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Date : 20130124

 

Dossier : A‑393‑11

Référence : 2013 CAF 16

 

CORAM :      LA JUGE DAWSON

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

DOUG RUNCHEY

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

et

 

JUDITH WILSON

 

défenderesse/intervenante

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 21 juin 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2013.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                           LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                      LA JUGE DAWSON

                                                                                                                      LA JUGE GAUTHIER

 


Date : 20130124

Dossier : A‑393‑11

Référence : 2013 CAF 16

 

CORAM :      LA JUGE DAWSON

                        LA JUGE GAUTHIER

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

 

DOUG RUNCHEY

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

 

JUDITH WILSON

défenderesse/intervenante

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE STRATAS

 

A.        Introduction

 

[1]               M. Runchey présente une demande de contrôle judiciaire dirigée contre une décision, datée du 8 septembre 2011, de la Commission d’appel des pensions (2011 LNCCAP 77; appel CP27301). La Commission a rejeté l’appel interjeté par M. Runchey de la décision du tribunal de révision.

 

[2]               Le tribunal de révision a confirmé la décision par laquelle le ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences a accueilli la demande de partage des crédits de pension présentée par l’ex‑épouse de M. Runchey en vertu du Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑8 (le Régime).

 

[3]               La question centrale mise en jeu par la demande de contrôle judiciaire de M. Runchey est l’interaction de deux ensembles de dispositions du Régime :

 

●          Le partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension (les dispositions relatives au PGNAP). Aux termes des dispositions relatives au PGNAP, certains crédits de pension peuvent être partagés entre des ex‑époux dans certaines circonstances (article 55.1 du Régime).

 

●          La clause pour élever des enfants (la CEE). Aux termes de la CEE, les parents qui quittent le marché du travail ou qui réduisent leur participation à celui‑ci pendant une certaine période pour élever leurs enfants bénéficient de mesures d’accommodement (articles 48 et 49 du Régime).

 

La nature précise de ces dispositions et leur interaction seront analysées plus loin.

 

[4]               Par sa demande de contrôle judiciaire et les procédures administratives devant les tribunaux d’instance inférieure, M. Runchey soutient que ces dispositions interagissent de telle sorte que les hommes sont traités différemment des femmes et qu’elles sont discriminatoires envers les hommes, contrairement à de la garantie constitutionnelle d’égalité prévue au paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[5]               Par les motifs qui suivent, je conclus que les dispositions ne sont pas contraires à l’article 15 de la Charte. En conséquence, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire avec dépens.

 

B.        Contexte

 

[6]               En avril 1992, après 19 ans de mariage, M. Runchey et Mme Wilson (l’intervenante désignée devant la Cour) ont divorcé. Avant leur divorce, ils avaient signé une entente de séparation par laquelle ils ont notamment convenu de diviser leurs crédits du Régime.

 

[7]               Plusieurs années plus tard, soit le 15 avril 2008, Mme Wilson a présenté au ministre, en vertu des dispositions du Régime relatives au PGNAP, une demande de partage de leurs gains non ajustés ouvrant droit à pension, parfois appelé partage des crédits, pour la période au cours de laquelle ils ont cohabité pendant leur mariage.

 

[8]               M. Runchey a été informé de la demande de Mme Wilson et on lui a demandé s’il était d’accord avec la période de cohabitation. Il a répondu par l’affirmative, mais il a refusé d’accepter un partage à l’égard de toute période qui serait ou aurait été exclue ou écartée de la période cotisable de Mme Wilson en raison de la CEE. La période qui était exclue de la période cotisable de Mme Wilson aux termes de la CEE était comprise entre mai 1974 et octobre 1984.

 

[9]               Le 18 juin 2008, le ministre a décidé d’accueillir la demande de PGNAP de Mme Wilson pour la période visée. Le ministre a rejeté la thèse de M. Runchey.

 

[10]           M. Runchey a demandé au ministre de réexaminer la décision et de révoquer le PGNAP durant la période d’admissibilité potentielle à la CEE (de mai 1974 à octobre 1984). Il a en outre demandé que Mme Wilson et lui soient tous deux admissibles à la CEE pendant cette période ou qu’on refuse d’accorder à Mme Wilson le droit de se prévaloir de la CEE pendant cette période.

 

[11]           Le 19 décembre 2008, le ministre a rejeté la demande de réexamen de M. Runchey et a confirmé la décision concernant le PGNAP. Le ministre a également informé M. Runchey que la CEE ne pouvait pas jouer dans son cas parce qu’il n’avait pas présenté de demande de prestations du Régime.

 

[12]           M. Runchey a interjeté appel devant le tribunal de révision de la décision du ministre de refuser sa demande de réexamen de la décision concernant le PGNAP. Devant le tribunal de révision, M. Runchey a soutenu que l’interaction des dispositions du PGNAP et de la CEE traitait les hommes et les femmes de façon différente, contrairement au paragraphe 15(1) de la Charte.

 

[13]           Le 22 avril 2010, le tribunal de révision a rejeté l’appel de M. Runchey. Il a estimé qu’il n’avait pas la compétence voulue pour connaître du moyen tiré de la Charte par M. Runchey parce que seule la décision du ministre concernant la demande de partage des crédits en vertu du PGNAP présentée par Mme Wilson avait été portée à son attention. Le tribunal de révision a conclu qu’en soi, la disposition relative au PGNAP n’était pas contraire à la Charte.

 

[14]           M. Runchey a interjeté appel devant la Commission d’appel des pensions. Il a essentiellement présenté les mêmes conclusions que celles qu’il avait fait valoir devant le tribunal de révision.

 

[15]           La Commission a rejeté les conclusions de M. Runchey par les motifs suivants :

 

●          La compétence de la Commission en vertu du Régime est limitée à ce que le tribunal de révision pouvait ou ne pouvait pas faire. En l’espèce, la Commission a conclu que « le tribunal de révision a bien fait en se disant non compétent pour se pencher sur la question liée à la Charte soulevée par [M. Runchey] parce que la seule la décision ministérielle examinée était celle qui avait été rendue en vertu [du Régime] (un PGNAP) et qui, [M. Runchey] le reconnaît, était bonne » (au paragraphe 34).

 

●          Même si elle pouvait examiner l’application de la CEE de concert avec les dispositions relatives au PGNAP, la Commission a conclu que ces dispositions n’étaient pas discriminatoires à l’égard des hommes aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte (aux paragraphes 36 à 48).

 

[16]           Comme je l’ai mentionné précédemment, M. Runchey présente maintenant une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour.

 

C.        Objection préliminaire soulevée par le procureur général

 

[17]           Devant notre Cour, le procureur général soutient que la seule question qui nous est déférée est la décision du ministre concernant les dispositions du PGNAP. Aucune décision relative à la CEE n’a été portée à l’attention de notre Cour. Le procureur général souligne que M. Runchey concède que le partage des crédits en vertu des dispositions relatives au PGNAP a été effectué conformément au droit tel qu’il est établi par les textes de loi. En conséquence, le procureur général fait valoir que la question constitutionnelle n’est pas directement déférée à notre Cour par la présente demande.

 

[18]           Je rejette cette thèse. Selon la position de M. Runchey, qu’il a formulée dans son avis de demande, l’application des dispositions relatives au PGNAP par le ministre, telles qu’elles sont rédigées, perpétue un vice d’ordre constitutionnel : la discrimination envers les hommes, contraire au paragraphe 15(1) de la Charte, causée par l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP. Pour mettre fin à ce vice d’ordre constitutionnel, il sollicite notamment par son avis de demande un jugement déclaratoire portant qu’il aura [traduction] « un accès égal à [la CEE] par suite du PGNAP, à l’instar de [Mme Wilson]. »

 

[19]           L’avis de demande de M. Runchey n’est pas rédigé avec précision. L’absence de précision de ce document est, jusqu’à un certain point, compréhensible parce que M. Runchey se représente lui‑même. À cet égard, je souligne que le procureur général n’a pas sollicité d’éclaircissements quant à l’avis de demande. Il ressort très clairement de son mémoire et de son argumentation devant la Cour que le procureur général a parfaitement compris ce que M. Runchey faisait valoir dans sa demande et qu’il n’a aucunement subi de préjudice.

 

[20]           Suivant la principale thèse de M. Runchey, en se prononçant sur la demande de partage des crédits présentée par Mme Wilson en vertu des dispositions relatives au PGNAP telles qu’elles sont rédigées, lesquelles contreviennent au paragraphe 15(1) de la Charte, le ministre a rendu une décision invalide.

 

[21]           Par conséquent, je conclus que la question constitutionnelle soulevée par M. Runchey est directement déférée à la Cour et qu’elle appelle une décision.

 

[22]           Il s’ensuit que la question constitutionnelle soulevée par M. Runchey était également directement invoquée devant la Commission d’appel des pensions. Même si la Commission n’était saisie que de la demande de partage des crédits de Mme Wilson aux termes des dispositions relatives au PGNAP, la question constitutionnelle soulevée par M. Runchey quant à la validité des dispositions relatives au PGNAP que la Commission devait appliquer était également déférée à la Commission. Par conséquent, la décision de la Commission portant qu’elle n’avait pas compétence pour connaître de la question constitutionnelle de M. Runchey ne peut être confirmée. Au final, cette décision importe peu, car la Commission a examiné la question constitutionnelle de M. Runchey au fond et l’a rejetée.

 

D.        La qualité de M. Runchey

 

[23]           Le procureur général a soutenu que M. Runchey ne peut faire valoir son moyen tiré de la Constitution. Mme Wilson était la seule personne qui s’occupait principalement des enfants et il n’y a donc aucun fait qui rendrait M. Runchey admissible aux termes de la CEE. Même si M. Runchey était en mesure de prouver que l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP opérait une distinction entre les hommes et les femmes, celle‑ci ne le touche pas personnellement.

 

[24]           Je rejette cette thèse. M. Runchey sollicite notamment un jugement déclaratoire portant que l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP est contraire à la Charte. Dans le cas où la Cour déciderait d’accueillir la demande de jugement déclaratoire, le procureur général demande que ce jugement soit suspendu afin de permettre au législateur de régler la lacune sur le plan constitutionnel au moyen d’une modification législative. Cette solution pourrait changer le fondement selon lequel les crédits de pension sont partagés, touchant ainsi M. Runchey directement.

 

[25]           De plus, la demande de M. Runchey que j’ai exposée ressemble à une contestation présentée non seulement dans son intérêt direct, mais dans l’intérêt public. En tant qu’homme, M. Runchey cherche à faire valoir le droit à l’égalité des hommes, soutenant que l’interaction des dispositions relatives au PGNAP et de la CEE donne lieu à une discrimination systémique contraire à l’article 15 de la Charte. Le procureur général ne s’est pas opposé à la qualité de M. Runchey pour agir afin d’indiquer ce moyen à titre de partie représentant l’intérêt public.

