Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20121009

Dossier : A‑357‑12

Référence : 2012 CAF 255

 

En présence de monsieur le juge Stratas

 

ENTRE :

GLOOSCAP HERITAGE SOCIETY

 

demanderesse

 

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

défendeur

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2012.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 9 octobre 2012.

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                                                                LE JUGE STRATAS

 


Date : 20121009

Dossier : A‑357‑12

Référence : 2012 CAF 255

 

En présence de monsieur le juge Stratas

 

ENTRE :

GLOOSCAP HERITAGE SOCIETY

 

demanderesse

 

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE STRATAS

 

[1]               La demanderesse, Glooscap Heritage Society (Glooscap), est un organisme de bienfaisance enregistré conformément à la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi). Le ministre a avisé Glooscap qu’il allait exercer les pouvoirs que lui confère la Loi pour révoquer son enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance. Glooscap entend contester cette révocation.

 

[2]               Aux termes de la Loi, la révocation peut prendre effet avant que Glooscap puisse la contester. Des précisions seront données plus loin à ce sujet.

 

[3]               Dans la présente demande, Glooscap sollicite une ordonnance en report de la révocation jusqu’à ce que notre Cour entende sa contestation.

 

[4]               Pour obtenir le report, Glooscap doit établir devant la Cour qu’elle satisfait au critère habituel en matière d’octroi de sursis et d’injonctions (International Charity Association Network c. Ministre du Revenu national, 2008 CAF 114, au paragraphe 5). Glooscap doit ainsi démontrer que sa contestation de la révocation s’appuie sur des moyens sérieux, qu’elle subira un préjudice irréparable si l’on autorise la révocation et que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur (RJR‑MacDonald c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311).

 

[5]               Par les motifs que je vais exposer, j’estime que Glooscap n’a pas satisfait à ce critère. Je rejetterai par conséquent, avec dépens, sa demande de report de la révocation de son enregistrement en tant qu’organisme de bienfaisance.

 

A.        Question préliminaire

 

[6]               Sa Majesté la Reine était initialement désignée comme partie défenderesse dans la présente demande. Il n’est pas controversé entre les parties que c’est toutefois le ministre du Revenu national qui est le défendeur approprié. Je retiens cette thèse et je rendrai une ordonnance en conséquence. L’intitulé des présents motifs et de mon ordonnance rejetant la demande de Glooscap tiendra compte de cette modification.

 

B.        Faits

 

1)         Textes législatifs pertinents

 

[7]               Lorsque le ministre conclut que l’enregistrement d’un organisme de bienfaisance doit être révoqué, il délivre un avis d’intention à cet effet (Loi de l’impôt sur le revenu, paragraphe 168(1)). La révocation prend effet uniquement quand l’avis est publié dans la Gazette du Canada.

 

[8]               La publication de l’avis est reportée de 30 jours lorsque l’organisme de bienfaisance concerné n’a pas demandé la révocation de son enregistrement, afin de permettre à l’organisme de contester cette révocation (alinéa 168(2)b) de la Loi). La contestation consiste en la présentation d’une opposition et, si nécessaire, en un appel interjeté devant notre Cour (article 172 de la Loi).

 

[9]               À tout moment avant de statuer sur l’appel, la Cour peut proroger la période prévue de 30 jours de non‑publication de l’avis de révocation. Avant la formation de l’appel, la prorogation peut être accordée sur demande présentée en vertu de l’alinéa 300b) des Règles des Cours fédérales. Une fois l’appel interjeté, l’on peut demander une prorogation dans le cadre de l’appel au moyen d’un avis de requête (International Charity Association Network (ICAN) c. Ministre du Revenu national, 2008 CAF 62, au paragraphe 7).

 

2)         Principaux faits de l’affaire

 

[10]           Depuis mai 2005, Glooscap est un organisme de bienfaisance enregistré sous le régime de la Loi.

