difficile d’évaluer correctement la crédibilité de ce témoin, puisque celui‑ci n’a pas comparu devant lui. D’ailleurs, je souligne qu’Apotex elle‑même se fonde sur le témoignage du Dr Fechtner pour établir certaines de ses thèses (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphe 4, notes 5 et 8). J’ajouterais que, si le juge de la Cour fédérale a eu du mal à retenir le témoignage du Dr Fechtner, c’est principalement en raison des réponses que celui‑ci a données en contre‑interrogatoire ainsi que de son manque d’expertise au sujet des formulations. Comme je l’ai mentionné, le Dr Fechtner n’a pas été contre‑interrogé sur la question de l’évidence et son manque d’expertise sur les formulations n’est pas pertinent. Le juge de la Cour fédérale a exprimé l’avis qu’il fallait apprécier avec beaucoup de prudence le témoignage du Dr Fechtner et c’est ce que j’ai fait.

 

[85]           En plus de ne pas avoir été contredit, le témoignage du Dr Fechtner sur ce point a été bien expliqué et s’appuie sur la documentation scientifique qui était disponible à la date de la revendication, notamment les articles de Clineschmidt et Strohmaier. À la lumière de ce qui précède, après avoir examiné la question avec prudence, je conclus qu’il y a lieu de tenir compte du témoignage du Dr Fechtner sur la question de l’évidence.

 

[86]           J’arrive maintenant à l’argument d’Apotex concernant COSOPT. Apotex fait d’abord valoir que [traduction] « [le juge de la Cour fédérale] a conclu […] qu’il serait évident pour la personne versée dans l’art de préparer dans une seule bouteille la formulation brimonidine/timolol de la revendication 22 avec des chances de succès et que cette personne y parviendrait sans se heurter à des difficultés ou devoir exécuter de longs travaux de manière analogue à ce qui avait été fait dans le cas de COSOPT » (mémoire d’Apotex, paragraphe 10).

 

[87]           Je souligne que l’argument ainsi formulé n’est pas utile en l’espèce, puisqu’Allergan a admis, aux fins de l’appel, que le brevet 764 est évident si l’idée originale ne comprend pas le profil d’innocuité amélioré (voir le paragraphe 36 ci‑dessus). Cependant, dans la mesure où Apotex se fonde sur COSOPT pour établir que le profil d’innocuité amélioré était évident, je souligne que Clineschmidt et Strohmaier ont examiné l’association COSOPT dans le but précis d’en évaluer le profil d’innocuité.  Les deux auteurs sont arrivés à la conclusion que le profil d’innocuité de l’association COSOPT n’était pas supérieur à celui des deux principes actifs administrés de façon concomitante (affidavit de Robert D. Fechtner, paragraphes 156 à 158, dossier d’appel, volume 2, pages 364 et 365; transcription du contre‑interrogatoire de Harry A. Quigley, dossier d’appel, volume 7, pages 2075 et 2076). Je conviens avec Allergan qu’en fait, COSOPT nous éloigne plutôt de l’invention.

 

[88]           Apotex a également fait valoir qu’il aurait été évident pour la personne versée dans l’art que la diminution des effets indésirables découle de la réduction de la posologie de la brimonidine (soit de trois fois par jour à deux fois par jour); elle se fonde à cet égard sur le témoignage du Dr Quigley [affidavit de Harry A. Quigley, paragraphe 395, dossier d’appel, volume 4, page 999], selon lequel :

 

[traduction] […] cette différence à elle‑seule pourrait facilement expliquer la baisse de l’incidence des événements indésirables que présente l’association, en raison de la diminution du nombre d’administrations dans l’œil par jour.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[89]           Le Dr Quigley n’affirme pas pour autant que le profil d’innocuité amélioré était évident pour la personne versée dans l’art à la date de la revendication. Cette conclusion s’impose davantage lorsqu’il est tenu compte du fait que la même réduction de la posologie lors de l’administration de COSOPT, soit de trois fois par jour à deux fois par jour, n’a pas entraîné une diminution des effets secondaires indésirables (article de Clineschmidt, dossier d’appel, volume 2, page 430; article de Strohmaier, dossier d’appel, volume 4, page 1137). En tout état de cause, le fait que l’administration d’une quantité inférieure de brimonidine entraîne moins d’effets secondaires indésirables ne touche nullement l’invention revendiquée, qui révèle que l’administration d’une plus grande quantité de drogue – association fixe de timolol et de brimonidine administrée deux fois par jour, soit quatre doses au total – entraîne moins d’effets secondaires indésirables que l’administration de brimonidine deux fois par jour.

 

[90]           Apotex invoque également le raisonnement du juge de la Cour fédérale, qui a rejeté le long essai clinique divulgué dans le brevet 764 (exemple II) comme facteur à prendre en compte pour évaluer l’évidence (mémoire en réponse d’Apotex, paragraphe 12). Le juge de la Cour fédérale est arrivé à cette conclusion parce que, à son avis (motifs, paragraphe 173) :

 

Il faut établir une distinction entre, d’une part, le temps et les efforts consacrés aux études cliniques visant à l’obtention de l’approbation réglementaire, et, d’autre part, le temps et les efforts qui se sont révélés nécessaires pour établir s’il y avait eu invention. []

 

 

 

[91]           À mon humble avis, ce raisonnement n’est pas pertinent en l’espèce, puisque l’essai clinique n’a pas été effectué avec l’espoir que l’association fixe permettrait de découvrir le profil d’innocuité amélioré (voir le brevet 764, pages 1 et 6, dossier d’appel, volume 1, pages 236 et 241, exemple II, sous la rubrique « Objectifs »). Le facteur pertinent dans ce contexte correspond à la quatrième question, soit « quelle démarche a mené à l’invention? ».

 

[92]           Pour répondre à cette question, il est important d’examiner l’essai clinique, puisque l’invention est le résultat de ce long essai multicentrique randomisé à double insu. Il n’y avait rien de courant dans cette demande et la façon dont les inventeurs ont découvert l’amélioration montre sans l’ombre d’un doute qu’il ne s’agissait pas d’un essai allant de soi.

 

[93]           En conséquence, je conclus qu’il n’a pas été établi que le profil d’innocuité amélioré était évident.


 

CONCLUSION

[94]           Par ces motifs, même si l’ordonnance d’interdiction prononcée par la Cour fédérale reposait sur un motif erroné, elle a néanmoins été valablement prononcée. En conséquence, je rejetterais l’appel avec dépens.

 

 

« Marc Noël »

j.c.a.

 

 

 

 

« Je suis d’accord.

          David Stratas, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

          Wyman W. Webb, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

 


 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    A‑312‑12

 

(APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE HUGHES LE 18 JUIN 2012 DANS LE DOSSIER no T‑1560‑10.)

 

INTITULÉ :                                                  Apotex Inc. et Allergan Inc.,
Allergan Sales Inc. et Allergan, Inc.
et le ministre de la Santé

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 30 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

DE LA COUR :                                            LE JUGE NOËL

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGE STRATAS

                                                                        LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 23 novembre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Brodkin

Richard Naiberg

 

POUR L’APPELANTE

 

Andrew J. Reddon 

Steven G. Mason

Steven Tanner

 

POUR LES INTIMÉES

(Allergan Inc., Allergan Sales Inc.
et Allergan, Inc.)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

GOODMANS LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

 

McCARTHY TÉTRAULT LLP 

Toronto (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉES

(Allergan Inc., Allergan Sales Inc.
et Allergan, Inc.)

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.