 

[26]           Dans ces circonstances, je suis disposé à accepter que M. Runchey a qualité pour agir en tant que partie représentant l’intérêt public pour présenter cette contestation constitutionnelle. Je préfère examiner sa contestation sur le fond.

 

E.        Les éléments de preuve dont dispose la Cour

 

[27]           Devant notre Cour, M. Runchey a cherché à présenter un affidavit à l’appui de sa demande. Cet affidavit contient principalement des énoncés de droit et des calculs concernant la façon dont la CEE et les dispositions relatives au PGNAP peuvent jouer dans certaines circonstances.

 

[28]           Le procureur général requiert l’exclusion de l’affidavit de M. Runchey au motif qu’il contient [traduction] « de nombreux arguments, opinions et conclusions qui relèvent entièrement de la conjecture et qui débordent le cadre de sa connaissance personnelle. » En réponse, M. Runchey concède que certains paragraphes de son affidavit devraient être radiés, mais insiste sur le fait que d’autres paragraphes énonçant des faits ont été valablement produits devant la Cour.

 

[29]           J’accueillerais la requête du procureur général. La Cour ne peut recevoir l’affidavit.

 

[30]           Les énoncés de droit sont inadmissibles : le mémoire des faits et du droit est le document par lequel les présenter.

 

[31]           Les calculs sont fondés sur des éléments de fait qui, dans une certaine mesure, ne sont pas présentées en preuve et les calculs eux‑mêmes sont des éléments de fait. Dans le cadre d’une procédure en contrôle judiciaire, il appartient au décideur administratif, et non à la cour réformatrice, de se prononcer sur les questions de fait. Le décideur administratif est celui qui doit recevoir les éléments de preuve relatifs à ces questions. Il est bien établi que les éléments de preuve produits devant la Cour sont, habituellement,  ceux dont disposait le décideur administratif dont la décision est attaquée par la procédure en contrôle judiciaire (Gitxsan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 C.F. 135, aux pages 144 et 145 (C.A.)). Cette règle comporte des exceptions très précises et aucune ne joue en l’espèce.

 

[32]           En ce qui concerne M. Runchey, je souligne que l’exclusion de l’affidavit n’a pas eu d’incidence sur le fond de sa demande de contrôle judiciaire. Les énoncés de droit dans son affidavit ont été largement discutés dans les mémoires des faits et du droit des parties. De plus, comme il ressortira des présents motifs, la Cour a été en mesure de définir et d’apprécier la façon dont la CEE et les dispositions relatives au PGNAP interagissent et leurs effets à partir des éléments de preuve adéquats, sans recourir à l’affidavit.

 

F.         La norme de contrôle

 

[33]           La norme de contrôle que la Cour doit appliquer à la décision de la Commission d’appel des pensions de rejeter le moyen constitutionnel de M. Runchey est celle de la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 58).

 

G.        Introduction de l’analyse fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte

 

[34]           Lorsqu’il est soutenu que la loi est contraire à la garantie constitutionnelle d’égalité prévue au paragraphe 15(1) de la Charte, la Cour doit examiner les deux questions suivantes:

 

(1)        La Loi opère‑t‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?

 

(2)        La distinction donne‑t‑elle lieu à un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? En d’autres mots, y a‑t‑il discrimination?

 

Voir, généralement Law c. Canada, [1999] 1 R.C.S. 497; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, au paragraphe 17; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, au paragraphe 30.

 

H.        La Loi opère‑t‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue?

 

            (1)        Groupes de comparaison

 

[35]           Pour rechercher si une loi opère une distinction, il faut tout d’abord rechercher ceci : « Une distinction entre qui? » La jurisprudence portant sur les droits à l’égalité, évoque souvent la question relative aux « groupes de comparaison ».

 

[36]           Le choix de groupes de comparaison peut susciter la controverse et, dans une jurisprudence récente, la Cour suprême a tenté de réduire l’importance de ce choix dans l’analyse globale (arrêt Withler, précité). Heureusement, dans les affaires de prestations comme en l’espèce, il est « relativement simple » d’établir l’existence d’une distinction et d’identifier le groupe de comparaison parce que le motif de refus d’une prestation à un groupe précis est relativement clair (Withler, au paragraphe 64). Tel est le cas en l’espèce.

 

[37]           M. Runchey prétend que l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP opère une distinction fondée sur le sexe – les hommes et les femmes – et le sexe est l’un des motifs énumérés au paragraphe 15(1) de la Charte. Le procureur général nie quant à lui l’existence même d’une distinction, mais il concède que M. Runchey a fondé sa contestation sur un motif énuméré. Dans leurs observations verbales et écrites, les parties ont défini la distinction alléguée comme une distinction fondée sur le sexe. Aux fins du présent appel, il n’est pas nécessaire de préciser plus avant le groupe de comparaison.

 

(2)        Examen de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP et de leur interaction pour rechercher s’il existe une distinction fondée sur le sexe

 

[38]           Dans ses observations, M. Runchey qualifiait, de façon générale, de très importante la distinction entre les hommes et les femmes opérée par la CEE et les dispositions relatives au PGNAP, distinction qui donnerait lieu à des différences réelles au regard de l’importance des prestations que les hommes pouvaient recevoir.

 

[39]           À mon avis, il existe une distinction, mais elle est qualitativement moins importante que ce que soutient M. Runchey. En bref, une distinction se produit parce que les hommes ont une plus grande difficulté que les femmes à avoir accès à la CEE en raison des présomptions prévues par la loi concernant les rôles masculins et féminins et le soin des enfants. Cette première distinction se retrouve dans les dispositions relatives au PGNAP qui, comme nous le verrons, peuvent avoir pour effet de réduire la pension d’un conjoint sans que la pension de l’autre soit augmentée pour autant. Compte tenu de la distinction inhérente à la CEE, les hommes se retrouvent dans cette situation particulière plus fréquemment que les femmes.

 

                        a)         Les caractéristiques générales du Régime

 

[40]           De manière générale, le calcul des prestations en vertu du Régime est fonction des montants que les cotisants ont versés au Régime et de la durée de la période cotisable. De manière générale, les cotisations plus importantes donnent lieu à des prestations plus élevées.

 

[41]           Les administrateurs du Régime tiennent un registre des gains de chaque personne qui a cotisé au Régime. À l’égard de chaque année de cotisation, le registre établit les gains non ajustés du cotisant ouvrant droit à pension (les crédits de pension), calculés conformément à l’article 53 du Régime. Les crédits de pension des cotisants sont utilisés pour calculer la moyenne des gains ouvrant droit à pension (article 52 du Régime).

 

[42]           En règle générale, en vertu du Régime, le cotisant a droit à 25 pour cent de la moyenne de ses gains ouvrant droit à pension, moyenne ajustée pour prendre en compte la moyenne des cinq dernières années des gains maximums du cotisant ouvrant droit à pension (article 46 du Régime).

 

b)         Les dispositions relatives au PGNAP

 

[43]           En vertu de l’article 55.1 du Régime, les conjoints mariés ou de fait qui se séparent peuvent partager les crédits de pension qu’ils ont accumulés au cours de la période de cohabitation. Cette action est connue sous le nom de partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension (PGNAP), mais est parfois également appelée le « partage des crédits. »

 

[44]           Le partage des crédits a pour but d’accorder au conjoint ayant le revenu moins élevé une mesure de protection en augmentant potentiellement son accès à des prestations de pension en cas de dissolution du mariage.

 

[45]           Le paragraphe 55.1(1) du Régime – que j’ai appelé les dispositions relatives au PGNAP – autorise le ministre à effectuer un PGNAP. En voici le texte :

 

55.1. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article et des articles 55.2 et 55.3, il doit y avoir partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension dans les circonstances suivantes :

 

a) dans le cas d’époux, lorsqu’est rendu un jugement irrévocable de divorce, un jugement accordant un divorce conformément à la Loi sur le divorce ou un jugement en nullité de mariage, dès que le ministre est informé du jugement et dès qu’il reçoit les renseignements prescrits;

 

 

b) dans le cas d’époux, à la suite de l’approbation par le ministre d’une demande faite par l’un ou l’autre de ceux‑ci ou pour son compte, ou par sa succession ou encore par une personne visée par règlement, si les conditions suivantes sont réunies :

 

(i) les époux ont vécu séparément durant une période d’au moins un an,

 

 

(ii) dans les cas où l’un des époux meurt après que ceux‑ci ont vécu séparément durant une période d’au moins un an, la demande est faite dans les trois ans suivant le décès;

 

 

c) dans le cas de conjoints de fait, à la suite de l’approbation par le ministre d’une demande faite par l’un ou l’autre des anciens conjoints de fait ou pour son compte, ou par sa succession ou encore par une personne visée par règlement, si les conditions suivantes sont réunies :

 

(i) soit les anciens conjoints de fait ont vécu séparément pendant une période d’au moins un an, soit l’un d’eux est décédé pendant cette période,

 

 

(ii) la demande est faite soit dans les quatre ans suivant le jour où les anciens conjoints de fait ont commencé à vivre séparément, soit après l’expiration de ce délai avec leur accord écrit.

55.1. (1) Subject to this section and sections 55.2 and 55.3, a division of unadjusted pensionable earnings shall take place in the following circumstances:

 

 

(a) in the case of spouses, following the issuance of a decree absolute of divorce, a judgment granting a divorce under the Divorce Act or a judgment of nullity of the marriage, on the Minister’s being informed of the decree or judgment, as the case may be, and receiving the prescribed information;

 

(b) in the case of spouses, following the approval by the Minister of an application made by or on behalf of either spouse, by the estate or succession of either spouse or by any person that may be prescribed, if

 

 

(i) the spouses have been living separate and apart for a period of one year or more, and

 

(ii) in the event of the death of one of the spouses after they have been living separate and apart for a period of one year or more, the application is made within three years after the death; and

 

(c) in the case of common‑law partners, following the approval by the Minister of an application made by or on behalf of either former common‑law partner, by the estate or succession of one of those former common‑law partners or by any person that may be prescribed, if

 

(i) the former common‑law partners have been living separate and apart for a period of one year or more, or one of the former common‑law partners has died during that period, and

 

(ii) the application is made within four years after the day on which the former common‑law partners commenced to live separate and apart or, if both former common‑law partners agree in writing, at any time after the end of that four‑year period.