 

[11]           Lors de l’enregistrement, Glooscap a déclaré avoir pour objets généraux la réalisation de recherches, d’études, d’expositions et d’activités de promotion portant sur des artefacts et autres vestiges liés à l’histoire de la Première nation Mi’kmaq du centre de la Nouvelle‑Écosse. De concert avec la Central Nova Tourist Association (l’association touristique), Glooscap exploite le Glooscap Heritage Centre et le Mi’kmaw Museum (le musée). Le musée est situé dans la réserve de la Première nation de Millbrook, aux abords de Truro, en Nouvelle‑Écosse.

 

[12]           Le musée a obtenu certains de ses artefacts et pièces à titre de dons de bienfaisance. La plupart d’entre eux (environ 80 p. 100) sont toutefois prêtés par d’autres musées.

 

[13]           Il ressort des éléments de preuve produits devant la Cour que les liens entre l’association touristique et Glooscap – un partenariat entre Autochtones et non‑Autochtones au sein d’une entreprise de tourisme – sont spéciaux et plutôt occasionnels, et qu’ils n’ont été formés qu’une fois surmontée une résistance initiale. Mis à part la participation de Glooscap à l’abri fiscal, décrite plus loin, les activités de Glooscap sont utiles et importantes sur le plan social pour la collectivité, comme les preuves permettent de le constater.

 

[14]           Aux fins de la présente demande, toutefois, la question de la participation de Glooscap à l’abri fiscal est fondamentale.

 

[15]           Le ministre soutient que, de 2006 à 2011, Glooscap a délivré des reçus pour dons de charité pour les montants totaux suivants : 166 000 $ (2006), 0 $ (2007), 11 590 000 $ (2008), 13 312 000 $ (2009), 37 131 000 $ (2010) et 54 985 000 $ (2011). Il y aurait ainsi eu une hausse vertigineuse des dons depuis 2006 – de 6 880 p. 100, entre 2006 et 2008, à plus de 33 000 p. 100, entre 2006 et 2011.

 

[16]           Selon le ministre, cette hausse serait attribuable à la participation de Glooscap, à partir de 2008, à un abri fiscal non légitime connu sous le nom de Global Learning Gifting Initiative.

 

[17]           Le ministre formule à cet égard plusieurs allégations, qui reposent en grande partie sur la vérification qu’il a menée. La Cour n’a pas pour rôle, aux fins de la présente demande, de statuer sur la véracité de ces allégations. Dans la mesure où elles semblent à première vue fondées, les allégations du ministre servent principalement à l’appréciation de l’intérêt public aux fins du volet « prépondérance des inconvénients » du critère de la jurisprudence RJR‑Macdonald.

 

[18]           Le ministre soutient que le mode de fonctionnement de l’abri fiscal non légitime était le suivant :

 

●          Chaque participant versait un paiement en argent à Glooscap.

 

●          Chaque participant demandait ensuite de devenir bénéficiaire du capital de la fiducie Global Learning.

 

●          La fiducie remettait à chaque participant un didacticiel gratuit.

 

●          Chaque participant donnait ensuite le didacticiel à un organisme de bienfaisance enregistré participant à l’abri fiscal. En 2009 et 2010, des participants ont donné leurs didacticiels à Glooscap.

 

●          Chaque participant recevait un reçu officiel de don pour le paiement en argent et le didacticiel donné.

 

●          Chaque participant était réputé avoir donné le didacticiel à sa juste valeur marchande, mais Glooscap délivrait pour le didacticiel un reçu correspondant habituellement à un montant trois fois plus élevé que le paiement en argent reçu.

 

●          Aux termes de l’arrangement, Glooscap ne conservait qu’une faible partie des paiements en argent versés par les participants. En 2009, par exemple, Glooscap a conservé 11,6 p. 100 des paiements, alors que la part revenant au promoteur du stratagème était de 88,4 p. 100.

 

[19]           Par suite d’une vérification, l’Agence du revenu du Canada a notamment tiré les conclusions suivantes :

 

●          Glooscap n’était pas administrée exclusivement à des fins de bienfaisance comme l’exigeait la Loi; elle était plutôt essentiellement administrée en vue d’une  participation à des activités favorisant le recours à l’abri fiscal.