 

 

[46]           Le partage des crédits est obligatoire et automatique dans le cas de divorces prononcés en janvier 1987 ou par la suite (alinéa 55.11a) du Régime (il convient de noter que l’article 55 s’applique aux divorces qui ont eu lieu avant 1987). Dans certaines provinces, les couples peuvent exclure le partage des crédits au moyen d’une entente écrite (paragraphe 55.2(3) du Régime). Les couples mariés qui sont séparés et d’anciens conjoints de fait peuvent également se prévaloir du partage des crédits, mais uniquement s’ils en font la demande.

 

[47]           Dans certaines circonstances limitées, le ministre peut refuser d’effectuer ou annuler le partage. Pour ce faire, il doit conclure que : (i) les deux cotisants visés par le partage auraient droit à des prestations; (ii) le partage diminuera le montant des prestations des deux cotisants (paragraphe 55.1(5) du Régime).

 

[48]           Autrement, les dispositions relatives au PGNAP jouent purement et simplement. Elles additionnent ensemble tous les crédits de pension des conjoints pour chaque année pendant laquelle ils ont cohabité et divisent ensuite entre eux le total des crédits en parts égales.

 

[49]           Les dispositions relatives au PGNAP ont pour effet de transférer des crédits de pension du conjoint gagnant un revenu élevé à un conjoint ayant un revenu faible. Les crédits de pension transférés en vertu des dispositions relatives au PGNAP sont crédités au registre des gains du conjoint ayant un revenu faible. Par conséquent, la valeur pécuniaire du partage des crédits est fonction de plusieurs autres facteurs pertinents pour le calcul des prestations d’un cotisant en vertu du Régime, notamment l’historique des gains des cotisants, l’âge de la retraite et le recours aux [traduction] « dispositions d’exclusion ».

 

c)         La nature générale de la CEE 

 

[50]           Dans certaines situations, le Régime autorise les cotisants à « exclure » des périodes pendant lesquelles les gains sont faibles afin d’éliminer les gains réduits du calcul des prestations. Ces situations sont régies par les « dispositions d’exclusion » du Régime.

 

[51]           En vertu du paragraphe 48(4) du Régime, la plupart des cotisants ont droit à une « exclusion générale des gains faibles ». Cette disposition permet aux cotisants d’« exclure » un certain pourcentage d’années pendant lesquelles leurs cotisations sont peu élevées pour quelque raison que ce soit.

 

[52]           Outre cette exclusion générale, le Régime contient des dispositions d’exclusion pour des situations précises.

 

[53]           La CEE, parfois appelée la clause d’exclusion pour élever des enfants (la CEEE), constitue l’une de ces dispositions. En vertu de celle‑ci, les parents peuvent retirer de leur calcul de prestations en vertu du Régime la période passée à s’occuper de jeunes enfants. De cette manière, la CEE fait en sorte que les parents qui quittent le marché du travail ou qui travaillent moins pour élever des enfants d’âge préscolaire ne soient pas pénalisés en ce qui concerne la fixation des prestations de pension futures (Harris c. Canada (Ministre des Ressources humaines et du Développement des compétences), 2009 CAF 22, aux paragraphes 89 et 101).

 

[54]           La disposition générale à ce sujet est le paragraphe 48(2) du Régime, selon lequel :

 

48. (2) Dans le calcul, conformément au paragraphe (1), de la moyenne mensuelle des gains d’un cotisant ouvrant droit à pension, il peut être déduit, dans le but de calculer ou recalculer les prestations payables à l’égard d’un mois à compter du 1er janvier 1978 :

 

a) du nombre total de mois dans la période cotisable d’un cotisant, les mois durant lesquels il était bénéficiaire d’une allocation familiale et au cours desquels ses gains ouvrant droit à pension étaient inférieurs à sa moyenne mensuelle des gains ouvrant droit à pension établie indépendamment des paragraphes (3) et (4), mais cette déduction ne peut cependant résulter en un nombre de mois de sa période cotisable inférieur au nombre de base des mois cotisables, sauf :

 

(i) pour le calcul d’une prestation d’invalidité d’un cotisant qui est réputé être devenu invalide, au titre de la présente loi, après le 31 décembre 1997, auquel cas « nombre de base des mois cotisables » s’interprète comme une mention de « quarante‑huit mois »,

 

 

(i.1) pour le calcul d’une prestation d’invalidité d’un cotisant qui est réputé être devenu invalide, au titre de la présente loi, au cours de 1997, auquel cas « nombre de base des mois cotisables » s’interprète comme une mention de « vingt‑quatre mois »,

 

(ii) pour le calcul d’une prestation de décès et d’une pension de survivant, et alors « nombre de base des mois cotisables » s’interprète comme une mention de « trente‑six mois »;

 

b) du total de ses gains ouvrant droit à pension, l’ensemble de ces gains correspondant aux mois déduits en vertu de l’alinéa a).

48. (2) In calculating the average monthly pensionable earnings of a contributor in accordance with subsection (1) for the purpose of calculating or recalculating benefits payable for a month commencing on or after January 1, 1978, there may be deducted

 

 

(a) from the total number of months in a contributor’s contributory period, those months during which he was a family allowance recipient and during which his pensionable earnings were less than his average monthly pensionable earnings calculated without regard to subsections (3) and (4), but no such deduction shall reduce the number of months in his contributory period to less than the basic number of contributory months, except

 

 

(i) for the purpose of calculating a disability benefit in respect of a contributor who is deemed to have become disabled for the purposes of this Act after December 31, 1997, in which case the words “the basic number of contributory months” shall be read as “48 months”,

 

(i.1) for the purpose of calculating a disability benefit in respect of a contributor who is deemed to have become disabled for the purposes of this Act in 1997, in which case the words “the basic number of contributory months” shall be read as “24 months”, and

 

(ii) for the purpose of calculating a death benefit and a survivor’s pension, in which case the words “the basic number of contributory months” shall be read as “thirty‑six months”; and

 

(b) from his total pensionable earnings, the aggregate of his pensionable earnings attributable to the months deducted pursuant to paragraph (a).

 

 

[55]           L’alinéa a) exclut des mois de la période cotisable et l’alinéa b) exclut des gains du total des gains ouvrant droit à pension. Ainsi, l’effet combiné de ces alinéas permet au cotisant d’« exclure » du calcul de ses prestations en vertu du Régime les années qu’il a passées à élever ses enfants.

 

[56]           La CEE n’exclut pas automatiquement les années passées à « élever les enfants » du calcul des prestations à l’égard du parent admissible. Les périodes sont exclues uniquement si elles ont pour effet de donner lieu à des prestations de pension plus élevées (alinéa 48(2)a) du Régime).

 

d)         Qui peut se prévaloir de la CEE?

 

[57]           L’alinéa 48(2)a) du Régime dispose que le cotisant est admissible à la CEE uniquement durant les mois durant lesquels (i) il était « bénéficiaire d’une allocation familiale » et (ii) ses gains ouvrant droit à pension étaient « inférieurs à sa moyenne mensuelle des gains ouvrant droit à pension ».

 

[58]           Le Régime et le Règlement sur le Régime de pensions du Canada, C.R.C., ch. 385 (le Règlement sur le Régime), définissent la première exigence, soit être un « bénéficiaire d’une allocation familiale ». Comme on le verra plus loin, un parent est considéré comme étant le « bénéficiaire d’une allocation familiale » s’il a reçu un paiement en vertu de l’ancienne Loi sur les allocations familiales ou s’il est admissible à la prestation canadienne fiscale pour enfants. La définition vise également l’époux ou le conjoint de fait de la personne qui a reçu un paiement en vertu de l’ancienne Loi sur les allocations familiales, mais uniquement si le bénéficiaire de l’allocation familiale renonce à son droit à la CEE.

 

[59]           Vu la deuxième exigence – des gains inférieurs à la moyenne mensuelle des gains ouvrant droit à pension – la CEE n’exclue pas des mois qui augmenteraient autrement les prestations de pension du cotisant.

 

[60]           La première exigence est au cœur du dossier de M. Runchey, c’est‑à‑dire la question de savoir quand une personne est le « bénéficiaire d’une allocation familiale » au sens de la CEE.

 

e)         « Bénéficiaire d’une allocation familiale » : article 42 du Régime

 

[61]           L’article 42 du régime définit le « bénéficiaire d’une allocation familiale » aux fins de la CEE. En voici le texte :

42. « bénéficiaire d’une allocation familiale » La personne qui reçoit ou a reçu une allocation ou une allocation familiale en vertu de la Loi sur les allocations familiales, chapitre F‑1 des Statuts révisés du Canada de 1970, telle qu’elle se lisait avant son abrogation, ou de la Loi sur les allocations familiales, durant la période précédant le moment où un enfant atteint l’âge de sept ans, et toute autre personne désignée par règlement.

42. “Family allowance recipient” means a person who received or is in receipt of an allowance or a family allowance pursuant to the Family Allowances Act, chapter F‑1 of the Revised Statutes of Canada, 1970, as it read immediately before being repealed or the Family Allowances Act for that period prior to a child reaching seven years of age, and such other persons as may be prescribed by regulation;

 

 

[62]           Selon cette définition, le « bénéficiaire d’une allocation familiale » englobe tout cotisant qui a reçu une allocation en vertu des différentes versions de la Loi sur les allocations familiales avant que son enfant n’atteigne l’âge de sept ans. La plus récente version de la Loi sur les allocations familiales (L.R.C. 1985, ch. F‑1) a été abrogée le 1er janvier 1993 (L.C. 1992, ch. 48, article 31). Après cette date, les parents n’étaient pas admissibles aux allocations familiales. Par conséquent, les allocations familiales ne sont pas pertinentes pour définir le « bénéficiaire d’une allocation familiale » après 1993.

 

[63]           Ainsi, l’allocation familiale ne peut servir de fondement pour déterminer l’admissibilité à la CEE après 1992. L’article 42 du Régime résout ce problème en incluant dans la définition de bénéficiaire d’une allocation familiale « toute autre personne désignée par règlement », car un règlement a été pris. Celui‑ci est au cœur de la distinction entre les hommes et les femmes en cause dans la présente affaire.