 

●          Glooscap a délivré irrégulièrement des reçus pour des sommes d’argent et des didacticiels qui n’étaient pas des dons valides aux termes de la Loi.

 

[20]           Dans une lettre d’équité administrative, l’Agence du revenu du Canada a avisé Glooscap de ses réserves et l’a invitée à lui répondre. Dans sa lettre de réponse, Glooscap s’est défendue, a instamment demandé à l’Agence du revenu du Canada de ne pas révoquer son enregistrement comme organisme de bienfaisance et a informé celle‑ci qu’elle n’avait plus aucun lien avec l’abri fiscal.

 

[21]           Quelques mois plus tard, soit le 17 juillet 2012, l’Agence du revenu du Canada a délivré un avis de son intention de révoquer l’enregistrement de Glooscap en tant qu’organisme de bienfaisance aux fins de la Loi. Le ministre a en outre informé les participants à l’abri fiscal que leurs déductions découlant du stratagème seraient refusées et qu’ils feraient l’objet de nouvelles cotisations prévoyant le paiement rétroactif d’impôt, d’intérêts et de pénalités.

 

[22]           Lors de l’audition de la présente demande, Glooscap a déclaré à la Cour qu’elle venait tout juste de déposer une opposition à l’égard de l’avis d’intention du ministre.

 

[23]           Si l’on tient pour acquis que l’Agence du revenu du Canada maintiendra sa position, Glooscap sera bientôt en mesure de contester devant la Cour la révocation projetée – ou d’ici là réalisée – par le ministre de son enregistrement en tant qu’organisme de bienfaisance. Glooscap demande à la Cour d’empêcher le ministre de procéder à cette révocation.

 

C. Analyse

 

1)         Moyen sérieux

 

[24]           Pour satisfaire au premier volet du critère tripartite en vue de l’obtention d’un sursis, Glooscap doit établir qu’elle soulèvera un moyen sérieux lorsqu’elle contestera la décision du ministre devant notre Cour. Glooscap n’a pas encore déposé son opposition à l’avis d’intention du ministre, mais elle a déposé sa lettre de réponse à la lettre d’équité administrative.

 

[25]           Les conditions minimales pour établir l’existence d’un moyen sérieux « ne sont pas élevées » et sont « peu exigeante[s] » (arrêt RJR‑Macdonald, précité, à la page 337; 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339, à la page 358, le juge La Forest (le juge La Forest est dissident, mais les juges de la majorité semblent aborder dans son sens sur ce point)). Glooscap a seulement besoin de démontrer que l’affaire n’est pas vouée à l’échec et qu’elle n’est « ni futile ni vexatoire » (arrêt RJR‑Macdonald, précité, à la page 337).

 

[26]           Comme les exigences minimales pour établir l’existence d’un moyen sérieux (ou « cause défendable ») sont peu élevées, le ministre a concédé que Glooscap avait satisfait à ce volet du critère de l’arrêt RJR‑Macdonald.

 

2)         Préjudice irréparable

 

[27]           Glooscap soutient qu’elle subira un préjudice irréparable si son enregistrement comme organisme de bienfaisance devait être révoqué. Elle fait valoir les répercussions sur sa réputation et celle de la Première nation à laquelle elle est associée, sur les relations d’affaires de cette Première nation et sur les collaborations commerciales entre Autochtones et non‑Autochtones. Glooscap affirme également que les donateurs éventuels du musée préféreront faire leurs dons à d’autres musées qui peuvent leur remettre un reçu, et que ces donateurs seront vraisemblablement perdus à jamais.

 

[28]           Glooscap ajoute qu’en examinant le volet « préjudice irréparable » du critère, la Cour doit se pencher sur la nature du préjudice – pourra‑t‑on y remédier, ou non, plus tard − et non sur son aspect quantitatif.