 

f)         Le paragraphe 77(1) du Règlement sur le Régime

 

[64]           Le paragraphe 77(1) du Règlement sur le Régime élargit la définition du « bénéficiaire d’une allocation familiale ». Ce faisant, il ajoute deux nouvelles catégories de cotisants admissibles à la CEE. En voici le texte :

 

77. (1) Pour l’application de la définition de « bénéficiaire d’une allocation familiale » au paragraphe 42(1) de la Loi, ce terme s’entend en outre :

 

a) de l’époux, de l’ancien époux, du conjoint de fait ou de l’ancien conjoint de fait d’une personne qui, selon cette définition, reçoit ou a reçu une allocation ou une allocation familiale à l’égard d’un enfant pour toute période précédant le moment où l’enfant atteint l’âge de sept ans si, pendant cette période, l’époux, l’ancien époux, le conjoint de fait ou l’ancien conjoint de fait restait à la maison et était la principale personne qui s’occupait de l’enfant et que cette période n’a pas déjà été exclue ou déduite de la période cotisable de la personne aux fins de l’application de la partie II de la Loi ou ne peut l’être;

 

b) du membre ou de son époux ou ancien époux, dans le cas d’un membre des Forces armées canadiennes qui était en poste à l’extérieur du Canada avant 1973, qui aurait reçu, n’eût été cette affectation, une allocation ou une allocation familiale pour un enfant âgé de moins de sept ans;

 

c) de la personne qui, aux termes de l’article 122.62 de la Loi de l’impôt sur le revenu, est considérée comme un particulier admissible pour l’application de la sous‑section a.1 de la section E de la partie I de cette loi (prestation fiscale pour enfants) à l’égard d’une personne à charge admissible âgée de moins de sept ans;

 

d) de la personne qui aurait été considérée comme un particulier admissible pour l’application de la sous‑section a.1 de la section E de la partie I de la Loi de l’impôt sur le revenu (prestation fiscale pour enfants) si elle avait présenté l’avis visé au paragraphe 122.62(1) de cette loi, lorsqu’aucune personne n’a été considérée comme un particulier admissible à l’égard de la même personne à charge admissible âgée de moins de sept ans.

77. (1) For the purposes of the definition “family allowance recipient” in subsection 42(1) of the Act, family allowance recipient includes

 

(a) the spouse, former spouse, common‑law partner or former common‑law partner of a person who is described in that definition as having received or being in receipt of an allowance or a family allowance in respect of a child for any period before the child reached the age of seven, if that spouse, former spouse, common‑law partner or former common‑law partner remained at home during that period as the child’s primary caregiver and that period has not already been or cannot be excluded or deducted from the person’s contributory period under Part II of the Act;

 

 

 

(b) a member of the Canadian Armed Forces who, before 1973, was posted to serve outside Canada, or the spouse or former spouse of such a member, who, but for the posting, would have received an allowance or family allowance for a child under seven years of age;

 

(c) the person who, under section 122.62 of the Income Tax Act, is considered to be an eligible individual for the purposes of subdivision a.1 of Division E of Part I of that Act (Child Tax Benefit) in respect of a qualified dependant under seven years of age; and

 

 

 

 

(d) the person who would have been considered to be an eligible individual for the purposes of subdivision a.1 of Division E of Part I of the Income Tax Act (Child Tax Benefit) had a notice been filed under subsection 122.62(1) of that Act, where no person was considered to be an eligible individual in respect of the same qualified dependant under seven years of age.

 

 

[65]           Les alinéas c) et d) de la disposition élargissent la définition du « bénéficiaire d’une allocation familiale » à la personne admissible à la prestation fiscale canadienne pour enfants en vertu de la sous‑section 1, section E, partie I, de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.).

 

[66]           La prestation fiscale canadienne pour enfants a été introduite lors du budget fédéral de 1992 et a remplacé l’allocation familiale en 1993 (L.C. 1992, ch. 48, article 12; Wajchendler c. La Reine (2003), 56 D.T.C. 3895, au paragraphe 3). Elle prévoit un seul paiement mensuel non imposable au parent qui a la garde d’un enfant, et vise à ce que « [l’]enfant [soit] le bénéficiaire de ce paiement, lequel [est] versé au parent assumant principalement la responsabilité pour son soin et son éducation » (S.R. c. La Reine, 2003 CCI 649, au paragraphe 12).

 

[67]           L’alinéa 77(1)a) élargit de plus la définition à l’époux et au conjoint de fait de la personne qui a reçu une allocation familiale en vertu de la Loi sur les allocations familiales à deux conditions : l’époux ou le conjoint de fait doit être resté au foyer et avoir été la principale personne qui s’occupait de l’enfant âgé de moins de sept ans et la « période n’a pas déjà été exclue ou déduite de la période cotisable [du bénéficiaire d’une allocation] aux fins de l’application de la partie II de la Loi ou ne peut l’être ».

 

[68]           Devant notre Cour, les parties se sont opposées en ce qui concerne la signification de cette deuxième exigence.

 

[69]           M. Runchey a fait valoir qu’un époux ou conjoint de fait peut uniquement être admissible en vertu de cette définition élargie si la personne qui recevait l’allocation familiale renonce à son droit à la CEE en faveur du cotisant.

 

[70]           Le procureur général s’oppose à cette thèse et soutient qu’une renonciation n’est pas nécessaire. Selon lui, la renonciation a été introduite afin d’améliorer l’efficacité sur le plan administratif. Si un parent ne peut obtenir une renonciation, l’alinéa 53g) du Règlement sur le Régime autorise les administrateurs du Régime à décider lequel des deux parents s’occupait principalement de l’enfant concrètement.

 

[71]           Le Régime et le Règlement sur le Régime vont dans le sens de l’interprétation du demandeur. L’alinéa 77(1)a) dispose que l’époux ou le conjoint de fait peut être admissible à la CEE uniquement lorsque la « période n’a pas déjà été exclue ou déduite de la période cotisable de la personne aux fins de l’application de la partie II de la Loi ou ne peut l’être ». Les mots « la personne » désignent le parent qui recevait une allocation en vertu de la Loi sur les allocations familiales. La CEE est une exclusion aux fins de l’application de la partie II du Régime. Par conséquent, l’époux ou le conjoint de fait est admissible à la CEE uniquement lorsque le parent qui recevait l’allocation familiale ne l’est pas.

 

[72]           Ainsi, l’alinéa 77(1)a) ajoute une importante restriction à la définition du « bénéficiaire d’une allocation familiale » et donc à l’admissibilité à la CEE. Cette disposition reconnaît que les critères d’admissibilité à la CEE sont imparfaits, à savoir que, dans certaines circonstances, la personne qui recevait une allocation familiale n’était pas la personne qui s’occupait principalement de l’enfant. Dans un tel cas, l’alinéa 77(1)a) permet à la personne qui s’occupait principalement de l’enfant d’avoir accès à la CEE, mais uniquement si l’autre parent n’y a pas accès. Cela peut se produire si la CEE diminuait le montant de la pension du parent, ou si le parent renonçait à son droit à celle‑ci.

 

[73]           En résumé, l’article 42 du Régime et le paragraphe 77(1) du Règlement sur le Régime prévoient trois cas dans lesquels le cotisant est le « bénéficiaire d’une allocation familiale » :

 

1.                  avant 1992, il recevait une allocation familiale en vertu de l’ancienne Loi sur les allocations familiales;

 

2.                  il est resté au foyer à titre de personne qui s’occupait principalement de l’enfant, il est l’époux ou le conjoint de fait actuel ou l’ancien époux ou conjoint de fait d’une personne qui recevait une allocation familiale et la personne qui recevait une allocation familiale n’est pas admissible à la CEE ou a renoncé à son droit;

 

3.                  après 1992, il était, ou pouvait être, admissible à la prestation fiscale canadienne pour enfants.

 

g)         Existe‑t‑il une distinction fondée sur le sexe?

 

[74]           Il ressort de l’analyse qui précède que la CEE ne vise pas nécessairement le parent qui avait la responsabilité de s’occuper principalement de l’enfant ou des enfants. En raison de la définition du « bénéficiaire d’une allocation familiale », l’admissibilité à la CEE est, en règle générale, limitée aux parents qui, avant 1992, étaient admissibles à une allocation familiale ou, après 1992, à la prestation fiscale canadienne pour enfants.

 

[75]           Le parent qui a la responsabilité de s’occuper principalement des enfants bénéficie généralement des allocations familiales et de la prestation fiscale canadienne pour enfants, mais ce n’est pas toujours le cas. Comme nous le verrons, les deux programmes sont présumés s’adresser plutôt à la mère, sauf lorsque le père a la garde exclusive de l’enfant ou dans d’autres circonstances limitées. Par conséquent, la CEE favorise, globalement, les femmes.

 

(i)                 Allocations familiales

 

[76]           La Loi sur les allocations familiales, L.R.C. 1970, ch. F‑1, dans la version qui était en vigueur immédiatement avant sont abrogation, et toutes les versions ultérieures de la Loi sur les allocations familiales sont pertinentes pour déterminer l’admissibilité à la CEE. La présente affaire met en jeu la Loi sur les allocations familiales, L.C. 1973‑74, ch. 44, et ses versions ultérieures.

 

[77]           La Loi sur les allocations familiales et les règlements connexes favorisaient les femmes plutôt que les hommes. L’allocation était habituellement versée à la mère, le père étant admissible à recevoir la prestation « dans des circonstances exceptionnelles et très précises » (Canada (Procureur général) c. Vincer, [1988] 1 C.F. 714 à la page 720 (C.A.)). Les parents ne pouvaient pas se partager l’allocation. Comme l’a dit sans ambiguité le juge Pratte par l’arrêt Vincer, précité : « Il est clair que [la Loi sur les allocations familiales et le Règlement sur les allocations familiales] établissent une distinction entre les femmes et les hommes : elles sont nettement plus favorables aux femmes qu’aux hommes. »

 

[78]           En vertu des versions pertinentes de la Loi sur les allocations familiales, l’allocation était versée au parent de sexe féminin, sauf dans les cas prescrits par règlement. La disposition pertinente était rédigée comme suit :

 

7. (1) Lorsque le versement d’une allocation familiale est approuvé, celle‑ci doit être versée, de la manière et aux époques prescrites, au parent de sexe féminin, le cas échéant, ou au parent ou autre personne ou à l’organisme qui est autorisé à la recevoir par les règlements ou en vertu de ceux‑ci.

7. (1) Where payment of a family allowance is approved, the allowance shall, in such manner and at such times as are prescribed, be paid to the female parent, if any, or to such parent or other person or such agency as is authorized by or pursuant to the regulations to receive it.

 

 

Voir la Loi sur les allocations familiales, L.C. 1973‑74, ch. 44, paragraphe 7(1), et la Loi sur les allocations familiales, L.R.C. 1985, ch. F‑1, paragraphe 7(1).

 

[79]           Malgré la présomption en faveur du parent de sexe féminin, le parent de sexe masculin pouvait recevoir une telle allocation dans certaines circonstances limitées. Voici le texte de l’article 10 du Règlement sur les allocations familiales, DORS/74‑30 :

 

10. (1) Lorsque le versement d’une allocation familiale est approuvé, le versement doit être effectué au parent de sexe masculin

a) s’il n’y a pas de parent de sexe féminin; ou

 

b) si les parents vivent séparés de corps et de biens et que le parent de sexe masculin a, de fait, la garde de l’enfant.

 

(2)…

 

(3) Par dérogation aux paragraphes (1) à (2), une allocation prévue par la Loi peut être versée à tel allocataire qualifié ‑‑ parent, autre personne ou organisme ‑‑ dans tous les cas où le ministre, d’après les renseignements dont il dispose :

 

a) juge nécessaire de procéder ainsi en raison de l’infirmité, de la maladie, de l’imprévoyance ou de toute autre cause d’incapacité de la personne qui devrait toucher l’allocation; ou

 

 

b) juge que d’autres circonstances particulières au qu’une autre raison valable, quelles qu’elles soient, exigent que le paiement soit effectué à cette personne ou à cet organisme.

10. (1) Where payment of a family allowance is approved, the allowance shall be paid to the male parent where

(a) there is no female parent; or

 

 

(b) the female parent and male parent are living separate and apart and the male parent has, in fact, custody of the child.

 

(2)…

 

(3) Notwithstanding subsections (1) and (2), payment of any allowance under this Act may be made to any parent or other suitable person or agency in any case where the Minister, on the basis of information received by him,

 

(a) considers it necessary to do so by reason of infirmity, ill health, improvidence or other reasonable cause of disqualification of the person to whom the allowance is otherwise payable; or

 

(b) considers that other special circumstances or reasonable cause of any kind renders payments to such a person or agency necessary

 

 

 

[80]           En vertu de cette disposition, l’homme ayant la garde exclusive de l’enfant recevait l’allocation familiale. Toutefois, le parent de sexe masculin ne pouvait pas être admissible si les parents avaient la garde conjointe de l’enfant (Canada (Attorney General) c. Sirois (1988), 90 N.R. 39 (C.A.F.)).

 

[81]           Dans ses versions ultérieures, le Règlement sur les allocations familiales a conservé cette disposition, mais l’article 10 est devenu l’article 9 (C.R.C., ch. 642 (1978)).

 

[82]           Le 21 décembre 1989, d’autres modifications apportées au Règlement sur les allocations familiales sont entrées en vigueur. Ces modifications prévoyaient des cas supplémentaires où les parents de sexe masculin pouvaient recevoir l’allocation familiale (DORS/90‑35). La nouvelle disposition était rédigée comme suit :

 

9. (1.1) Lorsque le service d’une allocation familiale est approuvé et que les parents de sexe féminin et de sexe masculin déclarent par écrit que le parent de sexe masculin est celui qui est principalement responsable du soin quotidien de l’enfant, l’allocation familiale peut lui être versée.

 

(1.2) Lorsque le service d’une allocation familiale est approuvé et que les parents de sexe féminin et de sexe masculin vivent séparés de corps et de biens et qu’ils ont la garde partagée de fait de l’enfant, l’allocation familiale peut, à la demande écrite des deux parents, être versée au parent de sexe masculin.

9. (1.1) Where payment of family allowance is approved and both the female parent and male parent declare in writing that the male parent is the parent who is primarily responsible for the day‑to‑day care of the child, the family allowance may be paid to the male parent.

 

 

(1.2) Where payment of a family allowance is approved and the female parent and the male parent are living separate and apart and have, in fact, joint custody of the child, the family allowance may, on the written request of both the female parent and the male parent, be paid to the male parent.

 

 

[83]           Tout en élargissant l’admissibilité des hommes, ces modifications visaient à faire en sorte que les femmes continuent d’être les principales bénéficiaires de l’allocation familiale (Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gaz. C., II, vol. 124, no 2, page 202). La nouvelle disposition permettait aux parents de sexe masculin qui avaient la garde conjointe d’avoir accès à l’allocation familiale, mais uniquement du consentement écrit du parent de sexe féminin (les paragraphes 9(1.1) et 9(1.2); Canada (Procureur général) c. Young, [1996] A.C.F. no 212 (1re inst.), au paragraphe 29).

 

[84]           Ainsi, les hommes n’étaient admissibles à l’allocation familiale que dans des cas précis. Avant les modifications de 1989, le parent de sexe masculin devait avoir la garde exclusive de l’enfant ou il devait exister des « circonstances particulières ». Après l’entrée en vigueur des modifications, les hommes qui avaient la garde conjointe de l’enfant pouvaient également recevoir les paiements avec le consentement écrit des deux parents. Toutefois, les femmes sont demeurées les principales bénéficiaires tout au long de l’existence de l’allocation familiale.

 

(ii)        Prestation fiscale canadienne pour enfants

 

[85]           À l’instar de l’allocation familiale, le parent de sexe féminin est, dans la plupart des cas, automatiquement admissible à la prestation fiscale canadienne pour enfants. Cependant, contrairement à l’allocation familiale, le parent de sexe masculin y est habituellement admissible s’il est le parent qui s’occupe principalement de l’enfant, même si les deux parents vivent avec l’enfant.

 

[86]           Selon la Loi de l’impôt sur le revenu, le parent qui est le « particulier admissible » à l’égard de la « personne à charge admissible » reçoit la prestation fiscale canadienne pour enfants. L’article 122.6 de la Loi de l’impôt sur le revenu définit le « particulier admissible » comme suit :

 

122.6. « particulier admissible » S’agissant, à un moment donné, du particulier admissible à l’égard d’une personne à charge admissible, personne qui répond aux conditions suivantes à ce moment :

a) elle réside avec la personne à charge;

 

b) elle est la personne — père ou mère de la personne à charge — qui :

 

(i) assume principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation de la personne à charge et qui n’est pas un parent ayant la garde partagée à l’égard de celle‑ci,

 

 

(ii) est un parent ayant la garde partagée à l’égard de la personne à charge;

 

c) elle réside au Canada ou, si elle est l’époux ou conjoint de fait visé d’une personne qui est réputée, par le paragraphe 250(1), résider au Canada tout au long de l’année d’imposition qui comprend ce moment, y a résidé au cours d’une année d’imposition antérieure;

 

d) elle n’est pas visée aux alinéas 149(1)a) ou b);

 

e) elle est, ou son époux ou conjoint de fait visé est, soit citoyen canadien, soit :

 

 

(i) résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés,

 

 

(ii) résident temporaire ou titulaire d’un permis de séjour temporaire visés par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ayant résidé au Canada durant la période de 18 mois précédant ce moment,

 

(iii) personne protégée au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

 

(iv) quelqu’un qui fait partie d’une catégorie précisée dans le Règlement sur les catégories d’immigrants précisées pour des motifs d’ordre humanitaire pris en application de la Loi sur l’immigration.

 

Pour l’application de la présente définition :

 

f) si la personne à charge réside avec sa mère, la personne qui assume principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation de la personne à charge est présumée être la mère ;

 

 

g) la présomption visée à l’alinéa f) ne s’applique pas dans les circonstances prévues par règlement ;

 

h) les critères prévus par règlement serviront à déterminer en quoi consistent le soin et l’éducation d’une personne.

122.6. “eligible individual” in respect of a qualified dependant at any time means a person who at that time

 

 

 

(a) resides with the qualified dependant,

 

(b) is a parent of the qualified dependant who

 

 

(i) is the parent who primarily fulfils the responsibility for the care and upbringing of the qualified dependant and who is not a shared‑custody parent in respect of the qualified dependant, or

 

(ii) is a shared‑custody parent in respect of the qualified dependant,

 

(c) is resident in Canada or, where the person is the cohabiting spouse or common‑law partner of a person who is deemed under subsection 250(1) to be resident in Canada throughout the taxation year that includes that time, was resident in Canada in any preceding taxation year,

 

(d) is not described in paragraph 149(1)(a) or 149(1)(b), and

 

(e) is, or whose cohabiting spouse or common‑law partner is, a Canadian citizen or a person who

 

(i) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act ,

 

(ii) is a temporary resident within the meaning of the Immigration and Refugee Protection Act , who was resident in Canada throughout the 18 month period preceding that time, or

 

(iii) is a protected person within the meaning of the Immigration and Refugee Protection Act,

 

(iv) was determined before that time to be a member of a class defined in the Humanitarian Designated Classes Regulations made under the Immigration Act,

 

 

 

and for the purposes of this definition,

 

(f) where the qualified dependant resides with the dependant’s female parent, the parent who primarily fulfils the responsibility for the care and upbringing of the qualified dependant is presumed to be the female parent,

 

(g) the presumption referred to in paragraph 122.6 eligible individual (f) does not apply in prescribed circumstances, and

 

(h) prescribed factors shall be considered in determining what constitutes care and upbringing;

 

 

[87]           Selon cette disposition, le « particulier admissible » est le parent qui « assume principalement la responsabilité pour le soin et l’éducation de la personne à charge » (alinéa 122.6a)).

 

[88]           L’alinéa 122.6f) présume que la mère est la personne qui s’occupe principalement de l’enfant lorsqu’elle vit avec lui. Par conséquent, lorsque les deux parents résident avec l’enfant, la mère bénéficie d’une présomption selon laquelle elle est le « particulier admissible » et elle reçoit la prestation fiscale canadienne pour enfants.

 

[89]           Cette présomption peut cependant être combattue (Canada (Procureur général) c. Campbell, 2005 CAF 420 au paragraphe 24; Cabot c. Canada, [1998] 4 C.T.C. 2893, au paragraphe 24 (C.C.I.)). L’alinéa 122.6h) de la définition autorise l’établissement de critères pour déterminer lequel des deux parents est celui qui s’occupe principalement de l’enfant. Ces critères sont énoncés à l’article 6302 du Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C., ch. 945.

 

[90]           De plus, la présomption peut être exclue par règlement pris en vertu de l’alinéa 122.6g) de la définition. À titre d’exemple, la présomption ne joue pas lorsque la femme avise le ministre par écrit que l’homme est la personne qui s’occupe principalement de l’enfant ni, dans le cas de demandes concurrentes, lorsqu’il y a deux parents de sexe féminin ou que les parents résident dans des villes différentes (Règlement de l’impôt sur le revenu, alinéas 6301a), c) et d)). Dans de tels cas, le parent de sexe masculin peut demander la prestation fiscale canadienne pour enfants sans documents à l’appui (arrêt Campbell, précité, au paragraphe 12).