 

[29]           Le ministre soutient de son côté que le préjudice irréparable doit être subi par la partie requérante elle‑même, en l’occurrence Glooscap. Le préjudice causé à des tiers peut être pris en compte dans l’examen du volet « prépondérance des inconvénients » du critère, mais non de son volet « préjudice irréparable ». Le ministre met également l’accent sur la nature générale et vague du préjudice en l’espèce et sur l’absence de preuve d’un risque réel de préjudice.

 

[30]           Compte tenu du droit applicable au préjudice irréparable et des éléments dont est saisie la Cour, l’argumentation du ministre a un certain poids. 

 

[31]           Pour établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante (Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford Pty Ltd., 2010 CAF 232, au paragraphe 14; Première nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, au paragraphe 48; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, 268 N.R. 328, au paragraphe 12; Laperrière c. D. & A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, au paragraphe 17).

 

[32]           On a expliqué la raison d’être de ce principe, comme suit, dans l’arrêt Première nation de Stoney (paragraphe 48):

Il est beaucoup trop facile pour ceux qui demandent un sursis dans une affaire comme celle‑ci d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable.

 

 

[33]           Enfin, seul le préjudice subi par le requérant satisfait à ce volet du critère. Ainsi que l’enseigne l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, à la page 128, « [l]e deuxième critère consiste à décider si la partie qui cherche à obtenir l’injonction interlocutoire subirait, si elle n’était pas accordée, un préjudice irréparable ». C’est « l’intérêt du requérant » qu’il y a lieu de prendre en compte pour ce volet du critère, et non pas l’intérêt de tiers (arrêt RJR‑MacDonald, précité, à la page 341).

 

[34]           Ce principe a été légèrement modifié pour les affaires comme celle dont nous sommes maintenant saisis. L’intérêt des personnes qui dépendent de l’organisme de bienfaisance enregistré peut aussi être pris en considération aux fins de ce volet du critère (Holy Alpha and Omega Church of Toronto c. Procureur général du Canada, 2009 CAF 265, au paragraphe 17).

 

[35]           Glooscap a présenté le témoignage de personnes très bien placées : le directeur administratif de l’association touristique avec laquelle elle agissait en partenariat, un conseiller, depuis des décennies, de la réserve de la Première nation de Millbrook et le directeur général du musée. Le témoignage de ces déposants sur le préjudice consistait toutefois en bonne partie en des affirmations péremptoires, sans précisions, et en des déclarations quant aux difficultés qui apparaîtraient et pourraient causer un véritable préjudice.  

 

[36]           Faute de mieux connaître la situation financière générale de Glooscap et son aptitude à lever des fonds, je ne puis conclure que la perte de dons résultera, pour elle ou pour ses activités, en un préjudice irréparable.

 

[37]           Glooscap soutient que la révocation de son enregistrement comme organisme de bienfaisance nuira à ses diverses relations, notamment avec des organismes non-autochtones, et qu’il ne sera pas possible de remédier plus tard à ce préjudice. Sa preuve n’a toutefois consisté qu’à relever des « dangers » ou des risques au regard de ces relations (paragraphes 11 et 13 de l’affidavit de Mingo).

 

[38]           La Cour retient l’idée qu’un tort sera causé à la réputation de Glooscap. Comme il sera toutefois précisé plus loin, l’essentiel du tort à la réputation, particulièrement auprès des donateurs, sera causé non pas par la révocation de l’enregistrement de Glooscap comme organisme de bienfaisance, mais plutôt par l’établissement de nouvelles cotisations pour les donateurs qui ont participé à l’abri fiscal.

 

[39]           Au final, Glooscap doit succomber car elle est incapable d’établir le caractère inévitable du préjudice irréparable, c’est‑à‑dire de démontrer que ce préjudice découlerait du refus du sursis, et non du comportement même de Glooscap qui a couru sciemment un risque bien connu, un risque qu’elle aurait pu éviter mais qu’elle a choisi délibérément de prendre (arrêt Dywidag Systems International, précité, aux paragraphes 14 et 16).