 

[91]           La preuve présentée par une experte à laquelle le procureur général a fait appel confirme que ces exclusions constituent malgré tout un autre obstacle administratif à l’accès à la CEE que doivent franchir les hommes qui s’occupent principalement des enfants. Cet obstacle résulte de l’application d’une politique administrative de concert avec les dispositions susmentionnées du Règlement de l’impôt sur le revenu :

 

[traduction]

 

En vertu du programme de prestation fiscale canadienne pour enfants (PFCE), seul le particulier admissible à la PFCE peut bénéficier de la CEE aux termes des alinéas 77(1)c) et d) du Règlement sur le RPC. Cependant, dans les cas où les cotisants de sexe masculin sont restés au foyer pour éduquer l’enfant ou les enfants, mais que le parent de sexe féminin a reçu la PFCE, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) a convenu de fournir une lettre confirmant le fait que si le parent de sexe masculin avait présenté une demande de PFCE conformément à l’article 122.6 de la Loi de l’impôt sur le revenu au moment où il était à la maison à s’occuper des enfants, il aurait été reconnu comme étant le particulier admissible pour les dates indiquées.

 

Avant que l’ARC ne délivre cette lettre, elle doit recevoir une déclaration signée du parent de sexe féminin, qui avait été identifié comme étant le bénéficiaire « admissible » de la PFCE, confirmant le fait que l’autre parent était, dans les faits, celui qui s’occupait principalement de l’enfant ou des enfants. Le parent de sexe féminin doit préciser la période pendant laquelle l’autre parent s’occupait principalement de l’enfant ou des enfants. Toutes les autres périodes viseraient le parent qui avait été tout d’abord identifié comme étant le bénéficiaire « admissible » de la PFCE.

 

 

(Pièce B jointe à l’affidavit de Natasha Rende, à la page 14; dossier du défendeur, à la page 513.) L’exigence que le parent de sexe féminin signe une déclaration avant que l’homme puisse devenir bénéficiaire constitue un obstacle administratif pour le parent de sexe masculin que les parents de sexe féminin n’ont pas à franchir. Cet obstacle peut être relativement substantiel après la rupture du mariage, lorsque les parents ne coopèrent pas.

 

[92]           Par conséquent, la Loi de l’impôt sur le revenu n’empêche pas les parents de sexe masculin de réclamer la prestation fiscale canadienne pour enfants, mais, en raison de la présomption prévue à l’alinéa 122.6f), les parents de sexe masculin peuvent être soumis à un fardeau administratif supplémentaire pour être admissibles lorsque les deux parents vivent avec l’enfant. Ainsi, il ressort de l’analyse qui précède qu’il est plus facile pour les femmes que pour les hommes d’être admissibles à la prestation fiscale canadienne pour enfants, et donc d’avoir accès à la CEE.

 

h)         L’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP

 

[93]           M. Runchey met l’accent sur l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP sur les partages des crédits.

 

[94]           Comme nous l’avons déjà vu, les dispositions relatives au PGNAP égalisent les crédits du couple pour chaque année de cohabitation. En effet, les crédits de l’époux qui en compte un plus grand nombre sont transférés à l’époux qui en a moins. La CEE fonctionne différemment. Plutôt que d’accorder des crédits additionnels au parent qui « élève les enfants », la CEE lui permet de simplement exclure les années admissibles du calcul de sa pension.

 

[95]           Dans certains cas, les dispositions relatives au PGNAP et la CEE jouent à l’égard de la même année. Cela signifie que les crédits de pension des époux sont égalisés à l’égard de la même année qui est exclue du calcul de sa pension par le parent qui « élève les enfants ».

 

[96]           M. Runchey soutient que, lorsque cela se produit, la CEE et les dispositions relatives au PGNAP interagissent d’une manière qui est injuste envers le « parent qui travaille » parce qu’il transfère, en substance, des crédits au parent qui élève les enfants, même si ce dernier n’obtient aucun avantage de ces crédits (parce que la période est « exclue » du calcul de la pension du parent qui élève les enfants). De l’avis M. Runchey, il est « inéquitable et injuste » de réduire les crédits de pension du parent qui travaille lorsqu’ils sont inutiles pour l’autre parent.

 

[97]           M. Runchey souligne, sur le fondement de l’analyse qui précède, que les hommes subissent cette « injustice » plus souvent que les femmes. Comme je l’ai déjà mentionné, les parents de sexe féminin ont un accès disproportionné à la CEE. Par conséquent, lorsque le PGNAP et la CEE se chevauchent, le parent de sexe masculin est généralement celui qui transfère des crédits dont l’autre parent n’a pas besoin.

 

[98]           Cet effet est largement reconnu. Un document gouvernemental, portant la mention [traduction] « projet » et daté du 30 novembre 2004, indique que dans cette situation [traduction] « les deux conjoints perdent l’utilisation potentielle des crédits [transférés] et le partage des crédits n’a plus aucune signification » (dossier du défendeur, vol. 1, page 230; voir aussi un article du National Post daté du 30 avril 1999, dossier du défendeur, vol. 1, page 241).

 

[99]           Compte tenu de l’analyse qui précède, je conclus que l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP opère, en effet, une distinction fondée sur le sexe, distinction subtile d’un point de vue qualitatif, mais une distinction néanmoins. Les femmes ont un accès disproportionné à la CEE et cela peut avoir une influence sur le partage des crédits en vertu du PGNAP au détriment des hommes dans certaines circonstances.

 

I.          Y a‑t‑il discrimination?

            (1)        Principes généraux

 

[100]       La deuxième partie du critère – la question de savoir s’il y a discrimination – est essentielle. Elle se rapporte directement à l’objet de l’article 15 de la Charte, qui ne vise pas à empêcher de simples distinctions ou à y remédier.

 

[101]       Pour ce motif, toutes les distinctions créées par les lois ne sont pas contraires à l’article 15 (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la page 182; arrêt Law, précité, au paragraphe 51; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222, au paragraphe 188). Autrement dit, « [l]’égalité n’est pas une question de similitude, et le par. 15(1) ne garantit pas le droit à un traitement identique » (arrêt Withler, précité, au paragraphe 31).

 

[102]       L’article 15 vise plutôt à lutter contre la discrimination, au sens de la perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes (arrêt Kapp, précité, au paragraphe 24; arrêt Withler, précité, au paragraphe 37).

 

[103]       L’arrêt Andrews, précité, contient la définition classique de la discrimination, aux pages 174 et 175 :

 

[…] la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement. 

 

 

[104]       La jurisprudence ultérieure a tenté d’expliquer de diverses manières que la discrimination est plus que simplement traiter quelqu’un de façon différente. La discrimination comporte une « blessure » personnelle. Lorsqu’elle est présente, elle bafoue la dignité de la personne en étiquetant la personne, pour des raisons indépendantes de sa volonté, comme étant indigne d’un respect égal ou d’une appartenance égale à la société canadienne (arrêt Law, précité, aux paragraphes 47 à 53).

 

[105]       Dans l’arrêt Withler, précité, la Cour suprême a défini deux types de discrimination. Ces types, leurs caractéristiques et le genre de preuve pertinente, sont les suivants :

 

(1)        La perpétuation d’un préjugé ou d’un désavantage dont les membres d’un groupe sont victimes en raison de caractéristiques personnelles décrites dans les motifs énumérés ou analogues. Dans l’arrêt Withler, la Cour suprême a observé qu’en règle générale, il y a perpétuation d’un désavantage lorsqu’une mesure législative applique, à un groupe historiquement défavorisé, un traitement qui a pour effet d’aggraver la situation (voir par exemple, les commentaires du juge Wilson dans R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la page 1333 (l’article 15 constitue un outil pour remédier « à la discrimination dont sont victimes les groupes de personnes défavorisées sur les plans social, politique ou juridique dans notre société ou [pour les protéger] contre toute forme de discrimination »)). Parmi le genre de preuve pertinente pour ce type de discrimination, mentionnons « les éléments tendant à prouver qu’un demandeur a été historiquement désavantagé ou fait l’objet de préjugés, ainsi que la nature de l’intérêt touché » (Withler, au paragraphe 38).

 

(2)        L’application de stéréotypes fondés sur ces motifs qui donne lieu à une décision ne correspondant pas à la situation et aux caractéristiques réelles d’un demandeur ou d’un groupe. Dans ce cas‑ci, le désavantage historique n’est pas nécessaire. Comme il est expliqué dans l’arrêt Withler, il se peut « qu’un groupe n’ayant jamais souffert d’un désavantage se trouve un jour touché par une conduite qui, si on n’y met pas fin, aura un effet discriminatoire sur ses membres […] en leur appliquant un stéréotype » (au paragraphe 36). Les éléments de preuve examinés dans ce cas‑là viseront « à déterminer si cette vision correspond à la situation ou aux caractéristiques véritables des demandeurs » et à analyser son « effet d’amélioration sur la situation des autres participants et la multiplicité des intérêts qu’elle tente de concilier » (Withler, au paragraphe 38).

 

[106]       En présence de l’un ou l’autre type de discrimination, il faut effectuer « une analyse contextuelle, non formaliste », comportant « l’examen de la situation des membres du groupe et de l’incidence négative de la mesure sur eux ». L’accent porte « sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la mesure contestée aggrave sa situation » (voir l’arrêt Withler, précité, aux paragraphes 37 à 40).

 

[107]       La Cour « doit se pencher sur la situation réelle » et éviter une interprétation « trop technique » ou « une interprétation formaliste et restrictive » (Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657, au paragraphe 25).

 

[108]       L’objectif général de l’analyse consiste à protéger et à promouvoir l’égalité réelle. Dans l’arrêt Withler, précité, la Cour suprême a défini l’égalité réelle comme suit, au paragraphe 39 :

Que l’on cherche à savoir s’il y a perpétuation d’un désavantage ou application d’un stéréotype, il faut déterminer si la mesure transgresse l’impératif d’égalité réelle. L’égalité réelle, contrairement à l’égalité formelle, n’admet pas la simple différence ou absence de différence comme justification d’un traitement différent. Elle transcende les similitudes et distinctions apparentes. Elle demande qu’on détermine non seulement sur quelles caractéristiques est fondé le traitement différent, mais également si ces caractéristiques sont pertinentes dans les circonstances. L’analyse est centrée sur l’effet réel de la mesure législative contestée, compte tenu de l’ensemble des facteurs sociaux, politiques, économiques et historiques inhérents au groupe. Cette analyse peut démontrer qu’un traitement différent est discriminatoire en raison de son effet préjudiciable ou de l’application d’un stéréotype négatif ou, au contraire, qu’il est nécessaire pour améliorer la situation véritable du groupe de demandeurs.

 

 

[109]       Le contexte est fondamental pour l’appréciation de l’existence de la discrimination. Dans certaines circonstances, une mesure peut être discriminatoire et dans d’autres, elle ne l’est pas. 

 

[110]       Comme nous le verrons, une importante partie du contexte est la nature de la loi qui opère la distinction contestée.

 

[111]       Pour déterminer si une disposition contestée perpétue un désavantage ou un stéréotype, la Cour suprême a mis de l’avant quatre facteurs contextuels qui peuvent être utiles :

 

(1)        la préexistence d’un désavantage, d’un stéréotype, d’un préjugé ou d’une vulnérabilité dont est victime la personne ou le groupe en cause;

 

(2)        le rapport ou la correspondance entre le ou les motifs sur lesquels repose l’allégation et les besoins véritables, la capacité ou la situation du prestataire ou d’autres personnes;

 

(3)        l’effet améliorateur des dispositions législatives contestées à l’égard d’une personne ou d’un groupe défavorisé dans la société;

 

(4)        la nature et l’étendue du droit touché par les dispositions législatives contestées.

 

(Voir de façon générale l’arrêt Law, précité, aux paragraphes 62 à 75, et l’arrêt Kapp, précité, au paragraphe 19.)

 

[112]       Les quatre facteurs contextuels ne doivent pas être utilisés comme un modèle rigide dans tous les cas. Un « modèle rigide pourrait mener à un examen qui inclut des questions non pertinentes ou, à l’opposé, qui exclut des facteurs pertinents » (arrêt Withler, précité, au paragraphe 66; voir aussi arrêt Kapp, précité). Les quatre facteurs contextuels doivent plutôt être utilisés comme un guide utile d’analyse.

 

[113]       De par sa nature, les lois qui prévoient le versement de prestations, comme le Régime, comportent des objectifs d’amélioration et tentent de répondre aux besoins divergents de différents groupes. Ce contexte signifie que les distinctions qui sont opérées par de telles lois ne sont pas déclarées discriminatoires à la légère, comme on peut le constater à la lecture de plusieurs arrêts de la Cour suprême.

 

[114]       Ainsi, par l’arrêt Withler, précité, la Cour suprême a statué qu’une loi en matière d’avantages sociaux sera déclarée discriminatoire uniquement dans des circonstances limitées (au paragraphe 67) :

Lorsqu’il est question d’un régime de prestations de retraite, comme dans le cas qui nous occupe, l’examen des facteurs contextuels à la deuxième étape de l’analyse requise par le par. 15(1) porte en général sur l’objet de la disposition présentée comme discriminatoire, et se fait à la lumière du régime législatif complet. À qui le législateur voulait‑il accorder un avantage et pourquoi? Pour trancher la question de savoir si la distinction perpétue un préjugé ou applique un stéréotype à un certain groupe, le tribunal tient compte du fait que de tels programmes sont conçus dans l’intérêt de divers groupes et doivent forcément établir des limites en fonction de certains facteurs comme l’âge. Le tribunal s’interrogera sur l’opportunité générale de telles limites, compte tenu de la situation des personnes touchées et des objets du régime. Point n’est besoin que le programme de prestations corresponde parfaitement à la situation et aux besoins véritables du groupe de demandeurs. Le tribunal pourra également prendre en considération l’affectation des ressources et les objectifs particuliers d’intérêt public visés par le législateur.

 

 

[115]       L’interaction de règles peut donner lieu à des distinctions qui ne sont pas discriminatoires à moins que l’on soit en présence d’une « différenciation» :

Il n’est pas loisible au Parlement ou à une législature d’adopter une loi dont les objectifs de politique générale et les dispositions imposent à un groupe défavorisé un traitement moins favorable : Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203. Par contre, la décision du législateur de ne pas accorder un avantage en particulier, lorsque l’existence d’un objectif, d’une politique ou d’un effet discriminatoire n’est pas établie, ne contrevient pas à ce principe ni ne justifie un examen fondé sur le par. 15(1). Notre Cour a conclu à maintes reprises que le législateur n’a pas l’obligation de créer un avantage en particulier, qu’il peut financer les programmes sociaux de son choix pour des raisons de politique générale, à condition que l’avantage offert ne soit pas lui‑même conféré d’une manière discriminatoire […].

 

(arrêt Auton, précité, au paragraphe 41.)

 

 

[116]       Par l’arrêt Auton, précité, la Cour suprême a insisté sur le fait que l’objectif du régime législatif exige un examen attentif de l’analyse relative à la discrimination (au paragraphe 42) :

 

Un régime législatif peut être discriminatoire directement par l’adoption d’une politique ou d’un objectif discriminatoire, ou indirectement par son effet. La discrimination directe, celle qui découle de la loi elle‑même ou de la politique qui la sous‑tend, est aisément décelable et ne pose guère de difficulté. La discrimination qui résulte de l’effet est plus difficile à cerner. Lorsqu’il s’agit de savoir si les membres d’un groupe font l’objet d’un stéréotype, déterminer si une définition légale excluant un groupe est discriminatoire et ne constitue pas un exercice légitime du pouvoir législatif de définir un avantage suppose l’examen de l’objectif du régime législatif qui confère l’avantage ainsi que des besoins généraux auxquels il est censé répondre. Le régime d’avantages excluant un groupe en particulier d’une manière qui compromet son objectif global sera vraisemblablement discriminatoire, car il exclut arbitrairement un groupe donné. Par contre, l’exclusion qui est compatible avec l’objectif général et l’économie du régime législatif ne sera vraisemblablement pas discriminatoire. La question est donc de savoir si l’avantage exclu fait partie du régime général d’avantages établi par la loi et s’il correspond aux besoins auxquels celle‑ci est censée répondre.

 

 

(2)        Application des principes généraux : la distinction fondée sur le sexe opérée par l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP est‑elle discriminatoire?

 

 

[117]       Je réponds à cette question par la négative. La distinction opérée par l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP n’est pas discriminatoire suivant les principes généraux énoncés précédemment.

 

[118]       Plusieurs raisons, qui jusqu’à un certain point se chevauchent, sont interreliés et se fondent les unes sur les autres, appellent cette conclusion.

 

– I –

 

[119]       La nature de la loi en cause en l’espèce, le Régime, constitue une partie importante du contexte.

 

[120]       Le Régime ne vise pas la mise en œuvre d’un régime d’aide sociale.

Le RPC est un régime d’assurance sociale destiné aux Canadiens privés de gains en raison d’une retraite, d’une déficience ou du décès d’un conjoint ou d’un parent salarié. Il s’agit non pas d’un régime d’aide sociale, mais plutôt d’un régime contributif dans lequel le législateur a défini à la fois les avantages et les conditions d’admissibilité, y compris l’ampleur et la durée de la contribution financière d’un requérant.

 

 

(Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 2000 CSC 28, [2000] 1 R.C.S. 703, au paragraphe 9.)

 

[121]       Le Régime est un régime d’assurance sociale contributif à participation obligatoire créé par une loi fédérale et administré par le gouvernement fédéral. Les prestations versées proviennent des cotisations directes des employés, des employeurs et des fonds gagnés par le placement du surplus des cotisations. Le Régime s’applique à pratiquement toutes les personnes employées et tous les travailleurs autonomes au Canada.

 

[122]       Il n’est pas censé répondre aux besoins de tous, mais est plutôt destiné à assurer un remplacement partiel du revenu dans certains cas. Il est conçu pour être complété par des régimes de pension privée ou des économies privées, ou les deux.

 

[123]       Le Régime est un programme limité qui offre six types de prestations, dont plusieurs sont liées aux gains assurables du cotisant : pension de retraite, prestations d’invalidité, prestations de décès, prestations de survivant, prestations d’enfant de cotisant invalide et prestation d’enfants de cotisant décédé. Il se peut que pour certains demandeurs, un ensemble différent de règles ou de conditions soient préférables, mais le Régime ne peut combler les besoins de tous les cotisants dans toutes les circonstances imaginables, pas plus qu’il n’est conçu pour ce faire.

 

[124]       En vertu du Régime, les cotisations ne se traduisent pas toujours par des prestations. Le Régime a divers objectifs, qui sont parfois des objectifs conflictuels ou qui se chevauchent, dans une forêt de règles d’admissibilité et de conditions détaillées. À la lumière de l’analyse des dispositions précitées, il se peut que le mot « jungle » soit plus approprié que le mot « forêt ».

 

[125]       Compte tenu de la nature, de l’objet et de la structure du Régime, le fait qu’il traite les hommes différemment des femmes à l’occasion de l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP doit être considéré comme la conséquence d’un programme complexe comportant de nombreuses règles d’admissibilité et conditions, plutôt que comme un traitement différent des hommes, comme le décrivait l’arrêt Auton, précité. Pour certains cotisants, un ensemble différent de règles ou de conditions peut être souhaitable, mais le Régime ne peut répondre aux préférences de chaque cotisant dans toutes les circonstances imaginables.

 

[126]       De plus, la nature de la distinction entre les hommes et les femmes en l’espèce doit être examinée. Il ressort de l’analyse détaillée qui précède que l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP a un effet préjudiciable uniquement à l’égard de certains hommes dans certaines circonstances uniquement. Tous les hommes ne sont pas touchés. Cela fait ressortir la conclusion tirée plus tôt selon laquelle le Régime « différencie » de façon injuste aux hommes. L’effet préjudiciable touchant une catégorie limitée d’hommes semble être plutôt une conséquence de l’interaction de règles compliquées à l’intérieur d’un programme compliqué à l’appui d’un Régime qui n’est pas un régime général d’aide sociale dont on peut se prévaloir dans toutes les circonstances.

 

– II –

 

[127]       L’analyse de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP et de leur interaction montre qu’une conclusion de discrimination et l’octroi d’une mesure de réparation en l’espèce perturberaient la nature et la structure du Régime. En effet, le Régime, régime contributif limité, deviendrait alors un régime d’aide sociale général conçu pour réaliser une égalité parfaite entre les hommes et les femmes dans toutes les circonstances. L’article 15 vise à prévenir la discrimination et à y remédier, et non à modifier fondamentalement des programmes gouvernementaux conçus à des fins limitées, en l’absence du genre de caractéristiques injustes décrites dans l’arrêt Auton, précité.

 

– III –

 

[128]       Un élément important du contexte à prendre en compte est le fait que dans les régimes qui prévoient le versement de prestations comme le Régime, le législateur répartit des ressources rares entre des groupes opposés qui cherchent à faire appliquer diverses politiques légitimes. À cet égard, le Régime n’est pas différent de la Loi de l’impôt sur le revenu. Dans ces lois, le législateur répartit des ressources et des avantages en fonction de plusieurs facteurs, notamment des caractéristiques démographiques, afin d’améliorer des conditions défavorables ou de promouvoir un certain comportement.

 

[129]       Le recours à des caractéristiques démographiques dans un tel contexte ne peut être considéré comme une indication que le groupe touché aurait une valeur moindre ou serait moins digne d’appartenir à la société canadienne ou qu’on lui applique une étiquette à cette fin. Les caractéristiques démographiques servent simplement de moyen visant à favoriser des politiques gouvernementales légitimes ou à modeler des critères d’admissibilité ou des conditions pour que les ressources rares puissent être réparties entre des groupes opposés.