 

[40]           Dans l’affaire Dywidag Systems International, le préjudice irréparable était censé être la communication de documents confidentiels. Bien souvent, la diffusion de documents confidentiels cause un tel préjudice. Dans l’affaire Dywidag, toutefois, il aurait été possible d’éviter le préjudice irréparable : on avait demandé à Dywidag plusieurs mois auparavant d’approuver une ordonnance de confidentialité visant à préserver le caractère confidentiel des documents, mais Dywidag n’avait pas donné suite à cette demande.

 

[41]           En l’espèce, Glooscap connaissait les importants avantages liés à l’enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance, soit l’exonération de l’impôt sur le revenu et le droit de délivrer des reçus pour les dons obtenus. On l’a avertie assez tôt que toute association avec l’abri fiscal en cause risquait de lui faire perdre son enregistrement si avantageux. Une partie de ce risque était, précisément, ce qui s’est concrétisé aujourd’hui – la révocation de son enregistrement avant qu’il lui soit possible de la contester devant la Cour. Des mises en garde contre la participation à l’abri fiscal en question ont été faites par l’Agence du revenu du Canada (deux courriels et une rencontre), le propre avocat de Glooscap (deux lettres) et son propre vérificateur. Ce dernier a même démissionné en raison, en partie du moins, de ce problème. On a aussi avisé Glooscap que, pour participer à l’abri fiscal, il lui faudrait modifier ses objets et obtenir l’autorisation de l’Agence du revenu du Canada. Bien consciente de ces risques, Glooscap a, malgré tout, choisi de poursuivre, et même de renouveler jusqu’en 2009, son association à l’abri fiscal.

 

[42]           Glooscap soutient avoir toujours agi de bonne foi. Elle fait notamment valoir à l’appui de cette allégation le témoignage rendu en ce sens par un représentant de l’Agence du revenu du Canada lors de son contre‑interrogatoire. Peut‑être est‑ce vrai, mais il n’en demeure pas moins que Glooscap a su très tôt qu’elle risquait de subir le préjudice même qui s’est concrétisé et qu’elle a choisi de courir ce risque.

 

[43]           Si Glooscap s’était trouvée impliquée, pour mégarde, dans cet abri fiscal, inconsciente du risque réal, il pourrait être injuste de lui imputer ce préjudice irréparable. De même, l’on pourrait voir les choses autrement s’il y avait eu, par exemple, des conseils erronés, méprise sur les faits ou recours à la supercherie ou à la contrainte, ou encore si une personne prétendant indûment agir pour le compte de Glooscap avait posé des gestes non autorisés. On n’est cependant en présence d’aucun de ces cas de figure en l’espèce.

 

3)         Prépondérance des inconvénients

 

[44]           S’il avait été nécessaire de se pencher sur ce volet du critère, la Cour aurait conclu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du rejet de la mesure demandée par Glooscap.

 

[45]           La Cour reconnaît l’importance qu’il convient d’accorder au partenariat entre Glooscap et l’association touristique qui réunit, en l’espèce, des Autochtones et des non‑Autochtones, compte tenu particulièrement du fait que les relations entre les deux groupes ont été marquées au cours de l’histoire canadienne, par des événements regrettables, souvent épouvantables et parfois même innommables (Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones Un passé, un avenir, vol. 1 (Ottawa: Groupe Communication Canada − Édition, 1996)).

 

[46]           Comme nous l’avons vu au paragraphe 37, Glooscap n’a pas démontré, par ses preuves, la réelle probabilité que ce partenariat échouera ou que, de manière plus générale, les relations entre Autochtones et non‑Autochtones pâtiront si l’enregistrement de Glooscap comme organisme de bienfaisance devait être révoqué. Cela dit, il est vrai que les preuves présentées évoque bel et bien le risque – bien que de manière imprécise, abstraite, peut‑être hypothétique − que cela se produise.

 

[47]           La Cour retient également la thèse que s’il y a révocation de l’enregistrement de Glooscap, la réputation de celle‑ci et peut‑être de ses divers partenaires en souffrira, et qu’il y existe ainsi la possibilité, imprécise, peut‑être hypothétique, de répercussions défavorables sur leurs entreprises et activités.