 

[130]       Il peut exister un cas où les critères démographiques ont pour effet d’imposer, en substance, à un groupe particulier un traitement injuste donnant lieu au genre de blessure que cause la discrimination. Mais comme je l’ai déjà mentionné, l’affaire en l’espèce ne vise pas ce type de différenciation.

 

– IV –

 

[131]       Un élément important du contexte qui est pertinent quant à l’analyse relative à l’article 15 est l’objet d’amélioration de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP.

 

[132]       La CEE a pour but d’offrir des mesures d’accommodement et d’aide aux personnes qui restent au foyer parce qu’ils élèvent des enfants. Selon les éléments de preuve qui nous ont été présentés, la plupart des personnes qui le font sont des femmes et elles en subissent souvent un préjudice économique (dossier du défendeur, vol. 2, pages 354 à 357, 509 et 510. Cela n’est pas controversé par M. Runchey par les éléments de preuve qu’il a produits, ou par ses conclusions.

 

[133]       Il ressort des éléments de preuve que les personnes qui restent au foyer pour élever les enfants gagnent habituellement un faible revenu ou n’en gagnent pas. Puisque les prestations de retraite sont calculées en partie en fonction de la moyenne des gains d’une personne, la personne principalement responsable d’élever les enfants, habituellement une femme, risque de recevoir des prestations de pension moins élevées. Avec cet élément de preuve comme toile de fond, la CEE a un objet d’amélioration : dans certaines circonstances, elle exclut du calcul des prestations les années où il y avait peu ou pas de revenus parce que cette personne élevait ses enfants.

 

[134]       Les dispositions relatives au PGNAP visent à transférer des crédits de pension de l’époux qui gagne un revenu élevé à l’époux ayant un revenu faible lors d’un divorce ou d’une séparation. Dans de nombreuses familles, l’époux ayant un revenu faible est une femme (dossier du défendeur, vol. 2, pages 355 et 357). Un élément de preuve qui nous a été présenté décrivait le désavantage que subissaient les femmes divorcées ou séparées :

 

Même si une femme divorcée on séparée entre dans le monde du travail, la pension qu’elle gagne peut subir le contrecoup des années passées au foyer, comme ménagère. Les pensions dépendent des gains (et aussi de leur étalement dans le temps) et la moyenne de sa rémunération avant, durant et après le mariage, est calculée selon le nombre d’années où elle aurait pu être employée, et ce nombre comprend donc même les années ou elle n’a pas eu d’emploi. Bien que l’on ait pris quelques dispositions pour réduire le nombre d’années dont il faut faire la moyenne, dans certains cas une femme divorcée ou séparée sera incapable de travailler pendant le nombre d’années suffisant pour compenser cette période de travail ménager non rémunéré.

 

 

(Rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, Gouvernement du Canada, 1970, à la page 43; dossier du défendeur, page 510.)

 

[135]       Un autre élément de preuve concernait un comité spécial qui a examiné la réforme des pensions en 1983. Le comité a appuyé le partage des crédits, comme l’ont fait finalement les dispositions relatives au PGNAP. Le comité a cerné comme suit les principes sur lesquels était fondé le partage des crédits :

 

●          Ceux qui prennent soin des autres font un travail qui mérite une pension à part entière.

 

●          En ce qui concerne la réforme des pensions, les personnes au foyer qui ont le plus besoin de protection sont celles qui n’ont que peu participé au marché du travail parce qu’elles n’ont aucune possibilité de recevoir personnellement la moindre pension, sauf la SV [sécurité de la vieillesse] et le SRG [supplément de revenu garanti].

 

●          Le mariage est une association de personnes égales. Il crée pour chaque conjoint l’obligation de subvenir aux besoins de l’autre, dans la mesure de ses capacités. Il donne aussi à chaque conjoint le droit de puiser dans les ressources financières et autres de la cellule familiale. En particulier, le mariage créé l’obligation pour chaque conjoint de subvenir aux besoins de l’autre pendant la retraite.

 

(Rapport du groupe de travail parlementaire sur la réforme des pensions, Chambre des communes, 1983, page 88; dossier du défendeur, page 511.)

 

[136]       En conséquence, il est possible de dire que les dispositions relatives au PGNAP visent à aider les femmes qui, comme catégorie, subissent un désavantage économique par rapport aux hommes lorsqu’elles quittent le marché du travail pour élever des enfants.

 

[137]       On ne peut pas qualifier d’anomalie le fait que l’interaction de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP peut constituer un avantage dans certaines circonstances. Ce constat est compatible avec l’objet d’amélioration de la CEE et des dispositions relatives au PGNAP.

 

[138]       Pour reprendre les observations de l’arrêt Withler reproduites précédemment, nous devons apprécier « l’opportunité générale de telles limites, compte tenu de la situation des personnes touchées et des objets du régime » et nous n’avons pas besoin d’exiger que le programme « corresponde parfaitement à la situation et aux besoins véritables du groupe de demandeurs. » À mon avis, les limites établies sont dans l’ensemble appropriées. De plus, encore selon les observations de l’arrêt Auton reproduites précédemment, le Régime ne touche pas les hommes « d’une manière qui compromet son objectif global » pas plus qu’il ne cible les hommes d’une façon injuste.

 

– V –

 

[139]       Au demeurant, le fait que la CEE et les dispositions relatives au PGNAP ont un objet d’amélioration peut avoir d’autres conséquences pour l’analyse relative à l’article 15. Dans la mesure où elles visent à améliorer la situation des femmes, groupe visé au paragraphe 15(1), ou à remédier à leur situation, il est possible de dire que ces dispositions sont des « lois, programmes ou activités » au sens du paragraphe 15(2). Dans un tel cas, elles ne peuvent être déclarées discriminatoires sur le fondement du paragraphe 15(1) (arrêt Kapp, précité, au paragraphe 41; Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950, aux paragraphes 84 à 87).

 

– VI –

 

[140]       La Cour suprême a à maintes reprises insisté dans ses arrêts, dont certains sont cités dans les présents motifs, qu’il n’était pas nécessaire qu’une loi comme celle en cause en l’espèce « corresponde parfaitement » au motif ou aux motifs sur lesquels la demande est fondée et au besoin, à la capacité ou aux circonstances réels du demandeur. Un manque de correspondance important pourrait toutefois appeler un examen particulier dans le cadre de l’analyse relative à la discrimination.

 

[141]       Au vu des éléments dont nous sommes saisis, il n’est pas possible de dire qu’il y a un écart important par rapport à une correspondance parfaite. De plus, l’écart en question est perceptible uniquement après une analyse approfondie de nombreuses dispositions qui ont des fins d’amélioration différentes. Enfin, il ressort d’aucun des éléments de preuve produits devant la Cour que le nombre d’hommes s’occupant principalement des enfants auxquels il a été refusé une allocation familiale ou la prestation fiscale canadienne pour enfants, ni l’ampleur de cette réalité.

 

– VII –

 

[142]       Comme je l’ai déjà souligné, par l’arrêt Auton, au paragraphe 41, la Cour suprême a statué que « la décision du législateur de ne pas accorder un avantage en particulier, lorsque l’existence d’un objectif, d’une politique ou d’un effet discriminatoire n’est pas établie, […] ne justifie [pas] un examen fondé sur le par. 15(1). » M. Runchey n’a pas présenté à la Cour des éléments de preuve établissant l’existence d’un objectif, d’une politique ou d’un effet discriminatoire dans le sens d’un désir de traiter les hommes de manière à leur nier l’égalité sur le plan de valeur et de l’appartenance à la société canadienne.

 

– VIII –

 

[143]       Il ne figure au dossier nul élément de preuve concernant la question de savoir si les hommes dans ce contexte ont été historiquement désavantagés ou ont fait l’objet de préjugés ou de stéréotypes.

 

[144]       La présente situation n’en est pas une dont la Cour peut prendre connaissance d’office. Il incombait à M. Runchey de prouver que les hommes dans cette situation se trouvent dans une situation préjudiciable. Subsidiairement, M. Runchey était tenu de prouver que les dispositions en cause en l’espèce donnaient lieu à des préjudices ou à des stéréotypes. Or, il n’a fait ni l’un ni l’autre.

 

– IX –

 

[145]       La nature et la portée de l’intérêt touché par la loi contestée sont des éléments du contexte qui doivent être examinés. En l’espèce, l’intérêt des hommes touchés est purement économique, c’est‑à‑dire l’importance de la prestation qu’ils reçoivent après le partage des crédits.

 

[146]       Cela met en évidence la nature de la distinction en l’espèce, qui est une conséquence naturelle d’un régime visant l’instauration d’un remplacement partiel du revenu, soit un supplément économique, assorti de règles très compliquées quant à l’admissibilité et aux conditions, et non un jugement sur la valeur des hommes et leur appartenance à la société canadienne.

 

[147]       Compte tenu de ce qui précède, je conclus qu’il n’y a pas discrimination et, par conséquent, qu’il n’y a pas violation du paragraphe 15(1) de la Charte.

 

J.         Les autres questions

 

[148]       Le procureur général a soutenu que la CEE et les dispositions relatives au PGNAP pouvaient être sauvegardées par l’article premier de la Charte dans le cas où une violation de la Charte était établie. Le procureur général a également demandé à la Cour de suspendre, pour une période de dix‑huit mois, toute déclaration visant la reconnaissance de droits ou portant que les dispositions en cause sont invalides, afin que le gouvernement du Canada puisse prendre des mesures pour examiner la question.

 

[149]       Vu qu’il n’y a pas violation de la Charte, il n’est pas nécessaire d’examiner ces questions.

 

K.        Dispositif

 

[150]       Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire. À l’audience, le procureur général a déclaré qu’il ne réclamerait pas les dépens relatifs à la présente demande. Par conséquent, je n’adjugerai aucuns dépens.

 

 

« David Stratas »

j.c.a.

 

 

 

 

« Je souscris à ces motifs.

     Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

 

« Je souscris à ces motifs.

     Johanne Gauthier, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑393‑11

 

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE D’UNE DÉCISION DE LA COMMISSION D’APPEL DES PENSIONS, DATÉE DU 8 SEPTEMBRE 2011, NO CP27301

 

INTITULÉ :                                                  Doug RUNCHEY c.
Procureur général et Judith Wilson

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 21 juin 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       Le juge Stratas

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LES juges Dawson et Gauthier

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 24 janvier 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Doug Runchey

 

pour son propre compte

 

Nicole Butcher

Carmelle Salomon‑Labbé

 

POUR Le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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