 

[48]           On pourrait toutefois s’attendre à ce que l’établissement de nouvelles cotisations par le ministre pour tous les donateurs de Glooscap qui ont participé à l’abri fiscal constituera une mauvaise nouvelle qui atteindra tous les donateurs, voire l’ensemble de la communauté. Cela se produira, que la Cour accorde, ou non, à Glooscap la mesure sollicitée par la présente demande.

 

[49]           Glooscap n’a pas établi au moyen des preuves que le musée connaîtra des problèmes, ou que sa mission éducative sera compromise. Aucun renseignement d’ordre financier n’a été présenté appelant pareille conclusion.

 

[50]           Mis à part les dons liés à l’abri fiscal, Glooscap n’a reçu qu’un total de 19 775 $ en dons pour les années 2007 à 2011, et l’on n’a produit aucune preuve laissant portant qu’il résulterait un préjudice important de la perte d’un tel volume de dons.

 

[51]           L’un des facteurs qui milite en faveur du ministre est qu’il est dans l’intérêt public d’appliquer la loi, un facteur de poids. A première vue, les conclusions de la vérification versées au dossier de la Cour vont dans le sens des allégations faites par le ministre en justification de la révocation de l’enregistrement de Glooscap. L’intérêt général dans l’application des dispositions de la Loi est par conséquent en jeu.

 

[52]           Glooscap veut faire interdire au ministre de révoquer son enregistrement, chose que la Loi autorise ce dernier à faire à ce stade, sous réserve, bien sûr, d’une contestation éventuelle. Lorsque le requérant demande au juge d’interdire à une personne d’agir, alors que la loi impose à celle-ci des obligations, l’intérêt public « très important » doit « peser lourdement » dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients (arrêt 143471 Canada Inc., précité, à la page 383, le juge Cory (au nom de la majorité); Harper c. Canada (Procureur général), [2000] 2 R.C.S. 764, 2000 CSC 57, au paragraphe 9; Laperrière c. D. & A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, au paragraphe 12).

 

[53]           Le poids à accorder à cet intérêt public, déjà important, s’accentue encore en raison des sommes considérables que l’on dit être en jeu en l’espèce : des reçus pour un montant de 116 999 482 $ ont été remis aux donateurs ayant participé à l’abri fiscal pour les années 2008 à 2011, alors que pendant la même période les dons valides hors l’abri fiscal n’ont été que de 19 775 $. Ce poids s’accentue également du fait que Glooscap a décidé de participer à l’abri fiscal malgré les avertissements clairs qu’on lui avait donnés.

 

[54]           Pour apprécier en l’espèce les considérations d’intérêt public par rapport aux considérations qu’a fait valoir Glooscap, je ne saurais mieux faire que de reprendre les mots de ma collègue la juge Sharlow dans l’arrêt International Charity Association Network, précité, au paragraphe 12 (2008 CAF 62) :

Le ministre soutient, à bon droit selon moi, que l’intégrité du secteur de la bienfaisance est légitimement d’intérêt public. Il est raisonnable que le ministre cherche à préserver cette intégrité en examinant minutieusement les stratagèmes d’abris fiscaux comportant des dons de biens et en prenant les mesures correctives appropriées lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire que des biens ont été surévalués. En l’espèce, les allégations de fait du ministre, même si elles restent à prouver, sont suffisamment sérieuses pour l’emporter sur tout avantage que [l’organisme de bienfaisance] pourrait tirer d’une ordonnance de surseoir à la révocation de son enregistrement à titre d’organisme de charité.

 

 

D.        Dispositif

 

[55]           Par ces motifs, je rejetterai la demande de reporter la révocation de son enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance présentée par Glooscap. Le ministre a droit à ses dépens.

 

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 


Cour d’appel fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑357‑12

 

INTITULÉ :                                                  GLOOSCAP HERITAGE SOCIETY c.
LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 5 octobre 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :             LE JUGE STRATAS

           

DATE DES MOTIFS :                                 Le 9 octobre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Bruce S. Russell, c.r.

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Rosemary Fincham

April Tate

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McInnes Cooper

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.